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tableau historique
 
tableau des 16 paradoxes
avant :  
la voûte d'Exeter
suite :   
le gothique au 15ème siècle

 la façade de STRASBOURG
 
 
 
 
 

Pour aller aux autres exemples de gothique du 14ème siècle analysés :
 
     à un bouquet de roses gothiques (élargit l'analyse du 13ème au 16ème siècle)
     à une verrière datant de 1373 dans la cathédrale d'AMIENS
     aux voûtes de la nef de la cathédrale d'EXETER
 
   le tableau qui résume l'évolution de la musique et de l'architecture pendant le moyen-âge
   les généralités sur les effets paradoxaux que l'on trouve dans l'architecture gothique au 14ème siècle
 
 

Il existe un dessin de cette façade Ouest, daté de 1275 environ, et attribué à Erwin Steinbach.
C'est cet architecte qui en commença la construction vers 1277 et jusqu'en 1318, puis c'est son fils Jean qui la poursuivit jusqu'en 1339.
L'analyse que l'on va faire ne concerne que la partie de la façade qui va jusqu'à la rose, celle-ci comprise.
Il est à noter que la flèche qui domine la façade a été réalisée au début du 15ème siècle, et que son sommet a été terminé en 1439 par Jean Hültz de Cologne. Son style relève de l'étape suivante de la complexité, celle où le paradoxe relié / détaché est alors devenu dominant.

Nous n'allons pas ici analyser tous les aspects de la façade, nous nous concentrerons sur le principe de la trame de nervures verticales en filigrane qui la recouvre tout en étant détachée du mur, car cet emploi est l'occasion de montrer des expressions très différentes de celles que nous avons vues à Amiens et à Exeter.
Il est à noter que c'est sur le même principe d'une trame verticale légère et gracile détachée du mur qu'a été réalisée la partie haute de la façade de la cathédrale de Reims (la galerie des Rois et les tours, dont les flèches ne furent jamais réalisées). Cette partie haute de Reims fut commencée vers 1285 et terminée vers 1310, c'est-à-dire qu'elle est très précisément contemporaine de la façade de Strasbourg.

Pour charger l'une au dessus de l'autre les deux images de l'exemple analysé :   la façade de la cathédrale de STRASBOURG (France) - 1277 à 1339  (s'ouvre en principe dans une autre fenêtre)

Source des images utilisées :
Marcel AUBERT - Cathédrales et trésors gothiques de France - Editions ARTHAUD - 1971
 
 
 

Le  1er paradoxe : relié / détaché

L'emploi de fines nervures, de rayures ou de sillons parallèles, est très fréquent lorsque ce paradoxe est en jeu. En effet, l'usage de traits fins parallèles convient bien aux deux expressions du paradoxe :
     - son expression synthétique : des traits parallèles sont bien détachés les uns des autres, tout en étant clairement reliés les uns aux autres par la trame commune qu'ils forment.
     - son expression analytique : la trame des traits relie toutes les parties de la surface qu'elle recouvre. Mais ce faisant, les traits détachent l'une de l'autre, les bandes de surface qu'ils séparent.
[revoir ce qu'on entend par "expression analytique" et "expression synthétique"]

Ces généralités avaient pour but de suggérer d'être attentif à la présence possible de ce paradoxe à chaque fois qu'une oeuvre utilise un procédé de rayures. Mais venons en maintenant à la façade de Strasbourg.
Son principe est de décomposer la façade en trois plans décalés en profondeur :
     - en arrière, il y a le fond massif du mur, régulièrement plan, et pratiquement sans ouverture ;
     - devant lui, mais détachée à quelque distance, il y a une résille de fines nervures verticales ;
     - en avant plan enfin, il y a les formes triangulaires des porches, surmontées de pinacles verticaux qui forment un réseau de nervures plus épaisses que celles de la résille citée précédemment.
On peut clairement percevoir que ces trois plans successifs sont détachés l'un de l'autre puisqu'ils sont à des profondeurs différentes, et par ailleurs le plan médian forme un filigrane qui relie l'ensemble de la surface sous une même résille. C'est là l'expression analytique du paradoxe, puisque ses deux aspects sont portés par des dispositions distinctes.
 

ci-dessous, expression analytique du paradoxe relié / détaché :
à gauche : le gâble des porches, la résille de nervures verticales et le mur nu du fond, forment trois plans détachés l'un de l'autre
à droite : la résille du plan médian forme un filigrane qui relie toute la surface de la façade
 
 
ci-dessus, expressions synthétiques du paradoxe relié / détaché :
coupe de principe à gauche : la résille du second plan est détachée en avant du mur du fond,
mais parce qu'elle le recouvre entièrement et reste continuellement à la même distance, elle montre qu'elle reste liée à lui
croquis de droite : les pinacles verticaux des porches se confondent en partie à la résille du second plan,
et en partie se détachent d'elle à cause de leur disposition triangulaire et de leur plus grande épaisseur
 

La résille du plan médian est détachée du mur du fond aveugle, mais comme elle s'en détache régulièrement par un même écartement (elle lui est parallèle, et elle le recouvre en entier) elle manifeste donc simultanément qu'elle reste reliée à lui.
Les deux aspects de relié et de détaché sont ici impossibles à séparer : c'est une expression synthétique.

L'avant plan des porches se relie au second par le fait que ses pinacles verticaux se confondent parfois dans notre vision aux verticales de la résille du second plan, mais la perception de cette trame verticale commune se dissipe lorsqu'on l'observe plus attentivement : alors les verticales plus épaisses ou par groupe du premier plan se détachent sur le fond des fines verticales du second plan, d'autant que les gâbles triangulaires qui les soutiennent et l'agencement triangulaire qu'eux-même adoptent, tranchent avec la régularité verticale de la résille du second plan.
 
 
 
 

Le 2ème paradoxe :  le centre à la périphérie

L'effet probablement le plus important provoqué par la présence de la résille en filigrane devant le mur, est de déstabiliser, de décevoir notre perception. Inévitablement en effet, on cherche à savoir où est la paroi externe du bâtiment que l'on a en face de soi, et on ne peut répondre à cette question :
     - est-ce la résille en filigrane qui est l'enveloppe du bâtiment ? Non, elle est trop fine, trop immatérielle. Et puis on voit un mur par derrière, un mur qui lui, ressemble davantage à "un vrai mur" capable d'enclore et de soutenir un bâtiment de cette taille ;
     - est-ce donc le mur plein de l'arrière plan qui est l'enveloppe du bâtiment ? Non, il est décidément trop masqué par les réseaux de verticales qui sont à son extérieure pour qu'on puisse le ressentir comme la peau externe du bâtiment.
     - alors à nouveau, est-ce donc la résille verticale qui est cette peau externe ? Non, car la résille du premier plan, qui a l'opacité qu'il faut pour faire "effet de paroi", s'arrête dès le dessus des porches, et la résille du second plan est elle trop fine, trop immatérielle, etc. etc.
 
Il peut être utile de ré-expliquer ici pourquoi cet effet, de nature synthétique, correspond au paradoxe du centre à la périphérie.
Cela a trait à l'identification que l'on fait entre notre corps et le bâtiment qui nous fait face. Si notre centre d'équilibre doit être aussi bien au centre de nous-mêmes que réparti sur toute notre périphérie, cela signifie que le point d'appui central "normal" de notre perception de nous-mêmes se dérobe constamment, ce qui implique notamment que nous ne pouvons pas décider de la position de notre limite extérieure, puisque d'une part le point de départ normal de notre perception (le centre) se dérobe, et puisque d'autre part notre périphérie n'en est pas vraiment une, puisque notre centre s'y trouve.
Dans une autre partie du site, on a vu par exemple, à l'époque maniériste du 16ème siècle où ce paradoxe est devenu le paradoxe dominant, que cela pouvait se traduire par la dérobade constante de l'appui au sol du bâtiment que l'on n'arrive pas à saisir, ou par la fin du bâtiment dont on ne parvient pas à savoir où elle est vraiment. Ici, c'est la paroi externe dont on n'arrive pas à savoir où elle est vraiment.
 

exemple d'effet équivalent :   ressentir que le centre d'équilibre est au centre de soi mais aussi à l'extérieur de soi,
implique de réussir / rater le point d'appui central de la perception de soi et de ce qui nous entoure. Par analogie,
un bâtiment qui se dresse debout comme nous sur nos jambes, a son appui au sol qui est réussi / raté.
Ici, c'est la paroi externe dont on n'arrive pas à savoir où elle est vraiment (partie haute du croquis suivant)
 
 
 
ci-dessous, expression synthétique du paradoxe du centre à la périphérie :
on ne peut jamais savoir où est vraiment la peau périphérique de bâtiment, qui peut aussi bien être celle que proposent les porches, ou la résille en filigrane du second plan, ou le mur plein du fond
 
 
ci-dessus, expressions analytiques du paradoxe du centre à la périphérie :
croquis de gauche : dans le cas du porche central, la perception de la forme périphérique du gâble est concurrencée par la perception de figures situées dans son axe ou dans la partie médiane de ses pointes
croquis de droite : dans le cas des porches latéraux, la perception de la forme périphérique du gâble est concurrencée par la perception d'un rond qui en occupe le centre, elle-même concurrencée par la perception de trois ronds à sa périphérie
croquis de droite, au dessus : dans le dessin qui occupe le rond principal des gâbles latéraux, la perception de sa forme en quadrilobe orienté vers le centre est concurrencée par la perception de ses ogives qui pointent vers toute la périphérie
 
 
L'expression analytique s'observe plus particulièrement sur les gâbles des porches dont on ne sait pas décider si l'on doit les percevoir par le centre ou par la périphérie.
Dans le cas du porche central, une figure externe se dessine, fermée sur le haut par un grand tracé triangulaire, et fermée dans le bas par un grand tracé en ogive. Mais outre que l'on a du mal à saisir cette figure du fait qu'elle est traversée par la trame verticale qui mène à ses pinacles, la perception de ce contour est concurrencée par la perception d'un tracé triangulaire situé à mi-chemin entre son tracé du haut et son tracé du bas. Sans oublier les deux statues superposées dans son axe, et qui brouillent encore la figure. Bref, par où saisir cette figure ? Par son contour linéaire puisqu'il se détache nettement sur le fond de la trame verticale, ou par les figures médianes et axiales qui l'occupent presque entièrement et brouillent sa lisibilité ?
Dans le cas des porches latéraux, l'hésitation est cette fois entre le contour du gâble, "triangulaire en haut / ogival en bas", et une grande figure circulaire qui mange presque toute sa surface tout en marquant son centre. La lecture de cette figure circulaire "au centre", est d'ailleurs elle-même concurrencée par des figures circulaires similaires mais situées sur les trois pointes de sa périphérie.
Même le dessin interne à ce grand tracé circulaire pose problème, car notre perception doit sans arrêt se décider entre la perception de la figure de quadrilobes au centre, et la perception de la figure non moins énergiquement présente des ogives qui pointent vers toute sa périphérie.
 
 
 


Le 3ème paradoxe : entraîné / retenu

La transparence de la résille en filigrane nous entraîne à ressentir que la paroi du bâtiment est le mur plein que l'on voit à travers, et qui s'impose pour cela par sa massivité opaque. Mais la généralisation de la résille sur l'ensemble de la surface nous retient de nous abandonner à cette impression, et elle nous entraîne à considérer au contraire que c'est la résille qui forme la véritable limite externe du bâtiment.

Dans le cas des gâbles des porches latéraux, la transparence des ronds de leur partie centrale entraîne notre regard à les traverser, tandis qu'il bute sur ses pointes parfaitement opaques.

Dans le cas du gâble du porche central, cet effet n'est pas dans le sens perpendiculaire à la façade, mais dans le sens vertical. Ainsi :
     - on est entraîné à lire que les verticales internes au gâble et les pinacles au dessus forment ensemble un réseau de verticales qui s'alignent et se poursuivent en continuité ;
     -  mais outre le tracé externe du gâble qui coupe cette continuité, on est amené à se retenir de cette lecture, car on constate que ce n'est pas le même type de verticales que l'on trouve au-dessus et à l'intérieur du gâble. Finalement, on constate qu'il n'y a aucune véritable continuité de tracé entre les verticales internes et les verticales externes au gâble.

Tous ces effets que l'on vient d'énumérer sont de nature analytique.
 

ci-dessous, expressions analytiques du paradoxe entraîné / retenu :
à gauche : on est entraîné à ressentir que le mur plein est la paroi du bâtiment,
mais la présence de la résille en filigrane qui se propose comme une  peau encore plus externe, nous retient de cette impression
au centre : la transparence des ronds des gâbles latéraux entraîne notre regard à travers eux, tandis que les pointes opaques le retiennent
à droite : dans la gâble du porche central, nous sommes entraînés à lire tous les tracés verticaux en continu, mais la présence du contour en biais et la non continuité des formes entre les ogives centrales et les pinacles externes, nous retient de cette impression
 
 
ci-dessus, expression synthétique du paradoxe entraîné / retenu :
la linéarité des trajets verticaux en filigrane nous entraîne à les suivre les yeux, mais l'uniformité du traitement de la façade nous rend indécis sur le trajet que l'on doit suivre, et finalement nous retient de suivre l'un plutôt que l'autre
 

L'effet synthétique est provoqué par l'uniformité du traitement de la façade, recouverte par une trame verticale de texture monotone.
Le fait qu'il s'agisse de tracés donne par lui-même un dynamisme à la lecture : sans arrêt on est entraîné à suivre des yeux ces tracés sur toute la longueur de leur parcours. Mais surtout, il s'agit de tracés équivalents entre eux, de telle sorte que l'on ne parvient pas à fixer notre attention sur l'un, car tous les autres à côté attirent notre attention de façon équivalente. Tous les tracés verticaux se font donc concurrence et se neutralisent mutuellement, chacun attire notre attention et nous entraîne à suivre son parcours, mais ses voisins nous retiennent de le faire car ils nous entraînent vers eux de similaire façon.
 
 
 


Le 4ème paradoxe : mouvement d'ensemble / autonomie

L'effet d'ensemble de tous les tracés verticaux est sans conteste de faire une résille verticale commune. Mais chacun des deux plans, échelonnés l'un derrière l'autre, ce qui est déjà une forme d'autonomie, y contribue en outre par un style autonome de celui de l'autre :
     - le premier plan introduit des figures triangulaires dans la résille, et ses verticales sont plutôt épaisses (pinacles du porche central) ou bien elles sont groupées (partie inférieure des pinacles des porches latéraux) ;
     - le second plan lui, est strictement orthogonal, avec bien entendu dominance des verticales, et ses nervures sont nettement plus fines que celles du premier plan.

Dans le cas du porche central, on retrouve l'effet de "fausse continuité" entre les verticales qui remplissent son gâble et celles des pinacles qui le surmontent :
     - ensemble ces verticales font un effet de trame continue ;
     - mais les verticales de l'intérieur se finissent en ogives qui ne se poursuivent pas réellement dans les pinacles du dessus. L'intérieur et l'extérieur du gâble contribuent donc de façons très autonomes l'un de l'autre à cette trame continue commune.

Ces effets que l'on vient d'envisager sont de nature analytique.
 

ci-dessous, expressions analytiques du paradoxe mouvement d'ensemble / autonomie :
à gauche : tous les tracés verticaux forment ensemble une résille commune, mais ils y contribuent de façons autonomes (verticales groupées dans les pinacles des porches latéraux, assemblage en triangle de pinacles épais sur le porche central, second plan régulier et strictement orthogonal
à droite : effet commun de continuité verticale dans le gâble central, mais autonomie de forme des ogives et des pinacles en pointes
 
 
ci-dessus, expressions synthétiques du paradoxe mouvement d'ensemble / autonomie :
à gauche : les pinacles sur le porche central forment ensemble une figure triangulaire,
tout en "pointant" individuellement, marquant ainsi simultanément leur autonomie
à droite : la figure des gâbles latéraux est formée de l'ajustement les unes sur les autres de formes très autonomes
(un triangle, une ogive, un grand rond, trois petits ronds)
au centre, en hauteur : la figure qui occupe le grand rond de ces gâbles est formée de la conjonction de formes aux dynamiques complètement opposées, puisque les unes sont centripètes alors que les autres sont centrifuges
 

Les pinacles qui surmontent le gâble du porche central interviennent aussi dans l'effet synthétique, puisque la figure triangulaire bien lisible qu'ils forment en surgissant individuellement, est le moyen de simultanément faire quelque chose ensemble et d'affirmer chacun son autonomie.

Dans les gâbles des porches latéraux, ce sont des figures très autonomes les unes des autres (un grand rond, trois petits ronds, un grand tracé en flèche, et une ogive) qui s'assemblent pour faire ensemble une figure très compacte, symétrique et très synthétique, où de façon évidente la taille et la forme des différentes figures élémentaires se sont exactement ajustées l'une à l'autre pour ainsi s'accorder et faire un tracé qui, finalement, tangente toujours en continu les unes et les autres.
Quant au rond central de cette figure, il est occupé par le tracé commun que font ensemble des formes aux dynamiques complètement autonomes : le quadrilobe central introverti, et les ogives périphériques tournées en sens inverse.

 


 

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