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6.3.  Les jardins de l'autonomie pendant la phase de prématurité :

 

 

2d super-naturalisme :

 

 


 

 

 

ontologie prémature :

 

 


 

 

Au chapitre 4, en traitant de sa peinture, nous avons vu que les notions de matière et d'esprit n'étaient pas symétriques dans les ontologies super-naturalistes. Au chapitre 5, nous avons fait la même observation concernant l'art des jardins. Cela était suffisamment établi pour que, aux chapitres 6.1 et 6.2 on ne se soit pas attaché à montrer que, dans le cas du super-naturalisme, la notion d'esprit relevait du type 1/x pendant que la notion de matière relevait du type 1+1. Au chapitre 6.2, qui traitait des jardins du 2d super-naturalisme, on a montré que les deux notions fonctionnaient bien comme l'indique le schéma ci-dessus, c'est-à-dire en formant un couple bien compact au sein duquel elles étaient clairement différenciées l'une de l'autre, et on s'est également efforcé de montrer que, tout en fonctionnant de cette façon, elles s'efforçaient d'acquérir un maximum d'autonomie l'une par rapport à l'autre. Le schéma de la phase ontologique suivante, celle de la prématurité, montre que l'autonomie qu'elles cherchaient à acquérir était tout simplement une condition nécessaire pour le fonctionnement de cette phase suivante.

On remarque que, pendant la phase prémature, et cela vaudra aussi pour la phase suivante, les notions de matière et d'esprit ne sont plus en situation dissymétriques. On remarque aussi qu'elles ne sont plus collées l'une à l'autre en un couple compact mais qu'elles disposent désormais d'une large autonomie qui leur permettra de mieux faire valoir encore leur originalité propre, c'est-à-dire ce qui les distingue l'une de l'autre. À ce stade, elles doivent cependant rester attachées l'une à l'autre, car ce n'est qu'à l'issue de la phase prémature qu'elles auront acquis le statut de notions complémentaires qui leur est indispensable pour continuer à faire couple sans être attachées l'une à l'autre. Et elles pourront rester séparées sans cesser de faire couple car l'une sera devenue l'exact négatif de l'autre, comme une empreinte de l'autre en négatif.

 

 

ontologie mature :

 

 


 

 

Au passage, on rappelle que l'évolution générale des différentes phases de maturité ontologique a été présentée au chapitre 4.1 où l'on a prévenu que la phase dite « mature » était celle qui terminait le cycle ontologique matière/esprit, les deux notions y étant alors au maximum de leur évolution relative.

 

Très normalement, pendant la phase prémature on retrouvera les mêmes principes : d'une part, les deux notions vont fonctionner selon le régime propre à cette phase, c'est-à-dire ici en notions très indépendantes l'une de l'autre, d'autre part elles vont préparer la phase suivante, cette fois en s'efforçant de se rendre au mieux complémentaires.

Puisque pendant la phase de prématurité la matière et ce qui relève de l'esprit vont faire preuve d'un maximum d'indépendance relative, nous devons y envisager séparément deux circonstances :

 - d'une part, il nous faut considérer la matière et l'autonomie qu'elle prend, la liberté qu'elle affiche de se séparer de l'esprit afin de s'en distinguer au mieux, un point de vue qui sera qualifié « d'option M ».

 - d'autre part, et symétriquement, il faut considérer l'esprit et l'autonomie dont il fait preuve vis-à-vis de la matière pour s'en distinguer le plus clairement possible, et ce second point de vue sera qualifié « d'option e ».

On utilise le terme d'option car, lors de cette phase, les paysagistes, tout comme d'ailleurs les artistes et les architectes, ne peuvent pas envisager simultanément des points de vue aussi contradictoires : à chaque fois ils doivent opter pour l'un ou pour l'autre.

 

À l'occasion de la dernière étape du 2d super-naturalisme on a envisagé des architectes dits « modernes » dont certains sont décédés il n'y a pas si longtemps. Avec la phase de prématurité ([1]), on va maintenant avoir affaire à des créateurs contemporains dont la plupart sont toujours vivants. Du fait de l'autonomie de la notion de matière végétale que nous aurons à traiter, nous sommes amenés à ne plus considérer les architectes mais à nous intéresser spécialement aux paysagistes. Ma connaissance de ces professionnels spécialisés dans le végétal étant limitée, je m'en tiendrai à des Français dès lors que ce sont eux que je connais le moins mal.

Parmi les paysagistes retenus, l'un, en l’occurrence Gilles Clément, se retrouvera dans chacune des deux options afin de bien montrer qu'il s'agit réellement d'options entre lesquelles on peut librement choisir et non pas, comme il en allait des versions naturalistes et animistes des phases précédentes, de versions impliquées de façon incontournable par la culture particulière dans laquelle on baigne.

Par différence aux chapitres précédents, pour se concentrer sur le fonctionnement spécifique des notions de matière et d'esprit et sur leurs relations, on ne fera pas une présentation de l'évolution ontologique étape par étape, seulement globalement. Les analyses vaudront alors dans leur principe pour l'ensemble des cinq étapes de la phase de prématurité.

 

 

On commence par l'option M, celle qui valorise l'autonomie du matériau végétal.

 

En développant ses notions de « Tiers-Paysage » et de « Jardin en Mouvement », le paysagiste Gilles Clément (né en 1943) s'est tout spécialement fait le chantre de cette option.

Commençons par sa notion de Tiers-Paysage en reprenant les explications qu'il en donne sur son site Internet : « Le Tiers-Paysage désigne la somme des espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature. Il concerne les délaissés urbains ou ruraux, les espaces de transition, les friches, marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de route, rives, talus de voies ferrées, etc. ... À l’ensemble des délaissés viennent s’ajouter les territoires en réserve. Réserves de fait : lieux inaccessibles, sommets de montagne, lieux incultes, déserts ; réserves institutionnelles : parcs nationaux, parcs régionaux, « réserves naturelles ». Comparé à l’ensemble des territoires soumis à la maîtrise et à l’exploitation de l’homme, le Tiers-Paysage constitue l’espace privilégié d’accueil de la diversité biologique. (…), le réservoir génétique de la planète, l’espace du futur … ».

Cette définition dit bien que c'est la puissance propre du matériau végétal qui est en question, c'est-à-dire ce qu'il est capable de faire tout seul, dans les endroits qui n'intéressent pas les humains et où il peut se développer à sa guise et affirmer librement son autonomie, sa potentialité.

Au-delà de ses déclarations de principe sur le Tiers-Paysage, Gilles Clément lui a donné forme dans sa pratique de paysagiste. Nous en donnerons deux exemples, celui d'un lieu inaccessible qu'il a fabriqué de toutes pièces, puis celui de l'exploitation d'un délaissé qui préexistait.

 

Détail de l'île Derborence dans le parc Matisse de Lille, conçue par Gilles Clément : un lieu inaccessible implanté en haut d'une falaise de béton de 7 m et sur lequel aucune intervention de plantation ou d'entretien n'est organisée.

La végétation s'installe toute seule, en fonction des graines qui y parviennent, apportées par le vent ou par les oiseaux. Elle évolue et se modifie selon son rythme propre et selon ses propres logiques (1990)

Source de l'image : https://fr.m.wikipedia.org
/wiki/Fichier:Lille_parc_
matisse_ile_derborence.jpg


 

Dans le parc Matisse à Lille, face à la gare TGV, il a construit en 1990 « l’île Derborence », construction en béton de 7 m de hauteur au sommet de laquelle un espace est laissé à lui-même et à sa propre évolution. Son brutal décalage de hauteur le rend inaccessible pour les passants, et même pour l'entretien.

Un autre exemple nous amène à Saint-Nazaire, dans l'ancienne base sous-marine maintenant abandonnée. Parmi plusieurs interventions de Gilles Clément réalisées en ce lieu, en 2009 puis en 2012, on retiendra son « Jardin des Étiquettes » pour lequel il a installé une fine couche de substrat, laissant ensuite le vent, les oiseaux et les semelles des promeneurs y déposer des graines. Après l'intervention initiale seulement destinée à servir de support pour accueillir la diversité écologique de l’estuaire, les nouvelles plantes apparues sont identifiées et soigneusement étiquetées deux fois par an.

 




 

Base sous-marine de Saint-Nazaire : le Jardin des Étiquettes conçu par Gilles Clément en 2012. La diversité écologique de l'estuaire vient peu à peu coloniser le substrat minimal mis en place. Les nouvelles plantes ainsi apparues sont régulièrement inventoriées et étiquetées

Sources des images : http://www.paperblog.fr/6841564/le-jardin-du-tiers-paysage/, http://www.estuaire.info/fr/oeuvre/le-jardin-du-tiers-paysage-gilles-clement/ et http://www.saint-nazaire-tourisme.com/actualite/1204

 

La notion de Jardin en Mouvement, maintenant.

Elle est complémentaire de celle de Tiers-Paysage et consiste à ne pas décider a priori d'un plan définitif pour le jardin : on observe la façon dont les espèces végétales se déplacent d'elles-mêmes en colonisant de nouveaux espaces et l'on se borne à accompagner ce mouvement. Selon les termes de Gilles Clément, que l'on reprend à nouveau de son site Internet, « les énergies en présence - croissances, luttes, déplacements, échanges - ne rencontrent pas les obstacles ordinairement dressés pour contraindre la nature à la géométrie, à la propreté ou à tout autre principe culturel privilégiant l’aspect. Elles rencontrent le jardinier qui tente de les infléchir pour les tourner à son meilleur usage sans en altérer la richesse ». Ainsi, par exemple, « des fleurs venant à germer dans un passage mettent le jardiner devant le choix de savoir s’il veut conserver le passage ou conserver les fleurs. Le Jardin en Mouvement préconise de conserver les espèces ayant décidé du choix de leur emplacement. (...) Le dessin du jardin, changeant au fil du temps, dépend de celui qui entretient, il ne résulte pas d’une conception d’atelier sur les tables à dessin.»

 



 

Gilles Clément, Parc André Citroën, le Jardin en Mouvement : à gauche, plantes bisannuelles - à droite : plantes vivaces

Source des images : http://www.gillesclement.com/cat-banqueimages-andre-tit-Parc-Andre-Citroen

 

Au parc André Citroën de Paris, on trouve plusieurs espaces traités de cette façon, entérinant au fil des saisons le remplacement naturel des espèces pionnières éphémères qui colonisent le terrain par des espèces plus tardives de plus en plus stables. Les parcours de promenade se trouvent ainsi modifiés au fil des saisons afin de s'adapter aux déplacements et nouvelles implantations de végétaux intervenues naturellement sur le site.

 

Il reste à constater que, même dans cette option M qui met en valeur l'autonomie de la matière végétale, celle-ci ne se manifeste pas sans une intervention complémentaire qui relève de la notion d'esprit. Ainsi, l'île Derborence du parc Matisse de Lille est un endroit inaccessible qui évolue par lui-même, mais cette île végétale a été délibérément installée par la volonté de son concepteur, et l'inaccessibilité qui conditionne l'autonomie de son évolution est en permanence rendue ostensible par le moyen d'un haut mur en béton brut qui encoffre le remblai de terre sur lequel pousse la végétation, or ce mur est manifestement une construction artificielle d'origine humaine. De la même façon, non seulement le Jardin des Étiquettes de Saint-Nazaire a été délibérément installé à cet endroit par l'épandage d'un substrat capable d'accueillir les graines emportées par le vent, mais, surtout, la surveillance permanente de l'évolution du site par des esprits humains est la contrepartie de l'autonomie laissée à l'installation de la végétation, une contrepartie qui est rendue très palpable par la présence visuelle des étiquettes qui sont le support de cette surveillance.

La végétation ne fait pas non plus ce qu'elle veut dans le Jardin en Mouvement, même si une large autonomie lui est laissée, car en définitive c'est toujours le jardinier qui décide si telle plante apparue à tel endroit sera protégée par l'élagage de ses voisines ou si elle sera supprimée pour qu'elle ne leur fasse pas trop d'ombre, à moins que ce ne soit pour qu'elle n'encombre pas un passage piétonnier à préserver.

On peut donc résumer ainsi le principe de l'option M de la phase prémature : le matériau végétal est encouragé à faire valoir le maximum d'autonomie possible, mais il reste simultanément soumis à l'esprit humain qui tient à afficher un rôle propre complémentaire à cette autonomie (Tiers-Paysage), à moins que le matériau végétal ne reste très dépendant de la volonté de l'esprit humain qui prendra des décisions complémentaires aux initiatives végétales (Jardin en Mouvement). Une telle expression relève donc bien du fonctionnement que l'on devait attendre pour la phase de prématurité, c'est-à-dire l'affirmation de l'autonomie déjà acquise du matériau végétal, mais aussi la préparation de la phase suivante qui a besoin que soit aussi acquis le caractère complémentaire de la notion de matière et de la notion d'esprit.

 

 

L'option e nous place dans la situation opposée à l'option M : cette fois, c'est l'esprit du jardinier qui va chercher à montrer qu'il peut concevoir la matière végétale de façon très autonome du fonctionnement normal de celle-ci.

 

L'expression la plus forte de cette situation me semble donnée par les aménagements de murs végétaux verticaux conçus par Patrick Blanc (né en 1953).

S'inspirant de l'observation de végétaux poussant naturellement dans des anfractuosités de murs, et aussi de plantes hébergées par des arbres, il a sélectionné des végétaux spécialement adaptés pour pousser sans avoir besoin de s'enraciner dans la terre ou d'être fréquemment entretenues, débarrassées de plantes indésirables puis taillées ou rempotées, comme il en va souvent pour des végétations installées sur des surfaces horizontales plus facilement accessibles. Par ailleurs, il a mis au point des systèmes de supports permettant à de telles plantes de s'accrocher et d'être nourries par des circulations d'eau contrôlées. Patrick Blanc a installé ses dispositifs sur des pignons d'immeubles ou sur des façades entières, dans des cours, et même sur des parois intérieures de locaux.

Ses dispositifs relèvent de l'option e, car c'est un esprit humain qui a inventé ce système de support et ce système de nourriture spécialement adaptés pour permettre à des plantes d'envahir densément et régulièrement des surfaces verticales en situation urbaine. Jamais elles n'auraient pu s'y installer par elles-mêmes, ni se développer toutes seules avec tant de luxuriance et avec une telle netteté de limite entre les surfaces plantées et les surfaces murales non plantées.

 

 


Trois exemples parisiens de jardins verticaux conçus par Patrick Blanc : à gauche, sur des façades du Musée du Quai Branly (2005), ci-dessous à gauche, dans la cour de l'hôtel Pershing Hall (2001), à droite, « l'Oasis d'Aboukir » sur un pignon d'immeuble ancien, à l'angle de la rue d'Aboukir et de la rue des Petits Carreaux (2013)

Sources des images : http://www.verticalgardenpatrickblanc.com/

 

 

 

 


 


 

 

Toutefois, une telle invention qui fait valoir l'autonomie des capacités de l'esprit humain à faire pousser des végétaux même là où ils ne le pourraient pas normalement n'a pu se faire sans se soumettre aux conditions imposées par la nature végétale : elle n'a été possible que grâce à la sélection de végétaux spécialement adaptés à ce type de culture et par la mise au point d'un système d'arrosage et de nourriture qui respecte le fonctionnement naturel de ces plantes. En outre, et cela est particulièrement évident dans l'aménagement des façades du Musée du Quai Branly, ces surfaces végétales sont toujours installées en contraste visuel avec des surfaces de bâtiments qui sont bien repérables en tant que constructions humaines et leur présence produit un effet complémentaire à celui de la végétation.

 

 

Les jardins conçus par Michel Corajoud (1937-2014) relèvent aussi de l'option e.

Dans le parc de la Villeneuve de Grenoble, son procédé consiste à utiliser la matière végétale pour faire valoir des dispositions qui relèvent évidemment de l'esprit humain. Ainsi, il donne la forme de calottes parfaitement sphériques aux surfaces engazonnées et il joue à les recouper par des alignements d'arbres strictement rectilignes. Des sphères recoupées par des alignements droits, c'est affaire de géométrie, et donc d'activité de l'esprit, ce n'est pas le résultat normalement attendu d'une spontanéité végétale. Cependant, comme l'ensemble du parc ne présente pas une organisation géométrique régulière, ces calottes sphériques peuvent tout aussi bien sembler être un ensemble de collines naturelles distribuées au hasard dans le parc. C'est l’ambivalence de ces deux lectures, pure géométrie ou pur résultat de circonstances naturelles, qui correspond ici à la complémentarité des deux notions : on ne peut pas envisager l'une sans que l'autre ne nous vienne également à l'esprit.

 



 

 

Michel Corajoud :

Ci-dessus, 2 vues du Parc de la Villeneuve de Grenoble (1971)

À droite, une vue du Parc de Gerland à Lyon (2000)

Source des images : http://corajoudmichel.nerim.net/


 

Dans son aménagement du parc de Gerland à Lyon, les plantations sont réalisées par grandes surfaces d'un seul tenant plantées d'une même variété végétale. Une fois ces grandes bandes droites de végétaux installées, elles sont laissées à elles-mêmes, sans système de taille ou de tonte régulière pour en domestiquer l'apparence dans le détail.

Ces deux exemples montrent que Michel Corajoud utilise les végétaux comme il userait de crayons de couleur ou de pinceaux pour dessiner des paysages qui ne pourraient pas se générer spontanément par le simple jeu de la nature, il dessine des paysages qui ont très visiblement l'apparence d'agencements inventés par un esprit humain et qui fait ainsi la preuve de son autonomie de décision et de sa capacité à y plier le végétal. Simultanément toutefois, l'emprise de l'esprit n'apparaît pas absolue comme elle l'est dans un jardin « à la française » : de la place est laissée pour une affirmation complémentaire de l'irrégularité et de l'aléatoire qu'adoptent les formes végétales lorsqu'elles sont laissées à elles-mêmes. Cet aléatoire peut être réel, comme au parc de Gerland où les végétaux sont visiblement laissés à eux-mêmes après plantation, mais il peut aussi faire partie du dessin défini par le paysagiste, comme il en va pour la distribution « comme naturelle » des collines engazonnées du parc de la Villeneuve.

 

 

En option e, on peut aussi classer l'installation par Gilles Clément des six jardins dits « sériels » ou « thématiques » du parc André Citroën à Paris.

Le principe est que, dans chacun de ces jardins, les végétaux ont été choisis pour relever d'une couleur commune tandis que toute une symbolique est censée correspondre à chacune de ces couleurs. Ainsi, à chacune sont associés un métal, un jour de la semaine, une planète, un aspect de l'eau et un sens. Par exemple, le jardin bleu veut symboliser le cuivre, le vendredi, Vénus, la pluie et l'odorat. De la même façon, le jardin rouge veut symboliser le fer, le mardi, Mars, la cascade et le goût, tandis que le jardin argent veut symboliser l'argent, le lundi, la lune, la rivière et la pluie. Il faut bien admettre que toute cette symbolique est arbitraire et ne se décèle pas lorsque l'on est dans l'un de ces jardins, mais il importait de souligner l'intention de Gilles Clément de faire ainsi porter à des aspects purement naturels des végétaux, en l’occurrence leur couleur, des intentions de correspondances symboliques relevant des spéculations intellectuelles spécifiques aux esprits humains.

 


Deux des jardins sériels de Gilles Clément au Parc André Citroën :

détails du jardin bleu et du jardin doré

Source des images : http://hauteclaire.eklablog.com/les-reportages-c83112/4


 

Toutefois, même si la portée symbolique « voulue par l'auteur » doit être expliquée parce qu'elle est complètement artificielle et ne peut se déduire de l'examen du jardin, il reste que l'unité de couleur de chacun des six jardins n'est pas naturelle. Il est visible, lorsqu'on parcourt ces jardins, que cette unité de couleur a été voulue et préméditée par un esprit humain qui a délibérément mis ensemble des végétaux provenant de régions parfois très éloignées les unes des autres. Ces végétaux ne se seraient jamais rencontrés, et encore moins groupés par couleurs homogènes, si un esprit humain n'était pas intervenu pour cela. On est donc bien dans le cadre de l'option e, puisque la perception d'un aspect purement naturel des végétaux, leur couleur, est dominée par le constat que ces végétaux ont été sélectionnés et regroupés artificiellement en couleurs homogènes par un esprit humain qui fait ainsi valoir l'autonomie de sa décision et sa capacité à imposer aux végétaux des regroupements totalement artificiels. Et l'autonomie de décision de l'esprit humain y a bien comme corollaire le rôle complémentaire des propriétés du matériau végétal, car l'esprit humain a besoin que le végétal fasse l'étalage de sa couleur pour que l'esprit humain puisse le répartir en jardins séparés en fonction de ce critère de la couleur.

 

Précédemment, on avait donné des exemples de jardins conçus par Gilles Clément dans le cadre de sa conception du Tiers-Paysage ou du Jardin en Mouvement. Le matériau végétal y était alors libre de se développer en très grande autonomie, n'étant borné ou orienté que marginalement par la volonté de l'esprit du concepteur ou du jardinier. Avec les jardins sériels du Parc Citroën, le même Gilles Clément fait valoir, au contraire, la volonté du concepteur d'imposer aux végétaux des regroupements qui ne leur sont naturels. Autonomie du matériau végétal par rapport à l'esprit ou imposition des volontés de l'esprit au végétal, on a bien affaire à deux options contraires qui ne peuvent être adoptées en même temps, et qu'elles soient prises tour à tour par le même concepteur démontre qu'il s'agit bien de deux options qui relèvent d'une seule et même étape ontologique. Bien que ce ne soit pas absolument certain, on peut soupçonner que Gilles Clément relève de la dernière étape de l'ontologie prémature car, du fait de sa façon de donner aux végétaux le maximum d'autonomie dans son Tiers-Paysage et dans son Jardin en Mouvement, on voit difficilement comment le végétal pourrait être conçu avec davantage d'autonomie à l'occasion d'une étape ultérieure de cette phase ontologique.

Quoi qu'il en soit, avec les trois paysagistes que nous avons considérés, que ce soit dans l'option M ou dans l'option e, et quelle que soit la façon particulière de chacun de mettre en œuvre l'autonomie végétale ou l'autonomie de son propre esprit, chaque fois nous avons vu que le nécessaire était fait pour valoriser simultanément le rôle complémentaire joué par la notion dont l'autonomie n'était pas mise en valeur. Comme on l'a déjà dit, et comme on va le voir plus en détail maintenant, atteindre cet état de complémentarité était nécessaire pour obtenir la maturité propre à la phase ontologique suivante.

 

 

 

 

6.4.  Les jardins de l'enroulement mature final :

 

Nous arrivons à la dernière phase ontologique du cycle matière/esprit ([2]), celle où ces deux notions finissent par former un couple de notions contraires qui se moulent en négatif l'une sur l'autre, un couple où ce qui n'est pas ressenti comme relevant de la matière sera inévitablement considéré comme relevant de l'esprit humain, c'est-à-dire complètement « artificiel », et où ce qui ne relève pas de l'esprit humain sera inévitablement considéré comme un pur effet de matière, c'est-à-dire complètement « naturel ».

 

 

ontologie mature :

 

 


 

 

Pour illustrer cette dernière phase, on utilise un schéma dérivé de celui du Yin-Yang qui souligne le groupement en couple compact et fermé que forment désormais les deux notions, et qui souligne aussi que, à l'intérieur de ce couple, chaque notion est la complémentaire de l'autre et la dessine en négatif : plus c'est l'une, moins c'est l'autre, et réciproquement. Toutefois, parce que ces deux notions, bien qu'associées sont clairement distinctes et donc coupées l'une de l'autre, par différence avec le schéma du Yin-Yang le domaine de la matière et celui de l'esprit sont ici bien séparés.

Dans cette phase, comme dans la précédente, la coupure entre les deux notions et leur caractère inverse l'une de l'autre ne permettent pas de rendre compte simultanément de la totalité de leur dépendance relative. Pour en rendre compte il faut nécessairement envisager tour à tour la situation de chacune, ce qui implique donc à nouveau deux options distinctes. Dans la première, que l'on appellera encore « M », la matière s'imposera par sa capacité à être ressentie de façon autonome et fera valoir sa propriété d'être l'exact négatif de la notion d'esprit. La seconde option, que l'on appellera « e », valorisera au contraire la façon dont l'esprit peut s'imposer de façon autonome et sa propriété de constituer le négatif exact de la notion de matière.

Je n'ai trouvé que le paysagiste Michel Desvigne (né en 1958) qui ait produit des œuvres qui répondent à chacune de ces deux options. La plupart des analyses de ce chapitre vont donc porter sur ses productions spécialement révélatrices de cette phase ontologique.

 

 

On commence par l'option M :

 

Celle-ci consiste à mettre en valeur la capacité de la vie végétale à s'affirmer de façon indépendante, mais cela dans un cadre complètement contraint par l'esprit humain afin que le végétal puisse y apparaître comme étant son strict complément.

La forêt de bouleaux reconstituée par les paysagistes Michel Desvigne et Christine Dalnoky dans l’îlot du 64 rue de Meaux (Paris 19e) répond bien à ce principe : à l'intérieur de cette haute et étroite cour urbaine, conçue en 1989-1992 par l'architecte Renzo Piano, les paysagistes ont réussi à transplanter un véritable morceau de forêt en plein milieu d'un îlot urbain à l'architecture très visiblement industrialisée. La vigueur propre des grands ensembles végétaux naturels se trouve ainsi directement confrontée à un écrin policé de la civilisation urbaine visiblement conçu par un esprit humain.

 

La forêt de bouleaux reconstituée par les paysagistes Michel Desvigne et Christine Dalnoky dans l’îlot du 64 rue de Meaux (Paris 19e) conçu en 1989-1992 par l'architecte Renzo Piano (plan de l'îlot à droite)

Sources des images : https://oldgardens.wordpress.com/2013/03/01/garden-in-rue-de-meaux-paris-france/

et https://www.flickr.com/photos/sanjoy87/6998855390/in/photostream/ (auteur : Jonas Aarre Sommarset)


 

 

 


 

 

La grande taille des végétaux joue beaucoup dans cet effet puisque ces arbres semblent trop grands pour correspondre à l'échelle habituelle des végétaux urbains, du moins lorsqu'ils sont directement mis au voisinage des bâtiments. Mais joue aussi le choix des essences des végétaux, tant pour ce qui concerne la haute futée de bouleaux que pour ce qui concerne la couverture du sol, façon sous-bois continu, ce type de végétaux n'étant pas de ceux que l'on a l'habitude de voir dans les jardins urbains mais plutôt dans les forêts laissées à elles-mêmes.

 

 


Dominique Perrault : Bibliothèque Nationale de France - site François Mitterrand - le jardin à haute futaie de la cour centrale (1989-1995)

Source de l'image : http://www.flickr.com/photos/kuk/5424345959/in/photostream/ (auteur : Pedro Kok)

 

 

Cet effet de surprise d'un morceau de grande forêt naturelle au cœur d'un bâtiment urbain à forte technicité d'aspect, c'est aussi celui que procure la forêt de hauts pins installée par l'architecte Dominique Perrault dans le patio central de la Bibliothèque Nationale de France sur le site François Mitterrand, étant précisé que cet architecte relève également de la phase ontologique mature. Effet d'insolite, voire d'incongruité, dû à la nature de ces arbres que l'on ne trouve normalement qu'en forêt, un lieu que l'on ressent pouvoir vivre en indépendance de la présence humaine, mais aussi apparition végétale qui semble le négatif de l'aménagement humain du fait qu'elle remplit complètement le creux de l'architecture, au point même de sembler trop grande pour celui-ci et de forcer sur les parois qui l'enserrent de trop près.

 

 

L'autre exemple que l'on donne de l'option M fait moins de cas de la vigueur propre et de l’exubérance autonome des végétaux. Il insiste plutôt sur la façon dont le matériau végétal y est le complémentaire exact des manifestations de l'esprit. Cet aménagement du jardin dit « de préfiguration » sur l'île Seguin à Boulogne-Billancourt a été installé par Michel Desvigne en 2010.

 

Michel Desvigne : jardin dit « de préfiguration » de l'île Seguin à Boulogne-Billancourt (2009-2010). En bas à gauche, vue de l'ancien site après démolition des bâtiments

Sources des images : http://www.pss-archi.eu/forum/viewtopic.php?pid=263911 et http://mrfred1013.blogspot.it/2011/09/le-jardin-de-lile-seguin-boulogne.html


 



 

 

Chacun sait que le site était auparavant occupé par les usines automobiles Renault. Le principe a consisté à ce que le dessin du jardin soit déterminé par l'emplacement des creux laissés par les anciennes fosses de presse à l'intérieur de l'usine, de telle sorte que ce sont donc les anciennes activités humaines qui ont déterminé la forme du végétal tout comme la répartition de ses divers emplacements. Du fait de ce principe, le végétal n'apparaît que comme le révélateur, en négatif, du détail des anciennes activités humaines, il n'est nullement déterminé par la logique propre de son développement biologique.

À ce principe d'aménagement, on peut reprocher que le statut du végétal comme empreinte négative de l'activité humaine ne peut pas se deviner par le seul examen des lieux et qu'il faut connaître la démarche du paysagiste pour savoir comment ces formes ont été déterminées. Pour sa défense, on doit admettre qu'il y a une grande difficulté, par le simple usage du matériau végétal, à montrer qu'il n'est que le négatif de l'esprit humain, ce qui fait partie des limites de l'expression ontologique de l'art des jardins.

 

Selon la même logique, on peut citer la conception, toujours par Michel Desvigne, de l'aménagement paysager de la rive droite de la Garonne à Bordeaux. Cette démarche porte essentiellement sur la forme d'ensemble du parc : au lieu de dessiner a priori un parc avec une forme prévue à l'avance, celle-ci est laissée au hasard des mutations foncières, c'est-à-dire au hasard de l'évolution économique de la zone. À chaque fois qu'une activité ferme ou se déplace sur un autre site, le terrain de son emprise est préempté par la puissance publique et il est incorporé dans le périmètre du parc végétal. De cette façon, ce ne sera pas la logique des végétaux qui déterminera la forme finale du parc puisqu'elle sera complètement déterminée par l'évolution à venir des activités humaines et qu'elle ne sera donc que le négatif des surfaces que celles-ci auront délaissées.

Le végétal ne portera d'ailleurs pas l'empreinte des mutations des parcelles que dans sa forme d'ensemble, mais aussi dans son organisation interne, car le principe est de planter des végétaux sur les parcelles libérées au fur et à mesure de leur libération. Ainsi, l'âge des arbres, et donc essentiellement leur hauteur, gardera l'empreinte de l'évolution, au fil du temps, de ces mutations : une végétation jeune révélera un abandon récent de l'activité humaine à son endroit et une végétation ancienne révélera un abandon ancien et une mutation ancienne de la propriété de la parcelle foncière concernée. Bien que ce principe d'aménagement semble simple, il a dû faire l'objet de règlements d'urbanisme adaptés pour qu'il puisse se prolonger pendant les dizaines d'années qui seront nécessaires à sa mise en œuvre.

 

 

L'option e maintenant :

 

Cette option est celle qui met en avant l'autonomie des faits de l'esprit humain tout en suggérant qu'ils ne sont rien d'autre que le complément de faits de matière, rien d'autre que son complet et parfait négatif. Cette option est représentée dans l'aménagement du jardin réalisé en 2012 par Michel Desvigne sur le toit de l'Université Keio à Tokyo, étant précisé qu'il a utilisé le même principe à d'autres occasions.

C'est très visiblement un esprit humain qui a organisé un pavage du sol aussi régulièrement troué de pastilles plantées à la forme aussi nettement circulaire et de dimensions aussi systématiquement croissantes ou décroissantes. Très visiblement, c'est donc un esprit humain qui a imposé au végétal les lieux de son implantation.

 

Michel Desvigne : jardin sur le toit de l'Université Keio à Tokyo (2012)

Source de l'image : https://landscapeofmeaning.blogspot.com/2010/04/how-frenchman-became-americas-hottest.html


 


Une autre vue du jardin sur le toit de l'Université Keio à Tokyo conçu par Michel Desvigne en 2012

Source de l'image :
https://www.e-architect.com
/images/jpgs/tokyo/keio_university
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Mais, si le végétal est complètement bridé au sol, éclaté qu'il est à l'intérieur de multiples pastilles régulièrement échelonnées par la volonté de l'esprit humain, il retrouve une pleine continuité de frondaison et toute sa liberté de foisonnement irrégulier dans ses parties hautes.

En effet, les pastilles d'implantations obligées ne sont pas assez écartées les unes des autres pour imposer que les végétaux soient complètement séparés et que le rythme de leur implantation au sol puisse rester visible en hauteur. Dans les pastilles situées en périphérie, le végétal fait aussi valoir sa capacité à ramper au sol et, ainsi, à diversifier son apparence.

Indépendamment de cette lecture de l'esprit comme organisateur exclusif du végétal et avec le végétal en partenaire faisant valoir son touffu et ses irrégularités en contraste avec la régularité qui lui est imposée par l'esprit, cet aménagement provoque aussi une autre lecture : celle de la complémentarité entre les surfaces dallées accessibles aux humains et les surfaces des pastilles occupées par les arbres ou par des végétaux rampants. En effet, si les surfaces plantées avaient été traitées en larges plates-bandes, on ne prêterait pas spécialement attention à la séparation qu'il y aurait alors entre les surfaces « en dur » praticables par les humains et les surfaces « en terre » réservées aux végétaux. Ici, le saupoudrage des pastilles plantées à l'intérieur de la surface dallée, tout comme la forte densité de ces pastilles qui laisse parfois peu de passage entre elles, font que l'on ne peut manquer de lire combien les surfaces circulables et les surfaces végétales se chevauchent et s'interpénètrent continuellement. Et aucune surface n'échappe à cette interpénétration : tout ce qui n'est pas dallage bétonné et régulièrement quadrillé est une surface occupée par le végétal, et tout ce qui n'est pas surface occupée par les arbres ou par les plantes rampantes est une surface accessible à la promenade d'un humain. Les deux se complètent, leurs aspects et leurs usages formant très visiblement un couple aux propriétés complémentaires.

 

Dans tous les jardins aménagés par Michel Desvigne on a vu comment la matière végétale et les manifestations de l'esprit humain forment un couple d'aspects à la fois complémentaires et bien tranchés l'un de l'autre, ce couple étant parfois considéré depuis le côté du végétal (option M) et parfois du côté de l'esprit (option e).

Il s'agit là du fonctionnement que doit obtenir la relation entre la matière et l'esprit à la dernière phase de leur relation, mais dans le cas particulier de la phase mature de l'ontologie matière/esprit ce n'est pas la phase suivante de cette ontologie qui se prépare, mais la première du cycle ontologique suivant, et c'est cette préparation que nous allons maintenant chercher à lire en revenant sur les exemples que l'on a donnés des jardins de Michel Desvigne.

Je n'en suis pas absolument certain, mais je soupçonne, du fait des effets plastiques qu'il met en œuvre, que Michel Desvigne ne correspond pas à la toute dernière étape de la phase mature, mais plutôt à son avant-dernière étape, ce qui implique que la préparation du cycle ontologique suivant y est quand même bien avancée. Comment un nouveau cycle ontologique se prépare-t-il au moment même où se clôt le cycle précédent ? Nous le verrons plus en détail en analysant les peintures, les sculptures, les installations et les architectures de la phase mature de l'ontologie matière/esprit, mais nous pouvons dès à présent en donner le principe, qui est assez simple : d'un côté, le couple matière/esprit se referme sur lui-même en un couple de notions parfaitement complémentaires l'une de l'autre en donnant naissance à une nouvelle notion qui le résume, de l'autre, une notion qui était implicitement comprise dans l'ancien couple lorsqu'il était encore assez vague s'en trouve maintenant expulsée dès lors qu'il se resserre sur ses aspects strictement « matière » et « esprit ».

Quel sera ce nouveau couple ? On l'a déjà suggéré au premier chapitre et, comme on le confirmera plus tard, il se définit de la façon suivante : le mariage entre la matière et l'esprit donnera la notion de « produit-fabriqué », c'est-à-dire de matière transformée par l'esprit, et la notion « d'intention » se trouve simultanément expulsée et commence à se constituer en notion distincte. Cette notion n'est pas nouvelle, car les artistes ont toujours manifesté une intention lorsqu'ils ont créé leurs œuvres, mais elle concerne un aspect particulier de l'activité de l'esprit qui ne peut plus rester mélangé à l'ensemble des aspects qui relèvent de l'esprit et doit maintenant s'affirmer de façon autonome.

Dans la pratique, lors de la dernière phase de l'ontologie matière/esprit, l'émergence de l'ontologie produit-fabriqué/intention prend la forme d'anomalies qui apparaissent lorsque la matière et l'esprit sont mutuellement confrontés : l'intention qui est implicitement mélangée à la mise en œuvre de la matière ou à la manifestation de l'esprit provoque une anomalie manifeste qui oblige à renoncer, soit à la notion de matière, soit à la notion d'esprit. Si matière, esprit et intention ne peuvent plus tenir tous ensemble, c'est bien la preuve que la notion d'intention est de trop dans le couple matière/esprit lorsqu'il est parvenu au comble de sa fermeture, c'est bien la preuve qu'il faut envisager de la mettre séparément en relation avec ce couple. À condition toutefois qu'il ne soit plus envisagé comme un dialogue entre les notions de matière et d'esprit représentées séparément, et pour cela qu'elles soient absorbées indistinctement dans la notion de produit-fabriqué résumant leur réunion.

 

Cela exposé, il est temps de se demander si de telles anomalies sont apparues dans les créations de Michel Desvigne lorsqu'elles mettaient en relations complémentaires matière et esprit ainsi qu'on l'a relevé dans toutes nos analyses.

On a effectivement vu une anomalie apparaître dans la forêt plantée par Michel Desvigne au milieu d'une cour d'immeubles urbains, tout comme on l'a vue dans le patio de la Bibliothèque Nationale de France : une forêt n'est pas à sa place en ville, dans un étroit square ou dans un patio d'immeuble, car la forêt y semble trop à l'étroit et repousser les parois du bâtiment, au point même que certains arbres doivent être arrimés par des câbles d'acier afin de ne pas dégrader les façades vitrées en période de grands vents. L'intention de planter des forêts de hautes futaies dans de trop étroites cours urbaines génère donc bien des anomalies, lesquelles impliquent que c'est le matériau végétal qui est alors en trop, ou du moins trop exubérant, trop envahissant.

Plus lisible encore est l'obligation de renoncer à la présence des activités résultant de l'esprit humain dans le cas du parc de l'île Seguin. Certes, le végétal y garde trace du passé des activités humaines, mais il n'en remplace pas moins ces activités dues à l'action de l'esprit, et l'intention de réaliser ces aménagements végétaux exclut que se maintiennent de telles activités, elle oblige à ce que les activités humaines disparaissent pour que s'installe le végétal. Que, dans les faits, ces activités aient déjà disparu ne change rien au fait que l'intention d'installer le végétal de telle sorte qu'il en garde la trace implique nécessairement qu'elles ne puissent plus s'exercer à ces endroits-là. Ce qui se retrouve exactement de la même façon dans l'aménagement de la rive droite de la Garonne : ce n'est que lorsqu'une zone d'activité humaine a déménagé que le matériau végétal peut envahir cette zone, les deux ne pouvant cohabiter du fait de l'intention du paysagiste de faire évoluer le parc de cette façon. Rappelons, s'il était besoin, que l'aménagement paysagé aurait pu être réalisé autrement, par exemple selon un dessin volontaire concernant l'ensemble de la zone, en toute indépendance de la présence des bâtiments actuels et aménagé au fur et à mesure des déménagements des activités abritées dans ces bâtiments, au besoin même en provoquant leur expulsion afin que le projet prévu pour le parc soit réalisé au mieux.

Pour aider à saisir ce principe d'incompatibilité entre matière et esprit lorsqu'elle est impliquée par une intention générant une anomalie, on donne tout de suite un exemple d'installation plastique correspondant à la dernière étape de l'ontologie matière/esprit, celle où la notion d'intention a suffisamment fait valoir sa spécificité, et avec suffisamment de force, pour qu'on bascule immédiatement après dans le cycle ontologique suivant. Considérons, en effet, les personnages en cire ou les copies de statues antiques en cire conçues par l'artiste suisse Urs Fischer (né en 1973), tel qu'il en va de cet « homme-bougie » qu'il a présenté à la Biennale de Venise de 2011.

 

 


Urs Fischer : Homme-bougie partiellement fondu à la biennale de Venise de 2011

Source de l'image :

http://nezumi.dumousseaux.free.fr/wiki/index.php?title=Urs_Fischer

 

 

Qu'il s'agisse de la représentation de personnages (implicitement supposés dotés d'un esprit) ou qu'il s'agisse de copie de statues antiques (œuvres de l'esprit), ces sculptures correspondent toujours à l'intention de représenter une manifestation de l'esprit. En tant qu'elles sont réalisées en bougie, elles correspondent aussi à l'intention de mettre en œuvre un matériau spécifique, en l’occurrence, de la bougie et des mèches enfoncées à l'intérieur.

On a donc bien ici un fait d'esprit et un fait de matière, mais l'intention qui se porte sur ces deux notions pose problème : on ne peut pas satisfaire simultanément l'intention concernant le fait de l'esprit et l'intention concernant le fait de matière. Si l'on tient à conserver intacte la représentation humaine, alors il faut oublier que l'oeuvre est réalisée en bougie et s'abstenir d'en allumer les mèches, et si à l'inverse on tient à utiliser le matériau conformément à sa destination, alors il faut renoncer à conserver la représentation humaine et l'oeuvre de l'esprit qu'elle manifeste en la laisser fondre.

L'intention apparaît bien, ici, comme quelque chose en trop, quelque chose qui est certainement distinct du couple matériau/esprit puisque sa présence n'est pas compatible avec la survie de ce couple. Certes, ce dysfonctionnement apparaît moins radical dans le cas du parc de l'île Seguin puisque le végétal y garde au moins le souvenir des activités humaines qu'il remplace, mais il y a bien quelque chose du même ordre dans l'impossibilité d'envisager l'intention de conserver ces activités humaines en même temps que l'intention d'installer les aménagements végétaux à leur place.

 

 

> Chapitre 7 –  Construction de la frontière


[1]Sur le site Quatuor, la phase de prématurité correspond aux étapes D0-31 à D0-40. On pourra trouver une liste des principaux artistes et architectes correspondant à chacune de ces étapes à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_histoire_d30_0000.htm

[2]Sur le site Quatuor, la phase de maturité correspond aux étapes D0-41 à A1-10. On pourra trouver une liste des principaux artistes et architectes correspondant à chacune de ces étapes à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_histoire_d30_0000.htm