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4.5.  Deux types de super-animisme et de super-naturalisme, additif et couplé :

 

Il reste un concept important à présenter. Il ne vaut pas pour toutes les phases de l'évolution ontologique, seulement à partir de l'analogisme, c'est-à-dire à partir du moment où les deux notions ont acquis le statut de notions globales. À partir de ce moment-là il y aura deux façons possibles de les traiter : soit l'on considérera qu'il y a la notion de matière et qu'il y a la notion d'esprit, soit l'on considérera qu'il y a un couple de notions, l'une étant celle de matière, l'autre celle d'esprit.

Dans la première façon on aura reconnu le type 1+1, et dans la seconde le type 1/x. Il importe de bien comprendre qu'ici les types 1+1 et 1/x ne se rapportent pas à chacune des notions, mais au rapport qu'elles entretiennent entre elles. Dans un rapport entre notions du type 1+1, par exemple, la notion de matière pourra elle-même être aussi bien du type 1+1 que du type 1/x, et la même chose vaudra pour la notion d'esprit. Afin de bien distinguer ces deux niveaux, on ne parlera pas de type 1+1 pour la relation entre les notions, on dira plutôt qu'il s'agit d'une relation « du type additif », ou plus simplement d'une relation additive, et on ne parlera pas non plus de type 1/x pour leur relation, on dira qu'il s'agit d'une relation « du type couplé », ou plus simplement d'une relation couplée.

Il importe aussi de bien comprendre que la notion de couple n'a ici pas la même portée que dans le couple que formeront les deux notions lorsqu'elles seront dans la phase de maturité destinée à en faire deux notions à la fois bien distinctes et parfaitement complémentaires. Lorsqu'un type de relation « couplée » intervient au sens où on l'emploie ici, c'est-à-dire à partir de la phase d'analogisme, il s'agit seulement de considérer que l'on pose d'emblée le fait qu'il y a deux notions et que ces deux notions sont différentes l'une de l'autre, ni plus, ni moins. Ce qui suffit à différencier cette relation de la relation additive où l'on ne pose pas d'emblée qu'il y a un couple de notions mais où l'on considère qu'il y a une notion parfaitement autonome et que, par ailleurs, il y a une autre notion qui est tout aussi autonome.

À partir de la phase analogiste, on a déjà vu qu'il fallait envisager deux filières, celle du super-animisme (matière du type 1/x et esprit du type 1+1) et celle du super-naturalisme (matière du type 1+1 et esprit du type 1/x), et on vient de voir qu'il faut dédoubler chacune de ces filières afin d'envisager pour chacune une filière additive et une filière couplée. On envisagera chacune de ces quatre filières lorsqu'on analysera en détail la phase analogiste, mais pour ne pas être trop long, après l'analogisme on n'envisagera que l'une de ces filières, en l'occurrence celle du super-naturalisme additif de la civilisation occidentale que l'on suivra jusqu'à la fin du cycle matière/esprit. On n'envisagera donc pas le super-animisme, sauf par de brèves allusions, et sauf pour les développements sur sa peinture que l'on a déjà faits au chapitre précédent 4.4, toutefois on complète maintenant les chapitres 4.2 et 4.4 par des développements qui traiteront de façons complémentaires la filière super-naturaliste et la filière super-animiste.

 

 

4.5.1. Super-naturalisme additif et super-naturalisme couplé :

 

Il faut d'abord noter que le chapitre 4.2 traitait du super-naturalisme dans sa relation du type additif tandis que le chapitre 4.4 traitait du super-animisme dans sa relation du type couplé. Ainsi, les schémas donnés pour caractériser la représentation plane dans le cas super-naturaliste concernent en fait le super-naturalisme dans sa version additive, ce qui veut dire que l'environnement matériel est en face de l'esprit qui l'observe, que la représentation plane de cette matière est également en face de l'esprit qui en rend compte, et donc que, tant dans la réalité que dans la représentation, la matière et l'esprit sont deux réalités complètement indépendantes l'une de l'autre, ce qui correspond précisément à une relation de type additif.

 

 


 


 

 

 

Principe de la représentation plane dans le super-naturalisme additif occidental

 

Principe de la représentation plane dans le super-naturalisme couplé

 

 

On a vu qu'une représentation perspective s'avérait un moyen commode pour rendre compte, sur une surface plane, de cette expérience de l'esprit qui contemple les 1+1 aspects de la réalité matérielle s'étalant autour de lui dans le cadre d'une représentation super-naturaliste à laquelle on doit donc maintenant ajouter le qualificatif d'additive. Au chapitre 4.2, on a donné un exemple d'une telle représentation en perspective d'une scène de l'Annonciation que l'on doit à Domenico Veneziano. Même si, théoriquement, le point de fuite central utilisé nous place, en tant que spectateur, au centre de la scène, nous ne nous ressentons pas pour autant immergé à l'intérieur de cette scène, et c'est même en gardant une position extérieure à la représentation, c'est-à-dire en se ressentant en face d'elle, que nous percevons son effet de perspective.

Dans le cas du super-naturalisme couplé, que nous n'avons pas encore envisagé, la représentation de la matière 1+1 est l'œuvre de l'esprit de l'artiste et reflète donc le type 1/x de son esprit. Puisque les notions de matière et d'esprit sont d'emblée considérées en couple, la représentation de la matérialité 1+1 par l'esprit 1/x du peintre est nécessairement affectée simultanément du type 1+1 et du type 1/x.

 

Pour des exemples de représentations super-naturalistes couplées c'est vers la civilisation musulmane que nous pouvons nous tourner, du moins pour les contrées et les époques qui n'ont pas posé d'interdit religieux à leur égard, et sachant que cette civilisation est entrée un peu plus tôt que la civilisation chrétienne occidentale dans la phase super-naturaliste. L'Iran a fourni beaucoup de telles représentations, mais aussi l'Irak et la Turquie.

Afin de parvenir à produire une représentation à la fois 1+1 (comme le peintre ressent la matière) et 1/x (comme fonctionne l'esprit du peintre), le principe est d'accumuler des parties de représentation incompatibles entre elles afin de révéler le type 1+1 de la matière, tout en les assemblant de façon à ce qu'elles apparaissent également comme autant de parties d'une vue globale unitaire. S'agissant d'une représentation 2D, l'unité alors obtenue est une unité de surface, c'est-à-dire que toutes les parties s'ajustent les unes aux autres sur une surface 2D pour donner une impression de continuité satisfaisant l'esprit 1/x de l'artiste, et c'est le réalisme 3D des lieux représentés qui est sacrifié et qui fournit des vues partielles incompatibles entre elles pour satisfaire simultanément le caractère 1+1 requis pour la matérialité représentée.

Dans le cas des représentations chinoises et japonaises envisagées au chapitre 4.4, le caractère 1/x de la matérialité représentée limitait les possibilités de distorsions, d'où l'utilisation, par exemple, du discret procédé de pli qui permettait de représenter deux vues incompatibles sans trop maltraiter l'aspect et la continuité de la matérialité. Dans le cas de la représentation musulmane, dès lors que la matérialité doit apparaître en 1+1, et donc remplie d'aspects incompatibles entre eux, toute discrétion dans l'incompatibilité des divers morceaux de la matérialité peut être complètement négligée, ces incompatibilités pouvant au contraire être étalées de façon très brutale. Quant à l'unité que doivent simultanément former ces morceaux incompatibles, pour l'obtenir il suffit de négliger ce qu'ils représentent et de proposer un pavage d'images graphiquement cohérent et continu quant à son graphisme et à ses coloris.

 

 

 


Humay à l'entrée du Palais d'Humâyûn - page du Diwan de Khwaju Kirmani (1396 – Bagdad) attribuée au peintre irakien Junayd (actif de 1382 à 1410)

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Junaid_001.jpg

 

 

Ainsi, dans cette peinture de 1396 attribuée à Junayd (Bagdad, Irak), tirée du Diwan de Khwaju Kirmani et représentant la scène de « Humay à l'entrée du Palais d'Humâyûn ».

Son bâtiment principal est obtenu par le mélange de son dessin en axonométrie 3D et de la représentation de sa surface carrelée qui est toujours considérée de face et selon une représentation plane continue ignorant les modifications de luminosité normalement impliquées par les changements d'orientation, et en ignorant aussi les déformations du dessin du carrelage qui devraient intervenir à chaque changement de plan. Certes, pour obtenir les surfaces qui sont vues de biais, au-dessus et au-dessous de la fenêtre du haut à droite et sur les garde-corps des niveaux hauts, le dessin des carrelages est localement étiré à l'endroit du changement de plan afin de rester régulier sur ses bords hauts et bas, mais cet étirement local est à peine visible ce qui permet au dessin de sembler toujours vu de face sans qu'il ne se plie aux fortes déformations axonométriques que subit, par contre, le dessin des fenêtres et de leurs menuiseries. La continuité du dessin des carrelages, sans changement de luminosité selon la façade et toujours comme vu de face permet de satisfaire la lecture en 1/x voulue par l'esprit du peintre (1 vue continue pour 2 pans de murs) tout en affirmant le caractère 1+1 de la matérialité représentée voulue par son ressenti naturaliste de la matière (1 vue de face du carrelage incompatible avec 1 vue de biais de la surface qu'il recouvre et de la menuiserie voisine).

Même cohabitation d'une vue de biais et d'une vue plane dans la vue d'ensemble. Ainsi, le bâtiment et son mur d'enceinte sont vus en axonométrie alors que le terrain fleuri et caillouteux qui les entoure est vu comme à vol d'oiseau, aucune diminution de taille des plantes qui le parsèment ne se manifestant pour donner une impression de perspective, ni aucun alignement en biais des plantations ne laissant entendre que ce sol est soumis à l'orientation impliquée par l'axonométrie. À cette cohabitation d'une vue en axonométrie et d'une vue de dessus, s'ajoute la représentation des personnages, des arbres et des plantes qui sont vus de face. Ainsi, le cheval et son cavalier ne sont représentés ni en axonométrie, ni vus de dessus, mais de façon parfaitement frontale, tout comme les plantes qui parsèment le sol, et les arbres ne sont pas vus de dessus mais bien de face, ce qui est spécialement flagrant pour les arbres qui bordent le ruisseau. Ces arbres qui se dressent de profil accompagnent un ruisseau que l'on voit lui de dessus, ses deux berges bien écartées et toutes les deux bien visibles alors que la vue de profil de ses berges ne devrait nous montrer que la végétation de la rive située en premier plan puisqu'elle est supposée cacher celle de la rive en second plan. L'incompatibilité des vues de face et de dessus répond à nouveau au caractère 1+1 de la matérialité représentée tandis que l'homogénéité graphique de la surface peinte, régulièrement parsemée par les éléments représentés, satisfait à l'unité plastique de cette surface voulue par le fonctionnement 1/x de l'esprit de l'artiste.

 


Le Cauchemar de Zahhah (détail). Page du Shahname de Shah Tahmasp attribuée au peintre Mir Musavvir (réalisée vers 1520 à Tabriz, Iran)

Source de l'image : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Mir_Musavvir_002.jpg

 

D'un bon siècle plus tard, et cette fois de Tabriz en Iran, cette page du Shahname de Shah Tahmasp attribuée au peintre Mir Musavvir, réalisée vers 1520 et représentant la scène du « Cauchemar de Zahhah ».

De façon plus évidente que pour l'image précédente, le sol est vu parfaitement de dessus, aucune modification perspective ou axonométrique n'affectant la régularité des carrelages, tandis que les murs sont représentés selon deux axonométries différentes : de face, car de façon symétrique, pour ce qui concerne l'intérieur des pièces, notamment la chambre du dormeur, et en biais pour ce qui concerne l'extérieur.

Ainsi, le pan de mur extérieur situé à droite de la chambre du dormeur est tout à fait incompatible avec le volume en creux de la pièce qui n'est pas supposée s'étendre à droite de son ouverture en façade, du moins si l'on en croit le plan de la pièce supposée vue dans sa totalité. Et le dessin des faïences qui recouvrent ce pan de mur extérieur est globalement incohérent : dans sa partie haute, la différence de motif entre le pan de mur qui nous fait face et celui qui part en biais peut correspondre à la vision d'un angle traité en axonométrie, mais le dessin de la faïence de la partie basse de ces mêmes murs se poursuit sur les deux surfaces en donnant l'impression qu'aucun pli ne se forme à leur rencontre. On peut d'ailleurs supposer que le plan de la chambre n'est pas polygonal comme le montre le dessin de son sol, mais que cette forme polygonale résulte seulement de la volonté de combiner le plan rectangulaire de la pièce avec la vue en axonométrie de son fond, cassant pour cela la rectitude normalement attendue de sa bande de carrelage périphérique.

On a donc toujours ici des carrelages qui sont vus « de face » mais qui recouvrent des murs vus de face, des murs vus de biais et des sols vus de dessus, ces vues étant incompatibles entre elles et certaines étant incompatibles avec une représentation de leur revêtement vu de face. Les surfaces carrelées s'ajoutent donc en 1+1 et la trame des carrelages s'ajoute en +1 au dessin de la matérialité des lieux, mais l'unité du traitement de face du carrelage satisfait au type 1/x puisque chaque morceau carrelé se lit ainsi comme une partie d'un ensemble continu uniformément vu de face.

 

 

Émoi dans la mosquée (détail). Page d'un recueil de poèmes peint par Cheikh Zâdah à Tabriz en Iran (vers 1527)

Source de l'image : Codices illustres, aux éditions Taschen (2001)

 


 

 

Voici une autre miniature de Tabriz, de la même époque, puisque de 1527 environ, réalisée cette fois par le peintre Cheikh Zâdah et intitulée « Émoi dans la mosquée ». Elle illustre un poème de Shams-al-Din Muhammad Hafiz.

On y a affaire à une confrontation très directe et très violente entre un sol qui est vu de dessus, des murs qui sont vus de face, des personnages qui sont vus de profils, et un mobilier dont les marches et le siège sont vus en axonométrie tandis que sa ligne de base est vue de face, toutes ces vues contradictoires entre elles s'ajoutant donc en 1+1. Par ailleurs, ces multiples morceaux de vues contradictoires forment ensemble un tapis continu à la tonalité et à la luminosité unifiées ce qui permet de restituer mentalement l'unité et la cohérence de l'espace représenté (lecture du type 1/x) malgré les incompatibilités de ses diverses parties.

 

Quittons les vues de bâtiments pour maintenant envisager la vue d'un paysage sans aucune construction pour donner des repères sur la géométrie des lieux.

Dans « La fête du Sadeh », attribué à Sultan Muhammad (vers 1520), toute la zone centrale est occupée par la combinaison entre une vue de dessus, une vue de face et une vue en axonométrie frontale. La vue de dessus se manifeste par la répartition homogène des touffes d'herbe, sans aucune variation liée à un quelconque effet perspectif, ainsi que par le dessin des tapis dont la forme est parfaitement rectangulaire et dont les motifs périmétriques sont parfaitement réguliers. La vue de face, qui concerne le torse et la tête des personnages, les massifs de fleurs et les objets, est spécialement stricte pour ce qui concerne les plateaux qui portent les carafes et les théières. Quant à la vue en axonométrie, elle est insensiblement liée à la vue de face et se repère spécialement à l'ovale de l'ouverture des deux coupes de fruits et du gobelet. Les jambes des personnages assis sont également représentées en axonométrie, non en stricte vue de profil, et la même chose vaut pour le bas des massifs de fleurs et pour les brindilles de bois qui sont étalées sous le feu.

 


 

La fête de Sadeh, page du Shahname de Shah Tahmasp, peinture attribuée à Sultan Muhammad (Tabriz, Iran, vers 1520)

Source de l'image : http://3.bp.blogspot.com/_SqGKwqFwzeY/TUbd-MNqLlI/AAAAAAAACL0/S25NvelY9LE/s1600/is1970.301.2.R.jpg ou http://www.metmuseum.org/toah/works-of-art/1970.301.2

 


Détail d'un plateau en strict profil, d'une coupe de fruits et d'un gobelet en axonométrie de face, l'ensemble étant posé sur un sol qui est vu de dessus

 

 

Le pourtour de la scène relève d'une autre combinaison de vues plus complexe encore à décrire. Du fait que l'on observe bien que les personnages, les animaux, les rochers et les plantes s'étagent dans la profondeur en se décalant les uns par rapport aux autres, on peut estimer que leur disposition générale relève d'un principe axonométrique. Toutefois, l'angle choisi pour cette axonométrie varie par « paquets » de personnages ou de rochers. Ainsi, par exemple, le paquet des personnages situés en haut à gauche de l'image semble vu selon une axonométrie frontale, mais les rochers situés à leur droite sont plutôt vus selon une disposition oblique qui part vers la droite tandis que les rochers tout à la gauche de l'image, eux, partent vers la gauche. Le groupe de rochers rougeâtres situé en haut à droite de l'image est également remarquable : d'abord, il se retranche en biais d'un groupe de rochers bleutés, puis il s'étage verticalement dans la profondeur, partant légèrement vers la gauche, et enfin il part en biais vers la droite tout en sortant du cadre de l'image.

À l'intérieur de cet échelonnement dans la profondeur selon des angles d'axonométrie variés (axonométrie veut dire ici qu'il n'y a aucune réduction de taille selon l'éloignement, par différence à ce qui se produit dans une perspective), il est aussi remarquable que chaque personnage, chaque animal et chaque plante soit individuellement représenté de profil. Ainsi en va-t-il, par exemple, des arbres situés à gauche et à droite à hauteur du personnage situé au centre de l'image, puisque leur base et les touffes d'herbe qui les entourent se découpent nettement de profil sur la motte de terrain sur laquelle ils s'enracinent. La même chose peut se dire de tous les arbres et de tous les arbustes qui partent toujours depuis le profil des rochers qui décomposent l'échelonnement du paysage dans la profondeur, et cela en suivant toujours l'inclinaison particulière donnée par le profil du sol à l'endroit de leur implantation.

Comme pour les vues de bâtiments envisagées précédemment, les 1+1 points de vue incompatibles utilisés pour représenter la scène dans un paysage naturel se combinent sans briser la continuité d'ensemble du paysage, et sans contrarier la position relative de ses différentes parties. Ainsi, il est toujours facile de recomposer mentalement la réalité matérielle de l'étendue représentée, sa cohérence continue et sa disposition réelle dans l'espace réel, ce qui rend la représentation compatible avec le besoin d'unité de l'esprit de l'artiste puisque chaque détail peut ainsi apparaître comme la partie d'une vue d'ensemble unitaire relevant du type 1/x. Comme pour les vues de bâtiment, la répartition uniforme des différents détails de la scène dans sa surface centrale ou sur son périmètre, ainsi que l'uniformité de sa luminosité, permettent aussi de conforter son caractère unitaire.

 

 

4.5.2. Super-animisme couplé et super-animisme additif :

 

Au chapitre 4.4, avec la Chine et le Japon, c'est la filière du super-animisme couplé dont il a été traité, c'est-à-dire une filière où la notion de matière est du type 1/x, celle d'esprit du type 1+1, et où les deux notions sont d'emblée posées en couple. Dans une telle filière, une peinture ou une estampe correspond donc à la représentation plane d'une matérialité 1/x, et comme une peinture ou une estampe trahit le fonctionnement de l'esprit du peintre elle doit être aussi du type 1+1, et puisque les deux notions sont couplées cette représentation doit simultanément refléter les types 1/x et 1+1 afin de prendre en charge simultanément les deux notions.

Combiner les types 1/x et 1+1, c'est inévitablement l'impératif des expressions plastiques dans les filières couplées, qu'elles relèvent du super-naturalisme ou qu'elles relèvent du super-animisme. On vient de voir ce qu'il en était dans le super-naturalisme couplé avec la peinture musulmane et on a vu au chapitre 4.4 ce qu'il en allait pour le super-animisme couplé de la Chine et du Japon. La comparaison de ces deux exemples montre que, lorsque les deux types doivent se combiner, ou plutôt se supporter, c'est le type de la matérialité représentée qui domine. Ainsi, dans le cas de la Chine et du Japon, la nécessité de rendre principalement compte de l'aspect unitaire de la matière oblige l'aspect 1+1 de la représentation à s'exercer discrètement, par exemple sous forme de plis entre plusieurs vues incompatibles entre elles, ou par superposition d'une vue en axonométrie du dessin des personnages et d'une vue plane pour représenter l'étoffe de leurs habits. Dans le cas de la peinture musulmane, le caractère 1+1 de la matérialité est par contre affirmé sans entrave, le type 1/x de l'esprit du peintre se contentant de traiter dans sa représentation les diverses parties en 3D contradictoires entre elles comme une multitude de parties autonomes intégrées dans une sorte de damier dont le plan est chargé de recevoir dans une même unité globale 2D le rabattement de toutes ces parties 3D. On peut comprendre que  ce soit le type de la matérialité qui domine : puisqu'il s'agit de la représenter, son type doit franchement apparaître, quel que soit l'esprit de l'artiste.

 

 


 


 

 

 

Principe de la représentation plane dans le super-animisme couplé de la Chine et du Japon

 

 

Principe de la représentation plane dans le super-animisme additif russe orthodoxe

 

 

Dans le cas du super-naturalisme additif l'esprit du peintre était en relation avec la matérialité qu'il voulait représenter, mais il concevait la matière en toute indépendance. En l'occurrence à distance, considérant la matière comme en face de lui, ce qui s'exprimait commodément dans une perspective centrale qui rend compte de la matérialité depuis un point de vue central établi à distance. Le caractère unitaire de la vue perspective, soumettant chacune de ses parties à la cohérence centralisée d'une vue globale, satisfaisait pleinement le type 1/x de l'esprit de l'artiste. Il ne lui était pas nécessaire de rendre spécialement compte du caractère 1+1 de la matérialité dans sa représentation, sa relation avec la matérialité étant suffisamment prise en compte par l'utilisation d'un point de vue perspectif puisque celui-ci implique une mise à distance de la matérialité représentée, et donc une autonomie du regardeur qui s'installe en +1 par rapport à la matérialité regardée.

Dans le cas du super-animisme additif de la Russie orthodoxe on va retrouver la même autonomie de l'esprit du peintre par rapport à la matérialité représentée, et puisqu'une peinture est le domaine de l'esprit qui organise la vue à sa volonté, le type 1+1 de son esprit pourra s'y affirmer pleinement, sans être tenu, comme dans le super-animisme couplé de la Chine et du Japon, de faire des concessions au caractère 1/x de la matérialité représentée. Aucun besoin, par exemple, de dissimuler des plis à l'intérieur de la vue pour suggérer une cohérence globale entre ses diverses parties. Le type 1/x de la matérialité n'est pas négligé puisque le peintre doit en rendre compte, mais il n'a aucune influence sur l'organisation globale de l'œuvre qui reste fondamentalement 1+1.

L'icône russe du milieu ou de la seconde moitié du XVe siècle qui représente « La bataille des Souzdaliens et des Novgorodiens » nous servira d'exemple de super-animisme additif. Quand on en sera à l'analyse de la phase analogiste, on verra que l'architecture de la Russie orthodoxe montrera, à toutes ses étapes, qu'elle correspond à une filière préparant au super-animisme additif.

 


Icône russe du milieu ou seconde moitié du XVe siècle : deux registres de La bataille des Souzdaliens et des Novgorodiens ou le Miracle de la Mère de Dieu de l'Incarnation ou de Notre-Dame du Signe

Source des images : https://www.wikiwand.com/fr/
La_bataille_des_Souzdaliens_et_des_Novgorodiens

 

 

Son registre supérieur montre l'icône de l'Incarnation de la Mère de Dieu transportée en procession par l'archevêque depuis l'Église de la Transfiguration-du-Sauveur-sur-Iline jusqu'à la ville de Novgorod. Une foule est sortie devant la porte de la ville pour accueillir l'icône. La représentation des deux sites concernés, l'église et la ville, ne rend pas compte de leurs matérialités d'un point de vue unifié, elle les traite comme deux entités indépendantes. Complètement hors d'échelle par rapport à celle des bâtiments, les personnages sont traités comme des groupes à la matérialité également très autonome de celle des bâtiments.

Globalement, cette scène est donc traitée de façon animiste puisqu'elle est réalisée par une addition de 1+1 représentations incompatibles, et l'on peut comparer ce type de vue globale animiste à une vue globale naturaliste telle que celle du bas du panneau central du retable de l'Agneau Mystique des frères van Eyck terminé en 1432, un panneau qui présente aussi des groupes de personnages agglomérés, des villes et des églises, mais dans une vue unifiée d'un espace unifié qui répond du type 1/x de l'esprit de ses auteurs. Dans le détail, spécialement pour ce qui concerne la vue de la ville de Novgorod, on a aussi affaire à des parties de représentation qui sont incompatibles entre elles et qui s'ajoutent donc en 1+1 : la muraille du premier plan est représentée avec deux pans coupés que ne partage pas le bâtiment situé à son pied et supposé accolé à elle, ces deux corps de bâtiment sont vus de face quand les deux tours qui les flanquent sont vues en axonométrie depuis le dessus, tout comme l'intérieur de la ville, et la même incompatibilité concerne la suite de frontons blancs internes à la ville qui sont strictement vus de face tandis que les coupoles au-dessus sont légèrement vues depuis le dessus.

L'indépendance de l'esprit 1+1 du peintre par rapport au caractère 1/x de la matérialité représentée lui permet donc d'organiser franchement sa représentation comme une addition de 1+1 parties autonomes les unes des autres, le sacrifice au type 1/x de cette matérialité consistant seulement à souligner le caractère compact 1/x de chacune de ses parties. Ainsi, chacun des groupes de personnages forme un bloc compact formé d'une multitude de personnages, et la ville comme l'église forment chaque fois un paquet très compact regroupant de multiples corps de bâtiment bien individualisés.

Le panneau médian de l'icône (ici en bas), montrant le pourparler des ambassadeurs des deux camps pendant que les assaillants tirent des flèches sur l'icône hissée sur la muraille de la ville, accentue encore davantage le caractère 1/x de chacun des groupes représentés : chacun des groupes d'ambassadeurs à cheval forme une masse compacte « à trois têtes humaines et douze pattes de cheval », et chacun des deux groupes armés forme un paquet clairement délimité dont leur partie haute comporte de multiples casques agglutinés de façon serrée et leur partie basse de multiples visages et boucliers agglutinés de façon tout aussi serrée.

En résumé, donc, dans une telle peinture relevant du super-animisme additif dans lequel les notions de matière et d'esprit s'ajoutent l'une à l'autre en tant que deux notions indépendantes l'une de l'autre et en relation minimale l'une avec l'autre, l'esprit 1+1 du peintre organise sans retenue sa composition globale comme une suite de 1+1 parties indépendantes, mais cela tout en soulignant de façon très visible le caractère 1/x de la matérialité de chacune de ces parties. Il n'est pas tenu, comme dans le super-animisme couplé de la Chine et du Japon, d'organiser sa peinture pour qu'à son niveau global elle soit aussi compatible avec le type 1/x de la matière représentée, et il est tenu en revanche, à la différence de l'animisme simple, de donner à la matérialité une apparence assez cohérente avec son apparence réelle car les notions de matière et d'esprit sont désormais en relation et ne peuvent donc plus s'exprimer complètement indépendamment l'une de l'autre.

 

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