Christian RICORDEAU

Essai sur l'art

 

tome 2

Vers la mue contemporaine

 

Chapitre 9

LE BOUCLAGE

FINAL

 

 

 

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9.1.  Le bouclage final, en peinture et en sculpture :

 

Après les deux phases d'ontologie « super », il reste encore deux phases pour boucler le cycle « matière/esprit ». La dernière se dénommera tout naturellement la phase « mature », et tout aussi naturellement l'avant-dernière que nous abordons maintenant se dénomme « prémature ».

À l'issue de la phase précédente les notions de matière et d'esprit ne sont plus collées l'une à l'autre et ont acquis une autonomie relative. Relative, car si elles peuvent désormais être considérées comme autonomes l'une de l'autre, elles n'en restent pas moins attachées l'une à l'autre. C'est dans cette configuration, résumée dans le croquis suivant, qu'elles évolueront nécessairement pendant les cinq étapes de l'ontologie prémature.

 

 

ontologie prémature :

 

 


 

 

Comme les autres, cette phase a pour fonction de préparer la suivante, laquelle sera cette fois celle de la maturité. Son principe est résumé par cet autre schéma.

 

 

ontologie mature :

 

 


 

 

La comparaison de ces deux schémas indique ce qui devra se passer pendant la phase prémature pour préparer les conditions nécessaires au fonctionnement de la phase mature : d'une part, les deux notions devront se mouler l'une contre l'autre afin d'être l'exact complément l'une de l'autre ; d'autre part, elles devront se séparer complètement afin de n'être plus du tout liées l'une à l'autre, sauf précisément par leur propriété d'être complémentaires l'une de l'autre.

 

Lors de la phase précédente, deux effets plastiques principaux ont toujours été envisagés à chaque étape. Lors de la phase prémature nous retrouvons deux effets principaux, mais ils ont désormais des rôles bien distincts : l'un correspond à la maturité de la séparation entre les deux notions, l'autre à la maturité de leur enroulement mutuel complémentaire. Le premier, celui qui enregistre la maturité de la séparation, reprend le même cycle d'évolution que celui de la phase précédente, c'est-à-dire qu'il part du relié/détaché en première étape pour aller jusqu'au fait/défait en quatrième étape. Toutefois, comme cette phase contient une étape supplémentaire, il passe ensuite à l'effet qui succède normalement au fait/défait, le relié/détaché que l'on retrouve alors mais dans une version plus mûre qu'à la première étape. En fait, comme le montre le schéma que l'on a fait pour décrire la phase mature, c'est très exactement dans une situation « reliée l'une à l'autre et détachée l'une de l'autre » que doivent se trouver les notions de matière et d'esprit à la fin de la phase prémature pour qu'un basculement puisse se faire vers cette nouvelle phase : elles doivent être reliées l'une à l'autre pour se rassembler dans une unité à caractère global, et elles doivent être détachées l'une de l'autre pour qu'elles soient complètement distinctes à l'intérieur de cette unité. Quant au deuxième effet, celui qui enregistre la maturité de la complémentarité de l'enroulement des deux notions, il prend normalement la suite des effets envisagés aux étapes précédentes : après le rassemblé/séparé de la dernière étape du 2d super naturalisme vient le synchronisé/incommensurable de la première étape de la prématurité, et cela ira jusqu'à l'intérieur/extérieur de sa cinquième étape qui correspondra à la pleine maturité de la complémentarité de l'enroulement des deux notions. Dans cet enroulement final chacune des deux notions se trouvera en effet complètement à l'extérieur de l'autre et complètement à l'intérieur de l'autre, une propriété que l'on retrouve effectivement dans le schéma qui résume la phase mature.

Si les propriétés simultanées de détachement et de complémentarité des enroulements seront progressivement acquises lors de la phase prémature, cette transformation devra toutefois se faire dans le cadre des relations acquises à la fin de la phase précédente, c'est-à-dire dans une situation où les deux notions sont devenues à la fois autonomes l'une de l'autre mais toujours attachées l'une à l'autre. Ce qui nous obligera à modifier la présentation de leur évolution. En effet, lors des deux phases « super », comme les deux notions étaient toujours collées l'une à l'autre trois options se présentaient toujours : soit on considérait la situation de la matière (option M), soit on considérait la situation de l'esprit (option e), soit on considérait la relation qu'entretenaient ces deux notions (option M/e). Maintenant qu'elles sont décollées l'une de l'autre et très autonomes l'une de l'autre, l'option M/e n'a plus de sens et sera donc supprimée, la mise en évidence d'un lien subsistant entre les deux notions suffira pour décrire la nature seulement relative de leur autonomie.

Lors des deux phases précédentes la relation entre les deux notions a pu se décrire de façon simple : d'abord il existait un flou entre elles qui devait être dissipé par un contraste de plus en plus accentué, puis il a fallu les séparer le plus radicalement possible. Dans ces deux cas leur relation restait semblable à toutes les étapes d'une même phase, chaque étape correspondant seulement à l'accentuation du processus en cours : d'abord de plus en plus de contraste, puis de plus en plus de séparation. Pour cette raison il a été possible de proposer un croquis qui schématisait un type de relation qui valait pour toutes les étapes d'une même phase, ce qui ne sera plus possible. Et pour la même raison, s'il apparaissait plus pédagogique de commencer par la dernière étape qui correspondait à la relation la plus évoluée, donc la plus facile à repérer, avant de revenir en arrière pour montrer la maturité de plus en plus prononcée de cette relation au fil des étapes, ce mode de présentation devra lui aussi être abandonné pour faire plutôt comprendre la très grande spécificité de la transformation se produisant à chaque étape. Pendant cette nouvelle phase, on donnera donc un croquis différent pour chaque étape afin de décrire la topologie très spécifique de la relation entre les deux notions qui lui correspond.

Si l'on compare les deux schémas donnés plus haut pour décrire les ontologies prémature et mature, on devine que cela ne sera pas simple de passer d'une situation à l'autre, qu'il ne s'agira pas seulement d'être à chaque étape « de plus en plus quelque chose ». En fait, du fait des processus simultanés et distincts de mise en complémentarité et de séparation mutuelle, la relation entre les deux notions ne peut plus être saisie en entier d'un seul un coup, il faut désormais envisager deux types d'observation hétérogènes l'un pour l'autre, et cette différence nous ramène à la différence fondamentale mainte fois évoquée entre le type 1+1 et le type 1/x. En effet, du moins pour ce qui concerne la peinture et la sculpture qui nous placent d'emblée du côté de l'esprit, lors de la phase prémature on ne peut considérer sa relation à la matière que si l'on adopte l'une ou l'autre des attitudes suivantes :

         soit notre esprit se projette imaginairement sur la matière pour se mettre en relation avec elle. Dans ce cas, on ne peut distinguer la matière de l'esprit et observer leur relation qu'en se plaçant simultanément comme à distance de la matière et à distance de notre esprit, ce qui revient à prendre du recul par rapport à leur relation et à considérer les deux notions comme depuis leur extérieur. On est là dans le cadre d'une pensée du type 1+1, et c'est la filière des effets plastiques qui vont du relié/détaché immature au relié/détaché mature qui prendra en charge cette pensée du type 1+1 de la relation entre matière et l'esprit. Une filière qui sera donc dédiée à faire émerger une coupure franche entre les deux notions pour qu'elles deviennent parfaitement reliées l'une à l'autre et parfaitement détachées l'une de l'autre.

         soit notre esprit reste comme recroquevillé sur lui-même et ne considère sa relation avec la matière qu'à l'aide des informations que celle-ci lui envoie et qu'il recueille en lui-même. Puisque c'est en lui-même que l'esprit évalue sa différence avec la matière et qu'il saisit quelle relation il a avec elle, cela implique une pensée du type 1/x. Cette fois, c'est la filière des effets plastiques qui vont du synchronisé/incommensurable jusqu'à l'intérieur/extérieur qui prendra en charge cette pensée du type 1/x de la relation entre la matière et l'esprit, une filière qui pour sa part est donc dédiée à faire émerger la notion de complémentarité de l'enroulement des deux notions qui doivent finalement devenir à la fois intérieures et extérieures l'une de l'autre.

 

Comme une approche de type 1+1 et une approche de type 1/x sont incompatibles, il s'ensuit qu'elles ne peuvent être mises en relation, ce qui ne veut pas dire qu'elles ne cohabiteront pas dans une même œuvre, mais qu'elles relèveront alors de deux lectures distinctes nécessairement réalisées en deux temps séparés. Dans la pratique, l'incompatibilité des deux types se traduira par l'absence de relation directe entre les deux effets plastiques les plus importants de chaque étape, celui correspondant à la filière 1+1 et celui correspondant à la filière 1/x . Toutefois, comme on le verra dans les exemples proposés, l'effet dont l'expression se trouve ainsi bridée sera remplacé par deux effets quelconques parmi les trois qui lui sont subordonnés, ce qui correspond à une façon de penser la totalité de la relation matière/esprit, donc en même temps selon le type 1+1 et selon le type 1/x, mais en contournant leur confrontation directe qu'impliquerait la mise ensemble des deux effets principaux concernés. Pour être plus précis, on peut annoncer que l'un des effets subordonnés de l'effet interdit dans une relation correspondra à une expression de type analytique qui s'associera à une expression analytique de l'effet principal de l'autre filière, et que le second effet subordonné correspondra à une expression synthétique qui s'associera à une expression synthétique du même effet principal.

Le besoin de saisir globalement la situation est toutefois tel que les effets principaux des deux types de saisie pourront être repérés dans une même œuvre, mais comme on l'a dit ils devront être lus en deux temps séparés afin de n'être pas en relation directe, et en outre ces deux lectures seront déséquilibrées de telle sorte que l'une des deux dominera, à la fois parce qu'elle sera exprimée de façon plus évidente et parce que son expression sera plus riche, « plus ramifiée d'effets » pourrait-on dire. En fait, cette circonstance facilitera notre présentation puisque l'on pourra s'attacher à l'expression la plus forte et la plus riche pour l'analyser comme si elle était seule présente, mais il ne faudra jamais oublier l'aspect partiel des analyses qui vont suivre, et pour cette raison on envisagera en une occasion les deux filières l'une après l'autre. Le choix de ne tenir compte que du type le plus fort et le plus riche en ramifications dans chaque œuvre va donc diviser artificiellement cette phase en deux filières distinctes, celle relevant principalement du type 1+1 et celle relevant principalement du type 1/x. Pour chaque étape, chacune de ces deux filières sera envisagée au moyen de plusieurs œuvres.

 

 

La peinture et la sculpture de la première étape de l'ontologie prémature correspondent notamment au surréalisme, étant précisé que bien des peintres et des sculpteurs qui relèvent de cette étape ne se reconnaissent pas dans ce courant artistique. ([1]). À cette première étape, les deux effets plastiques principaux, et donc les deux options à envisager séparément pour saisir la relation entre la matière et l'esprit, sont le relié/détaché et le synchronisé/incommensurable. Exceptionnellement, il se trouve que les trois effets plastiques secondaires sont les mêmes pour chacun des deux effets principaux : le continu/coupé, le lié/indépendant et le même/différent.

 

Nous commençons par des œuvres qui relèvent principalement de l'effet de relié/détaché et du type 1+1, celui qui correspond à une lecture de la relation matière/esprit comme à distance, et donc comme depuis son extérieur.

 

 


 

schéma de principe de la relation matière/esprit à la première étape de la prématurité pour la filière 1+1 : bien que les deux notions soient clairement séparées l'une de l'autre, il existe des liens qui relient

Le schéma précédent résume la situation à la première étape et dans cette filière. Il n'est pas fondamentalement différent du schéma utilisé pour décrire la situation pour l'ensemble de la phase prémature, mais il n'y a rien de surprenant à cela puisqu'il décrit la relation qui résulte directement de la maturité atteinte à l'issue de la phase du 2d super-naturalisme, et donc la relation qui prévaut à partir de la première étape de la phase suivante. Ce n'est qu'à l'issue de cette étape, grâce à la maturité supplémentaire qu'elle aura permise d'acquérir, que l'on pourra observer une relation différente de celle résultant strictement de la phase précédente.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Edward Hopper, Chambres au bord de la mer (1951)

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Du peintre américain Edward Hopper (1882-1967), « Chambres au bord de la mer », daté de 1951.

Deux choses frappent d'emblée : d'une part la violence avec laquelle la luminosité des surfaces ensoleillées tranche sur l'ombre des murs et du sol, d'autre part la proximité directe entre la surface de l'eau et l'intérieur du logement. Notre intelligence de la scène nous permet de savoir, et donc de lire, que les surfaces brillamment ensoleillées sont parfaitement reliées avec les surfaces ombrées puisqu'elles se prolongent sur les mêmes parois, mais leur différence de luminosité n'en détache pas moins visuellement les surfaces ensoleillées des surfaces laissées dans l'ombre. Notre esprit nous dit donc que c'est relié en continu, tandis que la matière lumineuse que nous percevons nous dit que c'est détaché, que c'est coupé. De la même façon, mais cette fois en sens inverse, nous lisons la surface de la mer comme si elle continuait la surface du plancher à travers sa porte ouverte, car c'est ce que montre le tableau et que suggère la continuité de la luminosité entre les deux surfaces, mais nous savons que cela ne peut pas être ainsi, nous savons que la surface de la mer est nécessairement détachée de la surface intérieure du bâtiment. Même si, d'ailleurs, nous ne comprenons pas bien comment cela peut être, sans doute à l'occasion d'un escalier qui démarre devant la porte mais dont les marches nous sont cachées à cause de l'angle de vue adopté. Cette fois, c'est donc la perception de la matière qui semble nous dire que c'est relié en continu entre l'intérieur et l'extérieur, et c'est notre esprit qui nous dit que cela n'est pas possible, que c'est donc détaché, coupé.

Comme on l'a suggéré par le choix des mots, l'effet associé au relié/détaché est le continu/coupé : c'est relié parce que c'est continu, et c'est détaché parce que c'est coupé. À cette étape, l'effet de continu/coupé doit être considéré comme un représentant de la filière 1/x, c'est-à-dire comme une forme atténuée de l'effet de synchronisé/incommensurable. Ces effets de relié/détaché et de continu/coupé relèvent d'une expression analytique car on peut considérer séparément que les murs et les sols correspondent à des surfaces continues, ce que nous dit notre intelligence, et que la lumière détache visuellement les surfaces éblouissantes des surfaces sombres, ce que dit notre sensation. Même chose pour la continuité visuelle de la mer et du plancher qui peut être considérée séparément du décalage de ces surfaces dans la réalité de la scène.

Examinons maintenant les différentes taches lumineuses. Celle du premier plan, mais aussi celle qui se découpe sur le mur du fond de la pièce voisine, celle qui barre la moquette verte de cette même pièce et les traits de lumière qui éblouissent le dossier et le coussin de la banquette : nous avons tendance à regrouper visuellement toutes ces surfaces lumineuses séparées du fait qu'elles ont en commun de trancher sur les surfaces sombres du reste du tableau. Or, les regrouper, c'est les relier dans notre vision alors qu'elles sont bien séparées, c'est-à-dire bien détachées les unes des autres, et ici la saisie de l'effet de relié étant nécessairement simultanée à la saisie de l'effet de détaché, cette fois on a affaire à une expression de type synthétique. Les surfaces ainsi reliées visuellement sont nécessairement liées dans une même perception, et puisqu'elles sont séparées les unes des autres elles sont indépendantes les unes des autres : dans cette expression synthétique c'est donc l'effet de lié/indépendant qui se combine à l'effet de relié/détaché.

On ne développera pas ce thème, mais au passage on peut signaler que l'impression de temps étrangement suspendu et comme détaché de la continuité du temps qui passe tout en étant relié à lui prévalant dans beaucoup de tableaux d'Hopper relève d'une association des effets de relié/détaché et de continu/coupé.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : René Magritte, La Condition Humaine (1933)

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On retrouve les mêmes associations du relié/détaché avec le continu/coupé et avec le lié/indépendant dans le tableau de 1993 du peintre belge René Magritte (1898- 1967) qu'il a intitulé « La Condition Humaine ».

Du fait de la continuité visuelle qui existe entre le paysage peint sur la toile et le paysage réel ces deux paysages sont reliés en continu, mais la tranche blanche du tableau et les petits filets gris qui soulignent son dessus et son dessous coupent cette continuité, détachent l'une de l'autre deux portions de paysage. C'est la matérialité de la présence de cette tranche blanche verticale et des filets gris horizontaux qui réalise les coupures, et c'est notre esprit qui, malgré ces coupures, est capable de lire une continuité entre les deux parties du paysage. Ces effets de relié/détaché et de continu/coupé sont associés dans une expression de type synthétique car nous ne pouvons pas faire l'expérience de la coupure du paysage si nous n'avons pas en tête la continuité qui nous en est suggérée.

Ce qui est peint sur le tableau est évidemment lié à ce qui se passe dans le lointain puisque le tableau représente un paysage exactement identique à celui du lointain, mais le paysage du tableau est complètement détaché du paysage extérieur puisqu'il est à l'intérieur d'une pièce ainsi que le montrent la position des pieds du chevalet qui le porte et le masque que fait le tableau sur le rideau de gauche : c'est un effet de lié/indépendant qui est cette fois associé au relié/détaché puisque ce qui se passe sur le tableau est lié à ce qui se passe dans le lointain alors que le tableau est dans un lieu intérieur complètement indépendant de l'espace extérieur où se trouve le paysage réel. Il s'agit d'une expression analytique, car on peut considérer séparément que ce qui est peint sur le tableau reflète de façon réaliste l'aspect du paysage lointain et le fait que le tableau est à l'intérieur d'une pièce. C'est la matérialité de la scène globale qui fait que le tableau est en un lieu intérieur bien coupé de l'extérieur, et c'est notre esprit qui, malgré l'indépendance du lieu où se trouve le tableau ne peut s'empêcher de repérer que la vue qui y est peinte est liée à l'aspect du paysage réel que l'on voit à l'extérieur de la fenêtre.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Alexander Calder, Maripose (mobile de 1960)

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Une sculpture maintenant, ou du moins quelque chose qui s'y apparente puisqu'il s'agit d'une oeuvre en trois dimensions : le mobile « Maripose » réalisé en 1960 par l'américain Alexander Calder (1898-1976).

Ses morceaux de tôle colorée sont reliés entre eux par des tiges métalliques tandis que leurs couleurs franches les font se détacher visuellement dans notre perception. Il s'agit d'une expression analytique dès lors que les tiges qui relient peuvent être considérées séparément des couleurs qui provoquent l'effet de détachement visuel. Un effet de lié/indépendant est associé à cet effet de relié/détaché : toutes les tôles colorées sont liées par des tiges, mais elles sont aussi indépendantes les unes des autres puisque, au moindre souffle de vent, chacune peut tourner de façon autonome. C'est l'aspect matériel du dispositif qui fait que toutes ses parties sont reliées et que les tiges peuvent pivoter à l'endroit de leur attache, tandis que c'est notre esprit qui est captivé par la vivacité des taches de couleur et par leurs mouvements relatifs.

Tout comme les taches lumineuses se regroupaient dans notre vision dans le tableau d'Hopper, les tôles qui sont colorées d'une même couleur se relient dans notre vision, mais nous ne pouvons manquer de voir qu'elles sont très écartées les unes des autres et donc bien détachées les unes des autres : il s'agit d'une expression synthétique puisque nous ne pouvons pas percevoir que deux formes sont visuellement reliées par leur couleur commune sans percevoir qu'elles sont écartées l'une de l'autre. L'effet associé est cette fois le même/différent, car un seul et même mobile combine en lui différentes parties aux rôles et aux aspects différents : d'une part les morceaux de tôle colorée, d'autre part les tiges métalliques. Ces formes colorées ont d'ailleurs la même allure globale de morceau de tôle tout en étant très différentes les unes des autres : l'une est ronde et les autres ne le sont pas, certaines sont triangulaires et d'autres quadrangulaires, certains angles sont vifs d'autres sont très arrondis, certains angles sont aigus quand d'autres sont obtus. Et la même chose vaut pour les tiges qui ont globalement le même aspect de tige mais qui sont différentes quant à leurs dimensions et quant au nombre de tôles qu'elles supportent. C'est notre esprit qui relie ensemble les tôles de même couleur tandis que c'est la matérialité de leur séparation qui les tient détachées les unes des autres, et c'est aussi notre esprit qui distingue, à l'intérieur du même objet matériel, ce qui sert de support et ce qui est suspendu.

 

 

 


Paul Klee : Harmonie Ancienne (1925)

Source de l'image : https://www.repro-tableaux.com/a/paul-klee.html

 

 

« Harmonie Ancienne » est une peinture sur carton de 1925 de l'allemand Paul Klee (1879- 1940).

Elle se présente comme un quadrillage approximatif, chaque carré se distinguant des autres par une teinte légèrement différente, et surtout par une luminosité différente qui va du très sombre à la périphérie jusqu'au très lumineux pour quelques carreaux de la zone centrale. Chaque carreau est relié à ses voisins par des arêtes communes et, de proche en proche, il est relié en continuité avec tous les autres carreaux. Dans le même temps, chaque carreau se détache visuellement de ses voisins par une coloration ou par une luminosité différente. C'est la position matérielle des carrés les uns par rapport aux autres qui leur permet d'être ainsi reliés les uns aux autres, et c'est la différence de coloris ou de luminosité frappant notre esprit qui permet qu'ils se détachent visuellement les uns des autres. L'effet associé au relié/détaché est ici le lié/indépendant : tous les carreaux sont liés/attachés les uns aux autres, et chacun manifeste son indépendance par un coloris ou une luminosité qui lui est propre. Il s'agit d'une expression analytique car on peut considérer séparément l'aspect topologique par lequel les carreaux se relient les uns aux autres de l'aspect visuel par lequel ils se distinguent les uns des autres.

On peut envisager une autre façon pour les carreaux d'être tous reliés/détachés : leurs arêtes forment des alignements qui traversent l'ensemble du tableau dans les deux sens croisés, de telle sorte que les croisements formés par ces lignes quasi-perpendiculaires découpent des carrés qui forment ensemble le damier qui constitue le tableau. Dans cette lecture, les alignements des arêtes forment des lignes qui relient tous les carrés de deux bandes voisines, cela tout en détachant les uns des autres les carrés des alignements croisés. Cet effet de relié/détaché est cette fois synthétique, car on ne peut pas séparer l'effet d'alignement qui se poursuit en continu d'un carré à l'autre et l'effet de coupure que le même alignement produit simultanément dans le sens croisé. Comme on vient de le suggérer par le choix des termes, c'est un effet de continu/coupé qui est ici associé au relié/détaché : matériellement, tous les carreaux sont coupés les uns des autres par le quadrillage, et c'est notre esprit qui est capable de lire que la poursuite de chaque trait d'alignement sur une enfilade de carreaux peut être considérée comme un moyen de relier en continu des carreaux qui peuvent être matériellement très éloignés les uns des autres.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Mark Rothko, Orange, Rouge, Jaune (1961)

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« Orange, Rouge, Jaune » a été peint en 1961 par l'américain Mark Rothko (1903-1970). Sur un fond rouge sombre se détachent deux rectangles orangés et un rectangle plus mince très allongé contenant du jaune.

Par leurs frontières très incertaines et par le moyen de bavures complexes, chacune des surfaces de teinte orangée ou jaunâtre se relie au fond rougeâtre. Simultanément, du fait de leur couleur différente de celle du fond, et surtout de leur luminosité très différente, extrêmement vive pour ce qui concerne les surfaces orange, elles se détachent visuellement de ce fond. Ce sont les propriétés matérielles des surfaces qui les relient puisque ce sont leurs bavures et leurs frontières floues qui empêchent de bien les séparer, et ce sont les différences de coloris et de luminosité que notre esprit sait reconnaître qui font que ces surfaces se détachent visuellement l'une de l'autre. Ce que l'on peut constater d'une autre façon : si on ferme les yeux, on sait que les effets de bavures et de frontières floues perdureront dans la matérialité de la toile, mais l'attention de notre esprit en train de regarder est constamment requise pour que les différences de luminosité puissent faire effet. L'effet associé ici au relié/détaché est le continu/coupé : les bavures et le flou des limites entre surfaces nous permettent de lire une continuité entre elles, tandis que leurs luminosités et leurs couleurs différentes tranchent visuellement les surfaces centrales du fond rougeâtre dont elles se détachent. Il s'agit d'une expression analytique puisque les raisons de la continuité peuvent être considérées séparément des raisons qui occasionnent des coupures visuelles.

Jusqu'ici, on a considéré des surfaces jaune et orange se détachant d'un fond rouge. Mais on peut aussi lire ce tableau d'une façon inverse et considérer qu'il s'agit d'une bande rouge continue qui enferme en elle trois rectangles colorés différemment. Dans une telle lecture, c'est le fait de se relier en continu selon deux directions croisées qui permet à la bande rouge de détacher les trois rectangles les uns des autres, ce qui correspond cette fois à une expression synthétique de relié/détaché. L'effet associé est le lié/indépendant : trois rectangles indépendants sont reliés par la bande rouge qui les sépare et les encadre. C'est la matérialité topologique des surfaces qui implique qu'elles sont ainsi indépendantes et détachées les unes des autres, et c'est notre esprit qui reconnaît que la bande qui les sépare et les cerne est uniformément et continûment de couleur rouge de telle sorte que ces surfaces peuvent être considérées comme reliées entre elles par une bande rouge continue.

 

 

Après le relié/détaché, le synchronisé/incommensurable, et donc la filière 1/x dans laquelle la relation de la matière à l'esprit est considérée depuis son intérieur.

Comme déjà indiqué, dans le cas particulier de la première étape de l'ontologie prémature, les effets secondaires qui vont remplacer le relié/détaché dont l'expression directe dans cette filière est, sinon interdite du moins très atténuée, seront les mêmes que précédemment, c'est-à-dire qu'ils seront soit le continu/coupé, soit le lié/indépendant, soit le même/différent.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Nicolas de Staël, Bateau de guerre (1955)

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Nicolas de Staël (1914-1955) est un peintre français originaire de Russie qui fut considéré comme un maître de « l'abstraction figurative ». L'utilisation de ce terme revient à dire que l'on hésite entre considérer que le tableau représente quelque chose de réel et considérer qu'il ne s'agit que d'un ensemble de formes abstraites qui ne représentent rien du tout de la réalité.

Son tableau de 1955, « Bateau de guerre », correspond bien à cette définition : s'agit-il de quelque cuirassé se détachant du ciel avec ses tourelles et ses canons, ou bien s'agit-il d'un simple jeu d'aplats gris-bleu aux nuances diverses, formant parfois des combinaisons de rectangles aux formes assez bien définies et aux angles arrondis, et parfois recouvrant des surfaces aux contours beaucoup plus vagues et incertains ? Par certains aspects, cela ressemble en effet vaguement à un bateau de guerre, de telle sorte que ce que figure cette peinture est synchronisé avec l'aspect d'un tel bateau se détachant sur la ligne d'horizon. Par d'autres aspects par contre, cela ne semble pas suffisamment ressemblant pour correspondre à l'apparence d'un bateau, et alors on se dit qu'il peut ne s'agir que d'un assemblage de formes et de couleurs abstraites, ce qui n'a rien à voir avec un bateau et correspond donc à une réalité qui est incommensurable avec celle d'un bateau. Il s'agit d'une expression synthétique du synchronisé/incommensurable puisqu'il faut se dire qu'il s'agit peut-être d'un bateau pour finalement se dire que cela n'en est peut-être pas un. C'est notre esprit qui ne peut pas s'empêcher de trouver que cela ressemble à un bateau, et ce sont la réalité matérielle des formes colorées utilisées et la réalité matérielle de ce qu'est un bateau qui nous amènent à douter qu'il s'agisse vraiment d'un bateau. Par certains aspects le tableau présente donc des formes qui sont les mêmes que celles d'un bateau, et par d'autres aspects on voit bien qu'un bateau a des formes différentes de celles qui sont montrées : c'est l'effet de même/différent qui est ici associé à celui de synchronisé/incommensurable.

On peut aussi négliger la vague ressemblance avec un bateau et considérer pleinement le tableau comme un tableau abstrait, tel qu'on la fait avec Klee et Rothko, ne prenant alors en compte que les relations de formes et de couleurs qui nous sont proposées. La tonalité bleu gris de l'ensemble de la surface est évidente : toutes les formes sont liées à cette tonalité dans laquelle fusionne l'ensemble du tableau. Toutefois, il est facile de distinguer les formes du centre aux rectangles assez nettement dessinés des formes périphériques dans lesquelles les couleurs se fondent les unes dans les autres de façon complexe et très variée. Les formes centrales et les formes périphériques ont donc des aspects très indépendants bien que toutes soient liées à une même gamme de couleurs : il s'agit par conséquent d'un l'effet de lié/indépendant, et cela dans une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément la tonalité colorée qui les relie et les différences de formes qui donnent leur indépendance aux diverses parties du tableau. De cette tonalité colorée commune, on peut aussi dire qu'elle synchronise dans une même tonalité l'apparence des formes centrales et celle des formes périphériques, et que ces formes ont des aspects incommensurables les uns pour les autres puisqu'il n'y a rien de commun entre des rectangles à peu près bien cernés et des formes vagues qui se diluent diversement les unes dans les autres. Cette fois, c'est la matérialité colorée qui permet de synchroniser dans la même apparence l'ensemble du tableau, et c'est notre esprit qui, malgré cette uniformité d'ensemble, ne parvient décidément pas à lire ces formes de la même façon et considère en conséquence qu'elles sont incommensurables les unes pour les autres.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : René Magritte, Le modèle rouge (1935)

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Deux nouveaux tableaux de Magritte vont nous permettre d'illustrer les diverses combinaisons qu'un même peintre peut faire entre les différents effets qui le travaillent. Dans « Le modèle rouge » de 1935, deux pieds humains se transforment progressivement en chaussures.

Les deux types de formes se raccordent parfaitement, d'autant que des chaussures ont très normalement des formes qui ressemblent à des pieds : ces formes sont donc synchronisées. C'est leur aspect matériel qui le dit car c'est matériellement que ce raccordement est parfait, mais bien entendu notre esprit ne s'y trompe pas et considère qu'il s'agit de choses qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre et sont donc incommensurables. Le raccordement parfait entre le volume des pieds et celui des chaussures implique que leur surface est continue, mais notre esprit considère que ce volume doit être coupé en deux parties, celle qui correspond au pied et celle qui correspond à la chaussure : un premier effet associé à celui de synchronisé/incommensurable est donc celui de continu/coupé, et cela dans le cadre d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément la continuité topologique des deux formes et le changement de couleur qui les coupe l'une de l'autre pour correspondre à un changement de matière. On peut aussi considérer que chaque pied/chaussure forme un même objet constitué de deux parties différentes : c'est un effet de même/différent, cela dans une expression synthétique car on ne peut pas admettre que ces deux parties n'en forment qu'une sans poser au préalable qu'il s'agit de différentes parties. Sur le tableau, ces objets à l'aspect de pied/chaussure sont peints comme des réalités aussi tangibles que le sont les cailloux du sol ou les planches de l'arrière-plan, leur aspect étant donc synchronisé avec l'aspect qu'auraient dans la réalité des pied/chaussure si de tels objets existaient : ils ont des ombres propres, ils projettent leur ombre sur le sol et sur l'arrière-plan, leurs lacets tombent vers le bas et semblent donc soumis à la gravité. Toutefois, bien que leur matérialité soit ainsi synchronisée avec celle qu'auraient des objets réels, notre esprit n'est pas dupe et il considère que de tels objets sont incommensurables avec la réalité des objets du monde réel. Il s'agit aussi d'une expression synthétique puisque l'on ne peut pas considérer qu'un objet pied/chaussure est incommensurable avec un objet réel sans au préalable avoir admis que le peintre a représenté les pieds/chaussures comme s'il s'agissait d'objets réels.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : René Magritte, La Grande Guerre (1964)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.pinterest.fr/pin/391250286356170556/

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« La Grande Guerre », qui date de 1964, est un tableau célèbre de Magritte. Un homme en costume, cravate et chapeau melon, est représenté avec une pomme verte en plein milieu du visage. Indiscutablement la position de la pomme est bien centrée sur la position du visage du personnage, on peut donc dire que ces deux positions sont bien synchronisées. C'est en tout cas ce que nous dit la matérialité de ce qui est représenté, mais notre esprit ne peut s'empêcher de penser qu'une pomme en lévitation n'a rien à faire devant le visage d'un homme en costume, cravate et chapeau melon, et que ces deux réalités là sont donc incommensurables. Il s'agit d'une expression analytique puisque nous pouvons considérer séparément l'aspect topologique de la situation par lequel les deux formes se superposent et la nature des réalités représentées qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre.

On peut aussi considérer que ce sont des réalités indépendantes qui sont ainsi liées l'une à l'autre sur une position commune : l'effet de lié/indépendant est donc associé ici à celui de synchronisé/in-commensurable.

L'autre effet associé est le continu/coupé : le personnage est continu, mais la vue qu'on en a est coupée à l'endroit de son visage du fait de la présence de la pomme qui en masque la plus grande partie. Il s'agit cette fois d'une expression synthétique, car il n'est pas possible de soupçonner que le personnage est probablement continu derrière cette pomme sans précisément percevoir cette pomme qui le coupe en deux. Malgré sa présence, nous imaginons inévitablement que le personnage dispose d'une bouche, d'un nez et de deux yeux, c'est-à-dire que nous parvenons très bien à synchroniser ce que nous montre le tableau avec l'aspect d'un homme réel, alors pourtant que ce qu'imagine notre esprit est incommensurable avec la réalité matérielle que nous montre le tableau : un homme dont le visage est amputé de sa bouche, de son nez et de ses yeux.

 

 

 



 

 

 

Maurits Cornelis Escher : Chute d'eau (ensemble et détail d'une lithographie de 1961)

Source de l'image : https://en.wikipedia.org/wiki/File:Escher_Waterfall.jpg

 

 

Maurits Cornelis Escher (1898-1972) est un artiste néerlandais connu pour ses gravures déroutantes, car représentant des situations impossibles dont nous peinons à comprendre la cause de leur impossibilité. C'est le cas de la « Chute d'eau » qui date de 1961 : une roue à aubes est entraînée par un courant d'eau qui, après un mouvement en zigzag puis une chute de deux étages, retombe à l'avant de cette roue. Cela défie les lois de la pesanteur car l'eau entraînée par son propre poids ne peut que descendre une pente et non pas remonter d'elle-même la hauteur de deux étages. Le « truc » réside dans le dessin de certains piliers qui soutiennent la maçonnerie du canal, car celui-ci ne peut pas être réellement au-dessus de ces piliers à cause des zigzags horizontaux qu'il effectue et qui le déportent nécessairement très loin de ces points porteurs supposés.

Pour une part, on constate que tout est normal : le canal qui conduit l'eau est correctement soutenu par quatre piliers à chacun de ses changements de direction, et il débouche sur un déversoir qui est correctement synchronisé avec l'aplomb de ce canal deux étages en dessous. C'est là la matérialité de la configuration que décrit la lithographie. D'un autre côté, notre esprit nous dit que cette configuration est impossible, qu'il n'y a aucune relation possible entre de l'eau qui tombe depuis une chute haute de deux étages et de l'eau provenant du pied de cette chute, bref, que ces deux réalités sont incommensurables entre elles. L'eau qui se précipite depuis le haut de la chute semble la même que celle qui arrive en bas de cette chute après un parcours horizontal, et ces deux aspects de la situation doivent être pensés simultanément pour faire apparaître leur incompatibilité : il s'agit d'une expression synthétique. L'ensemble de l'édifice qui porte le canal est continu dans sa matérialité telle qu'elle est montrée, mais notre esprit doit établir les coupures qui manquent entre la base et le haut de certains chapiteaux pour démonter la supercherie de ce trompe-l'œil : l'effet associé est donc le continu/coupé, cela dans une expression elle aussi synthétique puisqu'il faut avoir à l'esprit la continuité des diverses maçonnerie pour y introduire par l'imagination les coupures qui permettent de comprendre la raison de l'anomalie de la situation.

On peut ne pas se contenter d'examiner le canal et son trompe-l'œil et considérer l'ensemble de l'image. Par un aspect, cela semble une construction normale, construite au milieu de terrasses plantées d'allure normale, et ce que l'on voit est donc matériellement synchronisé avec ce que serait une construction réelle dans un site réel. Toutefois, il y a cette chute d'eau impossible au milieu de l'image, des clochetons à la forme improbable dans le haut de l'image, et des plantes en forme de cônes tout aussi bizarres dans le bas à gauche : l'image nous montre donc des éléments dont notre esprit nous dit qu'ils sont incommensurables avec ce que serait la vue réelle d'un paysage réel. C'est l'effet de même/différent qui est ici mobilisé en association avec le synchronisé/incommensurable puisque, si par certains aspects il nous est montré la même chose que ce que serait la vue d'un paysage réel, par d'autres aspects il nous est montré des choses différentes de ce que serait une telle vue. Comme dans cette image on peut considérer séparément ce qui est normal de ce qui est anormal, il s'agit d'une expression analytique.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Alberto Giacometti, l’Homme qui marche II (1960)

Elle est en principe accessible à l'adresse Source de l'image : http://titesfeuillesetecoliers.eklablog.com/les-oeuvres-etudiees-et-autres-gallery202750?noajax&mobile=1

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Dernier exemple pour la première étape de l'ontologie prémature, « l'Homme qui marche II », une statue réalisée en 1960 par le sculpteur et peintre suisse Alberto Giacometti (1901-1966).

C'est bien un homme que l'on voit marcher, l'apparence de cette statue est donc synchronisée avec l'apparence réelle d'un homme réel. Mais des jambes et des bras aussi fins cela n'a rien à voir avec l'apparence réelle d'un homme, fût-il très maigre, de telle sorte que l'apparence de cette sculpture est incommensurable avec l'apparence d'un homme réel qui, en particulier, ne peut avoir des jambes aussi raides lorsqu'il marche. Comme la statue dispose à la fois de la même apparence que celle d'un homme réel et d'un aspect différent de celui d'un homme réel, l'effet associé au synchronisé/in-commensurable est le même/différent, et comme on ne peut pas considérer que la sculpture a un aspect différent de celui d'un homme sans supposer qu'il s'agit d'un homme qui est représenté, il s'agit d'une expression synthétique. C'est la matérialité de l'aspect de la sculpture qui nous dit qu'elle est très différente de l'aspect d'un homme, et c'est notre esprit qui, malgré son peu de ressemblance, sait y reconnaître, sur la seule base d'une vague ressemblance, la représentation d'un homme.

L'une des bizarreries de cette représentation d'un homme est l'ampleur donnée aux pieds, surtout en comparaison de la maigreur excessive des jambes qui y sont raccordées. Non seulement les pieds sont, par contraste, beaucoup trop amples, mais surtout ils semblent complètement collés au sol, notamment pour ce qui concerne le pied situé à l'arrière dont le talon se soulève et qui ne devrait donc plus être en contact avec le sol. Mais si l'homme est comme englué, immobilisé au niveau de ses pieds, par contre la partie haute de son corps semble avancer de façon très déterminée. Puisque ses pieds sont liés au sol tandis que le haut de son corps va de l'avant indépendamment de l'immobilisation de ses pieds, c'est qu'un effet de lié/indépendant y est à l'oeuvre. Il est analytique puisqu'on peut considérer séparément les parties du corps qui sont liées au sol et les parties du corps qui vont de l'avant de façon indépendante. Être fixé au sol ou avancer, cela correspond à deux possibilités qui s'excluent mutuellement et qui n'ont par conséquent rien à voir entre elles, elles sont donc incommensurables, mais l'habileté de l'artiste a permis de synchroniser ces deux possibilités incompatibles sur une même figure. C'est la matérialité de la sculpture qui fait que toutes ses parties construisent ensemble un seul et même personnage, et c'est notre esprit qui refuse de considérer qu'il est logiquement possible que son corps avance si ses pieds restent collés au sol.

 

Il est utile de tirer l'essence des exemples que l'on vient d'examiner pour schématiser ce qui se passe dans la filière 1/x à la première étape de l'ontologie prémature, étape où c'est donc l'effet de synchronisé/incommensurable qui y domine la relation entre la matière et l'esprit.

Comme on l'a dit dans l'introduction de ce chapitre, par différence avec ce qui se passe dans la filière 1+1 on est ici « comme à l'intérieur de la relation entre les deux notions ». Comme elles sont toujours liées l'une à l'autre, la donnée fondamentale de cette relation quand elle est « vue de l'intérieur » est nécessairement le groupe qu'elles forment ensemble, l'unité compacte qu'elles forment ensemble. Ce qui est évidemment très différent de la vision de leur autonomie relative qu'autorise leur détachement partiel lorsque leur relation est considérée dans la filière 1+1, c'est-à-dire depuis un certain de recul, et donc « comme depuis l'extérieur ».

Pour que ce soit à l'intérieur de sa relation à la matière que l'esprit éprouve ce qui le différencie de la matière, il faut que l'esprit se laisse pénétrer par les informations qui lui proviennent de la matière et qu'il les traite pour évaluer cette relation. À cette étape, procédant ainsi il repère des coïncidences entre ce qui se passe dans la matière et ce qui se passe en lui, et il en déduit donc que ces deux types de faits sont synchronisés. Du fait de ce constat de la synchronisation entre ce qui se passe dans la matière et ce qui se passe en lui, il n'a pas d'autre choix, pour s'assurer qu'une différence reste malgré tout bien marquée entre ce qui relève de l'esprit et ce qui relève de la matière, que de transfigurer les informations qui lui parviennent de la matière, de les muter en informations tout à fait étranges, incommensurables avec ce que l'esprit considère habituellement comme normal. Bien entendu, sans supprimer pour autant l'incontournable synchronisation qu'il a observée entre ces informations d'origines différentes.

Pour rendre compte de ce processus, le schéma de principe que l'on propose pour la première étape de la filière 1/x montre des réalités qui passent d'une notion à l'autre en changeant complètement d'aspect. La continuité entre les deux aspects de chaque élément pris en compte est là pour dire la synchronisation, et leur changement complet d'aspect au passage entre l'une et l'autre des deux notions est là pour dire l'incommensurabilité.

 

 


 

schéma de principe de la relation matière/esprit à la première étape de la prématurité pour la filière 1/x : les deux notions sont collées l'une à l'autre et ce qui passe de l'une à l'autre coïncide mais devient étrangement méconnaissable (effet de synchronisé/incommensurable)

 

 

 

À la deuxième étape de la phase prémature, les combinaisons d'effets sont modifiées.

Dans la filière correspondant au type 1+1 (lecture de la relation matière/esprit depuis son extérieur), l'effet principal est maintenant l'un/multiple, et ses effets subordonnés sont décalés d'un cran d'énergie par rapport à l'étape précédente : le continu/coupé disparaît, le lié/indépendant est conservé ainsi que le même/différent, l'intérieur/extérieur fait son apparition.

Il est rappelé que ces effets seront combinés avec l'effet principal de la filière 1/x (lecture de la relation matière/esprit depuis son intérieur). Celui-ci gagne également un cran d'énergie par rapport au synchronisé/incommensurable de l'étape précédente, il devient le continu/coupé. L'ensemble des quatre effets correspondant à cette filière reste toutefois conservé, mais ceux qui pourront se combiner avec l'effet principal de la filière 1+1 excluent maintenant le continu/coupé qui intervient désormais en tant qu'effet principal de la filière 1/x. Il s'agira donc du synchronisé/incommensurable, du lié/indépendant et du même/différent.

 

Comme précédemment, nous commençons par la filière 1+1 et son effet principal un/multiple.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Jackson Pollock, Rythme d'automne (Numéro 30 – 1950)

Elle est en principe accessible à l'adresse  https://www.jackson-pollock.org/autumn-rhythm.jsp

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Jackson Pollock (1912-1956) est un peintre américain qui est connu pour sa technique du « dropping », laquelle consiste à faire goutter de la peinture directement depuis sa boîte sur une toile étendue au sol en la guidant au moyen d'un bâton. « Rythme d'automne (numéro 30) » est une peinture réalisée de cette façon au moyen de quatre couleurs : du noir, du marron, du blanc et un peu de gris. Elle fait plus de 14 m² et date de 1950.

Dans un article du numéro 305 de mars 2003 de la revue « Pour La Science », Richard Taylor a fait une analyse mathématique de cette toile et a conclu qu'elle possédait une propriété fractale, c'est-à-dire que la densité de ses motifs est la même quelle que soit l'échelle que l'on considère. Plus précisément, il a conclu que sa dimension fractale est 1,67. Par définition l'auto-similarité d'échelle d'une figure fractale est un effet d'un/multiple, puisqu'on y retrouve la même chose sur de multiples échelles, et donc de multiples fois une même chose. Il n'y avait toutefois pas besoin de se donner le mal que s'est donné Richard Taylor pour conclure qu'il y a de l'un/multiple dans cette œuvre tellement il est évident qu'elle propose une trame de densité uniforme, qu'elle est donc « une » sous cet aspect, et que cette trame est faite de centaines de coulures entrecroisées, ce qui la fait donc également multiple. Il s'agit d'une expression synthétique, car nous ne pouvons pas constater qu'il y a là une texture uniformément dense sans prendre en compte qu'il s'agit d'une texture, et donc d'un réseau imbriqué de multiples coulures de peinture. L'effet associé est le synchronisé/incommensurable : les coulures de peinture suivent des trajets excessivement compliqués qui semblent aléatoires, indépendants les uns des autres, et donc incommensurables entre eux, mais ils parviennent malgré leur indépendance qui semble complète à se synchroniser pour faire tous ensemble une trame de densité régulière. C'est matériellement que les coulures de peinture partent dans une multitude de directions incommensurables, et c'est grâce à l'attention de notre esprit qu'on examine la trame qui en résulte et que l'on apprécie sa densité pour conclure qu'il s'agit là d'une trame régulière.

On peut aussi observer que la texture des coulures marie quatre coloris différents, que chacun de ces coloris – le noir, le marron, le blanc et le gris – forme à lui seul une texture, et que cette texture  s'entremêle avec celle formée par les autres coloris. Une texture faite de plusieurs textures, c'est un nouvel effet d'un/multiple, et ces quatre textures indépendantes étant liées ensemble dans une plus grande texture on en conclut que l'effet associé est cette fois le lié/indépendant. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément la texture que forme chacune des quatre couleurs et la texture globale obtenue par leur rassemblement. C'est la matérialité des coulures de peinture qui en fait une texture globale qui recouvre toute la toile, et c'est notre esprit qui est capable de fouiller visuellement dans cette texture pour la décomposer en textures séparées correspondant chacune à une couleur différente. Ces textures monocolores n'existent d'ailleurs que dans notre esprit puisque, dans la réalité, la matérialité de l'œuvre les mélange.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Francis Bacon, Michel Leiris (I - 1976)

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Pollock était un peintre abstrait ce que n'était pas l'anglais Francis Bacon (1909-1992), mais il n'était pas pour autant un peintre réaliste tellement il infligeait de déformations aux personnages qu'il représentait. Ainsi, dans son portrait de Michel Leiris (I) de 1976.

Certainement il y a là une seule tête. Pourtant, sa bouche est tellement fractionnée qu'il semble que cette tête possède deux bouches, à moins qu'il n'y ait qu'une seule bouche mais représentée deux fois depuis des angles de vue différents ? Peut-être y a-t-il aussi deux arêtes luisantes à son nez ? Surtout, ce visage est si déformé qu'il est comme décomposé entre plusieurs zones autonomes : l'arête du nez se prolonge tellement sur le front qu'elle le coupe en deux et elle est tellement tordue que le nez ne semble pas appartenir au même visage que les yeux, l'œil situé à gauche est vu tellement de biais qu'il ne semble pas compatible avec l'autre œil vu quasiment de face, lequel œil est cerné de différents étranges motifs arrondis qui l'isolent du reste de la figure, un étrange ovale vert semble transpercer le visage et, sous le menton, une surface verte à la courbure inversée et à la tranche blanche semble être une déformation du menton qui a pris son autonomie, et il y a aussi une surface analogue mais plus petite et plus discrète à la droite de la bouche.

En résumé, puisque ce visage est à la fois un et décomposé en multiples fractions, on a bien affaire à un effet dominant d'un/multiple. C'est la matérialité de ses déformations qui le divise en multiples morceaux peu ou très mal raccordés entre eux, et c'est notre esprit qui, malgré ces fractionnements, y reconnaît suffisamment de continuités pour y lire un seul et même visage. L'effet associé à l'un/multiple est le lié/indépendant : les morceaux de ce visage ne sont pas raccordés entre eux comme le voudrait l'anatomie, ils sont indépendants les uns des autres comme s'ils s'étaient déplacés les uns par rapport aux autres en réalisant des rotations indépendantes les unes des autres pendant ces déplacements, mais tous ces morceaux autonomes de visage sont liés sur une matrice commune qui leur sert d'attache. Il s'agit d'une expression analytique : on peut considérer séparément que ces morceaux de visage sont indépendants les uns des autres dès lors qu'ils ne se raccordent pas dans un visage normalement continu, et d'autre part qu'ils sont rassemblés sur une matrice commune qui permet de considérer qu'il s'agit d'un seul visage, même s'il s'agit d'un visage très déformé.

Il s'agit du visage de Michel Leiris, mais le vrai visage de Michel Leiris est nécessairement différent, non affecté des déformations et des fractionnements introduits par Francis Bacon, ce qui fait donc deux visages pour une seule et même personne et correspond à un autre effet d'un/multiple, associé cette fois à un effet de même/différent. C'est l'aspect matériel beaucoup trop cabossé du visage peint qui nous oblige à envisager l'existence de deux visages différents, et c'est notre esprit qui est capable de penser qu'il s'agit de deux aspects d'un même visage, le visage réel de Michel Leiris et son visage métamorphosé par le peintre. Il s'agit d'une expression synthétique puisque nous ne pouvons pas admettre qu'il puisse s'agir du visage d'une personne réelle sans considérer la version très irréaliste qui nous est proposée.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Roy Lichtenstein, M-May-be (1965)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://blogs.uoregon.edu/roylichtenstein/2015/03/17/m-maybe-1965/

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Ce visage dû au peintre américain Roy Lichtenstein (1923-1997) pourrait être sorti d'une bande dessinée. Il présente une clarté d'expression qui diffère de la complexité des déformations que Bacon infligeait aux siens, mais on va voir que cette clarté apparente n'exclut pas une complexité des effets qui diffèrent selon l'échelle de lecture de l'image.

Commençons par le procédé le plus caractéristique de Lichtenstein qui consiste à utiliser, comme pour les images imprimées des journaux, des grilles de points régulièrement espacés pour colorer les surfaces. Ici, principalement pour donner la couleur rosée de la peau du personnage, le rouge plus vif de ses lèvres, et le bleu clair de la pupille de ses yeux. Quelques surfaces miroitantes en arrière-plan et un morceau de menuiserie sont également traités de cette façon. L'effet d'un/multiple produit par un tel procédé est évident : une même surface colorée est faite de multiples pastilles séparées les unes des autres. Il s'agit d'une expression analytique car on peut considérer séparément l'unité de la surface colorée obtenue et la multitude des points séparés les uns des autres qui la composent. Cette séparation des points est un fait matériel, et c'est le traitement visuel de ces points séparés par notre esprit qui permet d'y lire une surface colorée de façon uniforme. L'effet associé est le lié/indépendant : toutes les pastilles colorées qui forment une même teinte sont séparées les unes des autres, et donc indépendantes les unes des autres, mais elles sont liées les unes aux autres sur des alignements croisés multiples, c'est d'ailleurs ce qui permet l'uniformité de la teinte produite par la régularité de leur rassemblement.

Les autres couleurs utilisées le sont par surfaces plates uniformes, et les différentes surfaces de même couleur sont réparties en des endroits très différents ou sont séparées par un large tracé noir. Ensemble elles correspondent à un traitement plastique unitaire fait de surfaces aux multiples couleurs, et chaque couleur est elle-même subdivisée en multiples morceaux recouverts d'une seule et même teinte : il s'agit donc d'un effet d'un/multiple qui dispose de deux niveaux de profondeur. Matériellement, toutes les surfaces d'une même couleur sont indépendantes les unes des autres, soit parce qu'elles sont très éloignées, soit parce qu'elles sont séparées par un large cerne noir, mais malgré ces séparations notre esprit sait reconnaître qu'elles sont liées visuellement par un même coloris. L'effet associé est donc à nouveau le lié/indépendant, mais il s'agit cette fois d'une expression synthétique puisque l'on ne peut pas rassembler visuellement les surfaces qui sont d'une même couleur sans prendre appui sur le fait qu'elles sont physiquement séparées.

Si l'on considère maintenant l'ensemble de l'image, on peut constater qu'elle est fabriquée à partir de composants très divers : des surfaces uniformément blanches, des surfaces uniformément colorées, des surfaces remplies de petites pastilles, des tracés noirs, parfois larges et parfois minces, parfois reliés entre eux et parfois isolés à l'intérieur des plages colorées, cernant parfois tranquillement une même surface et parfois décomposés en gestes très dynamiques dessinant la complexité et l'agitation de la chevelure. Une seule image obtenue par la combinaison de multiples techniques graphiques, c'est un effet d'un/multiple, en l’occurrence une expression analytique de cet effet puisqu'on peut considérer séparément qu'il s'agit d'une seule image et que cette image combine en elle-même de multiples procédés. L'effet associé est le synchronisé/incommensurable, car les divers graphiques utilisés savent se coordonner, et donc se synchroniser, pour participer de façon cohérente à une même image, cela bien qu'ils ne puissent pas être lus par nous en même temps dès lors qu'ils relèvent de modes de perception différents : on ne lit pas de la même façon une surface platement uniforme et une surface piquetée de points dont nous devons faire un traitement visuel statistique pour reconnaître quelle est uniforme, ni de la même façon un tracé noir que l'on suit des yeux et une surface noire qui s'étale et que l'on traite visuellement en tant que tache, ni un tracé calme que l'on peut facilement suivre des yeux et un groupe de tracés dynamiques et complexes qu'il est difficile de décomposer visuellement. C'est la matérialité de la réunion de ces différents procédés dans une même image cohérente qui atteste de leur synchronisation, et c'est l'impossibilité pour notre esprit de les lire d'une même façon, et donc en même temps, qui nous fait dire qu'ils sont incommensurables les uns pour les autres. Comme pour l'effet d'un/multiple il s'agit d'une expression analytique, puisqu'on peut considérer séparément la coordination réussie de ces divers procédés graphiques dans une image cohérente et l'impossibilité où nous sommes de lire tous ses aspects en même temps.

Comme pour le portrait de Michel Leiris, l'ensemble de l'image peut être considéré sous deux aspects. Par un aspect elle nous évoque une scène réelle dans laquelle une femme réelle située devant un escalier réel et une fenêtre réelle ouverte sur une vue réelle de ville réelle est en train de penser que « peut-être est-il tombé malade et n'a pas pu quitter le studio ». Par un autre aspect, nous voyons bien que le peintre a rendu cette scène très artificielle, la décomposant en surfaces de couleur uniforme, supprimant toutes les ombres intermédiaires pour ne garder que des ombres franches traitées en noir complet, et remplaçant la pensée de la femme par une écriture transcrite à l'intérieur d'une bulle comme cela se pratique dans les bandes dessinées. Une seule scène donc, sous deux aspects : celui très artificiel que nous avons devant les yeux, et celui que nous imaginons et qui serait la scène réelle évoquée par le peintre. Il s'agit d'une expression synthétique de l'effet d'un/multiple puisque nous ne pouvons imaginer la scène réelle évoquée sans considérer la version artificielle que nous avons devant les yeux et qui nous sert à l'imaginer. Comme pour les deux aspects du portrait de Michel Leiris l'effet associé à l'un/multiple est ici le même/différent, puisqu'il y a deux aspects différents pour une seule et même scène. C'est l'aspect matériel artificiel de la scène montrée qui est différent de l'aspect matériel que nous imaginons pour la scène réelle, et c'est notre esprit qui est capable de prendre en compte qu'il s'agit, malgré ces différences matérielles, d'une seule et même scène.

Comme annoncé en la présentant la clarté apparente de cette œuvre cache donc une grande complexité d'organisation et de traitement plastique, puisque nous avons pu y repérer quatre associations distinctes de l'effet d'un/multiple avec un autre effet plastique, deux fois dans le cadre d'une expression analytique et deux fois dans le cadre d'une expression synthétique.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Andy Warhol, Ten Lizes (1963)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cKabAA7

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Comme Roy Lichtenstein, Andy Warhol (1929-1987) est une figure célèbre de la culture pop américaine. Il est notamment connu pour ses sérigraphies de stars, souvent répétées sur une même toile tel qu'il en va pour ces dix répétitions d'une même photographie de Lise Taylor dans cette œuvre de 1963.

Dix fois un même portrait répété sur une seule et même toile, c'est évidemment un effet d'un/multiple. Ces portraits sont indépendants les uns des autres puisqu'ils sont séparés les uns des autres, mais ils sont également liés les uns aux autres puisqu'ils sont réunis sur une même toile : l'effet associé à l'un/multiple est donc le lié/indépendant, et cela dans une expression synthétique puisque l'on ne peut pas considérer qu'ils sont ensemble sans considérer qu'ils sont séparés. Il en aurait été autrement si, comme dans l'exemple du mobile de Calder analysé précédemment, ces portraits avaient été individuellement suspendus à des tiges, car alors on aurait pu considérer séparément les tiges servant à les relier et l'indépendance de chaque portrait non attaché directement à ses voisins. C'est la matérialité du rassemblement de ces images sur une même toile qui fait qu'elles sont liées ensemble, et c'est notre esprit qui reconnaît qu'il s'agit de plusieurs fois la même femme, qu'il ne s'agit donc pas d'une seule image globale mais de dix images séparées côte à côte.

Dix fois la même photographie, mais dix images différentes, car l'encrage de la sérigraphie n'a pas été régulier, certaines surfaces étant correctement encrées de noir alors que d'autres sont plus ou moins délavées, et à l'inverse certaines zones claires sont plus ou moins grisées par ce qui semble être des salissures. Cela correspond à une nouvelle expression de l'effet d'un/multiple : une seule photographie mais de multiples variantes différentes les unes des autres. Cette fois, c'est l'effet de même/différent qui est combiné à l'un/multiple : c'est le même portrait, obtenu depuis une même photographie, mais ses divers exemplaires sont différents les uns des autres du fait de leur aspect plus ou moins « réussi ». C'est la réussite matérielle plus ou moins grande de son encrage qui a donné un aspect différent à chacune des reproductions sérigraphiques, et c'est notre esprit qui, malgré ces différences, sait reconnaître qu'il s'agit de la même photographie. Il s'agit d'une expression analytique puisque nous pouvons considérer séparément le fait qu'il a été utilisé une seule photographie et le fait que sa sérigraphie a donné chaque fois des résultats différents.

Après les effets d'ensemble, nous nous intéressons maintenant aux particularités internes à chaque portrait. Une seule couleur y est chaque fois utilisée, le noir, mais ce noir connaît chaque fois de multiples densités du fait des imperfections de la sérigraphie : parfois il est bien noir, et parfois il est plus ou moins délavé. Une seule couleur et ses multiples nuances c'est encore de l'un/multiple, et encore associé à l'effet de même/différent. Ce sont les ratés matériels de la sérigraphie qui ont occasionné ces multiples nuances, et c'est notre esprit qui, malgré leurs différences, sait y reconnaître une seule et même couleur, seulement plus ou moins intense. Il s'agit cette fois d'une expression synthétique car nous ne pouvons pas décider qu'il s'agit d'une seule couleur si nous ne prenons pas en compte ses différences d'intensité pour prendre cette décision.

Une seule couleur, donc, mais son type d'utilisation est multiple : parfois il s'agit de larges aplats, comme dans la masse des cheveux, parfois il s'agit d'imbrications serrées entre des lignes blanches et des lignes noires, comme dans le haut de la coiffure avec ses éclats de lumière, parfois il s'agit de tracés assez larges et assez simples, comme il en va pour les sourcils et pour l'arc du nez, parfois il s'agit de tracés beaucoup plus délicats et contournés, comme pour les yeux et la bouche, et parfois il s'agit de marques légères à peine visibles, comme il en va pour le dessin de la pommette. Il s'agit d'une expression analytique de l'effet d'un/multiple puisque nous pouvons considérer séparément qu'il s'agit d'une seule et même couleur et que la façon dont elle est utilisée est multiple. L'effet associé est le synchronisé/incommensurable, car si ces différents graphismes sont synchronisés dans une même couleur, tout comme il en allait pour les différents graphismes utilisés par Roy Lichtenstein notre perception ne permet pas à notre esprit de les lire de la même façon, et donc en même temps, en un même regard.

 

On résume maintenant la topologie de la relation entre la matière et l'esprit telle qu'elle résulte des effets que l'on a constatés.

À l'étape précédente, dans cette même filière les deux notions étaient largement coupées l'une de l'autre pour profiter au mieux de leur autonomie relative récemment acquise, même si des liens les reliaient toujours fermement l'une à l'autre. Cette nouvelle étape ne peut augmenter leur séparation car cela reviendrait à les détacher complètement l'une de l'autre et elles n'auraient plus alors aucune relation mutuelle. Nécessairement, c'est un nouveau type de relation qui doit se chercher. Comme la voie d'une séparation accrue n'est plus possible, ce sera à l'inverse en s'amalgamant l'une avec l'autre tout en trouvant un moyen pour affirmer leur indépendance maximale à l'intérieur de leur groupement. Les deux notions se retrouvent ainsi en situation d'être simultanément « unes et deux », et donc « unes et multiples », ce qui correspond effectivement à leur relation telle qu'on l'a observée dans tous les exemples analysés. Dans la pratique, une forte autonomie relative de chaque notion à l'intérieur du paquet qui les rassemble ne peut se réaliser que si leurs relations sont instables, que si les deux notions ne sont jamais en position figée l'une par rapport à l'autre, et dans la peinture et la sculpture c'est la manifestation de cette instabilité qui sera la façon dont l'un/multiple apparaîtra.

Sur les schémas suivants on a fait apparaître cette instabilité par le mouvement relatif incessant entre la notion de matière et la notion d'esprit. Les flèches indiquent que la relation entre la matière et l'esprit doit toujours se reconstruire différemment lorsque les deux notions bougent l'une par rapport à l'autre, et leur large noyau commun est là pour affirmer la solidité de leur amalgame malgré les mouvements relatifs provoqués par l'instabilité de leur relation.

 

 


 

schémas de principe de la relation matière/esprit à la deuxième étape de la prématurité pour la filière 1+1 : les deux notions se sont largement regroupées pour n'en plus faire qu'une, mais elles gardent leur autonomie à l'intérieur de ce couple ce qui se manifeste par une instabilité de leur position relative

 

Le tableau de Jackson Pollock que l'on a analysé répond très bien de ce principe d'instabilité : on imagine le peintre faisant couler la peinture sur la toile et devant toujours se déplacer en agitant sa coulure vers d'autres directions afin de tenter d'atteindre un équilibre que son esprit ne parvient jamais à trouver dans la texture matérielle peinte.

D'une autre façon, c'est aussi ce que l'on peut lire dans les déformations créées par Francis Bacon : c'est comme si son esprit ne parvenait jamais à positionner correctement les différentes parties du visage sur sa matrice principale du fait que les morceaux de matière correspondant à chacune ne cessent de bouger les unes par rapport aux autres.

Même chose pour les dix Lise Taylor : Andy Warhol doit s'y prendre à dix fois pour fixer ce portrait qui ne cesse de bouger, et chaque fois que son esprit tente de fixer matériellement la photo qu'il utilise au moyen d'une sérigraphie elle se dérobe partiellement et la sérigraphie est « loupée », et chaque fois elle est loupée d'une façon différente car même cette dérobade de la matière se manifeste de façon instable.

Dans la peinture de Roy Lichtenstein, cette fois c'est l'aspect matériel de la vue représentée qui est stable, c'est notre esprit qui ne peut l'appréhender d'une façon simple et directe et qui doit faire preuve d'instabilité pour la lire tour à tour selon différentes façons incompatibles entre elles.

Tantôt, donc, c'est la matière représentée qui ne cesse de bouger ou de se modifier pour affirmer l'instabilité de sa relation à l'esprit du peintre, et tantôt c'est l'esprit du peintre et du spectateur de l'oeuvre qui doit se montrer instable dans sa relation à la matière représentée.

 

 

Maintenant la seconde filière de la deuxième étape de l'ontologie prémature, celle qui correspond au type 1/x. L'effet principal est cette fois le continu/coupé. Comme on l'a déjà dit, dans cette filière la relation matière/esprit est considérée depuis l'intérieur d'elle-même, et c'est cette filière qui permettra de faire émerger progressivement l'aspect complémentaire des deux notions.

Tout de suite, le schéma qui résume la situation et qui permettra de saisir pourquoi c'est l'effet de continu/coupé qui sera principalement observé à cette étape, les autres étant le lié/indépendant, le même/différent, et l'intérieur/extérieur.

 


 

schémas de principe de la relation matière/esprit à la deuxième étape de la prématurité pour la filière 1/x : les deux notions se sont partiellement décollées l'une à l'autre et, du fait de leur autonomie de mouvement l'une par rapport à l'autre, des coupures constamment instables se manifestent dans la continuité recherchée de leur relation

 

Par rapport à l'étape précédente, les deux notions suivent un chemin qui semble inverse à celui de l'autre filière. Dans la filière 1+1, on a vu que les deux notions étaient initialement très séparées et qu'elles se sont ensuite amalgamées l'une à l'autre sans renoncer à leur indépendance relative. Dans la filière 1/x, vue de l'intérieur la relation entre les deux notions les a d'abord montrées bien collées l'une à l'autre et leur indépendance relative était seulement abstraite. Maintenant, tout en restant largement collées l'une à l'autre, elles se séparent pourtant quelque peu afin d'acquérir une réelle indépendance physique l'une par rapport à l'autre. Puisqu'elles sont encore largement collées l'une à l'autre mais libres d'exercer physiquement leur autonomie, cette autonomie prendra nécessairement la forme d'un mouvement relatif entre les deux notions. Et puisqu'elles doivent rester collées l'une à l'autre, ce mouvement relatif sera celui de leur frottement l'une contre l'autre.

L'instabilité inévitable des frottements mutuels résultant du nouvel état de leur relation sera la source de l'effet principal de continu/coupé : d'une part, la continuité y correspond à la liaison permanente recherchée entre les deux notions, au fait qu'elles restent toujours collées l'une à l'autre au mieux qu'elles le peuvent, et d'autre part les coupures dans cette continuité sont le résultat de leur indépendance mutuelle, le résultat de l'instabilité de leurs mouvements relatifs de frottement qui ne permet pas de maintenir stablement la continuité de leur adhérence et qui génère inévitablement des béances mouvantes entre elles.

À cette étape donc, dans les deux filières on retrouve fondamentalement la notion d'instabilité, ce qui est bien normal puisqu'il s'agit chaque fois de la même situation, seulement observée chaque fois d'une façon différente.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Francis Becon , Étude d'après le Portrait du Pape Innocent X de Velázquez (1953)

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Pour aider à comprendre la différence entre les deux filières, un second tableau de Francis Bacon, une des nombreuses études réalisées d'après le portrait du pape innocent X de Velázquez. Celle-ci date de 1953.

Si l'on considère, depuis la gauche vers la droite, le fond du tableau et le personnage lui-même, il est évident que l'on a affaire à un fond continu sans cesse coupé par des interruptions et à un personnage continu sans cesse coupé par des interruptions. Dans la moitié haute du tableau ces coupures se manifestent par des bandes noires, dans la moitié basse elles sont plus diversement traitées, parfois par des bandes noires et parfois par des bandes grises, et dans l'habit blanc ce sont des coups de pinceau blancs qui forment par eux-mêmes une suite continue de tracés blancs coupés les uns des autres. Le portrait de Michel Leiris avait une forme compacte mais très déformée, ici à l'inverse il n'y a pas de déformation mais la compacité du personnage est complètement défaite dans sa partie haute. On peut d'ailleurs se demander si le cri silencieux du pape et le trou noir béant de sa bouche ne sont pas les seuls éléments qui donnent présence et cohérence au personnage, nous permettant d'y ressentir une présence humaine en train de hurler malgré sa décomposition en lambeaux déchirés.

C'est la matière du personnage, de son fauteuil et de son arrière-plan qui est déchirée, et c'est notre esprit qui, malgré ces coupures, sait y reconnaître la continuité de la scène et du personnage. Il s'agit d'une expression synthétique puisque nous ne pouvons pas saisir cette continuité sans s'affronter aux coupures qui l'affectent, et donc sans les avoir simultanément en tête.

L'effet associé au continu/coupé est l'intérieur/extérieur, puisque les bandes noires et les bandes grises qui alternent sont à la fois externes les unes pour les autres et à l'intérieur les unes des autres.

Le bas du tableau n'existait pas dans le tableau de Velázquez. Il est occupé par des bandes grises ou jaunâtres qui semblent prolonger le bas du fauteuil ou le bas du personnage après avoir fait de brusques courbures ou des angles brutaux, et pour leur part les bandes grises de la moitié droite semblent plutôt prolonger les coups de pinceau blanc de l'habit après un brusque changement de direction. De façon générale, donc, toutes les bandes de la partie basse du tableau continuent les bandes venues de sa partie haute après une coupure plus ou moins forte de leur direction. Dit autrement, chaque bande forme une bande continue coupée en tronçons qui ne suivent pas la même direction. Il s'agit d'une expression analytique du continu/coupé puisque l'on peut considérer séparément la continuité des bandes et les modifications de leur direction. C'est la matérialité des bandes qui est continue, et c'est notre esprit qui porte attention au fait que leur direction n'est pas continue. L'effet associé est le même/différent, puisque chaque même bande est faite de différents tronçons, certains étant en outre de différentes couleurs.

La bouche ouverte du personnage n'était pas non plus dans le tableau de Velázquez. Ce large trou noir béant qui saute aux yeux par sa bizarrerie inattendue coupe brutalement la continuité verticale à dominante blanche et violette du torse et du visage du personnage. Il s'agit aussi d'une expression analytique du continu/coupé puisque nous pouvons considérer séparément cette coupure du trou noir de la bouche et les continuités verticales du visage et du torse du personnage qui se poursuivent à sa gauche et à sa droite. L'effet associé est le lié/indépendant : la bouche est bien liée à la volumétrie du visage, mais elle s'ouvre largement pour pousser un cri qui semble autonome, non corrélé à l'attitude par ailleurs très figée du personnage. Par ailleurs, c'est un cri qui est complètement indépendant de la représentation du pape telle qu'elle apparaît dans le tableau de Velázquez.

De même que la bouche ouverte du personnage, l'espèce de structure tubulaire jaune, plus ou moins courbe, ne faisait pas partie du tableau. Elle est de la même couleur que la menuiserie du fauteuil qui, elle, en faisait partie, mais elle ne s'y raccorde pas et semble plutôt la croiser. Les structures tubulaires situées à gauche prolongent visuellement celles de droite, mais elles ne se raccordent pas non plus avec elles, d'autant que, du moins pour celles du bas, elles semblent faire entre elles un angle qui ne permettrait pas de les raccorder correctement. Malgré toutes ces coupures et ces défauts de raccordement nous les lisons néanmoins comme un ensemble continu de formes, et nous y associons aussi les tubulures du fauteuil du fait qu'elles ont la même couleur. Cette expression de continu/coupé est synthétique, car il faut franchir les coupures qui séparent les différents tronçons de ce réseau jaune pour ressentir que, malgré ces coupures, ils forment un réseau continu, soit parce qu'ils sont presque continus quant à leurs directions, soit parce qu'on les rassemble visuellement à cause de leur couleur commune. L'effet associé est le lié/indépendant : ces tronçons sont matériellement indépendants les uns des autres, mais ils sont liés ensemble par notre perception, et donc par notre esprit.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Willem de Kooning : Femme III (1953)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.willem-de-kooning.org/woman-iii.jsp

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Le peintre américain Willem de Kooning (1904-1997) est spécialement célèbre pour ses « Femmes » très distordues. Nous envisageons celle qui porte le numéro III et date de 1953.

Il est intéressant de comparer ses déformations à celles du portrait de Michel Leiris peint par Francis Bacon. Dans le portrait de Leiris, les différentes parties du visage semblaient avoir glissé les unes par rapport aux autres tout en restant collées à une matrice commune compacte correspondant au volume de ce visage. Rien de semblable dans la Femme de Willem de Kooning, dont toute notion de volume a disparu et dont les différentes parties semblent plutôt avoir été écrasées sur un même plan, parfois étirées et souvent déformées de diverses manières. Regardons par exemple son bras gauche situé à droite du tableau. Certes, l'épaule est continue avec ce bras, mais elle est très élargie, comme aplatie, et une forme triangulaire qui correspond peut-être à son habit découpe la continuité de sa surface. Du bras on passe à l'avant-bras après un étranglement et une torsion bizarre, peu naturaliste, puis cet avant-bras se termine lui-même par un tronçon qui semble correspondre à une cassure de l'avant-bras, on passe ensuite aux doigts qui s'égrènent l'un après l'autre, le premier connaissant un bizarre ergot qui le prolonge du côté de la fesse du personnage tandis que le dernier connaît des ondulations brusques, comme s'il avait été écrasé et étalé selon plusieurs tronçons dans le processus. Et l'on pourrait faire une description analogue de l'autre bras dont, en particulier, le dernier doigt de la main est presque détaché, comme à distance des autres doigts.

Si l'on considère cette fois l'ensemble de la silhouette du personnage on y repère facilement trois franches coupures horizontales : la coupure du cou qui interrompt brutalement la couleur bleutée du visage et fait s'envoler un foulard vers la gauche, la coupure du ventre qui forme une surface blanche lisse qui tranche avec les multiples dessins noirs qu'elle sépare, ceux du buste et ceux du bassin, puis la forte coupure noire et bleu qui traverse les cuisses et semble correspondre au bas de la jupe, à moins qu'il ne s'agisse du haut des bas. À cette succession de coupures horizontales qui affectent la continuité verticale du personnage on peut ajouter celles des deux extrémités : en haut, la tranche horizontale d'un chapeau noir, en bas, la coupure brutale des tibias par le bas du tableau. Quant au visage, il semble lui aussi écrasé, le nez rabattu d'un côté le coupe d'un trait noir très anguleux tandis que le contour de la bouche et ceux des yeux aplatis forment autant de traits qui découpent sa surface. À droite, la chevelure forme une continuité de boucles coupées les unes des autres par un brutal rebroussement.

En résumé, on ne cesse donc de repérer dans ce tableau des coupures qui affectent des continuités, ce qui correspond à une expression analytique du continu/coupé puisque l'on peut considérer séparément la continuité maintenue des formes et les coupures qui affectent leur surface, leur direction, ou leur évolution. C'est la matérialité de ces formes ou de ce qu'elles représentent qui est continue, et c'est notre esprit qui relève la bizarrerie de leurs inflexions, de leurs changements de direction ou de la présence de tracés barrant leur continuité. L'effet associé est le même/différent : une seule et même continuité se divise en différents tronçons du fait des coupures qui l'affectent.

Jusqu'ici on a considéré ces coupures insolites membre par membre ou morceau par morceau, mais si l'on considère maintenant l'ensemble du personnage on constate que ses diverses parties ne vont pas bien ensemble. D'une part du fait des coupures déjà signalées, mais aussi à cause d'autres incohérences : les deux yeux ont des surfaces très différentes et ils ne regardent pas dans la même direction ; la direction prise par le nez et les déformations du rictus de la bouche ne sont pas compatibles avec l'œil situé du côté droit qui semble d'ailleurs bizarrement s'enfoncer dans la chevelure ; les brusques rebroussements que forme la chevelure de ce côté-là semblent étrangers aux ondulations plus tranquilles de l'autre côté de la chevelure ; la trop grande largeur du torse et des épaules semble incompatible avec la largeur de la taille et des jambes, ces deux parties du personnage ne semblant d'ailleurs pas situées sur un même axe, comme si une légère translation, impossible à localiser, était intervenue au niveau du ventre ; quant aux mouvements des mains, ils semblent les diriger vers des directions anatomiquement très bizarres et très étrangères au reste de la posture du personnage, comme s'il s'agissait de fourches surgissant au bout des bras. De façon générale, et par différence avec la suggestion du volume de la poitrine, le rabattement en aplats des bras, des jambes, du bassin, du visage et des cheveux donne l'impression que ces différentes parties du corps sont posées les unes à côté des autres et sans correspondre au volume cohérent qui serait celui d'une femme réelle. On voit bien que toutes ces parties sont continues car la matérialité de leur continuité s'impose, mais notre esprit est comme incrédule et ne peut s'empêcher de les lire comme des aplats autonomes juxtaposés autour du volume de la poitrine. Il s'agit cette fois d'une expression synthétique du continu/coupé, car notre impression d'autonomie des différentes parties du personnage n'émerge qu'à cause de la bizarrerie qui nous saisie lorsque l'on prend en compte la continuité qu'elles forment toutes ensemble. L'effet associé est le lié/indépendant : comme dans une femme réelle les différents membres sont reliés entre eux, mais à la différence d'une femme réelle ils semblent ici comme autonomes les uns des autres. Ce que l'on peut dire d'une autre façon : la figure qui nous est montrée est liée à l'apparence d'une véritable femme mais elle en est très indépendante puisque ses membres semblent pour la plupart comme aplatis et non coordonnés entre eux.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Donald Judd, Sans titre (1969)

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Une sculpture maintenant, et donc un objet fait avec un matériau réel qui affirme sa présence réelle en face de notre esprit. Il s'agit d'un des nombreux empilements de boîtes fixées sur un mur réalisés par l'américain Donald Judd (1928-1994). Dans ce cas, les dix caissons en cuivre ont été réalisés en 1969 et sont installés au musée Guggenheim de New York.

Il saute aux yeux qu'il s'agit d'une suite verticale continue de caissons séparés les uns des autres, et donc coupés les uns des autres. C'est une expression synthétique de continu/coupé puisque, pour lire la continuité de cet empilement, nous devons lutter contre les coupures qui l'interrompent de façon répétée. Matériellement les caissons sont réellement coupés les uns des autres, c'est notre esprit qui estime que, malgré ces coupures, on peut dire qu'ils forment ensemble une suite continue. L'effet associé est l'intérieur/extérieur car c'est l'extérieur qui vient constamment pénétrer à l'intérieur de la colonne pour la découper en morceaux disjoints.

Les caissons sont coupés les uns des autres mais ils sont fixés à une paroi continue qui les relie. Sans cette paroi l'œuvre ne tiendrait pas en l'air, de telle sorte que, dans les faits, cette paroi fait intégralement partie de l'œuvre. Cet assemblage engendre un effet de continu/coupé qui est de type analytique puisque l'on peut considérer séparément que la cloison est continue et que les caissons sont séparés les uns des autres. L'effet associé est le lié/indépendant : les caissons sont indépendants les uns des autres, et ils sont tous liés à la cloison à laquelle ils sont fixés. Cette cloison relie matériellement les caissons, mais notre esprit estime que l'on peut omettre sa présence sous prétexte qu'elle n'est qu'un simple support, d'ailleurs en matériau différent, si bien que notre esprit ne lit ici qu'une suite de caissons coupés les uns des autres, comme si l'œuvre de Donald Judd était seulement constituée de ces caissons. Ce qui est d'ailleurs la stricte réalité puisqu'ils peuvent être déplacés et fixés sur une autre paroi et en un autre lieu.

Chaque caisson est formé d'une surface continue en tôle de cuivre, mais cette surface est plusieurs fois pliée à angle droit pour générer son volume. Cet effet de continu/coupé est analytique, car nous pouvons considérer séparément le fait que la surface en cuivre est continue et le fait que des plis bien nets la décomposent en surfaces aux orientations bien tranchées les unes des autres. Son effet associé est le même/différent : une même surface en cuivre est divisée en différents plans perpendiculaires entre eux. Tandis que nous voyons bien que, par sa nudité, la qualité d'aspect du matériau cuivre est ici mise en avant, nous comprenons aussi que les plis qui génèrent le volume des caissons sont le résultat de la volonté de l'esprit du sculpteur.

Revenons à la paroi qui porte les caissons et qui n'est pas seulement continue de chaque côté de la sculpture et entre les caissons, mais nécessairement aussi à l'arrière de ceux-ci. Bien que continue, cette paroi n'en est pas moins coupée par la présence des caissons qui la cachent à l'endroit de leurs emplacements : il s'agit d'une expression synthétique du continu/coupé car nous devons constamment nous affronter à la présence de ces caissons qui masquent et coupent la surface de la paroi pour imaginer sa continuité. C'est matériellement que l'existence de cette continuité nous est cachée, et c'est notre esprit qui reconstitue mentalement ce qui se passe nécessairement derrière les caissons pour qu'ils puissent tenir en l'air. C'est un effet d'intérieur/extérieur qui est associé à cet effet de continu/coupé : ce sont des caissons extérieurs à la paroi murale qui dissimulent à la vue des parties de sa surface en leur imposant une situation intérieure.

 

 


 


 

Les Deux Plateaux, communément appelé « colonnes de Buren » dans la cour d'honneur du Palais-Royal à Paris (1985-1986)

http://www.le-blog-de-gerard.com/album-1612821.html

 

1re ligne du tramway de l'agglomération tourangelle (2013)

https://danielburen.com/images/exhibit/2152

 

 

AUTRE IMAGE ÉVOQUÉE : Daniel Buren, peinture de rayures roses représentative de ses travaux de 1966 à 1972

Elles est en principe accessible à l'adresse https://www.pinterest.fr/pin/75857574953849064/

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Dernier exemple de continu/coupé, le procédé par rayures bicolores de l'artiste français Daniel Buren (né en 1938) : une toile à rayures roses et blanches représentative de ses travaux des années 1966/1972, les colonnes en marbre rayées noir et blanc de la cour du Palais-Royal à Paris, et les aménagements du tramway de l'agglomération tourangelle où ce système de rayures gris foncé et blanc a été utilisé en bandes verticales sur les voitures et comme marquage au sol se retournant en vertical sur les poteaux des stations (comme on peut le voir dans le reflet de la portière sur la photographie).

De telles rayures forment deux continuités colorées qui s'entrecoupent réciproquement : si l'on considère la toile rayée rose et blanc, la surface rose y est matériellement découpée en bandes par la présence des bandes blanches tandis que la surface blanche est matériellement découpée en bandes par la présence des bandes rose. Surmontant ces coupures réciproques, notre esprit lit pour sa part que l'on retrouve continuellement du rose sur toute la largeur de la toile et qu'il en va de même pour le blanc. Il s'agit d'une expression synthétique du continu/coupé puisqu'il faut constamment surmonter l'effet des coupures pour lire, malgré celles-ci, la continuité de l'une ou de l'autre des deux couleurs. L'effet associé est l'intérieur/extérieur : des bandes blanches viennent s'interposer à l'intérieur de la surface rose, et inversement.

On peut aussi considérer que les bandes roses et blanches sont associées deux par deux et que ces couples se répètent l'un à côté de l'autre de façon continue sur toute la largeur de la toile. Dit autrement, chaque portion de surface est découpée en deux coloris contrastés et ce principe de découpe se poursuit de façon continuelle. Une façon de présenter qui montre clairement qu'il s'agit cette fois d'une expression analytique du continu/coupé : on peut considérer séparément que chaque unité plastique est formée de deux bandes parallèles aux couleurs tranchées l'une de l'autre et que cette unité se répète en continu sur toute la largeur de la toile. L'effet associé est le même/différent : une même unité plastique répétée différentes fois est obtenue par la réunion de deux bandes aux couleurs différentes.

On peut aussi considérer que, pour Daniel Buren, ce système de bandes constituait comme une signature graphique identifiant ses interventions, ce qui l'a conduit à coller des bandes bicolores en divers lieux de l'espace public, sur des parois opaques ou sur des vitrages, à construire des portiques ou des colonnes recouvertes par ces mêmes bandes, et même à marquer cette signature sur des voitures de tramway et à en faire un principe de marquage au sol des stations de ce tramway. D'une certaine façon, de tous les artistes on peut dire qu'ils se répètent, qu'ils font souvent plus ou moins la même œuvre, ou du moins que leurs œuvres différentes sont réalisées avec le même style, mais il s'agit ici d'autre chose car c'est très exactement la même œuvre que Daniel Buren refait de multiples fois : toujours les mêmes bandes alternées, toujours en même largeur de 8,7 cm, et il a répété ce type d'intervention dans divers lieux pendant des dizaines d'années. Si l'on peut donc dire qu'il s'agit d'une répétition continue d'un même graphisme, on peut également dire que toutes ces interventions sont coupées les unes des autres puisqu'elles sont espacées dans le temps et réalisées dans des lieux séparés. C'est matériellement que toutes ces interventions sont coupées les unes des autres, tandis qu'elles résultent d'une intention continuellement répétée par l'esprit de l'artiste. L'effet associé est le lié/indépendant : ces interventions sont indépendantes les unes des autres, et elles sont liées entre elles par la communauté de leur traitement par bandes alternées. Il s'agit d'une expression synthétique car il faut avoir à l'esprit toutes ces interventions séparées pour constater que le même principe d'intervention y est continuellement à l'œuvre malgré la séparation des lieux et des dates.

À chacune de ces interventions dans l'espace public, seule une partie de celui-ci est affectée par les rayures. Ainsi, sur le quai des stations du tramway les rayures interrompent localement la continuité du pavage mais le pavage se poursuit au-delà des rayures. Il s'agit là d'une autre façon encore de faire du continu/coupé : le sol ou le support mural est visiblement continu, mais le système de rayures coupe localement cette continuité. Matériellement le support est réellement coupé, et c'est notre esprit qui, négligeant sa coupure par le système de rayures, considère que le support est continu dès lors qu'il se poursuit au-delà de sa partie rayée. Il s'agit d'une expression analytique car la présence de ces coupures est suffisamment limitée pour que nous puissions considérer séparément leur présence et la continuité de la surface au-delà de la partie qu'elles affectent.    

 

 

 

À la troisième étape de l'ontologie prémature, l'effet principal de la filière 1+1 monte encore d'un cran d'énergie et devient le regroupement réussi/raté.

Le décalage simultané d'un cran d'énergie de l'effet principal de la filière 1/x, qui devient le lié/indépendant, implique que les trois effets qui pourront s'associer au regroupement réussi/raté sont le synchronisé/incommensurable, le continu/coupé et le même/différent.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Pierre Soulages, Peinture 18 Mars 2010

Elle est en principe accessible à l'adresse : https://www.pinterest.fr/pin/441000988489657232/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Pierre Soulages Peinture 18 Mars 2010

 

Les peintures du français Pierre Soulages (1919-2022), qu'il définit comme réalisées à « l'outrenoir », relèvent à l'évidence d'un effet de regroupement réussi/raté. Ainsi, cette peinture du 18 mars 2010 qui juxtapose trois panneaux dont les rayures dans l'épaisse peinture noire sont différemment orientées et réfléchissent ainsi différemment la lumière.

Une seule couleur ayant été utilisée, la surface de l'ensemble du tableau est nécessairement regroupée en totalité dans cette couleur noire. Simultanément, ce regroupement dans l'uniformité noire est mis en échec par les différences entre rayures puisque, orientées différemment, d'un panneau à l'autre elles réagissent différemment à la lumière. Il s'agit d'une expression analytique de l'effet de regroupement réussi/raté puisque l'on peut considérer séparément qu'il n'a été utilisé qu'une seule couleur et que les rayures sont orientées de différentes façons. C'est par la matérialité uniforme de la pâte noire utilisée qu'est réalisé le regroupement de l'ensemble de la surface dans cette couleur, tandis que c'était manifestement l'intention de l'artiste, et donc de son esprit, que de rayer les surfaces dans des directions différentes. C'est d'ailleurs aussi notre esprit qui est captivé par les différences de luminosité qui en résultent et qui se modifient au fur et à mesure que nous bougeons devant la toile. Un effet de continu/coupé est ici associé au regroupement réussi/raté : la couleur noire se continue sur l'ensemble de la surface, mais le tableau est coupé en trois parties dont les rayures sont orientées différemment.

Les rayures ne sont pas uniformes à l'intérieur de chacun des panneaux : parfois elles sont très resserrées, parfois elles sont davantage écartées, parfois le système de rayures est régulier et parfois leur largeur varie très rapidement, à moins que ce ne soit la hauteur de leur relief qui soit très différente d'un sillon à l'autre. Ces différences génèrent nécessairement des modifications de la réflexion de la lumière à l'intérieur même d'un panneau dont les rayures sont orientées de façon semblable. Par ailleurs, spécialement dans le panneau du haut, on peut aussi déceler des endroits où les sillons sont rectilignes et des endroits où ils sont légèrement courbes, et il faut aussi considérer les irrégularités avec lesquelles le peintre a réalisé les sillons, des irrégularités qui occasionnent des espèces de plissements perpendiculaires à leur direction. À l'intérieur d'un même panneau la surface est donc regroupée dans un même traitement par rayures parallèles, mais ce traitement échoue à rassembler en uniformité l'ensemble de cette surface puisque des différences se laissent voir d'un endroit à l'autre concernant la plus ou moins grande régularité de l'espacement et de la réalisation des rayures, et même quant à leurs directions qui sont parfois rectilignes et parfois légèrement courbes. Cette fois, il s'agit d'une expression synthétique, puisque nous ne pouvons pas réaliser que toute la surface d'un panneau est regroupé dans un système de rayures parallèles sans s'affronter à ces différences. L'effet associé est le même/différent : un même traitement par rayures parallèles regroupe l'ensemble de la surface de chaque panneau, mais ces rayures sont différentes d'un endroit à l'autre. C'est la matérialité des sillons creusés dans la peinture qui les fait différents d'un endroit à l'autre, et c'est notre esprit qui, malgré ces différences, sait reconnaître qu'un même principe de rayures a été utilisé sur l'ensemble de la surface.

 

 

 


David Hockney :  A Bigger Splash (1967)

Source de l'image : https://amchdesign.wordpress.com/2012/01/08/a-bigger-splash/

 

 

Le peintre anglais David Hockney (né en 1937) utilise les couleurs variées avec la même constance que Soulages utilise la seule couleur noire. Son célèbre tableau de 1967, « A Bigger Splash », qui représente une scène de piscine privée en Californie, correspond parfaitement à une remarque faite par David Hockney lui-même en 1968 : « Le ciel brillant de Californie aplatit les formes et baigne l'ensemble dans une lumière du jour uniforme et technicolor » ([2]).

L'ensemble des surfaces colorées de ce tableau est effectivement regroupé dans un même traitement par couleurs plates et uniformes : le ciel est d'un bleu limpide uniforme, sans l'ombre d'un nuage, tout comme l'eau de la piscine d'un bleu plus soutenu, et tout comme le mur orangé du bâtiment, son acrotère légèrement jaunâtre, l'ombre de cet acrotère sur le mur et sur les portes-fenêtres, les rideaux orange régulièrement plissés de gris, les reflets gris et plats des vitrages, la plage orangée de la piscine que l'on pourrait croire verticale, le pliant et son ombre portée, la bordure blanche et bleu foncé de la piscine, le plongeoir jaune et sa tranche brune et grise. Toutes les formes sont donc traitées au moyen de couleurs uniformes et plates, sans aucune modification de texture liée à l'irrégularité du matériau représenté ou à une modification de la luminosité liée à l'éloignement dans la profondeur. Toutes ? Non ! Car les éclaboussures engendrées par le plongeur qui vient de disparaître sous l'eau ne se laissent pas regrouper dans ce même traitement plastique, elles sont au contraire très variées en luminosité et en couleur puisqu'elles marient le blanc pur et le blanc bleuté, le bleu foncé et le bleu clair, et elles sont aussi très variées quant à leur type puisque certaines correspondent à des surfaces et d'autres à des tracés, tandis que leurs contours sont effroyablement compliqués si on les compare aux contours simples de la piscine, de sa plage, du plongeoir et du bâtiment. Dans une moindre mesure, d'autres parties du tableau résistent aussi au traitement uniforme de leur coloris : les feuilles de la plantation qui borde le bas du bâtiment et le feuillage des deux hauts palmiers.

En résumé, le traitement par aplats colorés uniformes aux contours simples regroupe l'ensemble du tableau mais il échoue à regrouper les éclaboussures du premier plan ainsi que quelques présences végétales au voisinage du bâtiment. L'effet associé à celui de regroupement réussi/raté est le synchronisé/incommensurable : les éclaboussures blanches et bleues aident à donner un caractère réaliste à la scène et à l'expliquer, elles sont donc synchronisées de façon convaincante avec les autres parties du tableau, mais nous ne pouvons pas les lire de la même façon que celles-ci dès lors que nous ne déchiffrons pas visuellement de la même façon une surface uniforme à la forme simple et une surface extrêmement variée dans ses nuances et aux contours très compliqués. C'est encore plus vrai pour ce qui concerne les tracés compliqués que dessinent les éclaboussures, des tracés que notre regard doit suivre de façon très attentive et très appliquée, contrairement aux grandes surfaces uniformes qu'un seul coup d'œil paresseux suffit à déchiffrer. Autrement dit, puisque nous ne pouvons pas déchiffrer de la même façon, et donc en même temps, les formes des éclaboussures et les formes qui correspondent à la plus grande partie du tableau, ces deux groupes de formes sont mutuellement incommensurables pour nous. Ce qui vaut de la même façon pour le détail des plantes et du feuillage des palmiers que nous ne pouvons pas déchiffrer aussi rapidement que les grandes étendues bleues et orangées à leur voisinage. Pour notre esprit, il va de soi de regrouper les éclaboussures et les végétations avec les autres éléments de la scène, mais c'est la matérialité spéciale de leur représentation qui ne permet pas de les lire de la même façon. Il s'agit d'une expression synthétique car il faut vouloir regrouper visuellement les éclaboussures avec le reste de la scène pour ressentir l'impossibilité de les regrouper dans une même lecture.

D'un autre point de vue, on peut aussi considérer que toute cette scène ensoleillée est regroupée dans des coloris vifs qui irradient de lumière, mais les reflets des vitres et les objets sombres vus à travers elles, qu'ils soient gris clair, gris moyen ou gris foncé, échappent à cette coloration et font rater le regroupement de l'ensemble du tableau dans sa tonalité dominante vive et lumineuse. Il s'agit cette fois d'une expression analytique du regroupement réussi/raté puisque l'on peut considérer séparément que les reflets des vitrages font partie de la scène représentée et qu'ils sont traités en gris par différence avec le reste de la scène. L'effet associé est le même/différent : dans une seule et même scène se mêlent des surfaces traitées en couleur, blanc compris, et des surfaces qui sont traitées en gris, donc de façon différente. C'est le réalisme des teintes utilisées pour rendre compte de la matérialité de la scène qui permet de les rassembler de façon convaincante dans une même vue, et c'est notre esprit qui considère que, bien qu'elles soient aussi réalistes les unes que les autres, les surfaces colorées et les surfaces grises appartiennent à des registres de teintes différents.

 

 

 


Arman :  L'Heure Pour Tous (1985)

Source de l'image : https://www.flickr.com/photos/10699036@N08/2102536689  (auteur : Frédérique Panassac)

 

 

L'artiste franco-américain Armand Fernandez, dit Arman (1928-2005), est notamment connu pour ses accumulations. C'est une accumulation d'horloges datant de 1985 que nous allons examiner, réalisée en bronze, installée devant la Gare Saint-Lazare à Paris, et intitulée « L'Heure Pour Tous ».

Une multitude d'horloges noires à cadran blanc y sont regroupées en paquet. Malgré leur accolement compact sous la forme d'un grand totem, les diverses horloges ne se sont pas fondues indistinctement les unes aux autres, chacune préservant son autonomie par une forme différente de celle des autres, ou par une taille différente, ou par une orientation différente dans l'espace, ou par une saillie de son volume qui ne se laisse pas prendre en entier dans la compacité générale, ou par un flanc lisse, ou par un flanc rainuré comme un pneu, ou par une heure indiquée différente de celle des autres, ou bien encore par le type de graphisme utilisé pour indiquer les heures ou par le style de ses aiguilles. Et puisque chaque horloge préserve son autonomie, leur regroupement en un paquet uniforme de formes indistinctes est raté. C'est la matérialité des horloges qui fait la compacité et la continuité de leur groupe, et c'est notre esprit qui parvient, malgré la densité de leurs accolements, à reconnaître l'indépendance de chacune des formes qui y participent, et qui parvient même à être captivé par la lecture de leur autonomie. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément que les horloges sont toutes accolées ensemble et qu'elles sont différentes les unes des autres quant à leur apparence. L'effet associé est le continu/coupé : l'ensemble forme une suite continue d'horloges accolées les unes aux autres selon les trois directions de l'espace tandis que l'on peut repérer que chaque horloge constitue une étape distincte dans la continuité du monument.

Une autre approche consiste à considérer que toutes les formes assemblées dans ce totem sont similaires, et que par ailleurs elles sont regroupées dans un même type d'objet et dans un même type de contraste de couleurs puisque ce sont toutes des horloges noires à cadran blanc. Comme on l'a déjà envisagé, ces horloges sont toutefois différentes par leur taille, par leur forme puisque certaines sont rondes et que d'autres sont polygonales, par leur orientation dans l'espace et par l'heure qu'elles indiquent. Leur regroupement en formes similaires est donc raté, et il s'agit cette fois d'une expression synthétique du regroupement réussi/raté puisque nous ne pouvons pas apprécier ce qui les fait semblables sans surmonter les aspects qui les font différentes. C'est la matérialité des horloges qui est différente de l'une à l'autre, et c'est notre esprit qui, malgré ces différences, sait reconnaître qu'il s'agit toujours d'horloges et que, au moins pour ce qui concerne leurs couleurs, elles sont identiques. L'effet associé est le même/différent : par certains aspects les horloges sont toutes les mêmes, par d'autres elles sont différentes.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Annette Messager, Mes Voeux – 1988

Elle est en principe accessible à l'adresse https://penserfluxus.wordpress.com/2013/02/25/482/ ou https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cxxkL5

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L'artiste française Annette Messager (née en 1943) a réalisé en diverses occasions des montages d'images encadrées suspendues à des fils et regroupées en un paquet compact à la forme d'ensemble bien lisible. Celui-ci a pour titre : « Mes Voeux – 1988 ».

La forme d'ensemble du paquet est un rond, et les images sont suspendues à des fils tellement nombreux et de longueurs tellement variables qu'il n'est pas envisageable de retrouver à quel endroit précis l'une ou l'autre est accrochée. Ces images sont toutes différentes : parfois il s'agit de photographies qui montrent diverses parties du corps humain, un œil, une bouche, un pied, une langue, un sein, une main, etc., et parfois il s'agit de textes écrits en couleur. Leurs dimensions sont différentes également, leurs formats plus ou moins allongés, certaines verticales et d'autres horizontales. Ces images sont regroupées de façon très compacte dans la surface ronde qui les rassemble, mais leur fusion en un groupe uniforme est ratée si l'on considère toutes les différences que l'on vient d'énumérer et qui les distinguent bien les unes des autres, d'autant que, sur le pourtour, certaines images sont nettement en saillie et cassent la régularité géométrique du rond qui les rassemble. Il s'agit d'une expression analytique de regroupement réussi/raté puisque l'on peut considérer séparément la compacité du regroupement des images dans une surface circulaire et le fait que des différences distinguent les images les unes des autres. C'est la matérialité du rassemblement compact des images qui produit leur effet de regroupement, et c'est notre esprit qui repère ce qui distingue les images les unes des autres. L'effet associé est le même/différent dès lors que différentes images sont réunies dans une seule et même forme circulaire.

Il faut maintenant nous intéresser au fait que cette forme bien circulaire et dans laquelle les images sont réparties avec une densité assez régulière est obtenue par la suspension d'images à l'aide de suspentes dont la longueur est très irrégulière, aussi irrégulière d'ailleurs que leur échelonnement horizontal, puisque certaines suspentes se superposent tandis que des écarts plus ou moins larges subsistent entre d'autres. Comment une telle irrégularité de l'accroche des photographies peut-elle générer une telle régularité de leur disposition sur la surface circulaire qui les regroupe ? Il s'agit évidemment là d'un effet de synchronisé/incommensurable : les images ont su se synchroniser pour se répartir de façon homogène sur l'ensemble de la surface du cercle, mais puisque leurs suspentes n'ont aucune régularité quant à la hauteur à laquelle elles ont été fixées, quant à leur longueur et quant à leurs espacements, leurs positions sont incommensurables. Il s'agit d'une expression analytique car nous pouvons considérer séparément la grande irrégularité des suspentes et la régularité de la surface des images. Cet effet de synchronisé/incommensurable est bien entendu associé à l'effet principal qui nous importe : les images sont regroupées avec une densité régulière sur la surface circulaire, mais la régularité de leur regroupement est ratée si l'on prend en compte la façon très irrégulière avec laquelle elles sont suspendues. C'est notre esprit qui considère que la régularité du pavage d'images est réussie, et c'est la matérialité très irrégulière et très hétérogène des suspentes qui provoque un effet de surprise et fait rater cette impression de regroupement régulier et homogène.

Deux autres expressions ont un caractère synthétique dès lors que nous ne pouvons pas considérer l'un de ses aspects sans s'affronter à l'autre. Nous les examinons rapidement :

 - les images forment globalement une collection de photographies, mais une très petite minorité correspond à des textes écrits en rouge ce qui fait rater l'uniformité du regroupement des photographies. L'effet associé est le même/différent : pour notre esprit les images sont rassemblées dans un même paquet, mais elles correspondent matériellement à différents types d'images.

 - les images et leurs suspentes sont regroupées dans une même œuvre, mais ce regroupement est raté au-dessus de la forme en cercle puisque seules des suspentes débordent de cette forme. L'effet associé est le continu/coupé : notre esprit considère que les suspentes qui continuent au-dessus du cercle des images font partie de l'oeuvre, mais celle-ci n'en est pas moins matériellement coupée en deux parties aux aspects très différents.

 

 

On peut maintenant schématiser la topologie du regroupement réussi/raté des notions de matière et d'esprit à la troisième étape de l'ontologie prémature dans sa filière au type 1+1. Une filière qui, on le rappelle, mènera au détachement l'une de l'autre des deux notions.

À cette étape, deux cas se présentent : soit l'esprit réussit à lire que l'ensemble de la matière est rassemblé dans une même unité alors qu'une partie ou un aspect de la matière échappe à ce rassemblement, soit on a la situation inverse dans laquelle la matière est réellement regroupée tandis que c'est l'esprit qui, en la considérant d'un point de vue qui lui est propre, fait échouer la réalité de ce regroupement.

 


 

schémas de principe de la relation matière/esprit à la troisième étape de la prématurité pour la filière 1+1 : des aspects de la matière font échouer son rassemblement parfait que l'esprit pensait réussi. Ou, inversement, c'est l'esprit qui fait échouer le regroupement parfait de la matière

 

Si l'on fait un récapitulatif provisoire de l'évolution de la filière 1+1, on peut dire que les deux notions ont abordé la première étape en étant bien détachées l'une de l'autre, puis qu'elles se sont amalgamées à la deuxième étape tout en restant bien autonomes l'une de l'autre, et que la troisième étape marque donc le début de l'aspect conflictuel de leur rencontre, l'une essayant vainement d'absorber l'autre et inversement de telle sorte que leur cohabitation ne pourra jamais se stabiliser. À la prochaine étape, on verra leur conflit s’amplifier au point de dominer complètement la situation, puis on verra ce conflit s’accentuer encore en dernière étape au point que leur cohabitation devenue impossible impliquera leur complète séparation.

 

 

Maintenant la filière 1/x de l'ontologie prémature à sa troisième étape, avec comme effet principal le lié/indépendant.

Dans cette filière 1/x, la deuxième étape a vu les deux notions se trancher l'une de l'autre et commencer à s'agiter de façon autonome tout en restant collées l'une contre l'autre. On a déjà dit que cette filière se terminerait par l'invagination des deux notions l'une dans l'autre, et c'est à la troisième étape que cette invagination commence : l'une des deux notions agrippe la seconde, l'oblige à se lier à elle, et l'autre prouve qu'elle conserve son autonomie en montrant que ce lien ne l'empêche pas de s'agiter de façon indépendante. Dans une telle situation, l'une des notions est à la fois liée à l'autre et indépendante, raison pour laquelle le lié/indépendant est maintenant l'effet principal. Les effets qui lui sont associés depuis la filière 1+1 ont gagné un cran d'énergie par rapport à ce qui valait pour la deuxième étape : le lié/indépendant disparaît, le même/différent et l'intérieur/extérieur sont conservés, l'un/multiple fait son entrée.

 

 


 

schémas de principe de la relation matière/esprit à la troisième étape de la prématurité pour la filière 1/x : l'une des notions oblige l'autre à se lier à elle tandis que cette dernière démontre que cela n'entrave pas son indépendance

 

 

 


David Hockney : Imogen & Hermione (1982)

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/245868460876551433/

 

 

Nous commençons la filière 1/x par un nouvel exemple de David Hockney qui éclairera sur la différence entre les deux filières. Il s'agit d'un montage de clichés photographiques pris avec un appareil Polaroïd, réalisé en 1982 et intitulé « Imogen & Hermione ». Il fait partie d'une série d'assemblages semblables que David Hockney dénommait des « Joiners ».

Ces 63 clichés Polaroïds sont certainement liés visuellement puisqu'ils contribuent, chacun pour partie, à représenter deux enfants assis côte à côte. Ils sont également bien indépendants les uns des autres puisqu'ils correspondent à des angles de vue chaque fois un peu différent de ceux de leurs voisins. Par exemple, les jambes de la fillette de gauche ne sont pas continues et se construisent par morceaux indépendants vus depuis des points de vue décalés. Cet effet de lié/indépendant est synthétique, car nous ne pouvons pas reconstruire une vue complète de ses jambes sans nous affronter à leurs défauts de continuité. Ces défauts sont dans la matérialité de la représentation, et c'est notre esprit qui, par imagination, reconstruit la continuité des personnages. L'effet de même/différent est associé à celui de lié/indépendant puisqu'une même jambe est ainsi construite à partir de différents tronçons bien distincts.

La photographie ne relève pas seulement d'angles de vue différents, elle amalgame aussi des éléments contradictoires correspondant à des postures différentes des enfants. Ainsi, la fillette de gauche a parfois la main gauche en soutien à sa tête et parfois posée sur son ventre, et la fillette de droite a les pieds alternativement en avant et en arrière, de telle sorte qu'elle semble en avoir quatre, et on peut même lui attribuer six genoux distincts. Cet effet de lié/indépendant est cette fois analytique car, dès lors que nous pouvons choisir de ne donner qu'un coup d'oeil d'ensemble rapide à la photographie ou bien de l'explorer en détail, nous pouvons considérer séparément que les diverses photographies construisent une image d'ensemble qui semble cohérente à première vue ou considérer que, à mieux regarder, de nombreuses incohérences s'y manifestent. Matériellement, ces clichés sont montés ensemble pour générer une vue globale des deux enfants, c'est notre esprit qui y relève des incohérences. L'effet associé au lié/indépendant est l'un/multiple puisque nous pouvons choisir de considérer que les 63 clichés sont liés dans une seule et même vue d'ensemble ou considérer qu'ils regroupent de multiples postures, des postures qui sont indépendantes les unes des autres puisqu'elles correspondent nécessairement à des moments différents de la scène.

Le liseré blanc laissé autour de chacun des clichés donne l'impression que l'ensemble est vu comme à travers un quadrillage blanc. La photographie d'ensemble et ce quadrillage correspondent à des réalités bien indépendantes l'une de l'autre, mais qui sont visuellement liées puisque l'une est traversée par l'autre. Cet effet de lié/indépendant est synthétique, car nous ne pouvons constater l'existence d'une photographie d'ensemble sans s'affronter à la présence du quadrillage qui la découpe en morceaux. C'est matériellement que le quadrillage morcelle la vue d'ensemble, et c'est notre esprit qui reconstitue cette vue malgré sa présence. L'effet associé est l'intérieur/extérieur car la grille est un élément logiquement extérieur à la photographie d'ensemble qui vient s'encastrer à son intérieur.

On peut aussi négliger le fait que l'assemblage de ces 63 clichés construit une vue d'ensemble, fut-elle incohérente, et s'en tenir au fait qu'ils correspondent à des clichés indépendants pris selon des angles de vue différents. Dans ce cas, on a ici affaire à 63 clichés indépendants liés ensemble par un quadrillage blanc. L'effet associé est encore l'intérieur/extérieur, mais cette fois parce que le contour extérieur de chacun de ces 63 clichés est à l'intérieur du quadrillage qui les relie. C'est matériellement que ces clichés sont liés par le quadrillage blanc, et c'est notre esprit qui repère que chacun correspond à un angle de vue indépendant de celui des clichés voisins. Cet effet est analytique puisque l'on peut considérer séparément et tour à tour chacun des clichés et le quadrillage blanc qui les relie.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Robert Rauschenberg, Monogram (1955-1959)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.rauschenbergfoundation.org/art/art-context/monogram

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De la même façon que David Hockney a fait des « Joiners », l'artiste américain Robert Rauschenberg (1925-2008) a fait des « Combines », ce que l'on peut traduire par œuvres combinées, ou réalisées par combinaisons. Dont le célèbre « Monogram », une œuvre qui a connu plusieurs états successifs entre sa première version de 1955 et sa version définitive de 1959.

Elle rassemble une chèvre angora au museau peint, un pneu automobile enchâssé sur son corps, et différents collages installés sur la planche sur laquelle la chèvre est montée : une semelle de chaussure, une balle de tennis peinte en marron qui pourrait être une crotte de la chèvre, des planches qui portent des bouts d'inscription, différentes surfaces peintes, etc.

Les différents éléments combinés dans cette œuvre sont indépendants les unes des autres puisqu'ils ne forment pas une scène dont nous pourrions comprendre la signification et comprendre ainsi pourquoi ils sont rassemblés. Toutefois, leur association sur un même plateau ne fait pas de doute quant à la volonté de l'artiste de les combiner ensemble, et le principe d'un barbouillage de peinture qui les affecte presque tous renforce leur association visuelle. Pour sa part le pneu n'est pas barbouillé de peinture, mais c'est peu de dire qu'il est lié à la chèvre puisqu'elle est coincée à son intérieur. Cet effet de lié/indépendant est une expression synthétique, car nous ne pouvons pas considérer que l'artiste a certainement eu la volonté de mettre ensemble ces éléments hétéroclites sans devoir surmonter l'impression qu'ils n'ont pourtant rien à faire ensemble. L'effet associé au lié/indépendant est l'un/multiple : une seule et même œuvre regroupe une multitude d'éléments indépendants les uns des autres. Le rassemblement de ces divers éléments est un fait matériel, c'est notre esprit qui ne parvient pas à trouver une signification à leur mise ensemble et qui considère qu'elles sont donc indépendantes les unes des autres.

On peut négliger la nature des différents éléments rassemblés, oublier qu'il s'agit d'une chèvre, d'un pneu, d'une balle de tennis, de morceaux de panneaux publicitaires, etc., et ne considérer que leurs caractéristiques physiques, c'est-à-dire observer que certains sont des surfaces sans épaisseur, d'autres des surfaces en léger relief, et d'autres encore des volumes qui se dressent dans l'espace. On peut aussi observer que le pneu est un objet « préfabriqué », tout comme la balle de tennis et la semelle de chaussure, et donc des « ready-made » comme aurait dit Marcel Duchamp, tandis que la chèvre est un animal empaillé qu'il a donc fallu préparer, que certaines surfaces peintes sont des morceaux de peintures publicitaires préexistantes qui ont été fracturées ou découpées et que d'autres sont des peintures qui ont visiblement été faites pour les besoins de cette œuvre, tel qu'il en va pour le barbouillage de peinture sur la tête de la chèvre et la coloration de la balle de tennis. Enfin, on peut observer que la texture apparente de ces divers éléments est très différente de l'un à l'autre : des poils laineux tombant et des cornes aux cernes de croissance très apparents pour la chèvre, une surface caoutchoutée lisse ou à reliefs réguliers pour le pneu, des surfaces parfois lisses et parfois écaillées pour les bois portant des morceaux de lettre et, de façon générale, certaines surfaces à peu près propres tandis que d'autres sont barbouillées de peinture. Il faut donc convenir que ces divers éléments sont indépendants les uns des autres quant à leur type (des surfaces sans épaisseur, des surfaces en léger relief, des volumes), quant à leur mode de fabrication (des ready-made, un animal empaillé, des morceaux récupérés ici ou là, des peintures faites spécialement pour l'occasion), et quant à la texture ou à l'état de leurs surfaces apparentes. Il s'agit cette fois d'une expression analytique du lié/indépendant puisque nous pouvons considérer séparément le fait que tous ces éléments sont rassemblés sur un même plateau et qu'ils sont très indépendants les uns des autres quant à leurs caractéristiques physiques. L'effet associé est le même/différent puisqu'une même œuvre combine différents éléments aux caractéristiques physiques différentes, et nous comprenons bien que c'est l'esprit de l'artiste qui a organisé le rassemblement de ces éléments dont les caractéristiques matérielles sont différentes.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Richard Serra, Serpent (1994-1997)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.guggenheim.org/artwork/3

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Le sculpteur américain Richard Serra (né en 1938) n'a pas réalisé que des sculptures gigantesques en plaques d'acier Corten, mais c'est pour ce type d'œuvres qu'il est spécialement connu parmi les artistes dits « minimalistes ». Parmi celles-ci, « Snake » (Serpent) date des années 1994 à 1997.

D'emblée, on saisit qu'il s'agit de trois plaques similaires décalées l'une de l'autre et qui ondulent de concert. Elles sont décalées l'une de l'autre, et donc indépendantes, mais elles forment un groupe de trois plaques évoluant de concert et sont donc liées les unes aux autres parce qu'elles s'accompagnent sur un même cheminement. L'effet associé à celui de lié/indépendant est l'un/multiple : plusieurs plaques forment un seul et même groupe de plaques semblables. Cette expression est synthétique puisque l'on ne peut pas considérer que les trois plaques forment un groupe sans considérer implicitement qu'il y a plusieurs plaques. C'est leur matérialité qui fait qu'elles sont séparées, indépendantes, et c'est notre esprit qui considère que cette séparation ne les empêche pas d'être lues ensemble en tant que groupe de trois plaques semblables liées par un cheminement commun.

Ces plaques ne sont toutefois pas exactement parallèles, celle du milieu penche un peu vers celle de droite et celle de gauche s'écarte en sens inverse. Le groupe qui relie ces trois plaques n'est donc pas un groupe homogène puisque les plaques manifestent des différences d'inclinaison qui les rendent indépendantes les unes des autres sous cet aspect. Il s'agit d'une expression analytique du lié/indépendant, car on peut considérer séparément que les trois plaques cheminent ensemble et qu'elles sont inclinées les unes par rapport aux autres. L'effet associé est le même/différent : il s'agit toujours du même type de plaques, mais différentes l'une de l'autre pour ce qui concerne leur inclinaison. Cette fois encore, l'inclinaison différente des tôles est un effet de leur matérialité tandis que c'est notre esprit qui estime que ces différences d'inclinaison n'empêchent pas de lire qu'il s'agit toujours du même type de tôles ondulant de concert.

Les plaques sont écartées les unes des autres et donc indépendantes, mais elles sont toutes liées au sol sur lequel s'appuie leur tranche. C'est une expression analytique du lié/indépendant puisque l'on peut considérer séparément qu'elles sont collectivement liées au sol et qu'elles sont écartées les unes des autres. C'est la matérialité de la configuration qui fait que les trois plaques et le sol forment une continuité ininterrompue, et c'est notre esprit qui estime que le sol et les plaques ont des fonctions différentes qui les distinguent, le premier étant un simple support et les autres des ouvrages portés par le sol, et c'est notre esprit qui décide en conséquence de négliger cette continuité ininterrompue pour déclarer que les plaques sont complètement séparées les unes des autres. L'effet associé est l'intérieur/extérieur : c'est l'extérieur qui pénètre à l'intérieur du groupe de plaques collées au sol pour les séparer les unes des autres.

Pour finir, un effet qui peut être lu en ne considérant qu'une seule plaque. Puisqu'on peut la visualiser en entier sur la photographie, nous envisagerons celle de droite. Elle ondule, c'est-à-dire qu'elle se courbe une fois dans un sens puis une fois dans l'autre, tel un serpent, ce qui justifie le titre de l'œuvre. Cette plaque dispose donc de deux parties indépendantes quant au sens de leurs courbures qui sont différents, mais qui sont liées l'une à l'autre dans un même mouvement d'ondulation et dans un même matériau continu en acier Corten. Associée à l'effet de même/différent il s'agit d'une expression synthétique du lié/indépendant, car c'est en lisant la continuité de la plaque que nous constatons que sa courbure s'inverse. C'est la matérialité de la plaque métallique qui la fait continue, tandis que c'est notre esprit qui considère que sa modification de courbure permet d'y lire un effet d'ondulation.

 

 

 


Joan Mitchell : Xavier (1985)

Source de l'image : https://www.pinterest.ch/pin/550846598188487966/

 

 

Pour terminer la troisième étape de l'ontologie prémature, la peintre américaine Joan Mitchell (1925-1992) qui a longtemps travaillé en France, et sa toile de 1985 intitulée « Xavier ».

On peut d'abord examiner la texture des coups de pinceau, laquelle est différente selon les coloris. La texture utilisée pour la teinte jaune moyen et jaune paille, qui forme environ la moitié de la surface du tableau, est celle de coups de pinceau qui se croisent pour former une trame continue. C'est aussi cette texture qui prévaut pour une partie de la couleur verte en haut à gauche, pour une partie de la couleur noire, et pour une partie de la couleur bleue dans la partie centrale du bas du tableau. Il s'agit de coups de pinceau bien repérables séparément, et donc indépendants les uns des autres, mais ils se croisent pour former une texture continue qui les relie. C'est la matérialité de ces coups de pinceau qui forme une texture continue, et c'est notre esprit qui sait décomposer cette texture et y lire les unités indépendantes qui la construisent. L'effet associé au lié/indépendant est l'un/multiple dans une expression analytique : une seule et même trame est faite de multiples coups de pinceau, et nous pouvons considérer séparément l'existence d'une trame continue et notre capacité à distinguer les coups de pinceau qui construisent cette trame.

Par différence, d'autres couleurs, ou certaines parties d'autres couleurs, sont formées de traces de pinceau séparées les unes des autres. Cela vaut notamment pour la couleur orangée du haut du tableau, pour la partie haute et pour la partie basse de la surface concernée par le noir, pour le bleu de la zone médiane qui recouvre partiellement le noir et pour le bleu dans le bas à gauche du tableau. Étant séparées les unes des autres, ces traces de pinceau sont indépendantes, mais nous les regroupons visuellement parce qu'elles sont de la même couleur. Dans le cas du bleu situé en bas du tableau, tout comme dans le cas de la couleur noire, nous regroupons aussi visuellement avec les coups de pinceau isolés les petits morceaux de trame continue qui les voisinent. C'est la matérialité des coups de pinceau ou des morceaux de trame colorée qui les fait séparés les uns des autres, et donc indépendants, et c'est notre esprit qui ne peut s'empêcher de regrouper ensemble, et donc de lier ensemble, ceux qui sont d'une même couleur. L'effet associé est encore l'un/multiple, mais cette fois dans une expression synthétique puisque nous ne pouvons pas regrouper visuellement des parties que l'on ne ressent pas séparées.

Envisageons maintenant la façon dont les différentes trames colorées s'interpénètrent. Si l'ensemble du tableau forme une texture continue de traits de pinceau qui vont dans tous les sens et qui s'enchevêtrent, cela n'empêche pas de distinguer dans cette masse des zones de coloris différents : il y a une vaste zone jaune, dans le bas des morceaux bleus plus ou moins continus s'y raccordent, dans le haut on peut facilement distinguer séparément un ensemble vert et un ensemble orange bien qu'ils soient enchevêtrés l'un dans l'autre, à droite une large zone noire s'intercale dans le jaune tout en se faisant recouvrir par une texture bleue. Au total, l'effet qui ressort est celui de zones aux couleurs différentes, et donc indépendantes l'une de l'autre quant à la couleur, mais aussi de zones qui s'interpénètrent, soit localement soit globalement, ce qui donne l'impression qu'elles sont liées ensemble. L'effet associé à cet effet de lié/indépendant est l'intérieur/extérieur : bien qu'elles s'interpénètrent matériellement les unes à l'intérieur des autres, notre esprit réussit à les séparer visuellement les unes des autres, et donc à faire comme si elles étaient les unes à l'extérieur des autres. Il s'agit d'une expression synthétique puisque nous ne pouvons pas sortir la totalité d'une couleur de la zone occupée par une autre sans avoir à lutter contre le mélange des zones colorées qui gêne cette séparation.

Pour finir, venons-en aux coulures qui affectent certaines couleurs, principalement le bleu dans le bas du tableau ainsi que le noir et le blanc dans la partie médiane. Ces coulures sont évidemment liées à la couleur dont elles dégoulinent, mais elles n'en sont pas moins indépendantes quant à leur aspect « de coulure » de l'aspect des traits de pinceau dont elles sont issues. L'effet associé à celui de lié/indépendant est ici le même/différent : une même couleur se décompose en deux parties, celle qui correspond au tracé du pinceau et celle qui correspond à la coulure de la peinture trop fluide pour rester en place sur le trajet du pinceau. D'un point de vue purement matériel ces deux parties sont exactement de la même couleur, c'est notre esprit qui estime qu'elles doivent pourtant être séparées car l'une correspond à un tracé du pinceau et l'autre à une bavure qui s'est écoulée à l'extérieur de ce tracé. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément l'unité de la couleur et la différence d'aspect de ses deux parties.

 

 

 

Quatrième et avant-dernière étape de l'ontologie prémature, d'abord dans sa filière 1+1 et avec le fait/défait comme effet principal.

Après la troisième étape où les deux notions ont commencé à s'affronter directement, chacune essayant vainement de regrouper l'autre, l'affrontement est maintenant généralisé et va constituer la dominante de cette quatrième étape. Pour cette raison, c'est tout naturellement l'effet de fait/défait qui va dominer la filière. L'effet de même/différent étant devenu l'effet principal dans la filière 1/x, il disparaît des effets associés au fait/défait, remplacé par le lié/indépendant. Les deux autres effets associés possibles restent le synchronisé/incommensurable et le continu/coupé.

 

 


 

schéma de principe de la relation matière/esprit à la quatrième étape de la prématurité pour la filière 1+1 : l'esprit et la matière cherchant maintenant à englober plus complètement son opposé, il en résulte une pulsation constante de brisure de la cohésion de leur couple puis de reconstitution de cette cohésion, laquelle est ainsi constamment faite/défaite

 

Avant de commencer l'analyse de la filière 1+1, on présente aussi le principe de la filière 1/x, celle qui mènera à l'invagination mutuelle des deux notions. À cette étape, elles se sont à nouveau accolées l'une à l'autre de façon compacte pour former ensemble une plus grande unité, mais elles ne se mélangent pas à l'intérieur de cette unité car chacune conserve une dynamique propre qui prépare leur invagination mutuelle de la prochaine étape. L'effet dominant dans cette filière 1/x est le même/différent pour correspondre au fait que les deux notions sont regroupées dans une même unité globale dans laquelle elles font énergiquement valoir leurs différences. Les effets associés au même/différent ont encore gagné un cran d'énergie par rapport à l'étape précédente : le même/différent disparaît à ce titre, l'intérieur/extérieur prend sa place, suivi de l'un/multiple, et le regroupement réussi/raté fait son entrée au titre de l'effet le plus énergique.

 

 


 

schéma de principe de la relation matière/esprit à la quatrième étape de la prématurité pour la filière 1/x : les deux notions s'associent pour former une même unité globale sans que disparaissent pour autant leurs différences et leurs dynamiques propres

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : César, Compression « Ricard » (1962)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://cesarbaldaccini.blogspot.com/p/demarche.html

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : César Compression « Ricard » 1962

 

Les compressions du sculpteur français César Baldaccini, dit César (1921-1998), s'imposent pour illustrer l'effet de fait/défait qui domine dans la filière 1+1 de la quatrième étape de l'ontologie prémature. Sa compression « Ricard » doit son nom à la publicité qui recouvrait le véhicule compressé. Elle date de 1962 et appartient à une série que César appelait des « Compressions dirigées », c'est-à-dire que César y portait attention à la couleur des matériaux et des véhicules utilisés, et qu'il portait aussi attention à leur disposition dans la presse hydraulique.

L'effet de fait/défait va de soi : on voit bien qu'il s'agit d'une automobile, ses parties restant suffisamment faites pour que l'on reconnaisse qu'il s'agit d'une automobile, mais cette automobile est aussi visiblement complètement cassée, déformée, défaite. C'est la matérialité de l'automobile en tant qu'engin en état de marche qui est défaite, et c'est notre esprit qui, malgré son état matériel très délabré, est capable de reconstituer la présence d'une automobile. Il s'agit d'une expression synthétique puisque l'on ne peut pas reconstituer mentalement l'état antérieur de cet amas de tôles sans s'affronter à son état actuel. L'effet associé est le synchronisé/incommensurable : une automobile et l'objet que nous avons devant nous n'ont rien à voir, les deux correspondent à des réalités qui sont incommensurables, mais nous sommes pourtant capables de les synchroniser puisque nous estimons qu'il s'agit chaque fois d'une voiture.

La compression a rapproché toutes les parties de la voiture pour la transformer en un bloc compact au volume vaguement parallélépipédique. Cette nouvelle forme donnée au véhicule est bien faite puisque nous pouvons la percevoir, mais elle comporte tellement de trous et ses angles sont parfois si mal formés que l'on peut tout aussi bien dire que cette forme de bloc est défaite. C'est encore le synchronisé/incommensurable qui est associé ici au fait/défait, mais cette fois dans une expression analytique car nous pouvons considérer séparément que toutes ces tôles froissées sont assemblées dans une forme qui se synchronise vaguement avec celle d'un parallélépipède et qu'il ne s'agit quand même que d'un tas de ferrailles cabossées dont l'entassement n'a rien à voir avec la géométrie d'un parallélépipède. C'est la matérialité des tôles qui en fait un volume très irrégulier, et c'est notre esprit qui ne peut s'empêcher d'y repérer une vague forme de bloc géométrique.

Sans les analyser en détail, on signale la présence de deux autres effets de fait/défait :

 - certaines tôles ont une partie dont la surface est encore bien lisse, bien faite, tandis qu'ailleurs elles sont complètement froissées, et donc défaites (analytique - effet associé le lié/indépendant - leur liaison est matérielle et c'est l'esprit qui les considère différentes, donc indépendantes) ;

 - des tôles initialement séparées se retrouvent à former localement une continuité bien faite, mais leur couleur très différente trahit leur origine différente et défait cette impression de continuité (synthétique - effet associé le continu/coupé - c'est matériellement que les tôles sont continues et c'est l'esprit qui repère qu'elles relevaient d'emplacements séparés).

 

 

 


Gerhard Richter : Deux Fiats (1964)

Source de l'image : https://www.gerhard-richter.com/fr/art/paintings/photo-paintings/cars-7/two-fiats-5554

 

 

Les « deux Fiats » peintes en 1964 par l'artiste allemand Gerhard Richter (né en 1932) sont à la peinture ce que les compressions automobiles de César sont à la sculpture.

Il ne fait pas de doute qu'il s'agit là de deux voitures, lesquelles sont donc faites, mais leur aspect est tellement transformé qu'elles sont méconnaissables et que leur apparence est donc défaite. Il s'agit d'une expression synthétique du fait/défait puisque nous ne pouvons pas nous rendre compte qu'il s'agit de voitures sans nous affronter à leur forme défaite. L'effet associé au fait/défait est le synchronisé/incommensurable : les formes que nous voyons n'ont rien à voir avec l'apparence matérielle réelle de voitures, elles sont incommensurables avec une telle apparence, et pourtant notre esprit est capable de les synchroniser avec l'apparence de voitures réelles.

Très probablement Richter s'est servi d'une photographie pour réaliser cette œuvre, et très probablement il y a aggravé le flou occasionné par la vitesse des véhicules. Chaque voiture forme un bloc compact continu bien repérable et bien séparable du reste de l'image, mais l'effet de flou qui donne une impression de vitesse découpe les véhicules en tranches horizontales, successivement blanches et grisées, noires même pour certaines. Les traînées les plus blanches apparaissent comme en relief, en avant par rapport à la masse plus grisée du reste du véhicule, tandis que les traînées noires tendent à séparer le toit de l'habitacle vitré : tous ces effets de surface tendent par conséquent à annihiler le volume du véhicule. Comme ces traînées de vitesse trahissent la présence du volume de la voiture qui en est à l'origine, elles nous disent que ce volume est donc fait, mais elles le transforment en bandes discontinues de surfaces et suggèrent même que le toit en est détaché, bref, elles nous disent aussi que le volume du véhicule est complètement défait. L'effet associé est le continu/coupé : les traînées de vitesse sont horizontalement continues, mais dans le sens vertical elles sont coupées les unes des autres en bandes alternativement blanches, grises ou noires. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément les continuités horizontales qui nous convainquent que ces trainées sont liées au déplacement de voitures, et d'autre part les coupures verticales entre bandes qui défont la perception du volume de ces voitures. C'est la matérialité concrète de l'image qui nous présente des bandes blanches coupées les unes des autres, et c'est notre esprit qui traite ces bandes comme un effet lié à la vitesse des véhicules et considère que, en réalité, ces véhicules ont des formes continues et compactes.

 

 

 


Cy Twombly : Sans titre II (de la série Bacchus de 2005)

Source de l'image :
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Dans les deux exemples précédents c'était une réalité défaite qui nous était présentée, et c'était seulement notre imagination qui nous permettait de la confronter avec sa version non défaite, d'où chaque fois l'association avec l'effet de synchronisé/incommensurable qui permettait cette opération mentale. Avec l'œuvre « Sans titre II » de l'artiste américain Cy Twombly (1928-2011) faisant partie de sa série Bacchus de 2005, cette fois ce qui est fait et ce qui est défait sont tous deux face à nous sur la toile. Il s'agit d'une œuvre immense, de plus de 3 m de hauteur par presque 5 m de longueur, impressionnante du fait de cette grande surface et des tracés rouges intenses qui la remplissent.

Ce qui se fait dans cette toile ce sont des espèces d'ovales penchés réalisés à la peinture rouge de façon irrégulière. Ils sont mélangés avec d'amples ondulations faites de façon tout aussi irrégulière et réalisées avec la même peinture rouge. On devine que le bas de la toile était plié à l'horizontale lors de la confection de l'œuvre puisque des coulures de peinture provenant de ces tracés ont dégouliné jusqu'au sol où elles se sont amassées pour former de petites flaques rouges. Le pinceau a même laissé tomber des gouttes de peinture avant d'atteindre la toile, ce qui explique les taches de peinture isolées que l'on voit tout en bas.

Dans un premier temps on va négliger les dégoulinures et les taches du bas de la toile pour se concentrer sur les tracés enchevêtrés des ovales et ondulations. Ils sont suffisamment bien faits pour que nous puissions lire de telles formes sur la toile, mais la peinture manque par endroits, l'épaisseur de leur graphisme est très irrégulière, parfois empâtée et parfois très mince, les arrondis sont souvent cabossés, même cassés à l'extrémité droite où ils se transforment en parties droites, et ils s'interrompent parfois brutalement. Bref, autant les formes ovales et ondulantes sont suffisamment bien faites pour qu'on les repère comme telles, autant on peut dire qu'elles sont simultanément défaites, comme « ratées ». Il s'agit d'une expression synthétique du fait/défait car nous ne pouvons pas lire quels types de rythmes sont faits sans nous heurter à leur apparence défaite. L'effet associé est le lié/indépendant : dans la trame compacte qui relie matériellement tous les tracés notre esprit est capable d'isoler des parties qui forment des morceaux de courbe assez bien faits plus ou moins longs, et il est aussi capable d'isoler d'autres morceaux de courbe, indépendants des précédents, qui semblent ratés et dont le tracé défait la régularité des courbes qui se fait ailleurs.

Les ovales et les ondulations se chevauchent et se recoupent plus ou moins densément, se défaisant alors réciproquement en s'entremêlant. Cette autre expression de fait/défait est analytique, puisque nous pouvons considérer séparément qu'il y a des tracés qui sont faits que l'on peut suivre séparément des yeux, et la circonstance que tous ces tracés se recoupent et s'entremêlent. Son effet associé est le continu/coupé : matériellement, il s'agit d'une trame continue de tracés qui s'entremêlent, c'est notre esprit qui est capable d'isoler dans cette trame des formes indépendantes qui recoupent d'autres formes indépendantes ou qui sont recoupées par elles.

On en vient aux dégoulinures. Elles correspondent à de la peinture qui était trop liquide pour rester à l'intérieur du tracé des ovales et des ondulations et s'en est écoulée, et pour les tracés qui sont faits c'est une façon de se défaire, de perdre de sa substance. L'effet associé est le lié/indépendant : les dégoulinures sont liées aux tracés d'où elles coulent, mais elles en sont indépendantes puisqu'elles n'en font pas partie. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément que la peinture des tracés et leurs dégoulinures forment une continuité rouge, et que ces deux types de graphismes sont complètement indépendants les uns des autres. C'est la matérialité de la peinture qui fait que ces deux graphismes sont continus, qu'ils sont donc liés ensemble, et c'est notre esprit qui est capable de repérer leurs différences de statut, l'un correspondant à des tracés réalisés par l'artiste, l'autre à des bavures qui se sont écoulées toutes seules depuis ces tracés. Si l'on ne s'attache pas seulement à la continuité matérielle de la peinture mais que l'on considère plus globalement la continuité de la couleur rouge, alors on peut amplifier la portée de cet effet en prenant en compte les taches isolées générées par les dégoulinures du pinceau en bas de la toile, et aussi en prenant en compte les dégoulinures verticales isolées générées par des gouttes de peinture tombées du pinceau sur la partie verticale de la toile et qui ont ensuite coulé verticalement. Sous cet aspect de la continuité colorée, on peut en effet dire que les coulures isolées sont liées aux tracés et aux dégoulinures principales puisqu'elles partagent la même couleur rouge, mais qu'elles en sont indépendantes pour ce qui concerne l'aspect puisque, précisément, elles forment des marques rouges isolées.

Les tracés arrondis forment des dessins qui se continuent en passant d'un ovale ou d'une ondulation à l'autre, et les dégoulinures qui s'en détachent sont brutalement coupées par leur interruption au niveau du sol où elles s'étalent en flaques. Les dégoulinures verticales isolées sont, par nature, coupées à leurs deux extrémités tandis que les taches isolées du bas de la toile sont détachées les unes des autres, et donc coupées les unes des autres comme elles sont coupées de toutes les autres surfaces rouges. On peut donc dire que la continuité des tracés arrondis est faite mais que la notion de continuité est défaite dans les dégoulinures isolées et dans les taches isolées, et bien entendu c'est l'effet de continu/coupé qui est ici associé au fait/défait. Il s'agit d'une expression synthétique puisque nous ne pouvons pas considérer la différence entre les diverses parties rouges, celles qui sont continues et celles qui sont coupées ou coupées les unes des autres, sans les avoir simultanément à l'esprit. C'est la matérialité des tracés qui les rendent continus ou discontinus, c'est notre esprit qui est capable de discriminer entre ces deux types de tracés ou de taches.

 

 


 

Lucian Freud : Reflet (autoportrait - détail - 1985) et photographie vers 1990

Source des images : http://www.independent.co.uk
/news/people/news/lucian-freuds-gamble-a-portrait
-of-the-artist-as-a-betting-man-8831790.html
et
https://arthive.com/fr/lucianfreud
/works/288463~Reflection


 

Comme pour l'œuvre de Cy Twombly, cet autoportrait de Lucian Freud (1922-2011), aussi dénommé « Reflet », combine directement devant nous des aspects « faits » et des aspects défaits, mais cette fois il s'agit d'une œuvre figurative.

Cet autoportrait pourrait faire croire que Freud s'est peint le visage façon camouflage de guerre, ce qui n'était pas pour déprécier spécialement sa propre image puisqu'il a utilisé le même procédé dans son portrait officiel de la reine d'Angleterre, et ce n'était pas non plus lié à des problèmes de peau comme le montre sa photographie prise vers la même époque. On peut supposer que les vifs reflets de lumière qui marquent le haut de son front et l'arête de son nez sont à l'origine du titre « Reflet » du tableau, mais les circonvolutions rosées qui tranchent sur la surface brune du reste du visage ne semblent pas toutes correspondre à des effets de la lumière, même si, probablement, la plupart ont comme point de départ des nuances lumineuses réelles que l'artiste a exacerbées pour donner naissance à ce camouflage de guerre qui le défigure. Quoi qu'il en soit, c'est un portrait de Lucian Freud que nous avons devant nous, qui est fait devant nous, et cet espèce de camouflage de guerre en défait le réalisme. Il s'agit d'une expression analytique du fait/défait puisque l'on peut considérer séparément le réalisme de la volumétrie de ce portrait qui s'appuie sur des détails anatomiques objectifs et le non-réalisme de la coloration utilisée pour son épiderme. L'effet associé est le continu/coupé : la surface du visage est continue, mais elle est partout découpée par des circonvolutions qui séparent des zones brunes et des zones rosées. On peut comprendre ici qu'une part importante de l'habileté du peintre, de sa maîtrise, est la façon dont il parvient à donner l'impression que les surfaces rosées poursuivent les surfaces brunes, ou quelles sont dans un même plan, cela malgré la brutalité du contraste de couleur qui existe entre elles et qui pourrait donner l'impression, si n'était cette maîtrise, de se détacher visuellement en avant. C'est matériellement que la surface du visage est découpée en circonvolutions bicolores irréalistes, et c'est notre esprit qui peut négliger cette découpe pour ne considérer que la volumétrie du visage correctement faite et disposant d'une surface continue.

Si l'on regarde le visage globalement, on ne peut s'empêcher de voir toutes les surfaces rosées se rassembler dans notre perception. La perception de ce groupe de formes rosées, qui ne regroupe qu'une partie des surfaces du visage, et qui plus est en prélevant des surfaces écartées les unes des autres, a pour conséquence de défaire la perception globale du visage. Il s'agit d'une expression synthétique de l'effet de fait/défait puisque nous ne pouvons pas rassembler visuellement toutes les surfaces rosées sans utiliser la circonstance qu'elles sont écartées les unes des autres. L'effet associé est le lié/indépendant : les diverses surfaces rosées sont séparées les unes des autres, et donc indépendantes les unes des autres, mais elles sont liées ensemble par une couleur commune. C'est la matérialité de ces surfaces que d'être écartées les unes des autres, et c'est notre esprit qui est capable de surmonter cette séparation pour les regrouper visuellement en un ensemble de même couleur qui va défaire la perception globale du visage.

 

 

On en vient à la seconde filière de la quatrième étape de l'ontologie prémature, celle qui correspond au type 1/x et dont l'effet principal est le même/différent.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Gérard Titus-Carmel, La Grande Jungle (2004)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://ericlinardeditions.com/gerard-titus-carmel-09-07-2005-30-09-2005/ (œuvre du haut à gauche), ou https://www.amazon.fr/Titus-Carmel-All%C3%A9e-contre-all%C3%A9e-Marik-Froidefond/dp/2711855473 (couverture du livre Allée, contre-allées)  

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Gérard Titus-Carmel La Grande Jungle 2004

 

On commence par une œuvre qui « transpire » littéralement le même/différent : « La Grande Jungle » de 2004 du peintre français Gérard Titus-Carmel (né en 1942).

C'est un même motif qui est utilisé sur toute la toile, un motif qui est fait de feuillages répartis symétriquement autour d'une tige verticale, et ces feuillages sont toujours différents les uns des autres, soit par leur type, soit par leurs dimensions, soit par leur couleur. En effet, les feuilles sont parfois très souples et très courbées, comme s'il s'agissait de grandes plantes luxuriantes aux feuilles entraînées par leur poids, et parfois elles sont très fermes et très raides, comme des sortes de feuilles de laurier. Certaines sont blanches sur fond noir, certaines sont grises sur fond blanc, ou inversement, d'autres sont vertes sur fond blanc, ou inversement, et le vert tourne parfois sur l'émeraude, parfois sur le kaki, parfois sur le brun, tandis que quelques-unes se distinguent par la couleur rouge de leur fond.

Toujours le même principe de feuillage donc, mais avec des feuillages différents, ce qui correspond à une expression synthétique de l'effet de même/différent puisqu'il faut prendre en compte l'ensemble des feuillages, et avec toutes leurs différences, pour constater qu'il s'agit toujours de feuillages, et par conséquent d'une même chose. L'effet associé est l'un/multiple : une même chose mais sous de multiples aspects différents. C'est la matérialité des feuillages qui fait qu'ils ont des aspects différents les uns des autres, et c'est notre esprit qui, malgré ces différences, est capable de reconnaître ce qu'ils ont en commun pour les regrouper dans un même type de réalité.

On peut aussi considérer qu'on a ici une seule et même trame continue de plantes qui rassemble différentes plantes côte à côte, chacune étant repérable grâce à sa tige propre.  Cette fois, on ne s'intéresse pas aux différences qui existent entre les feuillages des plantes, seulement au fait qu'il y en a plusieurs côte à côte. Dans cette autre expression de même/différent c'est encore l'effet d'un/multiple qui lui est associé, mais il s'agit cette fois d'une expression analytique : on peut considérer séparément qu'il y a là de multiples plantes à tige, et que l'on a affaire à une surface qui ne rassemble en continu que des feuillages de plantes et qu'elle est donc unifiée sous cet aspect. C'est la matérialité de la représentation qui fait que tous ces feuillages forment une trame continue, et c'est notre esprit qui est capable de décomposer cette surface pour ne pas y lire un simple tapis de feuilles mais différentes plantes, chacune repérable par une tige qui lui est propre.

Les différents feuillages forment de bas en haut un jaillissement continu de feuillages, ou plutôt un jaillissement presque continu car, par tronçons, les tiges se décalent horizontalement quelque peu, parfois elles changent même un peu d'orientation, et d'un tronçon à l'autre les couleurs et les formes des feuillages sont très souvent différentes. Bref, les différents alignements verticaux de feuillages sont presque regroupés comme s'il s'agissait de bas en haut d'une même plante continue, mais ce regroupement est raté puisque l'on voit bien que ces différentes parties n'ont pas le même aspect ou qu'elles ne sont pas bien continues entre elles. Bien entendu, l'effet associé est ici celui du regroupement réussi/ raté, et l'effet principal de même/différent a la signification de : « différentes parties de plantes regroupées dans un même jaillissement continu de feuillages ». Cet effet est synthétique puisque nous ne pouvons pas rassembler en continuité verticale les différents tronçons qui semblent vouloir se regrouper dans une plus grande plante sans devoir surmonter l'impression que ces tronçons de plantes ne sont pas similaires ou qu'ils ne sont pas bien en continuité les uns avec les autres. C'est la matérialité de ces différents tronçons qui les fait non continus ou non homogènes les uns avec les autres, et c'est notre esprit qui, malgré cela, est tenté de les regrouper dans une même plante continue sur toute la hauteur de la peinture.

En cherchant à lire les continuités dont on vient de parler, on aura pu constater que certains tronçons de feuillages semblent tellement indépendants et irréductiblement solitaires qu'ils restent rebelles au rassemblement continu vertical des feuillages que l'on vient de décrire. Les feuillages rouges se distinguent spécialement de cette manière, rétifs à se mélanger à la continuité plutôt noire et verte du tableau. Mais les motifs à feuilles de laurier refusent également de se fondre dans l'ensemble, car ils sont de taille beaucoup plus petite que celle des feuillages principaux, et l'axe de leurs tiges est trop décalé par rapport à celui des plantes principales. Au-dessus de leur colonne de droite, la bande de dessins rouges, presque horizontaux, tranche non seulement par sa couleur mais aussi parce qu'elle ne reprend pas le principe du dessin en feuillages adopté par tout le reste du tableau. Quant au motif en croix verticale qui l'accompagne à sa gauche, bien qu'il puisse être un détail de plante, il est trop décalé verticalement des motifs de son voisinage et leur reste donc étranger. Par ailleurs, les deux colonnes de petites feuilles de laurier et les deux motifs qui les surmontent ont à leur base un ou deux traits horizontaux, vert ou rouge, et cela s'ajoutant à la taille spécialement petite de ces feuillages et au fort décalage horizontal de leurs tiges, on a globalement l'impression qu'il s'agit de petits tableaux qui ont été rapportés par-dessus la toile et qui cachent en partie les feuillages de plus grande taille que l'on devine en dessous. Toutes ces observations peuvent se regrouper dans une nouvelle expression de même/différent : une même toile regroupe donc différentes parties, certaines correspondant à la partie principale du tableau faite des plantes sur fond vert ou noir à grands feuillages, et celles qui semblent comme étrangères aux précédentes du fait de la couleur rouge de leur fond ou de la taille spécialement petite de leur feuillage. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément, d'une part le fait qu'il y a des plantes de différentes tailles et des plantes qui ont différentes couleurs de fond, d'autre part le fait que ces réalités différentes sont rassemblées sur une même toile continue. Du fait de l'hétérogénéité qui expulse les plantes à petites feuilles et les plantes sur fond rouge de la continuité formée par les plus grands feuillages sur fond vert ou noir, c'est l'effet d'intérieur/extérieur qui est ici associé au même/différent : ces parties hétérogènes sont à l'intérieur du tableau, elles sont même assimilables au thème d'ensemble du tableau puisqu'il s'agit, sauf exceptions, de dessins de feuillages réunis symétriquement autour d'une tige, mais leurs caractéristiques ne permettent pas de les fondre avec les autres et elles restent comme extérieures au tableau, comme si elles n'étaient pas véritablement intégrées à lui et qu'elles formaient de petits tableaux autonomes collés par-dessus le tableau principal. De même que pour l'effet de même/différent associé, il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément le fait que ces parties sont réellement intégrées à l'intérieur du tableau et le fait que nous avons l'impression qu'elles sont comme étrangères à lui et comme rapportées sur lui. C'est la matérialité du tableau qui fait que toutes ses parties sont à son intérieur, et c'est notre esprit qui trouve que l'hétérogénéité de certaines donne l'impression qu'elles lui sont étrangères, qu'elles ne sont pas visuellement fondues à sa partie principale.

 

 


Gérard Fromanger : En Chine, à Hu-Xian (1974)

Source de l'image :
https://powerofh.net
/2017/06/17/gerard
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La toile de 1974 du peintre français Gérard Fromanger (1939-2021) intitulée « En Chine, à Hu-Xian » représente une foule multicolore de Chinois, chacun teint avec une couleur dominante particulière et rassemblés de façon compacte devant un bâtiment représenté en noir et blanc, principalement d'ailleurs en noir et gris foncé.

Ce contraste entre l'arrière-plan et l'avant-plan crée un premier effet de même/différent : une seule et même image réunit un bâtiment à dominante noire et une foule de personnages très colorée d'aspect très différent. L'effet plastique associé est le regroupement réussi/raté : si les deux moitiés de l'image sont bien réunies pour générer ensemble une scène réaliste représentant une foule massée sur un trottoir devant un haut bâtiment, leur différence dans l'emploi des couleurs les rend très hétérogènes l'une avec l'autre et fait rater la cohérence de leur regroupement. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément que l'image regroupe un bâtiment et une foule, et que ces deux parties de l'image sont traitées différemment pour ce qui concerne l'usage ou non de la couleur. C'est la matérialité de l'usage de la couleur qui fait qu'il n'est pas le même sur tout le tableau, et c'est notre esprit qui estime que cela n'empêche pas de considérer que ce tableau représente une scène plausible de personnages rassemblés devant un bâtiment.

Chaque personnage dispose d'une couleur dominante qui le distingue bien de ses voisins, ce qui provoque un autre effet de même/différent : une seule et même foule regroupe de façon compacte des personnages qui se démarquent les uns des autres du fait de leurs différences de couleur. L'effet associé est l'un/multiple : un seul et même groupe rassemble de multiples personnages aux couleurs bien distinctes. Il s'agit également d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément la présence d'un groupe et la façon dont, par sa couleur bien différente de celle de ses voisins, chaque personnage peut être repéré distinctement à l'intérieur de ce groupe. C'est la matérialité du regroupement compact des personnages qui fait la réalité de leur groupe, et c'est notre esprit qui estime que la différence de couleur d'une personne à l'autre est suffisamment affirmée pour qu'il y ait un sens à distinguer chacune séparément.

Cette coloration des personnages nous pose toutefois problème, car il n'est pas normal que chacun soit systématiquement traité avec une seule couleur, fût-elle de luminosité variée pour en distinguer les zones éclairées et les zones dans l'ombre ou les diverses parties de son habillement. Telles qu'elles sont peintes, les différentes personnes ont la même apparence que leur apparence réelle pour ce qui concerne les détails de leur forme, de leur habit et de l'effet de la lumière, mais, du fait de l'utilisation d'une seule couleur par personne accompagnée de ses dégradés, leur apparence est manifestement différente de leur apparence réelle. Il s'agit d'une expression synthétique du même/différent : nous ne pouvons pas nous rendre compte de la similarité des silhouettes peintes avec l'aspect de personnes réelles sans surmonter cette anomalie de l'uniformité de leur coloris. C'est la matérialité de ce qui est représenté sur le tableau qui est anormale, et c'est notre esprit qui, malgré l'anomalie de l'uniformité de la couleur de chaque personnage, considère qu'il s'agit malgré tout de la représentation d'un personnage réel. L'effet associé est le regroupement réussi/raté : nous parvenons à regrouper les représentations qui nous sont données avec l'apparence de personnages réels, mais l'anomalie du traitement de leurs couleurs fait échouer la perfection de ce regroupement.

Certaines personnes ne sont pas traitées d'une couleur uniforme et elles tranchent en cela avec la façon dont sont traitées les autres. Ainsi par exemple, alors que l'adulte traité en rouge vers le centre de l'image a ses parties ombrées dans lesquelles un rouge qui reste assez lumineux est largement dominant, l'ombre d'autres personnes est nettement moins colorée, presque noire. Cela vaut pour son voisin plus petit coloré en vert et dont le visage, les mains et une partie du pantalon sont en vert très sombre. Il en va de même pour le personnage bleu situé à l'extrémité droite du premier rang : son pantalon est presque noir et seuls quelques reflets bleu sombre y rappellent sa teinte dominante. D'autres personnes sont traitées de façon intermédiaire entre la teinte très claire et très uniforme des personnages couleur jaune paille et les personnages que l'on vient de citer dont les teintes très contrastées sont dues à des ombres très sombres. Ces personnages au traitement « intermédiaire » concernent notamment les enfants situés dans la moitié gauche du tableau, leur coloris n'est ni aussi uniforme que celui personnes peintes en jaune, ni aussi contrasté que les personnes aux ombres presque noires. En somme, tous les personnages sont traités d'une même façon, c'est-à-dire avec une seule couleur pour chacun d'entre eux, mais ce traitement est différent d'un endroit à l'autre de la scène, certains ayant une couleur très uniforme, d'autres une couleur très contrastée, et d'autres une couleur plus moyennement contrastée. Cet effet de même/différent est à nouveau synthétique, car nous ne pouvons saisir que tous les personnages sont peints de façon monocolore qu'en nous affrontant à cette variabilité du traitement monocolore. L'effet associé est l'un/multiple puisqu'un seul traitement est utilisé de multiples façons différentes. Les différences d'une personne à l'autre dans leur traitement monochrome font partie de la matérialité du tableau, et c'est notre esprit qui, malgré ces différences, y reconnaît un principe unique, celui d'un traitement monochrome.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Christo et Jeanne-Claude, Côte Empaquetée (Little Bay, Sydney, Australie, 1968-1969)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://christojeanneclaude.net/artworks/wrapped-coast/ (2e photographie en couleur de l'installation réalisée)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Christo et Jeanne-Claude Côte Empaquetée Little Bay Sydney 1968-1969

 

L'artiste d'origine bulgare Christo Vladimiroff Javacheff, dit Christo (1935-2020) est célèbre pour les empaquetages qu'il a réalisés avec la française Jeanne-Claude Denat de Guillebon, dite Jeanne-Claude (1935-2009). Ensemble ils ont emballé des bâtiments, mais aussi des éléments naturels tels que des arbres et des mètres cubes d'air, et c'est l'emballage de 100 000 m² de côte rocheuse à Little Bay près de Sydney, pendant 10 semaines en 1968 et 1969, qui nous servira d'exemple.

Son tissu synthétique dissimulait les rochers mais épousait grossièrement la découpe de leurs formes, si bien que l'empaquetage avait la même forme que celle de la côte rocheuse dissimulée tout en ayant une forme différente puisque ses détails étaient gommés et que sa couleur était changée. Cet effet de même/différent est une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément que les formes de la côte sont grossièrement conservées et qu'elles sont différentes quant à leurs détails et quant à leur coloris. L'effet associé au même/différent est l'extérieur/intérieur : c'est en examinant la forme du tissu et sa vague similarité avec celle d'une côte rocheuse que nous comprenons que le volume extérieur de la côte est emprisonné à l'intérieur de ce tissu. C'est matériellement que la forme de l'empaquetage ressemble à celle de la côte en dessous, et c'est notre esprit qui devine l'existence de cette côte en dessous et qui devine qu'elle est de couleur différente à celle de la bâche, et que le détail de ses volumes sont également différents.

Prenant du recul, le visiteur du site constate que l'empaquetage ne concerne qu'une fraction de la côte, et il constate surtout qu'il ne concerne pas la mer qui fait autant partie du paysage que les rochers contre lesquels elle vient s'étaler. Si l'on prend en compte l'ensemble du paysage maritime, on doit donc convenir que ce n'est que localement qu'il est rendu différent par la présence de la toile alors qu'il est resté le même sur la plupart du panorama. L'effet associé est ici le regroupement réussi/raté : on peut regrouper la partie de côte empaquetée avec l'ensemble du paysage, mais son aspect quelque peu anormal fait rater l'homogénéité de ce regroupement. Il s'agit d'une expression synthétique, car c'est en constatant que l'ensemble du paysage est peu modifié par la présence de la toile synthétique que l'on prend conscience qu'il en est toutefois quelque peu modifié. C'est la matérialité de la présence de la toile qui fait qu'elle modifie localement l'aspect du paysage maritime, et c'est notre esprit qui estime que cette présence n'est pas suffisante pour transformer complètement le paysage.

C'est la même toile synthétique qui est utilisée pour l'ensemble de l'empaquetage, elle a donc toujours le même aspect de surface et la même couleur. Toutefois, plaquée contre les rochers par des cordages, sa façon de les suivre ainsi au plus près lui procure des formes qui sont partout très différentes : parfois elle est disposée selon une grande surface lisse, parfois son volume est très déchiqueté, tandis que certaines parties sont très variées alors que d'autres répètent plusieurs fois le même type de déformations. Cet effet de même/différent est analytique puisque nous pouvons considérer séparément l'uniformité d'aspect et de couleur du matériau et l'irrégularité des formes de sa surface. L'effet associé est l'un/multiple : un seul matériau, d'une seule couleur, a de multiples endroits bien différenciés les uns des autres du fait de leurs différences de formes. C'est la matérialité de la toile qui fait quelle est partout la même, et c'est notre esprit qui la décompose en multiples parties sous prétexte que sa forme se modifie d'un endroit à l'autre.

La toile ne tient pas toute seule sur les rochers. Elle est plaquée sur eux par 56 km de grosse corde en polypropylène. Outre leur utilité pour l'adhérence physique de la toile, cette corde a aussi un impact visuel du fait des tensions locales qu'elle occasionne sur la surface de la toile, générant des plis bien marqués à certains endroits et laissant de grandes surfaces régulières à d'autres endroits. Un même dispositif d'empaquetage est donc composé de trois différents éléments : la côte rocheuse qui est l'objet de l'empaquetage, une toile répandue sur elle, et un réseau de cordes entrecroisées ficelées aux rochers. Cet effet de même/différent est synthétique puisque nous ne pouvons considérer la complémentarité de la côte, de la toile et de la corde, sans avoir en tête le résultat de leur assemblage. L'effet associé est l'intérieur/extérieur : l'extérieur de la côte est pris à l'intérieur de la toile qui est elle-même prise à l'intérieur du réseau de cordes. C'est la matérialité de l'assemblage de ses trois composantes qui réalise l'unité de l'empaquetage, et c'est notre esprit qui considère que ces composantes ont des statuts distincts et qu'elles peuvent donc être envisagées séparément.

 

Dans l'introduction de ce chapitre consacré à l'ontologie prémature, on a rappelé qu'il n'était pas possible de percevoir ou de ressentir en même temps des effets du type 1+1 et des effets du type 1/x, et que cela se traduisait par l'impossibilité de mettre en relation les effets principaux des deux filières correspondantes. On a dit aussi que rien n'empêchait d'utiliser ces deux effets principaux dans une même œuvre, à condition toutefois qu'ils soient bien distingués l'un de l'autre, c'est-à-dire qu'ils soient éprouvés tour à tour et non pas directement associés dans une expression commune.

On aurait pu montrer ainsi la présence d'une double filière dans les œuvres précédemment analysées, telle que dans l'autoportrait de Lucian Freud dont on a examiné le versant fait/défait mais que l'on aurait tout aussi bien pu examiner sous son versant même/différent, car il est évidemment ressemblant à l'aspect réel de Freud tout en étant différent de lui, et parce que la même surface de sa peau comporte des parties aux coloris bien différenciés. Dans le tableau de Fromanger, à l'inverse, que l'on a examiné sous le versant même/différent, l'aspect fait/défait aurait pu tout aussi bien être examiné puisque la couleur qui est faite dans sa moitié basse est défaite dans sa partie haute, et puisque les volumes des personnages qui sont faits par l'utilisation de leurs ombres propres sont défaits par l'utilisation d'une couleur trop uniforme, insensible aux modifications de tonalité que devrait impliquer leur orientation différente à la lumière selon l'emplacement sur le volume du personnage. Et aussi puisque si les ombres propres des personnages sont parfois bien faites, les ombres qu'ils portent normalement les uns sur les autres sont par contre systématiquement défaites. Dans l'introduction on a aussi annoncé que les deux filières seraient envisagées pour une œuvre, et bien c'est le principe d'empaquetage de Christo et Jeanne-Claude qui en sera l'occasion. Nous allons donc maintenant examiner l'empaquetage de la côte australienne dans le cadre de la filière 1+1 dont l'effet principal est le fait/défait.

Regardant la côte empaquetée, on devine qu'elle est toujours présente sous la toile, et donc toujours parfaitement faite sous la toile, mais l'on comprend aussi que la toile n'en épouse pas tous les détails et qu'elle défait donc son apparence réelle, aussi bien pour ce qui concerne le détail de ses formes que leur coloris. Cet effet 1+1 de fait/défait est associé à l'effet secondaire de la filière 1/x qui est le synchronisé/incommensurable : il n'y a aucun rapport entre l'aspect réel des rochers tels qu'on les imagine et l'aspect de la toile qui les recouvre, et pourtant nous comprenons bien que la position et l'ampleur des différents décrochements de volume de la toile sont parfaitement synchronisées avec la position et l'ampleur des décrochements rocheux. Il s'agit d'une expression synthétique car nous ne pouvons pas considérer la façon dont l'aspect de chaque détail de la roche est défiguré par la toile qui le recouvre sans avoir simultanément à l'esprit l'aspect imaginé de ce détail et l'aspect réellement observé de la toile au même endroit. C'est la matérialité de la toile qui défait la vision du rocher qu'elle cache, et c'est notre esprit qui devine que, sous cette toile, le rocher est toujours bien fait, bien présent.

Comme on l'a fait pour le même/différent, si l'on prend maintenant du recul pour envisager l'ensemble du paysage maritime, on constate que celui-ci reste parfaitement fait sur la surface de la mer et sur la partie des rochers qui n'est pas recouverte par la toile, tandis que son aspect normal est évidemment défait aux endroits qui sont recouverts. L'effet associé au fait/défait est alors le continu/coupé puisque l'on comprend bien que le paysage se continue sous la toile tandis que sa vision nous est coupée par la présence de celle-ci. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément, d'une part la continuité de la côte rocheuse entre ses parties découvertes et ses parties cachées par la toile, d'autre part le fait que la présence de la toile défait l'aspect normal des parties qu'elle dissimule. C'est la matérialité de l'apparence de la côte rocheuse qui est localement défaite, cela parce que la toile synthétique est un produit de l'esprit humain qui ne peut manifestement pas se fondre dans le paysage maritime naturel, et aussi parce qu'elle a été visiblement installée là par la volonté d'un esprit humain.

 

 

 


Barbara Kruger : Votre corps est un champ de bataille (1989)

Source de l'image : http://erickimphotography.com/blog/2017/08/13/learn-from-the-masters-barbara-kruger/

 

 

Avec l'artiste américaine Barbara Kruger (née en 1945), on reprend la filière 1/x et son effet principal de même/différent. Sa sérigraphie intitulée « Sans Titre - Votre corps est un champ de bataille » (Untitled - Your body is a battleground) a été conçue en 1989 pour la « Marche des Femmes » qui a eu lieu cette année-là à Washington D.C. afin de soutenir leur droit à l'avortement, circonstance qui explique le titre donné à l'œuvre.

Celle-ci utilise des principes que l'on retrouve très fréquemment chez Barbara Kruger : une photographie en noir et blanc accompagnée de la seule couleur rouge, et la combinaison de cette photographie avec un texte sommaire. La photographie est toujours en rapport avec ce texte, soit pour l'illustrer, soit pour l'expliquer, soit pour jouer de façon ironique avec lui. Ici, elle l'explique en montrant un visage de femme qui signifie que c'est le corps des femmes, et seulement lui, qu'il faut comprendre dans l'expression « votre corps ». La coupure en deux de la photographie, moitié en positif, moitié en négatif, peut aussi évoquer un combat entre deux aspects opposés et ainsi souligner l'aspect « champ de bataille ».

La même œuvre utilise donc deux procédés différents qui se complètent : une photographie en noir et blanc et un texte écrit en blanc sur fond rouge. L'effet associé à cet effet de même/différent est l'un/multiple : un seul message est formé au moyen de deux procédés complémentaires, et donc au moyen de multiples procédés. Il s'agit d'une expression synthétique puisqu'on ne peut constater que les deux procédés se complètent pour produire un seul message sans s'affronter à leurs différences qui tendent à les séparer. La photographie et le texte correspondent à des matérialités très différentes, c'est notre esprit qui comprend qu'il s'agit de deux aspects complémentaires d'un même message.

On ne peut manquer d'être frappé par le contraste entre les multiples nuances du blanc au noir de la photographie et l'uniformité rouge très plate du fond sur lequel se détache le texte, lui aussi écrit uniformément en blanc. Le texte est donc fait de bandeaux traités d'une même façon uniforme alors que la photographie propose des surfaces et des effets très variés, et donc très différents. Il s'agit d'une expression analytique du même/différent puisqu'on peut considérer séparément chacun de ces deux types de traitement. L'effet associé est encore l'un/multiple : unité d'aspect pour le graphisme, multiples nuances très variées pour la photographie. Matériellement les deux procédés se combinent et s'intercalent pour générer une image au traitement graphique unitaire, c'est notre esprit qui considère que l'on peut considérer séparément les parties traitées de façon uniforme et celles qui disposent d'un traitement nuancé.

Une moitié du visage de la femme est une photographie « normale », tandis que l'autre moitié est en négatif : un seul et même visage est donc divisé en deux parties traitées différemment. Il s'agit d'une expression synthétique du même/différent puisqu'on ne peut s'apercevoir que le regroupement de ces deux parties reconstitue la forme entière d'un visage de femme sans s'affronter à leur différence de traitement qui tend à les séparer. L'effet associé est toujours l'un/multiple : un seul et même visage en deux parties, et donc en de multiples parties. Matériellement les deux moitiés du visage ont des aspects très différents, c'est notre esprit qui, malgré ces différences, sait reconnaître que leur réunion forme un visage complet.

Malgré l'imbrication des surfaces rouges dans la photographie celle-ci reste compacte et continue alors que les surfaces rouges s'en trouvent morcelées en parties disjointes, ce qui correspond à une différence de compacité entre les deux composantes qui forment ensemble une même image. L'effet associé à cet effet de même/différent est l'intérieur/extérieur : l'extérieur de chaque morceau du texte est à l'intérieur du visage de la femme, et l'extérieur de celui-ci est à l'intérieur du cadre formé par les deux bandes latérales rouges. Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément le caractère continu du visage et le morcellement des surfaces rouges. Matériellement, la photographie et les surfaces rouges forment une unité continue, c'est notre esprit qui sépare visuellement la photographie des différents bandeaux rouges écartés les uns des autres.

 

 

 

Pour la cinquième et dernière étape de l'ontologie prémature, sa filière 1+1 avec pour effet principal le relié/détaché.

L'effet de relié/détaché étant le plus énergétique des 16 effets plastiques, sa prééminence correspond au fait que la filière 1+1 arrive à son terme. On avait déjà eu affaire au relié/détaché en première étape, mais c'était alors sous une forme encore peu mature et l'ajout d'une cinquième étape, par différence avec les deux phases précédentes qui n'en comportaient que quatre, est précisément le moyen de permettre au relié/détaché de se hisser à son énergie maximale.

 

 


 

schémas de principe de la relation matière/esprit à la cinquième et dernière étape de la prématurité pour la filière 1+1 : la matière et l'esprit sont franchement détachés l'un de l'autre mais ils restent reliés l'un à l'autre par leur participation à une unité globale qui les maintient ensemble

 

À la première étape on avait schématisé cet effet en représentant les notions de matière et d'esprit détachées l'une à l'autre mais reliées par des liens les empêchant de se séparer. À la dernière étape, il faut maintenant considérer qu'elles sont reliées ensemble par leur commune appartenance à une unité globale qui les rassemble, mais que, simultanément, elles sont cette fois franchement coupées l'une de l'autre, et donc véritablement détachées l'une de l'autre. En être arrivées à tenir reliées l'une à l'autre tout en étant complètement détachées l'une de l'autre, c'est cela la forme la plus mûre possible de l'effet de relié/détaché, sa configuration la plus énergétique.

Une fois de plus, les effets secondaires au relié/détaché ont gagné un cran d'énergie par rapport à l'étape précédente. L'intérieur/extérieur se trouve évacué tandis que les trois effets à considérer, l'un/multiple, le regroupement réussi/raté et le fait/défait, se trouvent être précisément ceux qui sont juste en dessous du relié/détaché pour ce qui concerne leur niveau d'énergie. Comme le relié/détaché est celui des 16 effets qui a l'énergie la plus intense, à cette dernière étape de l'ontologie prémature les quatre effets de la filière 1+1 forment donc le regroupement de quatre effets le plus intense en énergie qu'il soit possible. Cela confirme, s'il en était besoin, que l'on est bien à la fin d'une phase ontologique décisive et que l'on va bientôt basculer dans autre chose.

 

Le moment n'est toutefois pas encore venu de basculer dans l'ontologie suivante, car pour sa part la filière 1/x n'a pas encore atteint le même optimum d'énergie. En fait, elle est quatre crans en retard sur la filière 1+1 puisque son effet principal est désormais l'intérieur/extérieur, lequel est juste un cran d'énergie en dessous de l'un/multiple qui est le plus faible des effets de la filière 1+1. La prochaine phase, celle de la maturité, servira précisément à hisser la filière 1/x à son niveau d'énergie le plus haut possible, celui que la filière 1+1 a désormais déjà atteint. Pour que l'intérieur/extérieur se soit introduit dans la filière 1/x il a fallu que tous les effets de celle-ci se décalent d'un cran par rapport aux quatre étapes précédentes, ce qui implique que le synchronisé/incommensurable, qui était le plus faible, en a désormais disparu.

Comme on l'avait déjà suggéré, le schéma qui caractérise la cinquième et dernière étape de la filière 1/x dans la phase de prématurité suggère une invagination mutuelle des notions de matière et d'esprit, de telle sorte que de chacune on puisse dire qu'elle est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'autre, ce qui correspond bien sûr à un effet d'intérieur/extérieur.

 

 


 

schéma de principe de la relation matière/esprit à la cinquième et dernière étape de la prématurité pour la filière 1/x : les deux notions s'invaginent mutuellement pour être chacune à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'autre

 

On peut maintenant remarquer que la combinaison des schémas que l'on a donnés pour les deux filières à cette dernière étape permet de retrouver le schéma qui correspondra à la relation entre la matière et l'esprit pendant toute la durée de la phase ontologique suivante, celle de la maturité : l'invagination réciproque des deux notions va se retrouver dans leur enroulement pour former ensemble une unité globale de notions exactement complémentaires, et leur détachement complet dans le cadre d'une unité globale va se retrouver dans le détachement complet de ces deux notions enroulées l'une dans l'autre. Encore une fois, on voit donc que le passage à la phase suivante intervient lorsque l'évolution de la phase précédente a atteint un stade suffisant pour que soient acquises les propriétés nécessaires au fonctionnement de la nouvelle phase.

 

 

ontologie mature :

 

 


 

 

Comme précédemment, les effets secondaires d'une filière vont se combiner par couples avec l'effet principal de l'autre filière. Ainsi, pour la filière 1+1, ce seront le continu/coupé, le lié/indépendant et le même/différent qui vont se combiner avec le relié/détaché, et pour la filière 1/x l'un/multiple, le regroupement réussi/raté et le fait/défait se combineront avec l'intérieur/extérieur.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Richard Long, Une Ligne Faite en Marchant (1967)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://celluloidwickerman.com/2016/08/13/responses-richard-longs-a-line-made-by-walking-1967/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Richard Long Une Ligne Faite en Marchant 1967

 

Premier exemple de la filière 1+1 à la dernière étape de l'ontologie prémature : la « Ligne Faite En Marchant » de 1967 de l'artiste américain Richard Long (né en 1945). Il est difficile d'imaginer une intervention plus minimale dans le paysage : l'artiste a piétiné en ligne droite l'herbe d'un champ jusqu'à ce que son pas ait suffisamment écrasé l'herbe et les fleurs qui y poussaient pour que la trace de son passage se détache visuellement, puis il a gardé le souvenir de son intervention par le moyen d'une photographie.

Cette ligne droite faite en marchant n'est faite que d'herbe, ni plus ni moins que tout le champ alentour. Elle est complètement reliée au paysage alentour puisque sa matière en fait partie, mais simultanément son aspect piétiné lui permet de se détacher visuellement de l'herbe alentour. Cet effet de relié/détaché est analytique puisque l'on peut considérer séparément l'identité de nature entre l'herbe piétinée et l'herbe non piétinée, et d'autre part l'effet visuel provoqué par ce piétinement. C'est la matérialité commune de l'herbe piétinée et de l'herbe non piétinée qui relie la ligne faite en marchant au reste du paysage, et c'est notre esprit qui comprend que la rectitude de cette trace ne peut pas être un effet du hasard, qu'elle résulte certainement de la volonté de l'esprit de l'artiste de faire une trace dans le paysage. L'effet associé est le même/différent : l'herbe est partout la même, qu'elle soit piétinée ou non, mais le piétinement transforme l'herbe concernée en trace, et donc en quelque chose qui est différent de l'herbe non piétinée.

Si l'on change de focale, que l'on ne considère plus l'impact visuel de la ligne dans l'ensemble du paysage mais seulement la modification qu'elle y introduit localement, alors on peut observer qu'en reliant deux endroits par un tracé piétiné continu ce piétinement a séparé, et donc détaché l'une de l'autre, deux surfaces de types différents, l'une qui correspond à de l'herbe normale, l'autre à de l'herbe écrasée. Il s'agit d'une expression synthétique du relié/détaché, car on ne peut pas suivre la ligne droite qui relie les deux extrémités de la trace sans se laisser guider par les deux séparations qui tranchent les surfaces non piétinées des surfaces piétinées. C'est la continuité de la matérialité piétinée qui permet de relier les deux extrémités de la ligne, et c'est notre esprit qui estime qu'une différence doit être faite entre l'herbe piétinée et l'herbe non piétinée, car l'une a un aspect « naturel » tandis que l'autre a un aspect visiblement transformé par une intervention humaine. L'effet associé est le continu/coupé : la surface piétinée est continue dans un sens tandis qu'elle est par deux fois coupée dans le sens croisé.

 

 

 


Andy Goldsworthy : Fleurs de pissenlit jaunes (Neat West Bretton, Yorkshire - 28 Avril 1987)

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/345369865144397526/

 

 

Encore une intervention dans le paysage herbeux, cette fois une figure éphémère formée le 28 avril 1987 avec des fleurs de pissenlit, à Neat West Bretton dans le Yorkshire, par l'artiste britannique Andy Goldsworthy (né en 1956). Comme Richard Long dans l'exemple précédent, il a pris une photographie de son intervention afin d'en garder trace.

Des fleurs de pissenlit jaunes se relient dans une trame continue à l'intérieur de laquelle un trou rond se détache visuellement. Il s'agit d'une expression analytique du relié/détaché, car nous pouvons considérer séparément l'existence de ce rond produit par un assemblage local de fleurs et son prolongement en tapis de fleurs se répandant en tous sens dans la masse herbeuse. C'est la matérialité de la disposition des fleurs qui les relie dans une trame continue, et c'est notre esprit qui lit qu'une figure géométrique se détache visuellement à l'intérieur de cette trame. L'effet associé est le continu/coupé : la trame de fleurs est continue et se continue vers le lointain, tandis que la figure du cercle est obtenue par sa brusque interruption, sa brusque coupure circulaire dans la continuité de cette trame.

Les fleurs proches du trou central sont toutes reliées entre elles et forment autour de lui une continuité de « matière fleur ». Par contraste, plus on s'éloigne de cette continuité centrale et plus les fleurs sont détachées les unes des autres. Contrairement à l'effet analytique précédent qui prenait en compte la lecture séparée du rond central, cette fois, du fait de la progressivité et de l'irrégularité du détachement des fleurs les unes des autres, ni le groupe des fleurs bien reliées entre elles, ni le groupe des fleurs détachées les unes des autres ne forme une figure qui pourrait être repérée séparément, cet effet est donc synthétique. C'est la matérialité du positionnement des fleurs qui les fait plus ou moins densément regroupées, et c'est notre esprit qui constate que les fleurs densément regroupées sont reliées ensemble et que les autres sont détachées les unes des autres. L'effet associé est le même/différent : les fleurs de pissenlit sont toutes les mêmes, mais il existe des différences entre elles puisque certaines sont reliées les unes aux autres tandis que les autres sont isolées.

Rapidement, on évoque deux autres effets :

 - les fleurs de pissenlit sont reliées à l'étendue herbeuse puisque, comme les herbes alentour, elles poussent là et ont des tiges vertes verticales, mais elles s'en détachent visuellement par leur large couronne jaune qui tranche avec le vert de l'herbe (analytique - effet associé le même/différent - elles sont matériellement reliées à l'étendue herbeuse et c'est notre esprit qui perçoit l'effet de détachement visuel produit par leur couleur et par l'étalement horizontal de leur couronne).

 - c'est du fait de leur simple présence dans le champ que nous pouvons rassembler visuellement le jaune de toutes les fleurs périphériques isolées et donc détachées les unes des autres, tandis que nous comprenons bien que c'est de façon complètement artificielle que les fleurs groupées autour du trou central ont été disposées par l'artiste jusqu'à se toucher et donc à se relier (synthétique - effet associé le lié/indépendant - c'est matériellement que les fleurs sont reliées ou détachées selon les endroits, et c'est notre esprit qui décèle le caractère naturel de la disposition en périphérie et le caractère artificiel de la disposition en partie centrale).

 

 

 


Andy Goldsworthy : reconstruction du mur de clôture d'un parc à moutons (Tilberthwaite - Cumbria, Royaume-Uni)

Source de l'image : http://www.lakelandwalkingtales.co.uk/wetherlam-swirl-how-great-carrs/

 

 

Pour un autre exemple d'Andy Goldsworthy, un ensemble d'enclos pour moutons qu'il a réparés et complétés dans la région du Cumbria, au Royaume-Uni, et plus particulièrement l'un des côtés de l'enclos carré qu'il a reconstruit à Tilberthwaite.

La partie principale du mur de l'enclos a été reconstruite « à l'ancienne », c'est-à-dire en pierres de teinte beige à grise, de tailles diverses, le dessus du mur étant garni d'une rangée de pierres plates montées verticalement. Au milieu de chacun de ses quatre côtés, la face intérieure du mur a été reconstruite au moyen d'ardoises épaisses au format très plat et d'une teinte grise très foncée qui tranche sur la teinte beige clair du mur courant, et en outre le dessus de ces habillages n'a pas reçu de rangée de pierres verticales. Les ardoises ont toutes été posées en lits horizontaux très serrés, mais à l'intérieur d'un rond occupant le centre de chaque panneau les lits d'ardoises ont reçu des inclinaisons différentes pour chacun des quatre panneaux. Celui qui est reproduit sur la photographie est vertical, les autres sont obliques. Le tronçon réalisé en ardoises foncées est parfaitement relié au mur courant puisque leurs faces sont dans la continuité les unes des autres, mais il en tranche visuellement à cause de sa texture différente et de sa couleur différente. Il s'agit d'une expression analytique du relié/détaché : on peut considérer séparément le fait que les faces externes des deux murs se prolongent et le fait que le tronçon en ardoises tranche visuellement sur le mur courant. C'est matériellement que les différentes parties du mur sont reliées l'une à l'autre, et c'est notre esprit qui repère son changement de texture et de couleur. L'effet associé est le continu/coupé : le mur est parfaitement continu, mais il est coupé par un tronçon réalisé différemment.

Les ardoises au centre du panneau sont verticales, les autres horizontales, et la limite entre les deux a la forme d'un cercle. Le parement des deux parties de ce panneau en ardoise est continu, aucun vide ni décalage ne s'observant, ce qui implique que les deux parties réalisées en ardoises ont des surfaces qui sont parfaitement reliées l'une à l'autre. Toutefois, le changement d'orientation des lits d'ardoises est bien repérable à cause de leur différence de luminosité et il détache visuellement le rond interne du reste du panneau. Cet effet de relié/détaché est synthétique, car on ne peut pas constater que c'est le même matériau qui se poursuit en continu sur l'ensemble du panneau en ardoises sans s'affronter au fait que la partie centrale n'a pas ses lits orientés de la même façon. Matériellement, les deux parties de ce panneau en ardoises sont parfaitement continues et adhérentes l'une à l'autre, c'est notre esprit qui relève que les deux parties ne réagissent pas de la même façon aux réflections de la lumière. L'effet associé est le même/différent : un même matériau posé selon des orientations différentes.

Deux autres effets de relié/détaché ne seront pas développés : le cercle forme une figure géométrique qui se détache visuellement dans la continuité en ardoise (synthétique - effet associé le continu/coupé), et les ardoises sont individuellement liées les unes aux autres mais visuellement distinguables les unes des autres (analytique - effet associé le lié/indépendant).

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Giuseppe Penone, Spine d’acacia - 2014

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Un dernier exemple pour la filière 1+1 nous ramène dans une salle de musée avec une œuvre de l'artiste italien Giuseppe Penone (né en 1947) intitulée : « Spine d’acacia ». Celle-ci date de 2014 mais il en a réalisé de similaires à différentes dates. Suivant les détails d'une empreinte de bouche et de menton énormément agrandie sur un tissu de soie blanche, des épines d'acacia sont collées plus ou moins densément.

À grande échelle, on constate d'abord que les épines sont reliées les unes aux autres dans une trame faite de bandes continues et de regroupements plus ou moins denses. De cette texture d'épines, se détache visuellement le dessin des lèvres, du menton, et de toute la peau du visage avec le détail de ses rides et de ses plis. Cet effet de relié/détaché est une expression analytique : on peut considérer séparément la texture irrégulière à petite échelle des épines reliées entre elles, et l'image de la bouche qui s'en détache visuellement à grande échelle. C'est matériellement qu'une texture d'épines est créée, et c'est notre esprit qui, dans cette texture, parvient à lire une partie de visage, qui plus est le visage d'une personne nécessairement dotée d'un esprit. L'effet associé est le continu/coupé : ce sont les coupures de cette trame continue, c'est-à-dire ses parties laissées blanches, qui font ressortir visuellement le visage et ses reliefs.

Toujours à grande échelle, on peut percevoir un effet de relié/détaché en sens inverse : toutes les épines sont détachées les unes des autres puisqu'elles sont écartées les unes des autres, mais dans le même temps elles se relient visuellement puisque toutes ensemble elles forment l'image d'une bouche et d'un menton. Cette fois, l'expression est synthétique : il faut avoir à l'esprit le fait qu'elles sont détachées les unes des autres pour s'étonner que l'image que l'on voit soit seulement générée par leur regroupement visuel. C'est la matérialité de la position relative des épines qui fait qu'elles sont détachées les unes des autres, et c'est notre esprit qui relie visuellement toutes ces épines dans une même image de bouche et de menton. L'effet associé est le lié/indépendant : les épines sont indépendantes les unes des autres mais liées ensemble par leur participation à une même image.

Oublions le visage et considérons la pure matérialité de l'œuvre pour constater que les épines sont parfois très proches les unes des autres, formant alors des zones très denses, et que parfois elles laissent entre elles de grandes surfaces blanches ou ne sont rassemblées que de façon lâche. Les épines densément groupées forment des paquets ou des bandes continues dans lesquelles on peut ressentir qu'elles sont mutuellement reliées bien qu'elles soient écartées les unes des autres, tandis que de celles situées de part et d'autre d'une surface à dominante blanche ou situées dans des zones à densité intermédiaire on peut dire qu'elles sont plus nettement détachées les unes des autres. Il s'agit d'une expression synthétique puisqu'on ne peut pas comparer la différence de densité entre les zones denses et celles qui ne le sont pas sans avoir simultanément ces deux situations à l'esprit. C'est la matérialité du positionnement des épines qui les fait plus ou moins physiquement reliées les unes aux autres, et c'est notre esprit qui perçoit la différence d'effet visuel qu'engendrent leurs différences de densité. L'effet associé est le même/différent : les épines sont toutes les mêmes, mais il existe des différences entre elles puisque certaines sont densément reliées les unes aux autres tandis que d'autres sont séparées par des blancs plus ou moins larges.

Pour finir, un autre aspect de la pure matérialité de l'œuvre : les épines sont toutes détachées les unes des autres puisque séparées les unes des autres, mais elles sont aussi reliées les unes aux autres du fait de leur collage sur un tissu de soie blanche qui leur permet de tenir ensemble. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément le fait qu'elles sont toutes collées sur un même tissu et le fait qu'elles y sont toujours collées à distance les unes des autres. C'est la matérialité de leur fixation sur un même tissu qui permet aux épines d'être reliées ensemble et à l'oeuvre d'exister, mais lorsqu'il y lit une figure, notre esprit néglige cet aspect technique et ne prend en compte que la présence d'une trame d'épines plus ou moins détachées les unes des autres. L'effet associé est le lié/indépendant : toutes les épines sont indépendantes les unes des autres, mais elles sont liées ensemble par le tissu de soie sur lequel elles sont collées.

 

 

Des exemples maintenant de la filière 1/x dont l'effet principal a atteint le stade d'énergie maximale qu'il pouvait atteindre lors de la phase prémature : l'intérieur/extérieur.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Charles Simonds, habitation pour « le Petit Peuple » (New York – 1971)

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L'artiste américain Charles Simonds (né en 1945) a commencé par construire des bâtiments miniatures sur son propre corps. Dans cette situation, l'extérieur des bâtiments était à l'intérieur de l'étendue de son corps, ce qui une situation inverse à celle que procure n'importe quelle architecture usuelle où c'est l'extérieur de notre corps qui est à l'intérieur du bâtiment.

À partir de 1970, Charles Simonds a créé des habitations destinées à une civilisation imaginaire qu'il a qualifiée de « Petit Peuple », répandant ces habitations en divers endroits de différents pays, généralement dans des délaissés de la civilisation « des grandes personnes » : appuis de fenêtre, pieds de mur, crevasses et autres anfractuosités de murs. Il a réalisé la petite architecture que nous examinons à New York en 1971, en profitant d'un creux laissé dans un mur en briques délabré. Elle comprend un bâtiment principal à terrasse, installé comme à flanc de colline, et avec des emmarchements permettant d'accéder jusqu'à sa porte située en position médiane. Ce bâtiment est accompagné de deux petites annexes coniques au sommet arrondi.

Puisqu'elle est nichée dans le creux du mur, l'extérieur de cette architecture est nécessairement à l'intérieur de ce mur. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément le fait que la mini-architecture est à l'intérieur du mur, et le fait qu'elle y est tout entière, ce qui implique que son extérieur le soit. C'est la matière de l'œuvre qui est à l'intérieur du trou du mur, et c'est notre esprit qui y reconnaît une mini-architecture et estime que celle-ci forme une unité logique dont on perçoit donc l'extérieur. L'effet associé est le fait/défait : quand on considère qu'il s'agit de l'extérieur d'une mini-architecture, on défait en nous l'idée d'intérieur, et inversement.

Ce sont les murs extérieurs de la mini-architecture que nous observons, et ceux-ci sont à l'intérieur d'un mur. Il n'est pas sans conséquence qu'il s'agisse les deux fois de murs, car cela implique que l'on est toujours à l'intérieur de cette notion de mur. Toutefois, bien qu'il soit les deux fois question de mur, celui de grande échelle et celui de petite échelle se réfèrent à des réalités complètement différentes puisque l'un est un véritable mur quand l'autre n'est qu'une maquette de bâtiment. Du fait de leur différence de nature ils sont comme étrangers l'un pour l'autre, et donc extérieurs l'un pour l'autre. Cet effet d'intérieur/extérieur est synthétique, car il faut avoir à l'esprit qu'il s'agit toujours de murs pour pouvoir les discriminer à l'intérieur de cette notion. C'est leur matérialité qui fait qu'il s'agit les deux fois de murs, et c'est notre esprit qui est capable de discriminer entre un vrai mur et un mur qui n'est que celui d'une maquette. L'effet associé est le regroupement réussi/raté : le regroupement dans la notion de mur est réussi, toutefois leur différence d'échelle et de nature fait rater leur regroupement dans une même réalité.

C'est la présence de la mini-construction qui donne un intérêt spécial à ce trou dans le mur en briques. Si elle a pu être édifiée, c'est en effet parce que le mur était dégradé et affecté d'un large trou mettant l'intérieur du mur en situation extérieure. Cet effet d'intérieur/extérieur est synthétique, car nous ne pouvons pas réaliser que nous observons l'intérieur d'un mur sans avoir en tête la position que devrait avoir sa paroi extérieure si elle n'était pas dégradée. C'est la matérialité du contexte qui fait que les parois du trou sont en situation extérieure, et c'est notre esprit qui estime que la visibilité de l'intérieur du mur n'est pas normale et ne résulte que de sa dégradation. Évidemment, puisque la possibilité de réaliser cette mini-construction résulte de la destruction partielle du mur, c'est l'effet de fait/défait qui est ici associé à celui d'intérieur/extérieur.

Nous ne percevons pas les petites formes édifiées par Charles Simonds comme de simples formes, c'est-à-dire comme un cube avec des percements accompagné de cônes arrondis, mais nous y lisons une mini-architecture puisque nous y reconnaissons des emmarchements, une porte, des fenêtres, et que l'ensemble a l'aspect et les proportions d'une construction faite pour abriter des humains. De ce fait, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous projeter imaginairement à l'intérieur de ce paysage miniature que pourraient habiter de petits personnages, similaires à des êtres humains mais à plus petite échelle. Toutefois, dès que notre esprit cesse de se projeter ainsi, le même paysage redevient un trou dans un mur matériellement situé à l'extérieur de nous. Cet effet d'intérieur/extérieur est analytique, car nous pouvons considérer séparément que nous sommes à l'extérieur de la petite construction et que par l'imagination nous pouvons nous projeter à son intérieur. L'effet associé est l'un/multiple : il faut se penser alternativement sur deux échelles très différentes pour pouvoir apprécier comment on peut se trouver alternativement à l'extérieur et à l'intérieur d'un seul et même paysage.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Giuseppe Penone, Répéter la forêt (2014 au Musée de Grenoble)

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Une seconde œuvre de Giuseppe Penone démontrera à nouveau que chacun des artistes peut produire des œuvres qui relèvent principalement de l'une ou de l'autre des deux filières, 1+1 et 1/x.

Selon un procédé qu'il a employé à maintes reprises, Giuseppe Penone a dégagé les couches externes de troncs d'arbres pour en retrouver un état antérieur, c'est-à-dire avant que ne s'édifient leurs couches de croissance successives. Cet état antérieur est celui du tronc et de la naissance de ses branches. Dans l'installation de 2014 qu'il a faite au musée de Grenoble, une dizaine d'arbres sont ainsi dénudés tout en conservant, en partie basse, l'aspect manufacturé des poutres dans lesquelles cet enlèvement des couches de croissance a été réalisé. Le rassemblement de ces poutres partiellement dénudées permet de donner l'impression que l'aspect initial d'une forêt d'arbres a été restauré, d'où le titre donné à l'œuvre : « Répéter la forêt ».

La comparaison avec la partie de l'arbre encore sous la forme de poutre permet de constater que c'est bien le noyau interne d'un arbre qui a été mis à nu, et donc qu'une partie intérieure de cet arbre se retrouve maintenant en situation extérieure. Il s'agit d'une expression synthétique car nous ne pouvons considérer que le noyau de l'arbre a été mis à nu sans imaginer qu'il était noyé à l'intérieur de son tronc avant l'intervention du sculpteur. C'est la matérialité de l'arbre qui fait que ses états antérieurs demeurent à l'intérieur de ses cernes de croissance successifs, et c'est l'esprit du sculpteur qui a entrepris de mettre à jour l'un de ces états antérieurs. L'effet associé est le fait/défait puisque c'est en défaisant les couches externes de l'arbre que celui-ci est refait dans un de ses états antérieurs, à moins que l'on ne considère que la poutre est toujours bien faite dans sa partie inférieure mais qu'elle est complètement défaite dans la partie que le sculpteur a bûchée.

Le sciage industriel qui a donné forme parallélépipédique à la partie de poutre conservée en socle l'a débarrassée de l'écorce de l'arbre, il montre donc une partie de l'intérieur de son tronc. Par différence, l'enlèvement par le sculpteur des cernes de croissance de la partie haute a redonné à l'arbre un aspect qui est celui de l'extérieur d'un arbre. Cet effet d'intérieur/extérieur qui s'appuie sur le contraste entre les deux parties de chaque sculpture est analytique, car nous pouvons considérer séparément que la partie dénudée ressemble à l'extérieur d'un arbre et que la partie encore sous forme de poutre a ses faces qui montrent des parties intérieures du tronc de l'arbre dans lequel elles ont été sciées. C'est la réalité matérielle de la croissance par couches successives de l'arbre qui fait que son noyau intérieur a le même aspect que celui de l'extérieur d'un arbre, tandis que c'est manifestement un esprit humain qui est à l'origine du sciage mécanique qui a dégagé l'intérieur de l'arbre dans sa partie mise en forme de poutre. L'effet associé est l'un/multiple : un même tronc d'arbre nous apparaît sous deux aspects différents, l'un qui montre son intérieur dégagé par un sciage industriel, l'autre qui à l'apparence de l'extérieur d'un tronc.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Carl Andre, 4 x 4 Carrés en Acier (2008)

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Le sculpteur américain Carl Andre (né en 1935) est souvent qualifié de « minimaliste ». Une partie de son œuvre consiste à étaler sur le sol des carrés de tôles métalliques, adjacentes les unes aux autres et sur lesquelles les spectateurs sont invités à marcher. Nous allons examiner l'une de ses œuvres de 2008, faites de 16 carrés en acier brut de laminage, de 50 cm de côté chacun et assemblés dans la forme d'un grand carré de quatre plaques de côté.

Les lignes de séparation entre les différents carrés sont bien visibles, et l'état de surface est différent d'un carré à l'autre, soit du fait de leur couleur, soit du fait de l'orientation des marques de laminage. Il en résulte que l'on a clairement conscience qu'il s'agit de différents carrés de métal posés les uns à côté des autres pour faire ensemble un plus grand carré. Autrement dit, on comprend bien que le périmètre extérieur de chaque carré de métal est à l'intérieur de la grande forme carrée qui les réunit. Il s'agit d'une expression synthétique puisqu'on ne peut pas se rendre compte de la division en multiples plaques sans considérer simultanément l'ensemble qui est ainsi divisé. C'est sa matérialité homogène sur toute la surface qui fait que le grand carré apparaît comme une forme continue en acier, et c'est notre esprit qui considère que les traces de découpes et la légère différence d'aspect des différents carrés ne permettent pas de lire qu'il s'agit d'un grand carré en acier continu, mais d'un assemblage de multiples carrés placés côte à côte. L'effet associé est l'un/multiple : soit l'on considère qu'il s'agit d'un grand carré en acier, soit l'on considère que de multiples petits carrés en acier ont leur périmètre à l'intérieur de ce grand carré.

Ce grand pavé en tôle d'acier est posé sur le sol, mais il est lui-même un sol sur lequel on peut marcher, et il est donc un sol dont le périmètre extérieur est à l'intérieur d'un sol plus grand. Cet effet est analytique, car on peut considérer séparément le fait que le grand carré en acier est posé sur le sol de la galerie et que le sol de la galerie est plus grand que lui. C'est la matérialité des deux sols qui fait que celui du dessous est plus grand que celui posé sur lui, et c'est notre esprit qui considère qu'il ne s'agit pas d'un sol continu avec une très petite marche mais qu'il s'agit de deux sols distincts, l'un correspondant au sol normal de la galerie, l'autre une œuvre qui y est exposée. L'effet associé est le regroupement réussi/raté : les deux surfaces sont regroupées pour former un même sol continu sur lequel on peut marcher, mais leur différence de statut fait rater leur réunion et amène à les considérer comme deux sols distincts.

Comme on vient de l'envisager, ce pavage en acier ne constitue pas le sol normal de la galerie, on voit bien qu'il a été rajouté par-dessus son sol en béton. Sous cet aspect, il a un caractère d'extériorité par rapport au lieu, dans le sens où il est un sol qui a visiblement été apporté à l'intérieur du bâtiment depuis l'extérieur. Cet effet est analytique puisqu'on peut considérer séparément le fait que le carré en acier est à l'intérieur du bâtiment et le fait qu'il ne fait pas partie de la structure propre au bâtiment et n'a été apporté à son intérieur que pour les besoins de l'exposition. C'est la matérialité du pavage en acier qui fait qu'il est à l'intérieur du bâtiment, et c'est notre esprit qui trouve que sa présence n'est pas inhérente à la construction du bâtiment et qu'il lui est donc extérieur, au sens d'un « corps étranger » qui ne lui est pas intégré. L'effet associé est le fait/défait : penser que cette surface en acier ne fait pas partie du bâtiment oblige à défaire en nous la pensée qu'elle est située à l'intérieur du bâtiment.

Marchons maintenant sur cette œuvre en acier : lorsqu'on la regarde, on perçoit bien que l'extérieur de notre corps est à l'intérieur de son périmètre. Il s'agit d'une expression synthétique puisqu'on ne peut pas apprécier la position de notre corps par rapport à la surface en acier sans avoir simultanément à l'esprit la présence de notre corps et celle du pavage en acier tout autour. C'est du fait de sa matérialité physique que l'extérieur de notre corps est à l'extérieur du pavage en acier, et c'est notre esprit qui ressent se trouver à l'intérieur de son périmètre. L'effet associé est le regroupement réussi/raté : nous nous ressentons regroupé à l'intérieur de la surface en acier, mais ce regroupement est raté car nous savons bien que notre corps n'est pas fusionné avec ce métal.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Joseph Kosuth Cinq Mots en Néon Orange (1965)

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L'artiste américain Joseph Kosuth (né en 1945) est souvent considéré comme l'un des chefs de file du mouvement dit de « l'art conceptuel ». On peut convenir que son œuvre de 1965 engendre une sorte de court-circuit intellectuel puisqu'elle fait dire par un néon orange mis en forme pour dessiner cinq mots qu'il est fait de cinq mots en néon orange. On peut toutefois s'étonner que ce type d'œuvre soit qualifié d'art conceptuel, car son effet est complètement enraciné dans sa matérialité et non dans son concept, puisque cette œuvre n'aurait aucun sens si elle était matériellement réalisée, par exemple, à l'aide d'un néon vert. Par différence, les sols en pavés de Carles Andre pouvaient être réalisés indifféremment en un matériau ou en un autre, et mériteraient donc davantage d'être considérés comme autant de manifestations d'un même concept, celui d'un sol artificiel formé par l'assemblage de multiples morceaux semblables.

Le fait qu'il s'agisse d'un néon orange mis en forme pour dessiner cinq mots est une propriété qui est intrinsèque à ce néon, c'est-à-dire une propriété interne à sa matérialité. Et que fait ce néon orange mis en forme pour dessiner cinq mots ? Il annonce à ceux qui sont en face de lui, et donc à son extérieur, qu'il est un néon orange mis en forme pour dessiner cinq mots. Cette propriété d'être un néon orange contenant cinq mots est donc à la fois une propriété interne à ce néon et une propriété qu'il annonce à son extérieur. Il s'agit d'une expression synthétique de l'intérieur/extérieur car il n'est pas possible de constater l'adéquation entre la réalité physique interne au néon et le contenu de son message dirigé vers l'extérieur sans avoir ces deux aspects simultanément présents à l'esprit. Ce sont les propriétés matérielles du néon qui font qu'il est un néon orange en forme de cinq mots, et c'est à l'esprit de celui qui le regarde que s'adresse son message. L'effet associé est le regroupement réussi/raté : l'aspect matériel du néon et le message qu'il délivre s'identifient et sont donc parfaitement regroupés puisque le premier est exactement ce que dit le second, mais ces deux aspects restent séparés et non regroupés dans une même réalité, puisque l'un correspond à la matérialité du néon et que l'autre correspond au message qu'il délivre.

Si le fait de délivrer un message fait partie des caractéristiques de ce néon, et donc de ses propriétés internes, il n'empêche que cette propriété de délivrer un message a été obtenue ici par la mise en forme de son extérieur. Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément que le néon délivre un message, et que ce message est délivré par l'agencement de sa forme extérieure. C'est la matérialité du néon qui fait que le message est délivré par sa mise en forme extérieure, et c'est notre esprit qui reconnaît qu'il y a là un message que l'on peut lire et non une simple mise en forme de méandres sans signification. L'effet associé est l'un/multiple : un seul message est porté par deux réalités, la signification intellectuelle de l'assemblage des lettres dessinées et la forme extérieure du néon.

 

> Fin du Chapitre 9


[1]Selon le classement des diverses étapes de l'histoire de l'art que l'on a établi, cette étape est repérée D0-31 et les étapes suivantes de l'ontologie prémature vont ensuite jusqu'au repère D0-40. On peut les retrouver dans la liste des étapes de la filière occidentale à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_histoire_d30_0000.htm.

[2]Cité en page 123 du catalogue de l'exposition David Hockney du Centre Pompidou de 2017