Chapitre 11

 

MATURITÉ

 

 

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11.0.  D'une ontologie à l'autre :

 

La raison d'être de la phase mature, dernière de l'ontologie matière/esprit, est de préparer l'ontologie suivante, et tout ce qui s'y passe concerne tellement cette suivante qu'on peut la considérer comme à cheval sur deux ontologies.

Elle est pourtant pleinement la dernière étape de l'ontologie matière/esprit, car son fonctionnement est strictement basé sur l'état des relations entre la matière et l'esprit acquis à l'issue de la phase précédente, un état qui implique que ces deux notions forment désormais un couple à l'intérieur duquel elles sont à la fois exactement complémentaires l'une de l'autre et complètement coupées l'une de l'autre. On rappelle le schéma qui résume ce fonctionnement et qui vaudra pour toute la phase mature :

 

 

ontologie matière/esprit mature :

 

 


 

 

Comme on l'a déjà dit, l'ontologie suivante sera l'ontologie « produit-fabriqué/intention », que l'on simplifiera parfois par l'expression « fabriqué/intention ». Sa première phase sera tout normalement dénommée d'émergente, son fonctionnement étant résumé par le schéma suivant.

 

 

ontologie fabriqué/intention émergente :

 

 

                

 

 

Chacun des berlingots y mélange deux couleurs différentes et de différentes façons, chaque mélange correspondant à une façon spécifique de séparer la notion de produit-fabriqué de la notion d'intention, et l’utilisation de plusieurs berlingots de couleurs et de dessins différents signifie qu'à cette première étape les différences entre produit-fabriqué et intention n'apparaissent encore qu'au cas par cas et ne relèvent pas encore de notions ressenties comme globales, c'est-à-dire résumant en elles une multitude de situations similaires.

Pour préparer la première phase de l'ontologie suivante, il n'y a en fait qu'une seule chose à préparer : le remplacement des notions de matière et d'esprit par celles de produit-fabriqué et d'intention. Inutile de s'occuper du caractère « au cas par cas » des nouvelles notions, il viendra tout seul, car puisque l'on commence avec de nouvelles notions on recommence à zéro, et elles ne peuvent que se repérer au cas par cas dès lors qu'elles ne disposent pas de la maturité permettant d'y reconnaître des notions au caractère général dont chaque cas ne serait qu'un exemple particulier.

Bien entendu, ces nouvelles notions ne vont pas tomber du ciel. Lavoisier l'avait déjà dit, paraphrasant le philosophe grec antique Anaxagore : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Même chose ici : les notions de produit-fabriqué et d'intention sont nécessairement déjà dans les notions de matière et d'esprit, et tout ce que doit faire la phase mature est de les transformer pour qu'en émergent celles qui prévaudront dans l'ontologie suivante. Ce qui va se produire de deux façons :

 - d'une part, les notions de matière et d'esprit vont fusionner pour donner naissance à la notion de matière transformée par l'esprit, c'est-à-dire de produit fabriqué grâce l'ingéniosité de l'esprit, ce que l'on résumera donc en « produit-fabriqué » ;

 - d'autre part, comme les artistes des époques précédentes avaient nécessairement une intention précise en mettant en scène la confrontation des notions de matière et d'esprit, une intention était déjà implicitement incluse dans leurs œuvres. Il faudra seulement l'expulser des notions de matière et d'esprit, la rendre incompatible avec elles et l'obliger à apparaître isolément.

Dans les faits, comme on va le voir, ce dernier processus suffira pour atteindre les deux transformations que l'on vient de décrire : il suffira que la notion d'intention apparaisse incompatible avec le couple matière/esprit pour qu'elle en soit expulsée et pour que ce couple apparaisse comme le rival désigné de la notion d'intention, comme son contraire évident. Et comme les deux aspects du couple matière/esprit ont suffisamment muri leur différence radicale et leur complémentarité parfaite rien ne s'oppose à ce qu'ils se mélangent dans la notion de produit-fabriqué, car un tel mélange ne pourra pas masquer leur différence désormais irréversiblement établie dans les consciences humaines.

 

 


Urs Fischer : Homme-bougie partiellement fondu à la biennale de Venise de 2011

 

Source de l'image :

http://nezumi.dumousseaux.free.fr/wiki/index.php?title=Urs_Fischer

 

 

À la toute fin du chapitre 6.4 sur l'art des jardins, avec un personnage réalisé en bougie par l'artiste suisse Urs Fischer, on a déjà donné un exemple de la façon dont l'intention peut se rendre incompatible avec les notions de matière et d'esprit : soit l'on considère que son intention était d'en faire matériellement une bougie, et alors l'être doué d'esprit qu'il représente disparaît au fur et à mesure que la bougie se consume, soit l'on considère que son intention était de représenter un être doué d'esprit, et alors il faut s'abstenir de l'utiliser en tant que bougie pour ne pas dégrader cette représentation. On peut tourner et retourner la situation dans tous les sens, une seule conclusion en ressort : que ce soit l'intention de faire une bougie ou que ce soit l'intention de faire un personnage, une intention est de trop ici. Si par exemple c'est l'intention de faire une bougie en forme de personnage qui est menée à son terme, elle détruit alors le couple matière/esprit impliqué par cette réalisation, elle le fait disparaître en tant que couple puisqu'elle ne peut en tolérer que l'un de ses deux membres, l'autre doit disparaître. Ce que l'on peut donc résumer en disant que cette intention se révèle incompatible avec la survie du couple matière/esprit.

Urs Fischer correspond à la dernière étape de la phase mature de l'ontologie matière/esprit, une étape où l'incompatibilité entre la notion de produit-fabriqué (ici, une bougie très visiblement fabriquée par un esprit humain) et la notion d'intention (ici, l'intention de créer une bougie à l'apparence humaine) a atteint son point d'évidence maximum. Avant d'y revenir, il va nous falloir envisager une à une les cinq étapes qui ont été nécessaires pour parvenir à ce constat d'incompatibilité, un constat qui sera à la fois nécessaire et suffisant pour engager le passage à l'ontologie suivante ([1]).

Nous allons d'abord l'envisager à travers la peinture, la sculpture et les installations qui relèvent de la phase mature, puis, au chapitre 11-2, nous l'envisagerons à travers l'architecture.

 

 

 

11.1.  Embryogenèse de l'intention dans les arts plastiques :

 

On parle d'embryogenèse car ce n'est que dans la phase suivante que les nouvelles notions vont véritablement émerger, et donc véritablement naître, en faisant éclore avec elles un nouveau cycle ontologique. Toutefois, elles sont dès maintenant en gestation, développant progressivement leurs caractéristiques propres comme un embryon se développe et se prépare au sein de l'organisme qui lui donnera naissance le moment venu.

Comme chaque phase ontologique fonctionne de façon différente, chaque fois il faut envisager un nouveau mode de décryptage des œuvres. La présentation de cette nouvelle phase étant un peu abstraite, on pourra passer cette introduction et aller directement au chapitre 11.1.1, l'analyse des exemples donnés pouvant suffire à infuser petit à petit la compréhension du fonctionnement propre à la phase mature de l'ontologie matière/esprit.

 

Les effets plastiques propres à chaque étape relèvent de deux catégories.

D'une part, il y a ceux que l'on a qualifiés « d'état » car ils rendent compte de l'état global de l'ontologie à chaque étape, et qui correspondent à la filière 1/x. Comme dans les phases précédentes, ils sont toujours quatre, et l'un d'entre eux méritera le qualificatif d'effet principal car il intègre et résume en lui les trois autres.

D'autre part, il y a ceux que l'on a qualifiés « de transformation ontologique » et qui relèvent de la filière 1+1. Pour ceux-là un changement radical intervient : ils étaient quatre lors des phases précédentes, dont l'un que l'on avait qualifié d'effet principal parce que les notions de matière et d'esprit s'associaient en lui, les trois autres correspondant soit à l'expression isolée de l'une des deux notions soit à l'expression de leurs différences, et brusquement ces quatre effets ne sont plus que deux. Bien entendu, cette simplification est liée à la situation de fin d'ontologie dans laquelle on se trouve : d'un certain point de vue, la complexité des relations entre matière et esprit a atteint son maximum à la fin de la phase précédente, on recommence maintenant à zéro pour construire une nouvelle complexité, celle des relations entre produit-fabriqué et intention.

De façon caractéristique, à chaque étape l'un de ces deux effets fait partie des quatre les moins énergétiques (depuis le centre/à la périphérie jusqu'à l'ouvert/fermé), ce qui signifie qu'il correspond à l'amorce nécessairement très peu énergique du conflit naissant entre les deux nouvelles notions. De façon tout aussi caractéristique le second effet de chaque étape fait partie des plus énergétiques (depuis l'un/multiple jusqu'au relié/détaché), il rend donc compte du dynamisme maximum maintenant atteint par le conflit matière/esprit. À la toute dernière étape, toutefois, il cède la place à l'effet du centre/à la périphérie, le moins énergique de tous, ce qui signale que, pour partie du moins, cette dernière étape est déjà prête pour la phase ontologique suivante dans laquelle il n'est plus question du conflit entre matière et esprit. On pourra remarquer que ces effets qui rendent compte du conflit matière/esprit prennent la suite de ceux qui, dans la phase précédente, représentaient spécialement la notion de matière. Ainsi, après l'un/multiple servant à exprimer la matérialité à la dernière étape de la prématurité, c'est maintenant le regroupement réussi/raté que l'on trouve à la première étape de la maturité pour représenter le conflit matière/esprit. Et l'on constatera aussi que, à chaque étape, l'effet qui résume la relation matière/esprit est celui qui sera l'effet principal des paradoxes d'état à l'étape suivante, tout comme cela se passait dans la phase précédente pour l'effet qui exprimait spécialement la notion de matière.

Pour résumer donc, à chaque étape de la phase mature les deux effets de la filière 1+1 que l'on a dits de transformation ontologique correspondent, pour l'un à la maturité en train de s'achever de la relation matière/esprit, pour l'autre à la maturité naissante de la relation produit-fabriqué/intention.

 

De leur côté, les paradoxes d'état de la filière 1/x sont entièrement consacrés au processus d'émergence de la notion d'intention. Toutefois, puisque l'on est toujours dans l'ontologie matière/esprit, deux options doivent être envisagées, selon que l'on se place du point de vue de l'esprit pour envisager sa relation avec la matière, ou selon que l'on se place du point de vue de la matière pour envisager sa relation avec l'esprit :

         dans le cadre de la première option, que l'on appellera encore e, il s'agira de confronter l'intention de l'esprit de l'artiste avec sa mise en œuvre matérielle, c'est-à-dire avec le produit qu'il a fabriqué pour correspondre à son intention ;

         dans le cadre de l'autre option, que l'on appellera encore M, il s'agira de confronter l'intention correspondant à la mise en œuvre matérielle de l'œuvre, c'est-à-dire correspondant au produit fabriqué par l'artiste, avec l'effet qu'elle produit sur l'esprit du spectateur, en premier lieu bien sûr sur l'esprit de l'artiste.

En somme, lors de cette phase, la notion d'intention s'embarque en tant que partenaire, soit de la notion d'esprit, soit de la notion de matière, tandis que la notion de produit-fabriqué s'identifie chaque fois à la mise en œuvre de l'oeuvre « fabriquée » par l'artiste. La différence entre ces deux options paraîtra parfois peut-être difficile à saisir, mais il est seulement utile de retenir que l'existence de ces deux options rappelle que l'on est toujours pleinement dans l'ontologie matière/esprit, et que c'est donc encore elle qui dicte le cadre indépassable de l'expression des œuvres.

 

Dans la filière 1/x, le paradoxe d'état principal résume l'état de la confrontation et permet de repérer que cette confrontation devient de plus en plus énergique au fur et à mesure des étapes. Si, par exemple, on considère l'option e, à la première étape c'est l'un/multiple qui domine, ce qui implique que l'intention de l'esprit de l'artiste et la mise en œuvre qu'il a utilisée sont alors à la fois une même chose et deux choses distinctes. À la deuxième étape, comme c'est le regroupement réussi/raté qui domine, l'intention de l'esprit de l'artiste et la mise en œuvre qu'il a utilisée sont alors à la fois regroupées et non regroupées. À la troisième étape, c'est le fait/défait qui domine et l'on devine que ces deux aspects sont à la fois faits et défaits, tout comme, dans les deux étapes suivantes où le relié/détaché domine, on devine qu'ils seront à la fois reliés l'un à l'autre et détachés l'un de l'autre.

Les trois paradoxes d'état secondaires ont aussi leur importance. Dans chaque œuvre, l'un des trois va s'associer à l'effet principal pour le compléter à sa manière, ce qui donnera lieu à ce que l'on appellera une sous-option. À chaque étape, et pour chaque option, e ou M, on aura donc trois sous-options différentes, chacune correspondant à celui des trois effets secondaires qui sera associé à son effet principal. Inévitablement, chacune de ces sous-options donnera lieu à deux expressions différentes, l'une de type analytique et l'autre de type synthétique, ce qui fera donc six cas de figure par option e ou M, et douze cas de figure au total pour chaque étape. Malgré la longueur des développements que cela implique, compte tenu de l'importance de bien comprendre comment se produit le changement d'ontologie, pour une bonne partie de ces douze cas de figure, à chaque étape de la phase de maturité de l'ontologie matière/esprit on donnera un exemple caractéristique, et exceptionnellement deux.

Il est enfin à noter que l'un des effets secondaires de la filière 1/x, tout en étant associé à son effet principal, peut aussi se retrouver dans la filière 1+1 pour résumer l'état du couple matière/esprit, ce qui implique qu'il interviendra de deux façons distinctes, selon chacune de ses deux fonctions.

 

 

 

11.1.1.  La 1re étape de la maturité :

 

À cette étape, l'effet plastique qui correspond à l'énergie de la relation matière/esprit est le regroupement réussi/raté et celui qui correspond à celle de la relation embryonnaire produit-fabriqué/intention est l'ouvert/fermé. Ces deux effets se retrouveront donc dans toutes les expressions des deux options et de leurs différentes sous-options, nous commencerons avec eux toutes les analyses. Du fait que les notions de produit-fabriqué et d'intention n'ont pas encore émergé de façon distincte, il ne sera pas possible de lire leur relation dans l'effet d'ouvert/fermé qui lui correspond et qui ne renseignera donc que sur l'énergie de cette relation. Par contre, la maturité de la relation matière/esprit permettra de lire directement son état, et pas seulement son énergie, dans l'effet de regroupement réussi/raté.

À la 1re étape l'effet dominant de la filière 1/x est l'un/multiple, les différentes sous-options résulteront donc de l'association de cet effet avec l'un de ses trois effets secondaires : le regroupement réussi/raté, le fait/défait, le relié/détaché. Nous les envisagerons toujours dans cet ordre. Comme expliqué précédemment, cet effet rend compte de la façon dont la notion d'intention commence à émerger, soit en s'embarquant comme partenaire de la notion d'esprit (option e), soit comme partenaire de la notion de matière (option M).

 

 

Option e : confrontation en un/multiple de l'intention que comprend notre esprit avec la mise en œuvre que l'artiste a fabriquée, afin de révéler l'autonomie des intentions liées à la volonté de l'esprit par rapport à leur mise en œuvre matérielle :

 

 


Cai Guo-Qiang : tigre ciblé de flèches

 

Source de l'image : https://evasion-online.com/les-arts/sculpture/cai-guo-qiang

 

 

On commence avec la sous-option qui associe l'un/multiple et le regroupement réussi/raté dans une expression analytique avec l'artiste chinois Cai Guo-Qiang (né en 1957).

Dans cette œuvre, répétée en plusieurs occasions et avec diverses attitudes pour le fauve, ce qui nous est donné à voir est un tigre abondamment transpercé de flèches. L'effet d'ouvert/fermé est évident : le corps du tigre qui se roule en boule forme une masse compacte, fermée, tandis que les flèches sont autant de traits qui partent de lui, se dirigeant vers toutes les directions et semblant donc ouvrir la forme en la dispersant en tous sens. Bien sûr, pour percevoir cet effet, il faut lire les flèches dans le sens inverse à celui de leur pénétration dans le corps du tigre.

L'effet de regroupement réussi/raté joue sur la même complémentarité du corps et des flèches : matériellement, les flèches sont complètement regroupées avec le corps du tigre puisqu'elles sont enfoncées en lui, mais pour notre esprit elles apparaissent comme un ensemble de corps étrangers qui l'agressent depuis l'extérieur et ne sont donc pas rassemblés avec lui. Ici, le regroupement réussi/raté a été pris en tant qu'effet rendant spécialement compte de la relation matière/esprit, pas en tant qu'effet secondaire du un/multiple.

On vient d'envisager les deux effets plastiques que l'on va systématiquement retrouver à cette étape, on s'intéresse maintenant à la façon dont interviennent les notions d'intention et de produit-fabriqué dans le cas particulier de cette sous-option.

Bien évidemment, notre esprit comprend que l'intention de l'artiste a été de montrer un tigre en plein bond criblé de flèches, cette compréhension impliquant donc un partenariat entre la volonté de l'esprit (l'une des deux notions maintenant presque matures) et la notion d'intention (l'une des deux notions embryonnaires). Si l'oeuvre avait été un film montrant le bond du fauve percé de flèches, cette œuvre en tant qu'intention et en tant que produit fabriqué auraient été parfaitement raccords, mais ce qu'a fabriqué ici Cai Guo-Qiang n'est pas un film mais un tigre empaillé, suspendu par des câbles, et donc parfaitement immobile. Le bond du tigre, qui est l'intention de l'artiste que saisit notre esprit, n'est donc pas correctement traduit par sa mise en œuvre puisque ce n'est pas un bond qui est montré mais un animal figé dans l'immobilité. Et puisque l'essence intrinsèque d'un bond est d'être un mouvement, alors l'intention et le produit fabriqué pour répondre de cette intention sont deux choses différentes. L'intention comprise par notre esprit et le produit-fabriqué pour correspondre à cette intention sont donc à la fois une seule chose (la mise en spectacle d'un bond) et deux choses différentes (l'intention de figurer le bond d'un animal et la mise en œuvre d'un animal immobile), et donc à la fois unes et multiples.

On peut aussi considérer que l'intention et le produit-fabriqué qui lui correspond sont correctement regroupés dans l'œuvre si l'on y voit un bond arrêté en plein vol, ou que ce regroupement est raté si l'on y voit seulement un fauve empaillé totalement immobile, excluant donc toute notion de mouvement. C'est le regroupement réussi/raté qui apparaît ainsi associé à l'un/multiple, étant entendu que l'effet de regroupement réussi/raté est pris cette fois en tant qu'effet secondaire de l'un/multiple.

Il s'agit ici d'une expression analytique, car on peut considérer séparément l'intention de montrer un animal en plein bond et la mise en œuvre statique qui a été faite pour manifester cette intention.

 

 

On change de sous-option puisque l'un/multiple est maintenant combiné avec le fait/défait, et cela dans un exemple qui correspond également à une expression analytique.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Felice VARINI, Rouge Jaune Noir Bleu entre les disques et les trapèzes (2015)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://www.varini.org/varini/02indc/38indce15.html

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Felice VARINI Rouge Jaune Noir Bleu entre les disques et les trapèzes 2015

 

Cette installation in situ a été réalisée en 2015 par l'artiste suisse Felice Varini (né en 1952) à l'intérieur du pavillon Paul-Delouvrier dans le parc de La Villette à Paris. Il l'a intitulée : « Rouge Jaune Noir Bleu entre les disques et les trapèzes ».

Comme dans toutes ses œuvres, Felice Varini utilise ici le principe de l'anamorphose, c'est-à-dire qu'il met en place un dessin qui n'est correctement visible que depuis un point de vue unique et qui se déforme dès que l'on s'en écarte. Ce dessin est apposé sur les parois de la pièce, le sol, les murs, le plafond, les vitrages, les poteaux et les retombées de poutres, de telle sorte qu'il doit épouser la forme de ces différentes parties de la pièce, ce qui le rend complètement éclaté, déformé, en un mot méconnaissable, dès que l'on s'éloigne du seul endroit où il est correctement visible.

L'effet d'ouvert/fermé a deux aspects. En premier lieu, la figure est en elle-même ouverte/fermée, même lorsqu'elle est perçue depuis son point d'anamorphose, car elle forme deux ronds au périmètre fermé qui sont ouverts à leur intérieur par de larges trapèzes qui laissent voir à travers eux. En second lieu, dès que l'on s'écarte de son point d'anamorphose, la figure s'ouvre en se dispersant en de multiples morceaux détachés les uns des autres, à l'image d'un fruit fermé que l'on jette violemment et qui s'ouvre dans toutes les directions en se facturant.

L'effet de regroupement réussi/raté qui rend compte de l'état de la relation matière/esprit a lui aussi deux aspects. D'une part, comme la figure est apposée sur des supports différents, même lorsque sa matérialité est parfaitement regroupée dans la forme prévue depuis le point d'anamorphose notre esprit repère que sa couleur n'est pas uniforme : sa luminosité est différente sur les surfaces vitrées et sur les surfaces opaques, différente aussi sur les surfaces bien éclairées, sur les surfaces moyennement éclairées et sur les surfaces dans l'ombre. Le regroupement de l'ensemble de la figure en surfaces colorées homogènes est donc raté, bien que toutes ses surfaces soient monocolores. D'autre part, et comme il en allait pour l'effet d'ouvert/fermé, il y a le point d'anamorphose depuis lequel toutes les parties de  la figure sont matériellement regroupées de façon correcte, mais notre esprit étant libre de s'en écarter, il peut aussi bien considérer tous les points de vue depuis lesquels le regroupement de la figure est complètement raté.

Envisageons maintenant la relation entre l'intention et la mise en forme fabriquée par l'artiste. Il est clair pour notre esprit que l'intention de l'artiste est de nous permettre d'observer une figure continue utilisant quatre couleurs et faite de disques et de trapèzes parfaitement formés. Mais il est clair aussi que ce qu'il a fabriqué n'est pas cette figure continue bien formée, mais un assemblage de morceaux colorés dispersés, et pour la plupart n'ayant même aucune ressemblance avec les morceaux de la figure que l'artiste nous propose d'observer. Puisqu'il n'y a qu'un seul jeu de surfaces colorées qui construit la figure bien formée vue depuis le point anamorphose, mais qu'il y a de multiples jeux de formes faits de morceaux dispersés que l'on peut observer depuis tous les autres endroits de la pièce, on peut dire de ce jeu de surfaces colorées qu'il est à la fois unique et multiple. De façon évidente, c'est le fait/défait qui s'associe à l'effet d'un/multiple : depuis le point anamorphose la figure est bien faite, dès que l'on s'en écarte, elle est défaite.

Le caractère analytique de cette expression est également aisé à déceler : on peut considérer séparément la figure que Felice Varini a eu l'intention de faire lire à notre esprit et la mise en œuvre très différente qu'il en a fabriquée.

 

 

 


James Turrell : Gard Pale Blue (1968)

 

Source de l'image : https://spencerart.ku.edu/exhibition/james-turrell-gard-blue

 

 

Deuxième exemple analytique pour la sous-option qui associe l'un/multiple au fait/défait, un hologramme réalisé par projection d'une lumière fluorescente : « Gard Pale Blue » de 1968 de l'artiste américain James Turrell (né en 1943). Cet hologramme est obtenu par la projection d'un triangle de lumière colorée dans le coin d'une pièce tenue dans l'obscurité, de telle sorte que la combinaison des côtés du triangle avec les lignes du sol et avec l'arête de la pièce forme à un tétraèdre bleu pâle.

Ce tétraèdre est un volume fermé, mais la lumière qui en émane rayonne dans toutes les directions, formant autour de lui une auréole qui fait sortir du noir l'ensemble de la pièce. Cet effet d'ouvert/fermé est d'autant plus « ouvert » que l'on perçoit bien que la face avant du tétraèdre n'est pas solide, qu'elle résulte seulement d'une illusion visuelle et qu'elle est donc complètement ouverte.

Notre esprit, lorsqu'il se laisse aller à cette illusion d'optique, admet que le volume d'un tétraèdre est rassemblé dans le coin de la pièce. Matériellement, il n'y a toutefois rien de tel dans le coin de la pièce, rien qu'une lumière bleue, et prendre en compte cet aspect matériel fait évidemment rater le rassemblement de ce volume tétraédrique : la relation matière/esprit est portée par un effet de regroupement réussi/raté.

Quelle était l'intention de l'artiste ? Donner à notre esprit l'illusion qu'il y a un tétraèdre bleu pâle translucide dans le coin de la pièce. Dans la réalité, qu'a-t-il réalisé ? Une projection de lumière bleutée en forme de surface triangulaire. Cette projection triangulaire de lumière est une chose, mais la forme de tétraèdre qui en résulte en est une autre, tout aussi réelle, et l'on a donc là à la fois une chose (la projection de lumière) et deux choses (la forme triangulaire de cette projection et la forme de tétraèdre qui est perçue) : c'est un effet d'un/multiple.

Le tétraèdre est certainement fait, mais il est défait si l'on considère qu'il ne s'agit que d'une illusion d'optique, une illusion qui nous fait croire à des limites de volumes qui ne sont en fait que des limites de lumière, et croire à la présence d'une face triangulaire à l'avant qui n'existe pas dans la réalité : l'effet de fait/défait est associé à celui d'un/multiple. Il s'agit d'une expression analytique puisque nous pouvons considérer séparément que nous percevons là une forme de tétraèdre et que cette forme est seulement le résultat d'un effet d'optique.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Daniel Dezeuze, Châssis avec feuille de plastique tendue (1967)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/c6rXbB9

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Une expression synthétique, maintenant, de la même sous-option qui associe l'un/multiple et le fait/défait.

Daniel Dezeuze (né en 1942) est un artiste français, l'un des fondateurs du groupe « supports/surfaces » qui s'est beaucoup interrogé sur la relation entre l'œuvre d'art et les matériaux utilisés pour la produire. C'est dire que la préoccupation de ce groupe concernait précisément la relation produit-fabriqué/intention caractéristique de l'ontologie mature. Son œuvre de 1967, « Châssis avec feuille de plastique tendue », a été reçue à l'époque comme un manifeste radical de cette préoccupation.

Le cadre en bois est une forme fermée, qui plus est, barrée à l'intérieur par des croisillons. Mais elle est aussi une forme ouverte puisque la feuille de plastique qui le recouvre est transparente et laisse passer la lumière et la vue.

Puisque la feuille de plastique est fixée sur le châssis en bois ces deux parties de l'œuvre sont matériellement bien regroupées, mais notre esprit considère qu'elles ont des aspects différents, que chacune garde donc son autonomie, et que leur regroupement est raté puisqu'elles n'ont pas fusionné en un même objet : la relation matière/esprit est portée par un effet de regroupement réussi/raté.

Daniel Dezeuze, qu'avait-il l'intention de faire comprendre à notre esprit ? Qu'il y a là un châssis et une toile tendue sur ce châssis, donc les matériaux qu'il faut pour faire un tableau, et l'ensemble est installé dans une exposition artistique ou bien dans un musée consacré aux expressions artistiques. Son intention était par conséquent de faire comprendre à notre esprit qu'il y avait là une œuvre d'art. Dans la réalité, qu'a-t-il toutefois fabriqué ? Un tableau absent, puisque la peinture que l'on s'attend à voir pour recouvrir la toile n'est pas là. Il a fabriqué une œuvre qui est bien « faite » puisque notre esprit admet que cette toile plastique tendue sur un châssis en bois correspond à une expression artistique, mais cette œuvre est en même temps « défaite », puisqu'elle déçoit notre attente de voir quelque chose de peint sur la toile. On a donc un même objet, comprenant un châssis en bois et une feuille de plastique transparente tendue sur lui, qui est à la fois une œuvre faite et une œuvre inexistante, et donc deux choses à la fois, et donc une et multiple : on a là une combinaison de l'effet de fait/défait et de celui d'un/multiple.

Il s'agit d'une expression synthétique car il faut prendre en considération l'oeuvre défaite présentée pour penser à la peinture qu'il aurait dû y avoir pour que l'œuvre soit réellement faite.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : François Rouan, Jardin taboué IV (Peinture à la cire sur toiles tressées - vers 2015)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://museefabre-old.montpellier3m.fr/EXPOSITIONS
/FRANCOIS_ROUAN_Tressages_1966_-_2016

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On analyse une seconde œuvre qui relève d'une expression synthétique de la sous-option qui associe l'un/multiple et le fait/défait.

François Rouan (né en 1943) est un artiste français qui, bien que n'y ayant jamais participé en tant que tel, fut un moment assez proche du mouvement Supports/Surfaces. Ce compagnonnage était parfaitement justifié puisque son procédé de tressage remettait aussi en question la logique d'une peinture mise en forme sur un support en toile.

L'œuvre de 2015 donnée en exemple, « Jardin taboué IV », est réalisée à partir d'une ou de plusieurs peintures qui ont été découpées en lanières puis tressées l'une dans l'autre, de telle façon qu'il n'est plus possible de reconnaître ce qui y était peint. Sauf qu'il s'agissait probablement de plantes, de feuillages, de fleurs et peut-être de fruits, d'où le titre du tableau.

Matériellement, le regroupement des diverses surfaces peintes est parfaitement réussi puisqu'elles sont tressées l'une dans l'autre et sont donc parfaitement jointives et solidaires. Pour notre esprit, par contre, elles ne sont certainement pas fondues l'une dans l'autre dès lors que l'on distingue clairement des morceaux qui restent hétérogènes entre eux et qui ne se marient pas avec leurs voisins : des traînées vertes à côté de croix bleues, des traits de feuillages bleus ou des lignes de fleurs jaunes qui ne se raccordent pas avec leurs voisins et voisines, etc. La relation matière/esprit est donc portée par un effet de regroupement réussi/raté.

Le rassemblement sur certaines zones des mêmes couleurs, provenant probablement de la même peinture avant découpe, est à l'origine de l'effet d'ouvert/fermé. On distingue en effet des zones regroupant des carrés principalement verts, ailleurs des carrés contenant des signes bleu foncé, ou des carrés largement bleu ciel, ou des carrés largement jaunes, ou des carrés remplis de hachures bleu foncé mélangées à des points jaunes, des carrés contenant des dessins rouge vif, etc. Chaque zone regroupant ainsi des carrés semblables forme une zone fermée puisque son étendue est limitée et que ses carrés semblables, parce qu'on les lit ensemble, sont visuellement attachés les uns aux autres. Mais ces zones sont en même temps fragmentées, déchiquetées, et donc ouvertes, puisqu'elles rassemblent des carrés dont les dessins ne sont pas continus entre eux et que s'y intercalent d'autres types de graphisme ou d'autres couleurs.

François Rouan a fait en sorte que notre esprit comprenne qu'il nous montrait un jardin très coloré mélangeant des feuillages verts et des feuillages bleu foncé, des fleurs jaunes et des fleurs ou des fruits rouges, mais ce qu'il a agencé est très différent de cette intention puisque le tressage a complètement « cassé » la ou les peintures initiales qui représentaient ce jardin, il les a émiettés et mélangés en un « jardin taboulé » comme l'indique le titre qu'il a donné à son tableau. Un seul tressage correspond donc ici à deux aspects différents du même jardin, le jardin initial que l'on suppose bien fait et le jardin tout cassé, défait, qui nous est montré : c'est un mariage de l'un/multiple et du fait/défait. Et c'est une expression synthétique puisque l'on ne peut pas imaginer l'existence d'un jardin bien fait sans prendre en considération ce que nous en montre le jardin défait.

 

 

 


Anish Kapoor : Cloud Gate Millennium Park, Chicago (2004)

 

Source de l'image : http://anishkapoor.com/110/cloud-gate-2

 

 

On passe à la sous-option qui associe l'un/multiple au relié/détaché, dans une expression analytique que l'on doit à l'artiste britannique d'origine indienne, Anish Kapoor (né en 1954) : « Cloud Gate », un miroir déformant en acier inoxydable installé en 2004 dans le Parc du Millénaire à Chicago.

À l'évidence, ce miroir fait un effet d'ouvert/fermé : il a une forme fermée de « haricot », et il est comme transparent puisque l'on voit en lui toute une ville et le ciel au-dessus.

La relation matière/esprit est portée par un effet de regroupement réussi/raté : le regroupement matériel de tout le paysage alentour sur la surface du miroir est parfaitement réussi, mais notre esprit ne manque pas de constater que le reflet qu'il en donne déforme son aspect, si bien que ce n'est pas véritablement le paysage alentour qui s'y reflète et que le regroupement du paysage sur la surface du miroir est donc raté.

Anish Kapoor a voulu que notre esprit comprenne qu'il avait l'intention de faire de ce volume un miroir reflétant toute la ville alentour et le ciel au-dessus, mais ce n'est pas réellement ce qu'il a réalisé, puisque l'espèce de haricot qu'il a fabriqué tord les perspectives en courbant les lignes horizontales du sol et l'élan vertical des gratte-ciels. Certes, ce que l'on voit dans ce miroir déformant est entièrement lié à l'apparence du paysage alentour, mais il le déforme tellement que l'image restituée est complètement détachée de l'aspect réel du paysage reflété, et d'ailleurs cette image est réellement physiquement détachée du paysage réel : elle est posée en hauteur, détachée au-dessus du sol, et enfermée à la surface d'une forme en haricot étrangère à son environnement du fait de sa forme et de son aspect métallique très brillant. Finalement, l'effet de relié/détaché que produit ce miroir déformant se marie avec l'effet d'un/multiple : il y a à la fois un seul paysage et deux aspects à ce paysage, le réel et celui qui est déformé dans le miroir.

Il s'agit d'une expression analytique, car on peut considérer séparément l'aspect du paysage réel qu'Anish Kapoor avait l'intention de refléter dans un miroir et l'aspect déformé qu'il en a produit au moyen de son miroir déformant.

 

 

Option M : confrontation en un/multiple de l'intention de produire un effet matériel et de son effet sur notre esprit, afin de révéler l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la notion d'esprit :

 

Dans l'option e précédente, on relevait l'intention qui s'adressait à notre esprit, l'intention que devait comprendre notre esprit. Dans cette seconde option, l'intention va cette fois se faire remarquer en ayant partie liée avec la fabrication matérielle de l'œuvre.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Anish Kapoor, Descension (2015 – jardins du Château de Versailles)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://larepubliquedelart.com/wp-content/uploads/2015/06/002.jpg

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Anish Kapoor Descension 2015 jardins du Château de Versailles

 

On commence avec la sous-option qui associe l'un/multiple au regroupement réussi/raté dans une expression analytique, encore une fois avec une œuvre d'Anish Kapoor. Cette fois, il s'agit d'un tourbillon permanent d'eau noire, se mouvant apparemment sans cause et disparaissant dans le sol. Kapoor lui a donné le nom de « Descension » et la photographie correspond à l'installation qu'il a faite de ce dispositif dans les jardins du Château de Versailles en 2015.

Ce tourbillon est ouvert/fermé puisqu'il n'arrête pas de tourner en rond à l'intérieur d'un cercle fermé, un cercle qui est aussi ouvert dès lors que son eau trouve constamment le moyen d'en sortir en s'engouffrant dans le trou central.

La relation matière/esprit est portée par un effet de regroupement réussi/raté : le tourbillon est matériellement regroupé sur la surface du bassin, mais ce regroupement est raté puisque notre esprit constate que l'eau du tourbillon n'arrête pas de s'en échapper en disparaissant dans ce trou central.

Quelle a été l'intention d'Anish Kapoor ? Par différence aux exemples que l'on a donnés concernant l'option e, on est dans le cas d'une option M et son intention correspond désormais exactement à ce que l'on voit : mettre en forme un interminable tourbillon d'eau noire. C'est ce que l'artiste a fabriqué et c'est ce que l'on comprend de son intention. Reste à se poser la question de savoir ce que cela fait à notre esprit de contempler ce tourbillon qui n'en finit pas de tourbillonner à l'intérieur de son bassin rond ? Deux choses nous viennent à l'esprit. D'une part, en le contemplant on n'arrête pas de voir des formes d'écume différentes se propager, se combiner de façons complexes et chaque fois différente, puis disparaître dans le trou noir central de façons tout aussi constamment différentes. D'autre part, on doit bien constater que c'est toujours la même chose : un tourbillon qui n'arrête pas de tourner en rond sur place avec de l'eau qui s'engouffre toujours dans son trou noir central. Puisqu'un seul et même dispositif fabriqué par l'artiste peut être pensé de deux façons différentes, on peut en dire qu'il est simultanément un et multiple. Par ailleurs, si ces deux constatations de notre esprit sont rassemblées sur la même forme en mouvement, elles peuvent être pensées séparément, ce qui implique donc que leur regroupement sur le même dispositif est à la fois réussi et raté. Ces deux aspects pouvant donc être pensés séparément, il s'agit d'une expression analytique, et dans cette association de l'un/multiple avec le regroupement réussi/raté ce dernier est pris en tant qu'effet secondaire du premier.

 

Pour bien comprendre la différence entre l'option e et l'option M, on peut comparer ce tourbillon interminable d'eau noire au tigre bondissant percé de flèches de Cai Guo-Qiang. Dans le cas du tigre, c'était l'intention de montrer un tigre bondissant qui était univoque tandis que sa mise en œuvre matérielle pouvait être vue de deux façons différentes : l'une considérait qu'il s'agissait de la mise en forme d'un bond dont le mouvement était seulement interrompu, l'autre constatait que malgré cette mise en forme de son mouvement le tigre était parfaitement statique. Dans le cas du tourbillon d'Anish Kapoor c'est maintenant le dispositif qu'il a fabriqué qui est univoque, car il ne peut pas s'interpréter autrement que comme un tourbillon d'eau noire qui tourne sans arrêt au même endroit et qui s'engouffre sans arrêt au même endroit. Cette fois, c'est l'effet que cette disposition provoque sur notre esprit qui a deux aspects différents, d'une part notre esprit observe que le tourbillon est toujours différent, d'autre part il doit conclure que c'est toujours le même type de tourbillon.

 

 

De même que nous revenons à plusieurs reprises sur les productions d'Anish Kapoor afin de montrer que les diverses expressions peuvent relever d'un même artiste, et donc d'une même étape ontologique, nous revenons à Cai Guo-Qiang avec des exemples correspondant cette fois à la sous-option qui associe l'effet d'un/multiple à celui de fait/défait dans le cadre de l'option M, d'abord avec une expression analytique, puis avec une expression synthétique.

 

 


Cai Guo-Qiang : Arbre avec floraisons jaunes (2009)

 

Source de l'image : https://nl.pinterest.com/pin/348958671098530999/

 

 

Outre ses installations d'animaux sauvages empaillés, Cai Guo-Qiang est célèbre pour son utilisation d'explosifs sous diverses formes. Dans cet exemple, daté de 2009, de la poudre explosive a été répandue sur des feuilles de papier de telle sorte que, après sa mise à feu et les explosions qui ont suivi, les brûlures du papier et les résidus laissés sur lui dessinent un arbre se dressant sur le sol et s'épanouissant vers le ciel en floraisons jaunes.

Dans sa partie basse, l'arbre a une texture fermée : ses branches s'entrelacent, se butant d'un côté contre le sol et de l'autre côté contre sa floraison touffue. Cette floraison de la partie haute, par contre, éclot dans toutes les directions, s'ouvre dans toutes les directions. Voilà pour l'ouvert/fermé.

Le regroupement réussi/raté maintenant, pour rendre compte de la relation matière/esprit : le sol maculé de taches herbeuses ainsi que les branches de l'arbre et ses floraisons sont matériellement regroupées dans une continuité suffisante pour que l'on puisse lire la présence d'un arbre enraciné dans le sol et en pleine floraison ; toutefois, notre esprit repère que les taches laissées par les explosions ne sont pas continues, qu'elles ont une texture différente pour les taches herbeuses du sol, pour les tracés linéaires qui dessinent les branches et pour les éclatements des floraisons, qu'elles sont de couleur brune pour ce qui concerne la partie basse mais jaunâtre, voire orangée, pour ce qui concerne les floraisons. Pour toutes ces raisons, notre esprit différencie ces trois composantes que sont le sol, les branches de l'arbre et ses floraisons, des composantes qui restent donc autonomes, distinctement repérables, non fusionnées dans une forme à l'expression unifiée, et par conséquent non regroupées.

Quelle a été l'intention de Cai Guo-Qiang ? Certainement, son intention a été de fabriquer un dispositif pyrotechnique étalé sur des feuilles de papier de telle façon que, en explosant, la poudre y laisse des brûlures et des résidus évoquant l'aspect d'un arbre en fleurs. Que voit notre esprit après cette explosion ? Il voit les deux aspects permis par le choix d'un tel dispositif matériel, puisque nous pouvons aussi bien considérer qu'il y a là une représentation d'un arbre en fleurs que considérer qu'il s'agit de résidus d'explosions. Autrement dit, soit nous considérons que le dessin d'un arbre est fait, soit nous considérons que des explosions ont défait des tracés de poudre. Comme notre esprit peut considérer ce seul et même dispositif de deux façons différentes, il est à la fois un et multiple, et ce mariage de l'un/multiple et du fait/défait correspond à une expression analytique, puisqu'on peut lire séparément la forme d'un arbre en fleurs et le résultat brut de la mise à feu d'explosifs dont il reste quelques traces poudreuses.

 

 

 


Cai Guo-Qiang : feu d'artifice en triangle tiré au Qatar pour célébrer la fin de 2011

 

Source de l'image : https://dianeart.wordpress.com/2013/11/17/les-oeuvres-explosives-de-cai-guo-qiang/

 

 

Ce triangle dessiné en plein ciel a été produit par la mise à feu simultanée d'explosifs éclatant en petites formes noires, un feu d'artifice qui a été tiré par Cai Guo-Qiang au Qatar pour célébrer la fin de l'année 2011.

Ce triangle noir est ouvert/fermé puisque sa forme fermée est complètement trouée de vides qui laissent voir le ciel.

Pour la même raison, si le regroupement de la forme en triangle est matériellement réussi puisqu'on peut voir un triangle, notre esprit considère qu'il est raté puisque les éclats qui le forment ne sont pas contigus et ne sont donc pas regroupés de façon compacte.

Quelle a été l'intention de Cai Guo-Qiang ? Indiscutablement, elle a été de fabriquer un feu d'artifice éclatant dans le ciel en forme de triangle. Et que lit notre esprit ? D'une part, il constate la formation d'une forme de triangle, d'autre part, et quasiment en même temps, il constate que ce triangle se défait, qu'il se disperse à mesure que les mouvements de l'air diffusent les éclats de poudre qui partent rapidement en lambeaux. Puisque la forme en triangle n'apparaît qu'au moment de l'explosion qui la défait, notre esprit ne peut considérer séparément ces deux réalités, ce qui correspond à une expression synthétique. Et comme ce seul et même dispositif pyrotechnique peut être pensé par notre esprit de deux façons différentes, fait et en train de se défaire, c'est avec l'un/multiple que le fait/défait est combiné.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Anish Kapoor, Svayambh (2007 - Musée des Beaux-Arts de Nantes)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://anishkapoor.com/580/musee-des-beaux-arts-de-nantes-2007 (3e image)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Anish Kapoor Svayambh 2007 Musée des Beaux-Arts de Nantes

 

On passe à la sous-option qui associe l'un/multiple au relié/détaché dans une expression analytique.

Anish Kapoor a souvent répété cette installation à laquelle il a donné le nom générique de « Svayambh », ce qui veut dire « quelque chose qui se crée tout seul » ou qui « s'autoproduit ». Elle sera considérée dans sa version de 2007 au Musée des Beaux-Arts de Nantes.

Anish Kapoor y utilise un mélange de cire et de Vaseline colorée par des pigments de peinture à l'huile rouge. L'énorme bloc qu'il en a fabriqué, pesant une dizaine de tonnes et monté sur une estrade de 1,5 m de hauteur, se déplace très lentement sur des rails, mû par un moteur caché à son intérieur. Au fur et à mesure de son déplacement, il racle les arcades de l'architecture qu'il traverse, un peu trop étroites pour lui, et de la graisse rouge bave alors tout autour de ces arcades. L'effet d'ouvert/fermé se lit de deux manières : d'une part, lorsque le bloc de cire est en train de traverser l'une des arcades de l'architecture, il la bouche, il la ferme, tandis qu'il l'ouvre lorsqu'il en sort et s'en va plus loin, et d'autre part, quand il est écarté, la couleur rouge établit un lien visuel entre la masse fermée et compacte du bloc circulant et les formes ouvertes des arcades sur lesquelles elle bave.

L'effet de regroupement réussi/raté qui rend compte de la relation matière/esprit suit le même schéma : le bloc de cire est matériellement regroupé avec une arcade au moment où il la traverse, mais pour notre esprit ce regroupement est alors raté puisqu'il sait qu'il n'est que provisoire et qu'il se terminera dès que le bloc se sera éloigné. Quant à la couleur rouge, elle réussit à se regrouper matériellement à la fois sur le bloc de cire en mouvement, sur la surface de l'estrade sur laquelle il glisse, et sur le bord des arcades sur lequel il bave, mais ces différents lieux restent autonomes et bien distincts dans notre esprit, de telle sorte que leur regroupement visuel est raté malgré l'uniformité de la couleur.

Quelle a été l'intention d'Anish Kapoor ? Fabriquer une espèce de wagon en cire et Vaseline rouge circulant avec une extrême lenteur sur des rails et se frottant aux arcades successives du bâtiment qu'il traverse et sur lesquelles il dépose de sa matière excédentaire. Qu'est-ce qui, dans cette installation, fait effet sur notre esprit ? Deux choses fondamentalement. D'une part, il y a l'effet que l'on peut dire « tripal » produit par la présence de cette énorme masse graisseuse rouge en lent mouvement, longue de 7 m et aussi haute que les arcades monumentales du musée. D'autre part, il y a les bavures rouges et graisseuses laissées sur ces arcades à son passage, et l'on est bien obligé de penser que la seule raison d'être de cet énorme bloc graisseux circulant est de produire des salissures baveuses sur l'architecture à son passage. Pour notre esprit, le bloc et ses bavures sont évidemment reliés puisque l'un est la cause des autres, et d'autant plus reliés que les rails et leur podium, lui aussi graisseux et de plus en plus baveux au fil du temps, relient en permanence le bloc aux arcades. Mais notre esprit est aussi sensible au fait que le bloc ne fait que passer à travers chaque arcade, qu'il s'en détache ensuite et qu'il en est détaché la plupart du temps. Pour notre esprit, tout ce qu'il y a là est donc un dispositif constitué de deux parties, le bloc circulant et les bavures qui sont sa raison d'être, deux parties qui sont pour lui bien distinctes mais évidemment reliées l'une à l'autre par leur lien de causalité, et donc un seul dispositif à la fois un et multiple, fait de parties simultanément reliées et détachées l'une de l'autre. Il s'agit d'une expression analytique de l'association de l'un/multiple et du relié/détaché, puisqu'on peut considérer séparément le bloc de graisse et le bâtiment dont les arcades sont salies par ses passages répétés.

 

On en restera là pour la première étape de l'ontologie matière/esprit mature.

Très normalement, les notions d'intention et de produit-fabriqué ne sont pas encore clairement et facilement distinguables des notions d'esprit et de matière : elles n'en sont qu'à l'étape initiale de leur émergence en tant que notions distinctes de celles d'esprit et de matière.

Il semble toutefois que le type d'œuvres que l'on vient d'analyser est déjà assez différent de celles analysées dans les chapitres antérieurs, et l'on devine que ce qu'on désigne habituellement sous le terme « d'installation » deviendra de plus en plus courant dans les étapes suivantes. En fait, par « installation », il faudra comprendre « installation fabriquée par l'artiste pour correspondre à son intention ». Dans les chapitres précédents il n'y avait jamais eu besoin de préciser que telle ou telle peinture ou sculpture avait été « fabriquée » par l'artiste tellement cela allait de soi, mais il est nécessaire maintenant de s'interroger sur la relation qu'il y a entre ce qu'il a fabriqué et son intention, car les deux ne correspondent pas toujours.

 

 

 

11.1.2.  La 2e étape de la maturité :

 

À cette deuxième étape la notion d'intention va désormais manifester plus clairement son autonomie, cela au moyen de propositions spécialement inhabituelles ou bizarres.

Lorsqu'elle sera considérée du point de vue de l'esprit, l'intention concernera une situation inhabituelle imaginée par l'esprit, tandis que le produit fabriqué sera tout simplement la mise en œuvre, par l'artiste, de cette intention. L'intention de l'esprit et le produit fabriqué correspondant seront alors parfaitement regroupés dans l'œuvre, mais cette mise en oeuvre de l'intention impliquera un impossible fonctionnement de la matière qui fera rater la validité de ce regroupement.

Lorsqu'elle sera considérée du point de vue de la matière, l'intention concernera un agencement matériel inconnu dans la vie courante. Là encore, l'intention et le produit fabriqué seront parfaitement regroupés dans l'œuvre, mais c'est l'esprit qui, cette fois, n'admettra pas que ce produit fabriqué puisse être viable ou fonctionnel et qui fera rater la validité de ce regroupement.

Comme on l'aura compris, c'est l'effet de regroupement réussi/raté qui régentera le fonctionnement des deux options e et M lors de cette étape, en remplacement de l'effet d'un/multiple de l'étape précédente. Finie, donc, l'ambiguïté que nous rencontrions systématiquement à l'étape précédente et qui était liée à ce que chaque situation devait avoir plusieurs lectures ou plusieurs aspects possibles. Ce que l'on verra maintenant sera sans ambiguïté, mais chaque fois qu'une intention sera associée à la notion d'esprit on verra la notion de matière faire rater sa proposition, et chaque fois qu'une intention sera associée à la notion de matière on verra la notion d'esprit faire rater sa proposition.

Associés au regroupement réussi/raté, les effets plastiques correspondant aux trois sous-options possibles seront l'un/multiple, le fait/défait et le relié/détaché. On les envisagera systématiquement dans cet ordre.

 

En parallèle à cette évolution du fonctionnement des deux options, les effets plastiques que l'on retrouvera systématiquement ont également changé.

Celui qui résume l'énergie de la relation matière/esprit n'est plus le regroupement réussi/raté, c'est le fait/défait, et celui qui résume l'énergie de la relation naissante produit-fabriqué/intention est le centre/à la périphérie. Cet effet est celui qui correspond à l'énergie la plus faible et il apparaîtra sous son aspect le plus radical qui est celui de « déstabilisation ». Chaque œuvre de cette étape sera donc particulièrement reconnaissable puisqu'elle proposera une situation destinée à nous déstabiliser, et puisqu'elle suggèrera en outre l'existence d'une défaillance, d'une dégradation ou d'une contradiction interne liée à la présence du fait/défait.

Quand un phénomène nouveau se met en branle, il est nécessaire qu'il commence par déstabiliser la situation ancienne pour amorcer quelque chose de nouveau, ce qui est une justification suffisante pour que l'effet du centre/à la périphérie rende compte à cette étape de l'énergie propre à la relation produit-fabriqué/intention. Toutefois, comme à l'étape précédente, il ne sera pas encore possible de lire directement la relation entre les notions de produit-fabriqué et d'intention à la lecture de cet effet, car ces deux notions sont encore trop embryonnaires pour être repérées et lues pour elles-mêmes. Comme à l'étape précédente, par contre, la maturité de la relation matière/esprit pourra se lire directement dans l'effet de fait/défait qui la porte.

 

 

Option e : regroupement réussi de l'intention de l'esprit de proposer une situation inédite avec sa mise en œuvre fabriquée par l'artiste, mais raté à cause du fonctionnement impossible qu'elle implique pour la matière, révélant ainsi l'autonomie des intentions liées à la volonté de l'esprit par rapport à leur mise en œuvre matérielle :

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Philippe Ramette, Contemplation irrationnelle (2003)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://artshebdomedias.com/article/080811-philippe-ramette-poete-en-apesanteur/ (cliquez sur l'image pour la développer)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Philippe Ramette Contemplation irrationnelle 2003

 

Pour la sous-option qui associe le regroupement réussi/raté et l'un/multiple dans une expression analytique, l'artiste français Philippe Ramette (né en 1961) et son œuvre de 2003 : « Contemplation irrationnelle ».

Un homme est tranquillement assis au bord du vide tandis que la falaise qu'il a sous les pieds avec une route qui serpente n'est autre qu'un paysage dont l'horizon est à la verticale.

Si l'horizon est à la verticale alors qu'il nous sert normalement à repérer l'horizontalité, il y a bien là de quoi nous déstabiliser, tout autant d'ailleurs que le gouffre sous les pieds du personnage qui peut donner le vertige. Voilà pour ce qui est de la déstabilisation liée à l'effet du centre/à la périphérie.

Pour ce qui concerne le fait/défait qui rend compte de la relation matière/esprit, il est lié à l'incompatibilité entre la direction verticale indiquée par la position du personnage au torse dressé et la direction verticale qui devrait résulter du paysage qu'il a sous ses pieds : l'indication de la direction verticale qui est matériellement faite par le personnage est défaite par les informations que reçoit notre esprit de tout le reste de la photographie.

L'intention de Philippe Ramette est de proposer une situation dans laquelle nous pourrions être stablement à l'aise et sans risque de chute malgré une orientation à 90° du sens normal du paysage, et donc malgré la pesanteur qui s'applique sur notre corps. En association avec cette intention de son esprit, Philippe Ramette a fabriqué un objet qui permet de la mettre en œuvre, car il ne s'agit pas là d'un simple montage photographique truquant la réalité : pour apparaître dans la posture que l'on voit sur la photographie sans tomber sur le dos, il a en effet fabriqué une attelle spéciale, fixée perpendiculairement au banc rocheux qui est, dans la réalité, orienté verticalement, et il s'est accroché avec des sangles à cette attelle. Voilà pour ce qui concerne le regroupement réussi de l'intention de son esprit et de l'objet qu'il a fabriqué pour y correspondre, mais l'on sait que la matière ne peut pas fonctionner comme le montre la photographie, que l'horizon est horizontal et non vertical, et qu'un corps qui n'est pas soutenu tombe à cause de la gravité : le fonctionnement de la matière fait donc ici rater la plausibilité du regroupement de l'intention et du produit-fabriqué. La compréhension de l'image et de son incohérence suppose que l'on alterne sans cesse entre deux sens de lecture de la photographie, perpendiculaires l'un par rapport à l'autre, ce qui implique que c'est l'effet d'un/multiple qui est ici associé au regroupement réussi/raté.

Il s'agit d'une expression analytique, car on peut considérer séparément l'aspect tranquille du personnage assis sur son banc rocheux et la réalité du paysage basculé à 90°.

 

 

 


Charles Ray : Romance familiale (1993)

Source de l'image :
https://media.newyorker.com/photos
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Une autre expression analytique combinant le regroupement réussi/raté et l'un/multiple : « Romance familiale (Family romance) » réalisée en 1993 par l'artiste américain Charles Ray (né en 1953).

Deux parents et leurs deux enfants, tous entièrement nus, sont alignés se tenant par la main. L'anomalie qui saute aux yeux est que tous sont de la même taille. La corpulence comparée de l'homme et de la femme laisse penser que cette dernière a été anormalement agrandie, mais c'est surtout les enfants qui sont très anormalement agrandis, spécialement la fille, à l'aspect très juvénile, qui devrait être un peu plus petite que son frère et beaucoup plus petite que ses parents.

Cette anomalie concernant la taille relative des différents membres de la famille nous déstabilise, ce qui correspond à l'effet du centre/à la périphérie.

Le fait/défait correspond à la forme matériellement bien faite des personnages que notre esprit met en défaut en relevant l'invraisemblance complète de leurs tailles relatives.

L'intention de Charles Ray était de mettre les quatre membres d'une famille en situation d'avoir la même hauteur. Pour cela, il a fabriqué des personnages réalistes quant à leur anatomie, mais incompatibles entre eux du fait de leurs tailles. L'intention de l'esprit de l'artiste et l'installation matérielle qu'il a fabriquée pour lui correspondre sont donc plastiquement regroupées dans l'œuvre qui nous est présentée, mais la matérialité de la croissance du corps humain n'est pas compatible avec cette présentation, ce qui fait échouer sa plausibilité. Bien qu'elle soit unique, cette scène correspond en réalité à quatre échelles de lecture, une pour chacun des personnages, ce qui implique que c'est l'effet d'un/multiple qui est ici associé au regroupement réussi/raté. Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément le réalisme de chaque personnage et l'anomalie de leurs tailles relatives.

 

 

 


Maurizio Cattelan : Frank et Jamie (2002)

Source de l'image : http://www.artnet.com/artists/maurizio-cattelan/frank-and-jamie-srClDVJ_t8b9mrEAhXA1Mg2

 

 

Maintenant une expression analytique de la sous-option qui associe le regroupement réussi/raté au fait/défait. Encore deux faux personnages réalisés en résine polyester et en cire, mais cette fois-ci habillés avec de vrais habits : « Frank et Jamie », deux policiers têtes en bas réalisés en 2002 par l'artiste italien Maurizio Cattelan (né en 1960).

Cette situation tête en bas et s'appuyant sur le bout de la casquette a de quoi désarçonner notre sens de l'équilibre, ce qui correspond à une déstabilisation propre à l'effet de centre/à la périphérie.

La forme des personnages est matériellement très bien faite, mais le sens normal dans lequel notre esprit considère qu'ils devraient se tenir est défait puisqu'il est inversé : l'effet de fait/défait rend compte de la relation matière/esprit.

L'intention de Maurizio Cattelan était de mettre ses personnages en situation de se tenir tête en bas de façon permanente. Pour cela, il a fabriqué des personnages en résine, il les a habillés avec de vrais habits, et il les a renversés en faisant en sorte qu'ils ne s'appuient que sur le bout de leur casquette. Le regroupement de l'intention de son esprit avec les mannequins qu'il a fabriqués est réussi, mais la rigidité matérielle limitée d'une casquette et les limites matérielles du corps humain qui ne peut se tenir indéfiniment dans une telle posture font rater la plausibilité de cette situation. Et puisque l'impossibilité physique de cette situation défait sa plausibilité, c'est le fait/défait qui est associé au regroupement réussi/raté. Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément le réalisme de l'aspect des personnages et l'irréalisme de leur façon de se tenir tête en bas, seulement appuyés sur le bout de leur casquette.

 

 

 


Ron Mueck : Au lit (2005)

Source de l'image :
https://blocs.xtec.cat
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/In-Bed.-Poli%c3%a9ster-
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Mueck.20051.jpg

 

 

Deux exemples de la dernière sous-option de l'option e, celle qui combine le regroupement réussi/raté avec le relié/détaché, d'abord en expression analytique, puis synthétique.

L'expression analytique nous est donnée par une œuvre de 2005 du sculpteur australien dit « hyperréaliste » Ron Mueck (né en 1958) : « Au lit ». La gardienne de musée assise à côté souligne à quel point la femme au lit est gigantesque, bien que parfaitement réaliste si l'on néglige l'anomalie de sa taille.

Nous avons certainement de quoi être déstabilisés par la taille inusuelle du personnage qui ébranle nos repères habituels, une déstabili-sation qui est typique du centre/à la périphérie.

L'apparence matérielle de la femme est parfaitement faite grâce de son grand réalisme, mais notre esprit considère qu'elle est complètement défaite pour ce qui concerne sa taille : l'effet de fait/défait rend compte de la relation matière/esprit.

L'intention de Ron Mueck était de mettre un personnage féminin en situation d'avoir une taille gigantesque, hors de proportion avec la taille d'une personne réelle. Le personnage à base de résine qu'il a fabriqué est bien regroupé avec l'intention de son esprit, mais l'impossibilité matérielle de trouver sur terre une femme aussi gigantesque fait rater la plausibilité d'une telle situation. L'hyperréalisme très méticuleux de son aspect peut faire croire qu'il s'agit d'une femme réelle, ce qui la relie au monde réel, mais elle s'en détache complètement du fait de sa taille gigantesque incompatible avec le monde réel. Le relié/détaché est donc associé ici au regroupement réussi/raté, et il s'agit d'une expression analytique car on peut considérer séparément le réalisme parfait de son apparence et l'irréalisme complet de sa taille.

 

 

 


Maurizio Cattelan : La Neuvième Heure (1999)

Source de l'image : https://www.numero.com/fr/art/scandale-censure-mapplethorpe-domestikator-paul-fryer-maurizio-cattelan-waterhouse-balthus

 

 

Nous retrouvons Maurizio Cattelan avec une œuvre de 1999 qui représente le pape Jean-Paul II écrasé par une météorite. Il l'a intitulée « La Neuvième Heure », faisant ainsi référence à l’heure de la mort du Christ.

Une scène aussi insolite nous déstabilise, car nous ne nous attendons pas à ce qu'un tel événement se produise : effet du centre/à la périphérie.

Matériellement, l'apparence du pape est bien faite, car elle est très réaliste, mais notre esprit lit aussi que le pape est défait puisqu'il est fracassé par la météorite : effet de fait/défait pour rendre compte de la relation matière/esprit.

L'intention de Maurizio Cattelan était de mettre le pape Jean-Paul II en situation d'être écrasé par une météorite, elle est parfaitement regroupée avec le personnage en résine qu'il a fabriqué pour y correspondre. Matériellement, toutefois, nous doutons complètement de la plausibilité d'une telle scène car nous savons que le risque statistique pour le pape d'être écrasé par une météorite est quasi nul, ce qui fait rater la possibilité de cette situation. C'est le réalisme du personnage, de ses habits et de ses accessoires qui relie le faux pape au monde réel, et c'est l'absurdité de la chute invraisemblable d'une météorite sur lui qui détache cette scène du monde réel. Encore le relié/détaché associé au regroupement réussi/raté, mais cette fois on ne peut comprendre la position couchée et la souffrance apparente du pape sans prendre en compte la présence de la météorite. Il s'agit donc d'une expression synthétique puisqu'on ne peut pas saisir ce qui relie la scène au monde réel sans prendre en compte ce qui l'en détache.

 

 

Option M : regroupement réussi de l'intention de proposer un agencement matériel inusuel avec sa fabrication par l'artiste, mais raté à cause de l'incrédulité qu'un tel agencement engendre pour l'esprit, révélant ainsi l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la notion d'esprit :

 

 


Jake & Dinos Chapman : Zygotic acceleration, biogenetic, de-sublimated libidinal model (enlarge x 1000) – 1996

Source de l'image : https://republic.ru/fast/russia
/ermitazh-proveryayut-na-ekstremizm-861846.xhtml

 

 

Pour la sous-option qui associe le regroupement réussi/raté avec l'un/multiple dans une expression analytique, une œuvre de deux frères, artistes plasticiens britanniques, Jake & Dinos Chapman (nés en 1962 et 1966). Cette œuvre de 1996 a un titre qui défie la traduction : « Zygotic acceleration, biogenetic, de-sublimated libidinal model (enlarge x 1000) ». Une douzaine d'enfants réalisés en résine et fibre de verre y sont regroupés, soudés ensemble par leur tronc, parfois tête à l'envers, parfois deux têtes pour un même tronc, parfois sans bras, parfois un phallus à la place du nez. Ils sont complètement dénudés, sauf leurs pieds.

La vision d'un tel monstre a de quoi nous déstabiliser : effet du centre/à la périphérie.

L'apparence humaine matérielle des personnages est correctement faite sous certains aspects, mais notre esprit considère que d'autres aspects sont incompatibles avec une telle apparence dont la crédibilité est ainsi défaite : c'est l'effet de fait/défait qui rend compte de la relation matière/esprit.

On comprend que l'intention des frères Chapman était d'imaginer un être monstrueux fusionnant plusieurs corps d'enfants et comportant quelques autres aberrations anatomiques, et si nous le comprenons c'est parce que le regroupement de cette intention avec l'œuvre qu'ils ont fabriquée pour y correspondre est matériellement réussi. Toutefois, notre esprit qui n'admet pas la plausibilité d'une telle créature fait rater la pertinence d'un tel assemblage de corps humains. Puisque le principe de cette œuvre consiste à regrouper de multiples personnages en un seul, c'est l'un/multiple qui est ici associé au regroupement réussi/raté. Il s'agit d'une expression analytique, puisqu'on peut considérer séparément le choix d'utiliser des personnages ayant partiellement l'apparence de vrais enfants et l'idée, contraire à l'anatomie, de les fusionner de cette façon en les affublant en outre de quelques aberrations.

 

 


Robert Gober : Sans titre (Jambe) - 1989-1990

Source de l'image :
http://histoiredartslecolededesign.eklablog.com
/robert-gober-c17507898/2

Maurizio Cattelan :

Sans titre

(Chevaux empaillés)

- 2007

Source de l'image :
https://www.perrotin.com
/fr/artists/
Maurizio_Cattelan/2/vue
-de-lexposition-kaputt-
a-foundation-beyeler-
riehen-basel-switzerland
-2013/1000007942


 

 

Pour illustrer la sous-option qui associe le regroupement réussi/raté avec le fait/défait dans une expression synthétique, nous traiterons simultanément d'une œuvre de 1989-1990 du sculpteur américain Robert Gober (né en 1954), « Sans titre (Jambe) », et d'une œuvre de 2007 de Maurizio Cattelan, « Sans titre (Chevaux empaillés) ». On mènera l'analyse à partir de l'œuvre de Robert Gober qui a le mérite de l'antériorité, le raisonnement étant similaire pour les chevaux de Cattelan.

Ce qui nous est donné à voir est le bas d'une jambe, très probablement masculine, habillée d'un pantalon, d'une chaussette et d'une chaussure, son réalisme étant poussé jusqu'à faire apparaître ses poils. Elle semble sortir très anormalement du mur, comme si le personnage à qui appartient cette jambe était prisonnier dans le mur.

Nous sommes nécessairement déstabilisés par cette jambe qui sort du mur : effet du centre/à la périphérie.

Pour notre esprit, le personnage dont on voit la jambe est complètement défait puisqu'il semble noyé dans le mur, mais le réalisme matériel de sa jambe est parfaitement bien fait : effet de fait/défait pour rendre compte de la relation matière/esprit.

On comprend que l'intention de Robert Gober était de nous proposer la vision d'une jambe humaine sortant d'un mur. L'œuvre matérielle qu'il a fabriquée s'identifie bien à cette intention, elle se regroupe bien avec elle, mais elle échoue à convaincre notre esprit de la plausibilité d'un tel regroupement et fait rater sa validité. Si le morceau de jambe que l'on voit a son réalisme qui est bien fait, il ne s'agit pas moins d'une jambe coupée, donc défaite, et la même chose vaut pour les chevaux de Cattelan qui semblent décapités. C'est par conséquent le fait/défait qui est associé au regroupement réussi/raté, le fait/défait intervenant cette fois en tant qu'effet subordonné. Il s'agit d'une expression synthétique car on est obligé de prendre en compte l'amputation apparente du personnage ou des chevaux pour reconstituer par l'imagination le personnage ou les chevaux entiers qui y correspondent.

 

 

 


Charles Ray : Camion de pompiers (1993)

Source de l'image : https://www.charlessaatchi.com/artworks/firetruck/

 

 

Dernière sous-option de l'option M de la deuxième étape de l'ontologie nature, celle qui associe le regroupement réussi/raté et le relié/détaché, d'abord avec une expression analytique puis avec une expression synthétique.

Ce « Camion de pompiers » a été réalisé en 1993 par Charles Ray dont on a déjà analysé la « romance familiale ». Il a la taille d'un véritable camion de pompiers mais sa réalisation a visiblement l'aspect d'un jouet en plastique. L'apparence du pare-choc, notamment, le manque de réalisme des phares et l'anormale continuité bien visible de leur matériau avec celui du pare-choc, l'épaisseur de la fausse tôle de la carlingue, l'aspect trop raide et la couleur trop uniforme des sièges, tout cela montre qu'il ne s'agit pas d'un véritable véhicule. C'est comme s'il s'agissait d'un camion miniature agrandi à l'échelle d'un véritable camion.

Se rendre compte, en s'approchant de lui, que ce camion de pompiers n'est en fait qu'un jouet ne manque pas de nous désarçonner : effet de déstabilisation propre à l'effet du centre/à la périphérie.

Dans son allure matérielle d'ensemble ce camion est bien fait, mais son aspect réaliste est défait dès lors que notre esprit s'intéresse de près à divers détails qui correspondent à l'aspect d'un jouet et non pas à l'aspect d'un camion réel : c'est un effet de fait/défait qui rend compte de la relation matière/esprit.

L'intention de Charles Ray était de montrer un jouet à l'échelle d'un véritable véhicule, et l'aspect du camion de pompiers qu'il a fabriqué se regroupe bien avec cette intention. Le mélange d'aspects matériels conformes à l'apparence d'un véritable camion avec des aspects qui sont ceux d'un jouet miniature manque toutefois de cohérence pour notre esprit, ce qui fait rater la pertinence de ce regroupement. Puisqu'il a la taille et l'apparence globale d'un véritable camion de pompiers, le camion fabriqué par Charles Ray nous apparaît complètement relié à notre monde réel dont il semble faire partie. Toutefois, par ses détails qui diffèrent de ceux d'un véritable camion il se sépare des objets que l'on rencontre dans le monde réel, il s'en détache : c'est le relié/détaché qui est ici associé au regroupement réussi/raté, et il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément le réalisme du camion à grande échelle et ses détails d'exécution qui, vus de près, correspondent à ceux d'un jouet.

 

 

 


Berlinde de Bruyckere

Source de l'image : https://www.boumbang.com/berlinde-de-bruyckere/

 

 

Le dernier exemple que l'on donnera pour cette étape est plutôt pénible à regarder. Il s'agit d'une œuvre de la plasticienne belge Berlinde de Bruyckere (née en 1964) : un être nu à l'apparence humaine, mais qui n'a pas de tête et dont les bras semblent des moignons d'ailes de poulet.

La vision d'un tel être hybride semblant malformé de naissance et en souffrance ne peut manquer de nous déstabiliser, une déstabilisation qui correspond à l'effet du centre/à la périphérie.

L'apparence humaine d'une partie de cet être est matériellement bien faite, mais notre esprit ne peut manquer de voir qu'elle est complètement défaite dans la partie haute de son corps : effet de fait/défait pour rendre compte de la relation matière/esprit.

L'intention de Berlinde de Bruyckere était de montrer un être malformé en souffrance. L'œuvre qu'elle a fabriquée se regroupe bien avec une telle intention, mais notre esprit ne se laisse pas convaincre de la possibilité d'un tel assemblage d'un corps humain sans tête avec des moignons d'ailes de poulet, il en fait rater la plausibilité.

Du fait de l'aspect humain réaliste de la plupart de ce corps celui-ci semble appartenir à notre monde réel, y être relié. Mais il s'en détache par l'impossibilité d'y trouver un être sans tête ayant pu croître jusqu'à atteindre la taille adulte : l'effet de relié/détaché est ici associé au regroupement réussi/raté, et il s'agit d'une expression synthétique car on ne peut pas considérer les aspects anormaux de cette créature sans considérer qu'ils affectent un corps qui, sans eux, serait parfaitement humain.

 

 

 

11.1.3.  La 3e étape de la maturité :

 

À cette nouvelle étape la notion d'intention commencera à s'affirmer de façon assez radicale puisque c'est l'effet de fait/défait qui dominera la situation : lorsque l'intention correspondra à une volonté de l'esprit de l'artiste, son objectif sera complètement défait par la réalité du produit fabriqué à cette occasion, et lorsque l'intention sera celle d'un agencement matériel particulier, sa pertinence sera complètement défaite par l'opinion que s'en fera notre esprit. Là encore, on voit que ce sont fondamentalement les notions de matière et d'esprit qui s'affrontent, celles d'intention et de produit-fabriqué intervenant un peu comme des mercenaires associés à l'une ou à l'autre : on est bien toujours dans le cycle ontologique matière/esprit, il ne s'agit que de préparer l'émergence des notions d'intention et de produit-fabriqué qui n'apparaitront vraiment qu'au cycle suivant.

Au fait/défait va s'associer l'un des trois effets qui lui sont secondaires à cette étape, l'un/multiple, le regroupement réussi/raté et le relié/détaché. On envisagera toujours dans cet ordre les trois sous-options correspondantes.

Les effets plastiques que l'on retrouvera dans tous les exemples de cette étape seront désormais le relié/détaché pour rendre compte de la relation entre la matière et l'esprit, et l'entraîné/retenu pour correspondre à l'énergie atteinte par la relation encore embryonnaire entre les notions d'intention et de produit-fabriqué. Pour ce qui concerne cette dernière relation, après la déstabilisation que traduisait l'effet du centre/à la périphérie à l'étape précédente, on passe au cran d'énergie juste au-dessus : de la secousse immobile et seulement déstabilisante impliquée par l'anticipation d'un possible mouvement, on passe à l'hésitation entre bouger un peu et rester fixement sur place, donc à l'hésitation entre se laisser entraîner à bouger et être retenu sur place.

 

 

Option e : l'intention de l'esprit pour laquelle l'œuvre est fabriquée, c'est-à-dire faite, est complètement défaite par sa mise en œuvre matérielle, révélant ainsi l'autonomie des intentions liées à la volonté de l'esprit par rapport à leur mise en œuvre matérielle :

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Thomas Hirschhorn, Too Too-Much Much (2010), au Musée Dhondt-Dhaenens à Deurle, Belgique

Elle est en principe accessible à l'adresse http://www.artworksforchange.org/portfolio/thomas-hirschhorn/ (2e image)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Thomas Hirschhorn Too Too-Much Much 2010 Musée Dhondt-Dhaenens Deurle Belgique

 

On commence par une œuvre de l'artiste suisse Thomas Hirschhorn (né en 1957) qui correspond à une expression analytique dans laquelle le fait/défait est associé à l'un/multiple. Il s'agit d'une installation réalisée en 2010 à l'intérieur du musée Dhondt-Dhaenens à Deurle, en Belgique, musée qu'il avait complètement rempli de canettes en métal écrasées. On n'en montre qu'une petite partie, laquelle fait apparaître des meubles de salon et de bureau, ainsi que des vitrines occupées par des mannequins, l'ensemble étant à moitié submergé par une mer de canettes usagées. Toutefois, si le sol et les coussins des fauteuils sont recouverts par des débris de canettes en désordre, en contraste, la table basse, le dessus des vitrines et les meubles adossés aux murs sont recouverts de canettes non déformées, posées bien debout et strictement alignées.

L'effet d'entraîné/retenu est lié à la dynamique de notre regard qu'il nous est impossible de fixer sur l'une ou l'autre des canettes qui submergent le sol : elles sont trop nombreuses, trop petites et de formes trop irrégulières pour être identifiables. Notre regard est donc entraîné à courir en tous les sens sans jamais s'arrêter sur cette mer de canettes, tandis qu'il est retenu par l'examen des meubles et des vitrines qui dépassent car leurs formes sont rares, larges, facilement identifiables, et qu'elles s'offrent ainsi comme des havres de repos pour notre regard perdu sur l'infinité de la surface mouvante et insaisissable des canettes.

Le fauteuil, les canapés, les tables et les vitrines sont certainement reliés matériellement à cette mer de canettes puisqu'ils sont plongés à son intérieur, mais notre esprit remarque que le haut de ces meubles en sort et s'en détache visuellement : c'est un effet de relié/détaché qui rend compte de la relation matière/esprit.

Aucune intention ne peut être relevée quant à l'organisation interne de la mer de canettes, mais notre esprit peut relever une intention précise dans la façon dont ont été placés et recouverts de canettes les meubles et les vitrines : agencement d'un salon avec une table basse entourée d'un fauteuil et de canapés, contre le mur agencement de bureaux avec ordinateur et sièges, mise en place de mannequins dans les vitrines, enfin, mise en place d'alignements de canettes sur toutes les surfaces horizontales concernées. En cohérence avec cette intention, l'artiste a effectivement agencé tous ces éléments, mais la clarté de son agencement matériel a été complètement défaite par l'envahissement d'une mer des canettes cabossées complétant son installation. Bien qu'il s'agisse d'une seule installation, celle-ci comporte en effet deux parties distinctes, d'une part la partie « bien faite » qui comprend les meubles, les vitrines et les alignements de canettes bien rangées, d'autre part le fouillis « complètement défait » des canettes cabossées et mélangées pêle-mêle, ce qui implique que c'est l'un/multiple qui s'associe ici au fait/défait. Malgré leur imbrication, la possibilité de considérer séparément les éléments qui forment la partie « bien faite » des éléments qui forment le fouillis « complètement défait » implique qu'il s'agit d'une expression analytique.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Katharina Grosse, Infinite Logic Conference (2003), et The Horse Trotted Another Couple of Metres, Then It Stopped (2018)

Elle est en principe accessible aux adresses http://archivodenuevosartistas.blogspot.fr/2012/01/katharina-grosse.html (2e image) et http://carriageworks.com.au/events/katharina-grosse/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec les requêtes :

Katharina Grosse Infinite Logic Conference 2003  et

Katharina Grosse The Horse Trotted Another Couple of Metres, Then It Stopped 2018 Carriageworks Sydney

 

Pour son installation de 2003 intitulée « Infinite Logic Conference » (image de gauche), l'artiste allemande Katharina Grosse (née en 1961) a répandu de grandes surfaces de peinture sur les murs et le plafond d'une galerie d'art.

L'effet d'entraîné/retenu y est lié au dynamisme visuel de ces graphismes qui entraîne notre regard à circuler en tous les sens sur la surface peinte, mais qui s'oppose à l'immobilité objective de ces mêmes graphismes qui sont fixés, et donc retenus, sur les surfaces peintes.

Nécessairement, ces grandes traces de peinture sont matériellement liées aux murs et au plafond puisqu'elles les maculent, mais notre esprit relève que leurs surfaces colorées se détachent visuellement très franchement sur le fond blanc de ces parois : c'est un effet de relié/détaché qui rend compte de la relation matière/esprit.

Notre esprit comprend que l'intention de l'artiste était de colorer les parois de la galerie, mais la mise en couleur qu'elle a fabriquée (qu'elle a faite) dégrade complètement (défait) la bonne apparence de ces parois. Comme dans le cas de l'œuvre précédente de Thomas Hirschhorn, la même installation peut se diviser en deux parties, celle qui correspond aux surfaces restées propres et bien blanches, et celle qui correspond aux surfaces maculées par de grands barbouillages de peinture.  Puisque l'on peut considérer séparément les parois laissées blanches et les surfaces colorées de barbouillages, c'est là encore l'un/multiple dans une expression analytique qui est associé au fait/défait. Il faut bien sûr comprendre que le terme « barbouillage » ne correspond ici à aucune intention péjorative.

 

Par différence, son œuvre intitulée « Le Cheval Trotta Un Autre Couple de Mètres, Puis Il Stoppa » (The Horse Trotted Another Couple of Metres, Then It Stopped), réalisée en 2018 au Carriageworks de Sydney (image de droite) correspond à une expression synthétique de la même association du fait/défait et de l'un/multiple. En effet, les barbouillages de peinture sont réalisés cette fois sur de grands voiles mis en œuvre par Katharina Grosse et, bien que certaines parties de ces voiles soient laissées blanches, exemptes de peinture, ces surfaces sont trop rares pour que l'on puisse considérer un aspect laissé « bien fait » de ces voiles par contraste à l'aspect « défait » impliqué par les barbouillages qui les recouvrent. Ici, ce qui est fait ce sont les graphismes peints sur les voiles, et s'ils sont également défaits c'est qu'ils ont l'aspect de barbouillages sans régularité repérable, d'où le caractère synthétique de cette expression qui ne permet de séparer ces deux aspects. Pour le reste, cette œuvre s'analyse comme la précédente, à la différence de l'effet d'un/multiple qui se lit : un même principe généralisé de barbouillage réalisé d'une multitude de manières différentes et avec une multitude de couleurs.

 

 

 


Cecily Brown : Justify my Love (2003)

Source de l'image : https://artthief.quora.com/Cecily-Brown-http-en-wikipedia-org-wiki-Cecily_Brown-b-1969?ch=1&share=c03f7d9e

 

 

C'est aussi à une expression synthétique dans laquelle le fait/défait s'associe à l'un/multiple que correspond l'œuvre de 2003 de la peintre britannique Cecily Brown (née en 1969) intitulée « Justify my Love ».

Dans la moitié inférieure du tableau on distingue la présence d'un corps de femme allongé sur un lit dont les draps blancs sont en désordre, mais la partie haute du tableau est complètement brouillée et rien ne peut s'y reconnaître clairement. Toutefois, même si l'on peut dire que ce tableau se décompose en deux parties (un/multiple), l'une à peu près bien faite et l'autre complètement défaite (fait/défait), les parties reconnaissables sont tellement elles-mêmes brouillées que l'on ne peut pas reconnaître qu'un corps féminin allongé sur des draps est « fait » sans échapper à l'impression que ce corps est mal discernable, donc lui-même « défait », d'où le caractère synthétique de cette expression.

Du fait de la difficulté de lecture, la partie lisible de ce corps et des draps se trouve matériellement reliée au désordre illisible du fond du tableau, mais notre esprit parvient toutefois à repérer que ces formes se détachent visuellement de ce fond principalement sombre grâce à leur clarté orangée et blanche : c'est un effet de relié/détaché qui rend compte de la relation matière/esprit.

Sa lisibilité suffisante nous entraîne à lire la présence d'un corps, mais nous en sommes retenus sur les parties trop brouillées pour le discerner clairement. En particulier, on peut se demander s'il y a quelque chose de représenté dans la partie droite illisible du tableau. C'est un effet d'entraîné/retenu.

Notre esprit discerne bien que l'intention de l'artiste était de représenter un corps féminin allongé sur le dos, mais la réalisation matérielle du tableau qu'elle a fabriqué (qu'elle a fait) est tellement brouillée, « mal faite », que l'on est incapable de voir ce qui s'y passe réellement, ce qui ruine l'efficacité de cette intention. Il est bien entendu que si l'on dit que le tableau est « mal fait » cela ne veut pas dire que l'artiste a manqué d'habileté, car c'est de façon très intentionnelle, et même avec beaucoup d'habileté, que Cecily Brown a brouillé sa représentation sans toutefois la brouiller suffisamment pour que rien ne soit reconnaissable.

 

 


Glenn Ligon 

 

Source des images :

https://www.moma.org/collection/works/153232  et

http://observer.com/2011/09/jennifer-aniston

-sets-record-price-for-glenn-ligon-at-13-7-m

-artists-for-haiti-auction-at-christies/


 

 

Avec le peintre américain Glenn Ligon (né en 1960), un exemple analytique puis un exemple synthétique où le fait/défait s'associe au regroupement réussi/raté.

Dans l'œuvre de gauche la partie supérieure du texte est clairement lisible, tandis qu'il est parfois illisible dans la partie inférieure maculée par des bavures.

Matériellement, sa partie haute est évidemment reliée à la partie basse puisque le même texte se poursuit en continu sur toute la hauteur de la page, mais pour notre esprit elle s'en détache car elle seule permet une bonne clarté de lecture. On peut aussi considérer que les lettres du texte de la partie inférieure sont reliées entre elles par les bavures qui forment une surface matérielle plus ou moins continue, tandis que les lettres du texte de la partie haute sont clairement détachées les unes des autres ce qui en permet une lecture par notre esprit. Ces deux aspects correspondent à un effet de relié/détaché qui rend compte de la relation matière/esprit.

La clarté du texte de la partie supérieure nous entraîne à la lire, nous en sommes retenus par son brouillage dans la partie inférieure : effet d'entraîné/retenu.

Notre esprit comprend que l'intention de Glenn Ligon était de nous donner un texte à lire, toutefois, l'œuvre qu'il a fabriquée est tellement maculée de taches d'encre que cette intention est ruinée. L'ensemble des lignes imprimées est regroupé en continu dans un même texte, mais ce regroupement est raté car par définition les parties illisibles – défaites – ne font pas partie de la partie lisible – bien faite –, et elles ne sont donc pas regroupées avec elle sous cet aspect. C'est donc avec le regroupement réussi/raté que le fait/défait s'est ici associé, et comme on peut considérer séparément les parties lisibles et les parties illisibles il s'agit d'une expression analytique.

Dans l'œuvre de droite, l'existence de quelques parties lisibles ne peut être ignorée, ni le fait qu'il s'agit là d'un texte qui est écrit et qui se poursuit sur toute sa surface, mais les taches qui maculent le texte l'ont tellement envahi que l'on ne peut pas considérer la présence de ce texte sans considérer sa dégradation par les bavures : il s'agit donc cette fois d'une expression synthétique du fait/défait.

Toutes les autres analyses faites pour l'œuvre précédente valent pour celle-ci, sauf pour ce qui concerne l'effet de regroupement réussi/raté : ici, ce sont les taches d'encre qui regroupent matériellement l'ensemble de la surface, y empêchant la lecture du texte, mais quelques mots à peu près lisibles – suffisamment bien faits – font rater la complétude de ce regroupement de texte illisible – complètement défait.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Ghada Amer, A Black Garden (2007)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://ghadaamer.com/paintings/ (tout en bas de la 2e colonne) ou https://www.artsy.net/artwork/ghada-amer-black-garden-rfga-1 (avec possibilité de zoomer)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Ghada Amer A Black Garden 2007

 

Pour en finir avec l'option e de cette étape, une œuvre de l'artiste égyptienne Ghada Amer (née en 1963) dans laquelle le fait/défait s'associe au relié/détaché. Dans cette œuvre de 2007 intitulée « Un Jardin Noir » (A Black Garden), plusieurs procédés sont utilisés : une frise florale colorée dont les motifs alternent de façon régulière, des dessins brodés qui apparaissent sous forme de tracés en pointillés (voir le détail de droite), et des fils de couture continus qui recouvrent l'ensemble.

L'effet d'entraîné/retenu concerne la difficulté à discerner les dessins brodés en pointillés : leur lecture est gênée par les motifs colorés avec lesquels ils s'interpénètrent et par la présence des fils de couture continus qui les dissimule en partie, de telle sorte que lorsqu'on se laisse entraîner à regarder les figures ainsi dessinées on en est retenu par l'impossibilité de bien les voir. Il concerne aussi la difficulté à discerner les dessins que forment les fils de couture continus : on croit lire, ici ou là, des corps ou des morceaux de corps, et on est donc entraîné à déchiffrer de telles figures, ici des jambes et un torse, là peut-être des fesses, là encore il semble que ce soit une main, mais jamais la forme n'est clairement suggérée et toujours elle est incomplète, si bien que si l'on est entraîné à lire des formes humaines on est aussi retenu de le faire à cause de l'incertitude et de l'ambiguïté de ce que l'on voit.

L'effet de relié/détaché qui rend compte de la relation matière/esprit correspond au procédé de couture utilisé : les pointillés qui forment les dessins brodés sont matériellement détachés les uns des autres puisqu'ils sont précisément des pointillés, mais ils sont aussi liés entre eux par le tracé des figures auxquelles ils contribuent et que notre esprit est capable de déchiffrer malgré leur absence de continuité. Quant aux fils de couture continus qui recouvrent la toile, ils sont matériellement détachés de celle-ci puisqu'ils courent sur sa surface, mais ils se relient les uns aux autres pour former des paquets de fils qui suggèrent des formes de corps ou de morceaux de corps qui sont lues par notre esprit.

Notre esprit comprend que l'intention de Ghada Amer était de montrer des personnages nus dessinés en pointillés. Toutefois, la réalisation matérielle qu'elle en a fait dégrade cette intention, la défait, d'abord parce que la présence de motifs colorés brouille la lecture des personnages, mais surtout parce que la lecture de ces corps dessinés en broderies pointillées est fortement gênée par la superposition du dessin des corps à plus grande échelle qui sont esquissés par les fils continus. Toutefois, si ces deux types de dessins sont détachés l'un de l'autre par leur appartenance à des échelles de lecture différentes, ils n'en sont pas moins reliés l'un à l'autre par les fils de couture puisque les fils continus des figures de grande échelle sortent de la toile à l'endroit des pointillés qui dessinent les figures de petite échelle. C'est donc le relié/détaché qui est ici associé au fait/défait, le relié/détaché apparaissant cette fois en tant qu'effet secondaire du fait/défait.

Cette œuvre mélange une expression analytique avec une expression synthétique. D'une part, on peut considérer séparément les figures bien dessinées en pointillés, la présence des motifs colorés et celle des fils continus qui dégradent la clarté de la lecture de ces figures, ce qui correspond à une expression analytique. D'autre part, on ne peut pas considérer que les fils continus font le dessin de morceaux de corps humains sans faire l'effort de discerner si ces réseaux de fils, apparemment défaits, représentent bien quelque chose, et quoi, ce qui correspond à une expression synthétique.

 

 

Option M : l'intention que manifeste l'aspect matériel de l'œuvre fabriquée, et donc faite, est complètement défaite par l'opinion que s'en fait l'esprit, révélant ainsi l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la notion d'esprit  :

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Ghada Amer Tombe de l'Amour (Love Grave, 2003)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://ghadaamer.com/gardens/gardens-with-a-political-socially-conscious-message/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Ghada Amer Tombe de l'Amour Love Grave 2003 Indianapolis Museum of Art

 

C'est avec une nouvelle œuvre de Ghada Amer que l'on entame l'option M, dans le cadre d'une sous-option où c'est l'un/multiple qui est associé au fait/défait, et dans une expression analytique. Il s'agit d'une installation réalisée en 2003 lors d'une exposition à l'Indianapolis Museum of Art, aux États-Unis. Elle est intitulée « Tombe de l'Amour » (Love grave) et consiste en un terrassement ayant dégagé en creux sur une pelouse les lettres du mot LOVE, les terres extraites ayant été laissées en tas juste à côté.

L'effet d'entraîné/retenu est directement lié à la présence matérielle des trous dans la pelouse : s'agissant d'une surface circulable, nous sommes entraînés à y marcher librement, mais nous en sommes retenus par la crainte de tomber dans ces trous et par les obstacles que constituent les monticules de terre.

Les quatre lettres creusées pour former un mot sont intellectuellement reliées par notre esprit, mais elles sont matériellement détachées les unes des autres : c'est un effet de relié/détaché qui rend compte de la relation matière/esprit.

Ici, en quelque sorte, c'est la matière de la terre creusée qui nous parle en nous adressant le message LOVE, ce qui est visiblement l'intention qui a conduit à la réalisation matérielle de cette œuvre. Toutefois, notre esprit n'est pas dupe, il comprend bien que la terre ne parle pas et qu'il ne s'agit que de trous qui ont été creusés, qui ont été matériellement faits. En niant que la terre puisse émettre un message notre esprit défait la réalité de celui-ci, la présence des tas de terre à toute proximité étant essentielle pour rappeler à notre esprit qu'on est seulement en présence d'un terrassement.

Un message est donc fait, émis, et simultanément défait, réduit à sa réalité de terrassement. Ces deux aspects peuvent être considérés séparément, celui du message qui dit LOVE et celui de la réalité d'un terrassement, et puisqu'on a là deux aspects différents pour une même réalité c'est l'un/multiple qui est associé au fait/défait, cela dans une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément ces deux aspects.

 

 

 


Michael Wesley : exposition photographique d'un bulbe (2007)

Source de l'image : https://jasminedavies.wordpress.com/2011/12/04/michael-wesely/

 

 

Deux exemples, maintenant, où c'est le regroupement réussi/raté qui est associé au fait/défait.

D'abord une photographie datant de 2007 de l'allemand Michael Wesley (né en 1963) : « bulb exposure ». Comme à son habitude, Michael Wesley a photographié son sujet avec un temps de pose très très long, de plusieurs jours en fait. Au fur et à mesure de ce délai, les tulipes se sont fanées, elles se sont inclinées et ont perdu leurs pétales, la photographie gardant trace de ces divers moments et les rassemblant dans une même image.

Dans un premier temps nous sommes entraînés à penser qu'il s'agit de la photographie instantanée d'un vase de fleurs, car usuellement une photographie correspond à un « instantané », mais nous en sommes retenus quand nous étudions plus attentivement l'image et constatons qu'elle cumule très inhabituellement plusieurs moments de l'évolution du vase de tulipes : cette alternance dans notre pensée correspond à un effet d'entraîné/retenu.

Tous les moments de l'évolution du vase de tulipes sont matériellement reliés ensemble sur la même image, mais notre esprit peut distinctement y repérer le moment initial où les fleurs étaient entières et bien dressées, le moment où elles ont soudain fléchi, puis le moment où leurs pétales se sont répartis sur la surface du meuble. Puisque tous ces moments sont à la fois matériellement reliés entre eux et visuellement détachés les uns des autres, c'est un effet de relié/détaché qui rend compte de la relation matière/esprit.

L'intention de Michael Wesley était de faire la photographie d'un vase de tulipes, et c'est ce qu'il a réellement fait. Toutefois, la réalisation matérielle de cette intention conduit notre esprit à considérer qu'il n'y a pas là véritablement la photographie d'un vase de tulipes, mais plutôt une sorte de film qui a enregistré toutes les étapes successives de la dégradation des tulipes. Notre esprit défait donc la réalité de la matérialisation, dans cette photographie, de l'intention de prendre la photographie d'un vase de tulipes, mais même si nous ne considérons pas qu'il s'agit d'une vraie photographie car elle ne correspond pas à une vue instantanée, sa matérialité n'en est pas moins regroupée avec celle d'une véritable photographie : le regroupement réussi/raté est ici associé au fait/défait. Il s'agit d'une expression analytique car on peut considérer séparément que Michael Wesley a pris la photographie d'un vase de fleurs et qu'il ne s'agit pas, en fait, d'une véritable photographie.

 

 

 



Marlène Dumas : extraits de la série Modèles de 1994

Source de l'image : https://www.pinterest
.fr/pin/308918855669358968/

 

 

Ces portraits sont extraits d'une série de portraits réalisés en 1994 par l'artiste d'Afrique du Sud Marlène Dumas (née en 1953). Ils ont été réalisés à l'aquarelle et au lavis d'après des photographies. Les détails de ces portraits ont été dégradés et rendus flous par l'humidité qui imprégnait la feuille, mais cette dégradation des contours a évidemment été voulue par l'artiste.

Instinctivement, nous sommes entraînés à croire que quelque chose cloche, car nous nous attendons à voir des formes nettes et non pas floues. Toutefois, nous en sommes retenus lorsque nous comprenons que c'est volontairement que l'artiste a rendu ces formes floues et baveuses : c'est un effet d'entraîné/retenu.

L’amollissement des contours et la grande progressivité des dégradés occasionnés par cette technique permettent de relier matériellement en douceur toutes les parties de chaque figure, des plus claires aux plus foncées, ce qui n'empêche pas notre esprit de repérer que les parties les plus nettement dessinées, les plus sombres ou les plus vivement colorées, ressortent visuellement, se détachent visuellement : cet effet de relié/détaché rend compte de la relation matière/esprit.

L'intention de l'artiste était de faire des portraits, et c'est bien ce qu'elle a fait car l'expression individuelle et le caractère propre de chacun des personnages sont particulièrement lisibles, mais la matérialité floue et délavée de ces portraits conduit notre esprit à considérer que ce sont des portraits volontairement ratés, et donc à défaire la valeur du résultat de l'intention de l'artiste. Les aspects « faits » et « défaits » de ces portraits sont chaque fois rassemblés sur une même image, mais ils restent distincts pour notre esprit, et donc non regroupés, ce qui implique que c'est l'effet de regroupement réussi/raté qui est associé au fait/défait. Il s'agit d'une expression synthétique puisque nous ne pouvons pas reconnaître qu'il y a là des portraits sans être confrontés à leur aspect flou et délavé, et donc sans avoir à l'esprit qu'il s'agit de portraits « ratés ».

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Thomas Hirschhorn, Break-Through (2013)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.contemporaryartdaily.com/2013/05/thomas-hirschhorn-at-alfonso-artiaco/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Thomas Hirschhorn Break-Through 2013 Alfonso Artiaco Naples

 

Dernier exemple pour la troisième étape de l'ontologie mature, correspondant cette fois à l'association du fait/défait avec le relié/détaché dans une expression synthétique. On retrouve Thomas Hirschhorn dans une œuvre de 2013 qui l'a amené à dégrader franchement le plafond de la galerie Alfonso Artiaco de Naples. De ce plafond éventré pendent de grandes plaques blanches sommaire-ment collées entre elles avec des bandes adhésives brunes, ainsi que diverses coulures de matériau effiloché.

Ces matériaux nous semblent entraînés à tomber du fait de la dégradation du plafond, et simultanément retenus de tomber davantage grâce aux bandes adhésives qui attachent entre elles les différentes plaques. Voilà pour ce qui est de l'entraîné/retenu.

Ces différentes plaques effondrées sont matérielle-ment reliées entre elles par des bandes adhésives, mais notre esprit repère qu'elles pendent en bandes qui sont bien détachées les unes des autres. Voilà pour un premier aspect de relié/détaché, celui qui résume l'état de la relation entre la matière et l'esprit à la troisième étape.

L'intention de Thomas Hirschhorn était certainement de montrer un plafond en train de s'effondrer et réparé par ses soins à l'aide de bandes adhésives. Par un aspect, ce plafond est nécessairement défait puisqu'il est en train de s'effondrer, mais la réparation des parties effondrées est simultanément faite puisque ces diverses parties sont tenues ensemble par des bandes adhésives brunes bien visibles. Toutefois, notre esprit n'est pas dupe de la solidité de ce type de réparation, ni même de son utilité puisque le plafond reste effondré. Malgré ce qu'a fabriqué – ce qu'a fait – Thomas Hirschhorn pour correspondre à l'intention de montrer une réparation du plafond effondré, l'efficacité matérielle de ce qu'il a fabriqué est défaite dans notre esprit : c'est un effet de fait/défait. Puisque des matériaux sont détachés du plafond tout en y restant reliés de quelque façon puisqu'ils ne s'effondrent pas complètement, c'est le relié/détaché qui est ici associé au fait/défait. Il s'agit d'une expression synthétique, car nous ne pouvons pas considérer la façon dont les plaques effondrées sont reliées entre elles et au plafond sans constater que le matériau qui sert à leurs liaisons n'a aucune pérennité, ni même constater que des réparations sont effectuées sans constater que ces réparations n'ont aucun effet sur la remise en place du plafond effondré.

 

> Suite du chapitre 11


[1]Selon le classement des diverses étapes de l'histoire de l'art que l'on a établi, ces cinq étapes sont repérée D0-41 à D0-44 puis A1-10 pour la dernière. On peut les retrouver avec le nom de quelques artistes qui relèvent de chaque étape à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_histoire_d30_0000.htm