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Nous en venons à la 3e étape du 2d super-naturalisme. À la précédente, l'esprit a expérimenté son autonomie en circulant librement à travers la matière végétale, et il a expérimenté la capacité inverse du végétal à s'implanter jusqu'au cœur de l'espace urbain. Grâce à leurs différences suffisamment affirmées depuis la phase précédente, et grâce au début d'autonomie acquis lors de la 2e étape, un cran d'autonomie supplémentaire peut maintenant être franchi. Et l'on va voir que les choses avancent vite, puisque celui-ci consiste, ni plus ni moins, à mélanger les deux notions, voire à les malaxer ou à les hybrider, et cela sans pour autant que ne se perde la perception de leurs différences.

 

 


Diagramme de principe des cités-jardins, par Howard

Source de l'image : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Lorategi-hiriaren_diagrama_1902.jpg


Une des cours donnant sur Corringham Road, dans la cité-jardin d'Hampstead, près de Londres, conçue en 1902-1907 par Raymond Unwin (1863-1940)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:103-115_Corringham_Road,_Hampstead_Garden_Suburb_3.JPG

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De la même façon que l'on a pu prendre l'aménagement des jardins publics parisiens du Second Empire comme l’archétype de l'étape précédente, c'est maintenant le mouvement des cités-jardins anglaises qui peut être pris comme le symbole de la nouvelle étape. La cité-jardin est un concept théorisé en 1898 par l'urbaniste britannique Ebenezer Howard (1850-1928) dans son livre « To-morrow : A peaceful path to real reform ». Comme l'illustre son diagramme de 1902, l'idée de cité-jardin consiste à faire s'imbriquer des îlots urbains de taille réduite interconnectés entre eux avec la campagne, de telle sorte qu'aucun citadin ne soit éloigné de celle-ci.

La deuxième cité conçue sur la base de ses idées le fut dans le faubourg londonien d'Hampstead, selon des plans établis entre 1905 et 1907 par les urbanistes Parker et Unwin. Remarquablement, la conception de cette cité-jardin d'Hampstead reprenait à l'échelle du groupe d'habitation le principe de l'imbrication entre l'espace végétal et l'espace habité. La cour dont on donne une photographie faisait en effet pénétrer les arbres, les arbustes, les plantes et les pelouses au cœur même du bâti. L'emploi de pergolas pour aider la végétation à grimper à l'assaut des bâtiments étant également caractéristique de cette époque.

 

 


La maison de Claude Monet à Giverny, France

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:La_Maison_vue_du_Clos_Normand.jpg

 

 

 

 

Dans le jardin aménagé par Monet à Giverny, plantation de fleurs et arceaux recouverts de végétation au-dessus de l'allée principale menant à la maison

Source de l'image :
http://commons.wikimedia.org
/wiki/File:GivernyMonet
GardenColors2014.JPG


 

 

On retrouve les mêmes installations de pergolas envahies de végétaux et de plantes grimpantes sur la maison de Claude Monet (1840-1926) à Giverny, maison où il vécut de 1883 à 1926. Ces épousailles du bâti et du végétal, les deux s'envahissant mutuellement et se prolongeant mutuellement, illustrent le nouveau rapport entre les constructions de l'esprit humain et la vie du matériau végétal.

Quant à l'aménagement de son jardin, Monet l'a lui-même décrit comme un « tableau exécuté à même la nature ». Une expression très voisine de celle de William Kent qui parlait, un peu plus d'un siècle plus tôt, de « planter des tableaux », ce qui signale que l'on est là dans la version « jardin anglais » de la nouvelle étape ontologique. De fait, sa façon de planter des milliers de fleurs par grands massifs uniformes et soigneusement jardinés donne l'impression que le matériau végétal est libre de s'épanouir, notamment de fleurir, mais qu'il est simultanément contraint, discipliné, dirigé dans son développement par la volonté de l'esprit qui a choisi de mettre telle espèce de telle couleur ici, telle autre là-bas, et qui a décidé d'expurger les pousses spontanées d'herbes nuisibles à une bonne lecture du « tableau exécuté à même la nature ». Là encore, donc, hybridation, collaboration, mélange, entre le fonctionnement spontané du matériau végétal et l'intervention de l'esprit humain.

 

 


Détail du parc Güell de Gaudi à Barcelone, Espagne

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Parc_Guell_taras.jpg

 

 

Autre mode d'hybridation, mais cette fois il s'agit du versant « jardin à la française », lorsque le bâtiment mime le végétal, qu'il se présente comme un fait de l'esprit humain mais en même temps comme inspiré par le mode de développement du végétal.

C'est ainsi que l'on peut décrire quelques-unes des constructions de l'architecte Antoni Gaudi (1852-1926) au parc Güell de Barcelone, édifié entre 1900 et 1914 et d'ailleurs conçu, à l'origine, pour faire partie d'une cité-jardin.

 

 


Henri Sauvage : l'entrée de la Villa Marjorelle de Nancy, France

Source de l'image : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Villa_Majorelle_entr%C3%A9e_01_by_Line1.jpg?uselang=fr

 

 

De façon générale, les constructions qui relèvent du mouvement dit de l'Art Nouveau peuvent être évoquées pour illustrer cette nouvelle façon d'hybrider les œuvres de l'esprit avec le matériau végétal. À la façon d'Hector Guimard (1867-1942) pour ses entrées du métro parisien réalisées en métal épousant des formes végétales, bien des constructions de cette époque imitent en effet les formes végétales à l'aide de métal, de pierre, de bois ou de verre. Ainsi, la marquise d'entrée de la villa construite en 1901-1902 par l'architecte Henri Sauvage (1873-1932) pour l'ébéniste Louis Marjorelle à Nancy.

Ce n'est pas la première fois que des végétaux sont intégrés dans une architecture puisque les chapiteaux corinthiens de l'Antiquité grecque comportaient déjà des collections de feuilles d'acanthe, et ce n'est pas la première fois, non plus, que le végétal est utilisé pour créer des structures porteuses puisque n'importe quelle pièce de charpente ancienne est en bois d'arbre. Ce qui est nouveau, ici, c'est qu'il s'agit de végétaux qui, bien qu'artificiels, semblent de véritables végétaux vivants, comme s'il s'agissait d'une espèce nouvelle de végétaux, en fer et poussant sur la pierre ou colonisant les descentes de gouttière.

On est en plein dans la conception des végétaux typique du jardin à la française puisque ces végétaux possèdent deux aspects incompatibles : ils ont la forme de véritables végétaux naturels, pourtant ils sont en métal, et donc des produits de l'esprit humain. C'est exactement l'inverse des buis taillés en taupière dans les jardins à la française de l'époque classique puisqu'il s'agissait alors de véritables végétaux tandis que leur forme, elle, ne pouvait être que le produit de l'esprit humain. Il faut toutefois comprendre que cette apparente symétrie correspond, en réalité, à une ontologie bien plus mature. Pour mettre en scène le conflit entre la matière végétale et l'esprit humain, au XVIIe siècle il était indispensable que l'aspect végétal soit incarné par de véritables végétaux car la différence entre les deux notions n'était pas encore suffisamment bien établie pour que l'on puisse se passer de leur présence réelle. Deux siècles plus tard, l'existence d'une différence entre matière et esprit va maintenant de soi, si bien que la représentation manifestement artificielle d'une végétation suffit pour faire jouer le contraste entre matière végétale et production de l'esprit.

Même lorsque le bâtiment se pare comme ici de formes végétales, il importe toutefois de noter que cela ne concerne qu'une partie du bâtiment. Il existe toute une gradation entre les parties de mur lisses qui sont « simplement en pierre », d'autre part les parties de mur en imposte et en jambage qui se déforment, se cintrent ou se ramifient un peu comme le feraient des végétaux, et enfin les parties qui adoptent complètement des formes végétales. Dans l'entrée de la Villa Marjorelle on peut ainsi distinguer le jambage droit de la porte qui reste bien droit, celui de gauche qui se déforme en courbe pour suivre l'escalier, les parties de mur planes et celles qui bourgeonnent pour soutenir la ferronnerie qui porte la verrière, la verrière à la surface régulière seulement courbée et ses soutiens qui ont la forme de végétaux à tiges et à feuilles, la descente de gouttière normalement droite et les formes végétales qui poussent de part en part le long de son parcours, les barreaux droits de la fenêtre et les feuilles en métal qui semblent y pousser, etc. C'est que, à cette étape, s'il s'agit de malaxer l'esprit humain et le matériau végétal, il convient aussi que ces deux réalités qui s'enlacent et se combinent restent bien distinctes l'une de l'autre afin que leurs différences restent perceptibles, visibles. Un peu comme du lait que l'on verse dans une tasse de café et que l'on mélange avec une cuillère : pendant un moment, le lait n'est pas dissous dans la masse du café, il forme encore des rubans blancs qui se tordent à l'intérieur de la couleur sombre du café, et c'est seulement en restant à ce stade de mélange que l’existence autonome des deux produits mélangés reste visible.

 

 

 

Avant de passer à la dernière du 2d super-naturalisme, un récapitulatif rapide des précédents crans de maturité de l'évolution ontologique.

À sa première étape, pour laquelle nous avons évoqué le parc de Malmaison, la matière végétale et l'esprit humain désormais bien différenciés sont seulement mis en présence l'un de l'autre. On a souvent affaire à de très grandes étendues végétales d'un seul tenant, seulement policées par l'élimination de ses broussailles et de ses plantes spontanées ainsi que par la tonte régulière de ses pelouses. Les bâtiments conçus par l'esprit humain y apparaissent seulement de façon éparse afin d'apposer localement sa marque dans le paysage, ils correspondent le plus souvent à de petits bâtiments à caractère symbolique alors que le bâtiment principal réside dans une zone distincte bien séparée du parc. Dans le jardin à la française, tel celui du Pavillon Frais du Trianon, la tonte géométrique des végétaux et leurs alignements artificiels permettent de cumuler la notion de matériau végétal avec celle de l'intervention de l'esprit humain. Fondamentalement, cette étape se contente de reprendre l'acquis de la phase précédente, c'est-à-dire de mettre en scène la différence maintenant bien établie entre ce qui relève de la notion de matière et ce qui relève de la notion d'esprit.

C'est à la deuxième étape que démarre véritablement la quête propre à cette phase. Son enjeu consiste à s'habituer à accorder un maximum d'autonomie et d'indépendance relative aux deux notions malgré le fait qu'elles soient irrémédiablement liées l'une à l'autre. Pour cela, la deuxième étape commence par expérimenter leur libre interpénétration, c'est-à-dire leur capacité à se mouvoir à l'intérieur l'une de l'autre : de grands chemins, voire de grandes routes, sont ouverts dans le paysage végétal désormais traversé et retraversé en tous sens par l'esprit humain, et réciproquement des végétaux viennent envahir les trottoirs et les places des villes dédiées aux activités humaines.

À la troisième étape, on n'a plus seulement affaire à une pénétration réciproque du matériau végétal et de l'esprit humain mais à leur enlacement mutuel : des massifs de fleurs viennent entourer les bâtiments et des plantes grimpantes se lancent à l'assaut de leurs façades, en retour l'esprit humain construit des pergolas et des tonnelles pour faire pénétrer son bâti à l'intérieur de la masse végétale. De leur mariage naissent aussi d'étranges créatures, mi-plantes et mi-produits de l'esprit humain.

À la dernière étape, qu'il nous reste à envisager, ce mélange du matériau végétal et de l'esprit humain ne pourra aller plus loin car cela déboucherait sur l'annihilation de leurs différences. L'autonomie des deux notions est maintenant suffisamment mature pour que chacune puisse s'installer à l'intérieur de l'autre pour s'y confronter et s'y affirmer de façon indépendante.

 

 

 

Nous en venons à la 4e et dernière étape du 2d super-naturalisme.

Puisque les bâtiments construits et les espaces naturels sont désormais imbriqués l'un dans l'autre, ce ne sera plus l'aménagement de parcs seulement végétaux qui permettra de mettre en valeur cette nouvelle étape mais la façon dont les architectes vont implanter leurs bâtiments dans un milieu naturel. Pour que cette nouvelle façon de concevoir le bâti dans la nature soit mieux révélée nous l'envisageons avec deux architectes à la sensibilité très différente.

 


Frank Lloyd Wright : La Maison sur la cascade (Fallingwater), construite en 1936-1939 sur la rivière Bear Run en Pennsylvanie, USA

Source de l'image : https://fr.wikiarquitectura.com/b%C3%A2timent/maison-sur-la-cascade/falling-water-house-2/

 

Tout d'abord, avec la « maison sur la cascade » conçue en 1935 par Frank Lloyd Wright (1867-1959) pour Edgar J. Kaufmann en Pennsylvanie. Cette maison s'intègre en parfaite continuité avec son environnement naturel : ses balcons en longs encorbellements horizontaux reprennent et poursuivent les lits de roche en cascade, et son noyau central reprend les hautes verticales des fûts des grands arbres au milieu desquels la maison s'est implantée. Toutefois, ce mimétisme des formes par lequel la maison semble se glisser dans la nature et la prolonger à l'identique est contrebalancé par le choix des matériaux dont l'aspect tranche radicalement avec l'aspect irrégulier des rochers et des végétaux : les balcons et les auvents filent nets tandis que leur claire surface uniforme tranche avec leur environnement aux formes irrégulières et avec l'infinie variation de leurs couleurs. De la même façon, la grille régulière des menuiseries, aussi bien les verticales que les horizontales, se distingue absolument de l'irrégularité et du fouillis végétal alentour.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Le Corbusier, « Maison Citrohan », étude d'implantation au bord de la mer sur la Côte d'Azur, France - 1922-1927

Elle est en principe accessible à l'adresse : https://www.archiposition.com/items/20180525103110 (1er dessin)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Le Corbusier « Maison Citrohan » étude d'implantation au bord de la mer sur la Côte d'Azur 1922-1927

 

Voici maintenant le dessin par Le Corbusier (1887-1965) d'une étude d'implantation au bord de la mer, sur la Côte d'Azur, de sa « Maison Citrohan », dessin qui date de 1922-1927. À différence de Frank Lloyd Wright, Le Corbusier ne montre ici aucun souci d'intégrer par mimétisme le bâtiment à son environnement immédiat. Au contraire, ce qu'il propose est un contraste brutal entre les formes nettes et cubiques du bâtiment et celles souples et complexes des rochers, du rivage et des végétations situées à proximité. Sur ce dessin, comme souvent chez Le Corbusier, la végétation peut être déclarée complètement « informe », ou tout du moins sans forme lisible et facilement repérable. Mais si la forme du bâtiment ne concède rien aux formes de la nature environnante, n'en transparaît pas moins une volonté délibérée de s'implanter « dans un coin de nature » et en contraste avec cet environnement.

 

En jetant un coup d'œil en arrière, on peut mesurer le chemin parcouru depuis le 1e super-naturalisme. Alors, par le moyen des jardins à la française et des jardins à l'anglaise, l'esprit du concepteur de jardin en était encore à éprouver combien il était différent du matériau végétal qu'il organisait. Pour cela, il se prouvait à lui-même que le matériau végétal n'était pas le même lorsqu'il était laissé libre de se développer et lorsqu'il lui imprimait sa trace, soit de façon discrète et policée dans le jardin anglais, soit de façon brutale et très contraignante pour le végétal dans le jardin français. Dans les deux cas, il s'agissait d'un corps à corps de l'esprit avec le végétal puisque les deux étaient mélangés, mixés dans des dispositions manifestant leur affrontement direct. Ces dispositions fonctionnaient comme le voulait cette phase ontologique qui expérimentait pour la première fois la confrontation des deux notions rassemblées au sein d'un même couple, et elles expérimentaient aussi l'enjeu propre à cette phase qui était d'établir à l'intérieur de ce couple une claire différence entre les deux notions.

Avec les deux exemples que l'on vient de voir, on constate qu'à la dernière étape du 2d super-naturalisme cette lutte au corps à corps est complètement oubliée : le végétal et ce qui relève de la notion d'esprit ont désormais réussi à se séparer complètement et peuvent désormais se tenir tête face à face, parfaitement autonomes l'un de l'autre. C'était là l'enjeu de cette nouvelle phase, et c'est parce que celle-ci fonctionne sur la base de la claire différenciation entre les deux notions acquise à la précédente que l'indépendance de chacune peut s'affirmer. Mais s'affirmer l'une par rapport à l'autre, car le fait qu'elles font couple est aussi devenu irréversible.

 

 

Après l'implantation isolée d'un bâtiment dans un environnement naturel, envisageons maintenant, par les mêmes architectes, le cas d'une construction plus volumineuse.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Frank Lloyd Wright, projet de 1923 pour le lotissement du Ranch Doheny à Beverly Hills en Californie

Elle est en principe accessible à l'adresse : https://www.loc.gov/exhibits/flw/images/flw0005.jpg

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Frank Lloyd Wright projet de 1923 pour le lotissement du Ranch Doheny à Beverly Hills en Californie

 

Ce dessin de 1923 de Frank Lloyd Wright correspond à un projet qui n'a jamais été construit et qui était destiné au lotissement du Ranch Doheny à Beverly Hills en Californie. Bien que les constructions humaines y soient complètement immergées dans le relief naturel et sa végétation, il est aisé de séparer leurs horizontales, leurs verticales ou leurs rythmes réguliers des irrégularités sans forme repérable qui correspondent à la végétation à l'intérieur de laquelle s'imbriquent les bâtiments.

Dans le prolongement des remarques faites plus haut concernant la maturité ontologique acquise depuis la phase précédente, il apparaît particulièrement intéressant de comparer ce dessin, qui correspond donc à la dernière étape du 2d super-naturalisme, avec celui du projet de William Kent pour une cascade dans le parc de Chatsworth que l'on a donné en fin du chapitre 6.1 et qui correspondait, lui, à la dernière étape du 1er super-naturalisme, car toute l'évolution ontologique intervenue entre ces deux moments se lit dans leurs différences. Certes, on peut y relever une analogue présence de bâtiments implantés de façon éparse dans un site naturel aux plantations irrégulières, mais alors que chez William Kent les bâtiments n'avaient que des fonctions symboliques et qu'ils étaient implantés de façon très éparse et sans aucun lien entre eux, la colline se lisant comme un fond sur lequel ils se détachent chacun individuellement, ceux de Frank Lloyd Wright se relient continûment entre eux et ils déchiquettent la continuité de la végétation tout autant que la végétation, par ses liens de continuité maintenus, déchiquette la continuité du bâti.

À la fin de la 2d phase super-naturaliste le matériau végétal naturel et les constructions artificielles de l'esprit humain ont fini par s'interpénétrer étroitement, mais, à l'intérieur de cette relation obligée, chacun peut désormais affirmer son autonomie, sa capacité à enjamber l'autre ou à le traverser sans être contraint de se plier à sa logique : les bâtiments construits par l'esprit humain restent aussi raides et nets que la végétation sait rester vague et irrégulière.

 

IMAGES ÉVOQUÉES : Dessins de Le Corbusier, étude d'urbanisation de Rio de Janeiro, projet de passage de l'autostrade au-dessus d'un ruban d'immeubles-villas (projet à la plume de 1936), et croquis illustrant le concept de Ville Radieuse (1924)

Elles sont en principe accessibles aux l'adresses : http://www.ecowebtown.it/n_6/06_coccia_en.html (1re image)

et https://archidialog.com/tag/ville-radieuse/ (1er croquis du texte « Le Corbusier – “ville Radieuse” 2 – Not So Conscious Inspiration »)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Le Corbusier étude d'urbanisation de Rio de Janeiro projet de passage de l'autostrade au-dessus d'un ruban d'immeubles-villas 1936 ou la requête : Le Corbusier croquis illustrant le concept de Ville Radieuse 1924

 

Dans son projet de ville linéaire dans la baie de Rio de Janeiro, c'est encore une fois de façon plus brutale que Le Corbusier propose le croisement à très grande échelle de l'irrégularité et de la variété de la nature avec la régularité uniforme de la construction humaine. Pour laisser au site l'entièreté de son originalité et de sa continuité, dominé qu'il est par la force de ses massifs naturels, la construction s'abstient de tout saupoudrage dans le paysage et se concentre dans un long et haut ruban. Même la circulation automobile, afin de ne pas défigurer le site, est organisée sur le toit de ce ruban. Bien entendu, cette intervention de l'esprit humain se remarque dans le paysage, mais elle est de taille à s'affronter aux grandes figures du paysage naturel et à les concurrencer : la grande construction humaine se différencie des grandes formes naturelles et affirme résolument son autonomie par rapport à la nature qu'elle traverse, en retour l'autonomie du paysage naturel préservé peut s'affirmer par contraste à ce ruban qui le traverse.

À mi-chemin de la texture dense de l'affrontement proposé par Frank Lloyd Wright entre végétal et constructions humaines et leur affrontement brutal à grande échelle proposé par Le Corbusier pour Rio de Janeiro, on donne cet autre dessin d'ambiance de Le Corbusier. Il illustre cette fois son idée de Ville Radieuse dans laquelle de très hauts immeubles verticaux aux formes géométriquement régulières devaient jaillir de place en place au-dessus des frondaisons d'une végétation luxuriante, laquelle devait alors former une texture continue très irrégulière et toujours variée. Là encore, les bâtiments conçus par l'esprit humain s'implantent en tout indépendance au milieu d'une nature sans formes bien repérables, mais plutôt souples et arrondies, et tandis que le matériau végétal se poursuit librement en glissant en toute autonomie entre ces bâtiments, ceux-ci s'en différencient clairement du fait de leur rectitude, de leur orthogonalité et de leur régularité.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : dessin de Le Corbusier de 1902, détail de la façade d'un projet d'immeuble-villas

Elle est en principe accessible à l'adresse : http://cargocollective.com/ampuqam/Regard-authentique-p3-Immeuble-villa-cache (4e image qui s'affiche)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : dessin de Le Corbusier de 1902 détail de la façade d'un projet d'immeuble-villas

 

 


La maison Darwin D. Martin récemment rénovée construite par Frank Lloyd Wright en 1904-1905 à Buffalo

Source de l(image : https://www.viator.com/Buffalo-attractions/Darwin-D-Martin-House/overview/d23066-a23482

 

 

Après des exemples montrant des bâtiments s'implantant de manière autonome dans la nature, il nous reste à voir la situation inverse où, malgré la contrainte de s'intégrer dans un bâti rigide, la végétation fait le plus souvent preuve d'une grande liberté dans ses formes afin d'y affirmer pleinement son autonomie.

Ainsi, dans son projet d'immeuble-villas de 1922, Le Corbusier amalgame diverses villas côte à côte et sur plusieurs niveaux, comme autant d'alvéoles individuelles disposant chacune de son bouquet de verdure aux formes libres qui ne se plient pas à la rectitude du volume qui l'abrite. Chez Frank Lloyd Wright, c'est souvent dans des vasques ou des jardinières conçues en même temps que l'ensemble de l'architecture que la végétation prend place pour s'épanouir, parsemant le bâti orthogonal de ses fantaisies et de sa variété, comme il en va par exemple dans la maison Darwin D. Martin construite en 1904-1905 à Buffalo dans l'État de New York.

 

 

 


Le « jardin cubiste » de la Villa Noailles d'Hyères

Source de l'image : http://designluminy.com/robert-mallet-stevens-le-jardin-comme-art-du-sol-autour-des-jardins-de-gabriel-guevrekian-camille-lesouef/

 

 

Pour donner un exemple dans lequel le végétal se soumet davantage à la forme que lui impose le bâti, on peut citer le jardin dit « cubiste » conçu en 1926 par l'architecte Gabriel Guévrékian (1892 ou 1900-1970) à la Villa Noailles d’Hyères, elle-même conçue par l'architecte Mallet Stevens (1886-1945).

Ce jardin est formé d'un damier où alternent des dalles de mosaïque en porcelaines multicolores et des jardinières plantées de tulipes cernées d'un petit muret qui les hissent au-dessus du sol. L'imbrication à égalité des surfaces construites et des surfaces plantées n'empêche pas que l'on perçoive ces dernières comme imbriquées à l'intérieur de ce damier évidemment conçu par un esprit humain, damier dans lequel elles affirment leur différence, c'est-à-dire leur caractère végétal, réussissant à sauter de case en case pour se faire lire comme une totalité végétale autonome vivant à l'intérieur de ce damier.

 

 

Pour finir, on évoque rapidement quelques solutions trouvées à diverses étapes de l'ontologie du 2d super-naturalisme et relevant de l'esprit du « jardin à la française », c'est-à-dire proposant des végétaux qui sont à la fois évidemment des végétaux et évidemment des ouvrages manifestant l'intervention d'un esprit humain.

 



À gauche, barrière et nez de marche en ciment imitant le bois dans le Parc Montsouris à Paris (1867-1878)

Source de l'image :
http://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Paris_14e_-_Parc_
Montsouris_-_ciment_faux-bois_1.JPG

 

À droite, un lampadaire créé par Hector Guimard sur une entrée du métro parisien

Source de l'image :
http://lindependantdu4e.typepad.fr/
arrondissement_de_paris/mtro/

 

 

De la 2e étape, on peut évoquer les barrières et les marches en faux bois réalisées en ciment de façon visible. Il n'y a plus que la forme qui est ici celle d'un matériau végétal, l'esprit humain se l'étant complètement accaparée pour en faire un matériau manufacturé. En quelque sorte, l'esprit a importé la forme végétale dans son monde industriel, tout comme il a importé les végétaux pour en faire des figures géométriques sur ses trottoirs et sur ses places urbaines.

À l'étape suivante, l'esprit humain s'accapare encore davantage le principe des formes végétales puisqu'il invente des végétaux manufacturés qui n'existent pas dans la nature et qui ont des fonctions qui existent encore moins naturellement, tels ces fructifications sur tiges qui servent de lampadaires sur les édicules du métro parisien conçus par Hector Guimard. Ici s'illustre bien le principe d'une hybridation entre la notion de matériau végétal et la notion d'esprit humain.

À la dernière étape, on trouve les arbres en béton conçus par l'architecte Mallet Stevens pour l'Exposition des arts décoratifs de Paris, en 1925. Même la forme végétale réelle disparaît et n'est plus que vaguement suggérée par quelques signes qui suffisent à l'esprit pour penser qu'il s'agit d'arbres. L'esprit a définitivement conquis son autonomie puisqu'il peut même se passer de la forme des végétaux pour faire des végétaux.

 

 


Un arbre en béton conçu par Mallet Stevens pour l'Exposition des arts décoratifs de Paris en 1925

Source de l'image : https://www.pinterest.com/mpmoreno22/robert-mallet-stevens/

 

 

Au fur et à mesure des étapes que l'on vient d'envisager, la réalité matérielle du végétal est donc chaque fois minimisée et l'esprit parvient de plus en plus à l'évoquer à lui seul. Comme on l'a expliqué lors de l'analyse de l'entrée de la Villa Marjorelle, c'est le passage par l'ontologie du 1e super-naturalisme qui a permis d'acquérir une solide confiance dans l'existence d'une différence fondamentale entre la matière végétale et la production d'un esprit humain, une confiance qui permet, lors de l'ontologie suivante, de se passer de la force donnée par la présence d'une végétation réelle pour tenir le rôle de la notion de matière végétale.

Toutefois, lorsque ni la matière végétale réelle, ni même sa forme réelle, ne sont plus utiles à l'esprit pour évoquer la notion de végétal, c'est que l'on a abouti à une sorte d'impasse. Une maturité nouvelle s'est installée et l'on ne peut continuer de cette façon. On est effectivement au bout de l'ontologie du 2d super-naturalisme et, pour aller plus loin, il va falloir s'engager dans la nouvelle phase ontologique qui est maintenant suffisamment préparée.

 

> Fin du chapitre 6