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14.2.  La phase de 1re confrontation au cas par cas du cycle matière/esprit dans la peinture et la gravure pariétales :

 

 



 

À gauche, signes peints dans la grotte de Niaux. Ci-dessus, signes peints dans la grotte de Lascaux.

Sources des images : http://2.bp.blogspot.com/-JxBPUDYYr4Q/U0HNDpAQ9FI/AAAAAAAAEg0/Ldo5pOUjz0Q/s3200/photo+(2).JPG  et  http://archeologie.culture.fr/lascaux/fr/mediatheque

 

 

Au chapitre 14.0.1, on a rapidement envisagé la phase d'émergence du cycle matière/esprit, disant qu'elle avait notamment abouti à des tracés géométriques ou à des séries de points par lesquels les humains de l'époque faisaient l'expérience de la différence entre la matière sur laquelle étaient tracés ces signes et l'esprit qui prenait la décision de les tracer. C'était pour eux une manière simple mais efficace de confronter la notion de matière et la notion d'esprit, simplicité et efficacité qui étaient alors requises puisqu'on était encore au tout début de la séparation de ces deux notions.

Pendant toute la phase suivante, celle de 1re confrontation, les humains ont continué à tracer ou à peindre des signes géométriques ou des points sur les parois des grottes. Il n'y a rien dans les hypothèses formulées dans cet essai qui permettrait de déchiffrer la signification de ces signes et de ces ensembles de ponctuations, raison pour laquelle on n'en dira rien. Il est toutefois possible qu'il ne s'agissait que de reprendre le principe inauguré lors de la phase d'émergence en réaffirmant de façon simple que les faits de l'esprit sont une manifestation distincte des faits de matière.

 

Par-delà cette pratique, peut-être simple héritage donc de la phase précédente, la peinture et la gravure de la phase de 1re confrontation se sont affrontées à une tâche plus difficile. Au chapitre dernier, on a vu que sa 3e filière de la sculpture était entièrement consacrée à appréhender de façon de plus en plus claire la différence entre la matière brute de la pierre constituant la paroi des grottes et la forme matérielle d'un être doté d'un esprit, qu'il soit animal ou qu'il soit humain. L'existence même de cette 3e filière montre donc que s'ils ont clairement intégré dès la phase précédente qu'il y avait une différence entre la matière et l'esprit, il leur a fallu une phase de plus pour bien comprendre que la matière animée par un esprit devait être différenciée de la matière brute.

Précisons qu'il ne s'agissait pas de séparer la matière inerte de la matière vivante puisque, par exemple, les arbres, les plantes et les herbes ne sont pas de la simple matière inerte dès lors qu'ils bougent au vent et connaissent des cycles de croissance et de décroissance, mais les arbres, les plantes et les herbes ne peuvent pas décider de changer d'emplacement selon une décision de leur esprit, et pour cette raison il est fait l'hypothèse que les matériaux végétaux étaient rangés par les préhistoriques, tout comme les rochers qui forment les grottes, dans la catégorie des matières non animées par un esprit. Par contre, en tant que matières visiblement animées par un esprit leur permettant de prendre des décisions, les animaux ne sont pas distinguables des humains, et pour les préhistoriques la réalité se divisait donc en deux aspects différents schématisés dans le croquis ci-dessous : d'une part, il y a la matière brute, c'est-à-dire non dotée d'un esprit, la paroi d'une grotte en étant l'expression la plus claire, d'autre part il y a la matière animée par un esprit, et cette matière-là correspond à la chair des animaux et à celle des humains.

 

 


 

 

On ne parle ici que de faits que les humains de l'époque pouvaient certainement observer, et il est bien visible qu'un animal peut décider de se déplacer à volonté, mais il doit être entendu qu'on n'envisage pas la notion de conscience souvent utilisée en Occident, notamment depuis Descartes, pour estimer que les animaux sont différents des humains puisqu'ils ne seraient pas conscients de l'activité de leur esprit et que leur comportement ne correspondrait qu'à des gestes réflexes.

 

On a déjà dit que la différence entre la sculpture et la peinture, du moins au paléolithique, était que la matière et l'esprit s'associent dans la forme d'une sculpture et que leur relation y est donc du type couplé (= 1/x), tandis que les créations de l'esprit s'ajoutent par-dessus la paroi matérielle de la grotte pour réaliser une peinture, ce qui correspond à une relation du type additif entre la matière et l'esprit (= 1+1). La différence entre ces deux attitudes est fondamentalement similaire à celle qui sépare une expression analytique d'une expression synthétique : une sculpture est fondamentalement une expression synthétique puisqu'elle est faite d'une matière transformée par l'esprit de l'artiste et qu'elle mélange donc inséparablement son aspect matériel et ce qui relève de l'esprit, tandis que la peinture, addition de traits ou de surfaces peintes par-dessus la matière de la grotte, peut toujours être séparée en les deux aspects distincts que sont la grotte comme support et l'expression peinte ajoutée sur ce support, et puisque ces deux aspects peuvent être considérés séparément la peinture préhistorique est fondamentalement une expression analytique.

Dans l'absolu, rien n'empêchait les artistes de cette époque de se représenter sur les parois des grottes, c'est-à-dire d'y représenter l'apparence matérielle d'humains animés par leur esprit afin de la confronter à la matière brute de la paroi. Toutefois, en se projetant ainsi sur la paroi, les artistes se seraient quelque peu confondus avec elle, ce qui aurait nui à la radicalité, voire à la simplicité, de l'expression analytique correspondant au fait de peindre. Un processus analytique implique en effet un point de vue extérieur qui pourra mettre en relation les deux aspects en cause et évaluer leurs relations, et l'artiste qui peint est naturellement celui qui occupe cette position extérieure. Or, se projeter imaginairement sur la paroi en y représentant un humain c'est être une partie de sa propre peinture et nuire à l'indépendance de cette utile position extérieure. Pour les paléolithiques, le plus simple et le plus logique pour s'inscrire complètement dans l'aspect analytique de la peinture était donc, plutôt que de peindre des humains, de seulement confronter la matière brute de la paroi à l'apparence matérielle des animaux puisque les animaux, tout comme les humains et pas moins qu'eux, étaient ressentis comme des êtres de matière animés par un esprit.

De cette façon, il semble donc possible de comprendre pourquoi les humains du paléolithique ne sont presque jamais peints sur les parois des grottes alors qu'ils s'y sont occasionnellement sculptés. Ce principe d'expression fondamentalement analytique de la peinture pariétale, avec l'humain comme tierce partie, est résumé par le schéma ci-dessous :

 

 


 

 

Pour confronter l'esprit à la matière, il était donc possible de peindre sur la paroi des grottes des tracés géométriques et d'autres signes caractéristiques de l'esprit humain, ou bien encore de représenter l'apparence d'animaux dotés d'un esprit. Par contre, il n'était d'aucun intérêt de confronter la paroi à l'apparence de la matière végétale (arbres, fleurs, plantes diverses) ou même à l'apparence d'un paysage quelconque, puisque la matière végétale et l'apparence d'un paysage n'ont aucun rapport avec l'esprit. L'absence de toute représentation paysagère était même nécessaire pour donner le maximum de force et de clarté au contraste entre la matière et l'esprit : en l'absence de toute représentation paysagère, les images créées par l'esprit des artistes étaient directement confrontées à la stricte nudité matérielle de la paroi des grottes, tandis que le moindre brin d'herbe peint sur cette paroi aurait créé une ambiguïté entre sa nature matérielle de brin d'herbe dépourvu d'un esprit et son statut d'image générée par un esprit humain. Débarrassée du paysage, et donc de l'ambiguïté qu'il aurait générée, l'image d'un animal doté d'un esprit peinte par un esprit, et relevant donc tout entière de la notion d'esprit, peut alors se confronter brutalement et limpidement à la matière du rocher qui n'est que pure matière sur laquelle elle est peinte.

Le fait qu'il s'agissait de confronter l'apparence des animaux à la matière de la paroi, non pas de les représenter, explique bien des aspects des peintures préhistoriques, et avant de les envisager par le détail on en évoque quelques-uns. Ainsi, puisque l'apparence des animaux est projetée sur la paroi pour s'y confronter, il n'est nul besoin de figurer une ligne de sol : il ne s'agit pas de représenter des animaux appuyés sur un sol comme ils sont dans la réalité, mais de plaquer leur image sur la paroi de la grotte. Et puisqu'ils sont plaqués sur cette paroi, rien n'oblige à les plaquer horizontalement de façon réaliste, ils peuvent tout aussi bien être plaqués en biais ou verticalement, ou même en plafond, et des animaux voisins peuvent très bien se retrouver dans des orientations différentes et dans des relations de tailles qui n'ont rien à voir avec les relations de tailles qu'ont ces mêmes animaux dans la réalité. Enfin, puisqu'ils sont plaqués sur la paroi et non figurés posés sur un sol, il est nul besoin qu'ils soient entiers, le bas de leur corps pouvant notamment manquer, et lorsque leurs pattes sont représentées nul besoin qu'elles se terminent par un sabot pour en marquer l'extrémité.

 

Dans le cas de la sculpture, le type couplé de la relation entre les notions de matière et d'esprit avait permis que ces deux notions interagissent immédiatement l'une avec l'autre. Au chapitre précédent, on a d'ailleurs vu que l'enjeu final de chaque filière était déjà manifeste dès sa première étape, même si c'était de façon encore ambiguë. Dans une peinture sur paroi les deux notions sont dans une relation de type additif, or, quand deux notions s'ajoutent seulement l'une à l'autre, aucune relation autre que d'addition ne peut en principe s'établir entre elles. Par différence avec la sculpture, la phase de 1re confrontation dans la peinture ne servira donc pas à approfondir la différence entre la notion de matière et la notion d'esprit puisque ces deux notions ne sont pas dans une situation de relation leur permettant de se différencier, et pour pallier cette absence de relation constructive le but de cette phase sera précisément d'en établir une en transformant progressivement leur relation additive (du type 1+1) en une relation couplée (du type 1/x). Ce qui ne peut s'obtenir que si les deux notions sont simultanément du type 1/x, et donc si celle qui est du type 1+1 devient capable de relever aussi d'une lecture 1/x. C'est exactement ce que l'on avait vu pour la peinture et les installations dans la phase de 1re confrontation du cycle produit-fabriqué/intention, et comme on l'a vu alors la modification du type 1+1 en type 1/x ne peut être progressive puisque l'on ne peut être que dans un type de relation ou dans l'autre, et ce n'est donc qu'à la dernière étape qu'on voit la métamorphose se produire en provoquant le passage à la phase suivante : ce qui se lit toujours en 1+1 à la dernière étape peut aussi se lire en 1/x.

Comme pour la sculpture, la peinture et la gravure fine relèvent de quatre filières différentes, les deux premières correspondant aux cas où la matière est du type 1/x et l'esprit du type 1+1, les deux dernières à la situation inverse. Comme pour la sculpture aussi, la 1re et la 3e filière correspondent à des effets plastiques prépondérants de faible intensité, la 2e et la 4e à des effets de forte intensité, et comme toujours chaque filière aura son expression analytique et son expression synthétique. Du fait que chaque filière correspond à un cas particulier de la confrontation entre un type de matière et un type d'esprit, chacune traitera d'un même thème qui lui sera caractéristique. À la différence de la sculpture, et du fait de la relation de type additif entre les deux notions, d'une étape à l'autre il n'y aura pas d'évolution dans le traitement de ce thème, seuls les effets plastiques se modifieront.

Par différence aussi avec la sculpture, au-delà de l'existence d'une confrontation fondamentale entre les notions de matière et d'esprit, l'évolution de la peinture ne nous apprendra rien sur les préoccupations des humains préhistoriques concernant la relation entre ces deux notions puisque, comme déjà dit, elles ne sont pas en relation dans leur peinture mais seulement confrontées l'une à l'autre. La peinture sur paroi a été utile aux humains préhistoriques pour les aider à transformer des relations matière/esprit du type 1+1 en relations du type 1/x, et c'est seulement cela que nous pourrons examiner dans l'analyse des œuvres pariétales non sculptées.

Dans les analyses, parfois la notion de matière correspondra à la matière de la paroi et parfois à l'apparence matérielle des animaux peints. Parfois cette apparence animale vaudra donc pour la notion de matière mais parfois aussi pour l'esprit de l'animal, ou bien pour une manifestation de l'esprit de l'artiste qui l'a peint. Cela peut sembler déroutant et peu cohérent, mais c'est là un effet de la malléabilité propre aux moyens artistiques et il faut l'accepter ou renoncer à comprendre l'art.

 

 

14.2.1.  L'évolution de la 1re filière de la phase de 1re confrontation de l'ontologie matière/esprit, filière dans laquelle M est du type 1/x et e du type 1+1, et dans laquelle la tension entre les deux notions est de faible intensité :

 

Comme pour la sculpture, quelle que soit la filière la première étape correspond à l'époque de l'aurignacien, c'est-à-dire de l'ordre de 38 000 à 33 000 ans avant l'ère commune en données calibrées. La grotte Chauvet étant la grotte ornée majeure de cette époque, c'est à elle que nous emprunterons dans toutes les filières les exemples correspondant à la 1re étape.

 


 

Grotte Chauvet-Pont d'Arc : rhinocéros emboîtés et lions emboîtés

Source des images : http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/mediatheque


 

Pour l'expression analytique de la première étape de la 1re filière, deux groupes de peintures habituellement présentées de façon erronée comme impliquant des effets de perspective.

Les trois lions, deux tracés en noir et un tracé en rouge dont les images sont enchâssées l'une dans l'autre, pourraient à la rigueur correspondre à un effet de perspective, à la condition toutefois que, par un extrême et improbable hasard, ils soient parfaitement alignés et que le plus petit soit au premier plan et le plus grand le plus éloigné. Pour ce qui concerne les rhinocéros, le même très improbable hasard qui ferait que leur éloignement serait exactement proportionnel à leur taille serait en contradiction avec la taille de leurs cornes dont la progression va en sens inverse, la plus grande au premier plan et la plus petite dans le fond. L'artiste qui a réalisé cette accumulation de rhinocéros sur un même axe visuel n'était certainement pas un imbécile, il aurait parfaitement compris que l'effet de perspective donné aux cornes, du moins si cela en était un, était tout à fait contraire à la progression de la taille du corps des animaux qui va en augmentant vers le lointain.

En fait, il n'y a là aucun effet de perspective, mais un effet d'emboîtement des rhinocéros les uns dans les autres, et cet effet d'emboîtement nécessite, pour que les animaux emboîtés ne se recoupent pas partiellement, que la taille des cornes décroisse quand la taille des corps augmente. C'était plus simple pour les lions puisque pour opérer leur emboîtement il suffisait que la dimension des corps augmente progressivement.

 

 



 

Grotte Chauvet-Pont d'Arc : trois mammouths peints emboîtés et deux mammouths gravés emboîtés

 

Source des images : http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/mediatheque

 

 

Il existe bien d'autres situations d'emboîtement d'animaux du même type dans la grotte Chauvet. On en donne deux autres exemples, celui de trois jeunes mammouths peints dont seul le premier a l'ensemble du corps peint en gris, et celui de deux mammouths adultes dont les profils sont gravés l'un dans l'autre.

Par commodité, on parle d'animaux semblables emboîtés l'un dans l'autre, mais peut-être serait-il plus judicieux de dire qu'il s'agit d'un seul animal répété plusieurs fois en encastrant chacune de ses représentations dans une représentation de plus grande taille. C'est qu'il s'agit en fait de 1+1 répétitions du même animal doté d'un esprit sur le même emplacement de la paroi, et donc sur le même endroit de la matière de la grotte. Cet effet d'encastrement n'est, ni plus ni moins, que le moyen de combiner une répétition du type 1+1 de la notion d'esprit, ici sous l'apparence d'un animal considéré doté d'un esprit et peint par un esprit humain, avec une surface matérielle relevant du type 1/x puisque, en tant que support de peinture, elle reçoit x fois un même profil animal sur un seul et même emplacement.

Il s'agit d'une expression analytique, puisque l'on peut considérer séparément l'existence d'un emboîtement de formes les unes dans les autres et le fait que ces formes emboîtées correspondent toutes à des êtres dotés d'un esprit et peints par un esprit humain.

À la première étape de la 1re filière, l'effet prépondérant est le centre/à la périphérie. Il est ici à prendre au pied de la lettre : tous les profils périphériques des animaux emboîtés sont centrés au même endroit. On peut aussi exprimer cela en disant que les périphéries de tous les animaux, c'est-à-dire leurs profils, butent les uns contre les autres, et que c'est ainsi qu'ils trouvent mutuellement leur équilibre central. L'effet de regroupement réussi/raté va de soi : tous les profils emboîtés sont regroupés, mais ils se différencient par telle ou telle particularité si bien qu'est raté leur regroupement parfait en une suite de profils identiques. L'effet de fait/défait résulte de l'emboîtement qui implique que seuls les animaux du premier plan sont complètement représentés, et donc parfaitement faits, tandis que ceux de l'arrière-plan sont cachés pour l'essentiel et leur représentation se trouve ainsi défaite. Enfin, des différents profils emboîtés l'un dans l'autre on peut dire qu'ils sont reliés les uns aux autres par effet de voisinage et de similitude, mais qu'ils sont aussi détachés les uns des autres puisqu'on peut les distinguer séparément : c'est un effet de relié/détaché.

 

Cet effet d'accumulation de 1+1 animaux dotés d'un esprit sur une même partie de paroi matérielle au caractère 1/x se retrouvera à toutes les étapes de la 1re filière dont il constitue le thème de l'expression analytique. Toutefois l'effet prépondérant sera différent d'une étape à l'autre, ce qui conduira à d'autres solutions que l'emboîtement de formes animales semblables, une solution qui est seulement adaptée pour l'effet du centre/à la périphérie, et donc pour la première étape.

 

 

 


 

Grotte Chauvet-Pont d'Arc : têtes de chevaux butant les unes contre les autres, têtes de bisons butant les unes contre les autres,et relevé d'une file de rhinocéros butant les uns contre les autres

Source des images : http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/mediatheque


 

 


 

Pour l'expression synthétique de la première étape de la 1re filière, trois peintures de la grotte Chauvet. La première est extraite du « panneau des chevaux » dont les têtes se butent les unes contre les autres. La deuxième a déjà été envisagée au chapitre précédent : des têtes de bisons s'y butent les unes contre les autres à l'endroit d'une arête de la paroi, tandis que d'autres têtes de bisons, plus à droite, se butent aussi les unes contre les autres tout en et venant globalement se buter contre cette arête. Enfin, une file de rhinocéros qui se butent les uns contre les autres, le premier étant toutefois seulement représenté par sa tête et l'avant-dernier remplacé par un signe fait de deux courbes accolées.

La disposition en file de têtes ou de corps butant les uns contre les autres correspond à une expression synthétique car on ne peut pas considérer leur effet de butée sans prendre en compte l'existence de la répétition des formes qui est nécessaire à ces butées.

Comme pour l'expression analytique, la notion d'esprit est figurée par la présence d'animaux dotés d'un esprit, et cette présence est répétée 1+1 fois sur une partie de la paroi qui relève du type 1/x puisque, en tant que support de peinture, elle reçoit x fois l'image d'un même animal. Comme il en allait pour l'expression analytique, il faut bien comprendre que le caractère 1+1 de la répétition du même animal correspond au fait que cette répétition n'engendre aucune unité supérieure, sauf celle d'une file uniforme qui est l'expression même du type 1+1.

On l'aura compris, pour l'expression synthétique le thème de l'accumulation par emboîtement de formes animales propre à l'expression analytique est remplacé par le thème de la butée répétée de ces formes animales les unes contre les autres. Cet effet de butées mutuelles correspond à l'effet prépondérant du centre/à la périphérie puisque chacune des formes trouve ainsi son équilibre en se butant sur des formes semblables sur toutes ses extrémités, et donc sur toute sa périphérie.

Le regroupement des formes animales dans une file ou dans un groupe de formes semblables est réussi, mais il est également raté puisque chacune des formes se singularise de ses voisines. Dans le cas des têtes de chevaux, c'est par leur orientation et par leurs détails anatomiques qu'elles se différencient, dans le cas des têtes de bisons, c'est par le fait que certaines ne participent pas à la file qui occupe l'arête de la paroi, et dans le cas des rhinocéros le premier se différencie par sa présence réduite à sa seule tête, l'avant-dernier est remplacé par un signe non naturaliste, et la couleur ou le graphisme change pour chacun des animaux complets. L'effet de fait/défait correspond pour les chevaux à la différence entre leurs têtes qui sont bien faites et leurs corps qui sont défaits puisque leur dessin disparaît progressivement, et la même chose vaut pour les bisons dont les têtes sont bien faites tandis que leur corps est absent. Pour les rhinocéros, certains sont faits en entier tandis qu'un autre est réduit à sa tête et que celui remplacé par un signe est complètement défait. Chaque fois, les formes qui se butent les unes contre les autres sont nécessairement reliées entre elles à l'endroit de leurs contacts, mais elles sont détachées les unes des autres puisqu'elles sont étalées les unes à côté des autres : c'est un effet de relié/détaché.

 

 

 


Grotte du Pech-Merle, Lot, France : panneau des chevaux ponctués

 

Source de l'image : https://www.panoramadelart.com/grotte-du-pech-merle

 

 

Comme exemple analytique de la deuxième étape de la 1re filière, les chevaux ponctués de la grotte du Pech-Merle dans le Quercy.

Pour s'en tenir à l'essentiel, on peut dire que ces deux chevaux ont d'abord été peints en noir, celui de droite ayant sa tête à l'intérieur d'une partie du rocher qui a elle-même la forme d'une tête de cheval, puis des mains négatives noires ont été peintes à intervalles réguliers autour des deux chevaux, puis des ponctuations noires ont été peintes à intervalles assez réguliers, aussi bien à l'intérieur du corps des chevaux qu'à leur extérieur ([1]). Ce que la progression dans la réalisation de cette peinture souligne, c'est l'insistance à répéter 1+1 fois le marquage de formes ou de signes signalant l'intervention de l'esprit, cela sur un même rocher leur offrant donc un support matériel du type 1/x.

Ainsi, sur un rocher qui a la forme d'un cheval, du moins pour ce qui concerne sa tête, on a peint un cheval en surimpression, c'est-à-dire un animal reconnu comme doté d'un esprit, puis un autre cheval en surimpression partielle du précédent, mais orienté symétriquement et un peu décalé vers le bas. Ensuite, toujours sur la même surface de rocher, on a ajouté des mains négatives noires qui sont autant de marques certainement faites par un être humain doté d'un esprit et régulièrement réparties autour des deux chevaux dotés d'un esprit. Enfin, à l'intérieur du corps des chevaux et partiellement autour d'eux, on a rempli la surface de ponctuations noires qui sont des signes réguliers manifestement réalisés par un esprit humain. De façon remarquable, les ponctuations réalisées à l'extérieur du corps des animaux redoublent leurs formes, et donc la présence d'animaux dotés d'un esprit : celles qui entourent la tête et l'encolure du cheval de droite ont une forme générale de tête et d'encolure de cheval, celles placées sous son ventre dessinent deux formes de ventre desquelles partent quatre alignements qui peuvent être lus comme quatre pattes de cheval, et sous le ventre du cheval de gauche on retrouve aussi deux bandes arrondies de points qui triplent la courbe de son ventre.

Cette accumulation de formes de chevaux emboîtées sur le même emplacement n'est pas sans rappeler les emboîtements d'animaux semblables de la grotte Chauvet. Toutefois, comme les effets plastiques impliqués sont maintenant différents de ceux de la première étape, les formes emboîtées ne se répètent plus à l'identique et combinent même des formes différentes, celles de mains négatives et de ponctuations. Quoi qu'il en soit, on est toujours dans le thème propre à l'expression analytique de la 1re filière, celui de l'accumulation de 1+1 manifestations de l'esprit par emboîtement sur une même surface de paroi au type 1/x puisqu'elle reçoit ces multiples formes.

Comme les emboîtements de la première étape il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément les différentes manifestations de l'esprit emboîtées en 1+1 et le fait que c'est la même surface matérielle de rocher qui les reçoit.

À la deuxième étape de la 1re filière, l'effet prépondérant est l'entraîné/retenu. Il est lié à la concurrence que se font les diverses formes de cheval emboîtées les unes dans les autres : on ne peut lire le cheval au contour noir sans que les points noirs de sa robe ne nous entraînent à lire le cheval fait de points qui l'entoure, ni lire la forme du rocher en tête de cheval sans être attiré par la petite tête de cheval peinte en noir qui lui fait concurrence, et sans oublier que les deux chevaux très semblables se tournant le dos se font mutuellement concurrence. Bref, quand on se laisse entraîner à lire une forme, une autre nous en retient en attirant concurremment notre attention, ce qui vaut d'ailleurs aussi bien pour tous les points noirs qui se font mutuellement concurrence. L'effet d'ensemble produit par l'emboîtement des diverses formes et par la régularité de l'occupation de la surface qui en résulte est généré par des systèmes de formes très autonomes les uns des autres : la forme du rocher, le contour peint des chevaux, la série des mains négatives, la répétition des ponctuations noires : c'est un effet d'ensemble/autonomie, un effet qui vaut aussi pour le couple que produisent ensemble les chevaux partant vers des directions autonomes. L'effet d'ouvert/fermé correspond au contraste entre le contour fermé des chevaux et les surfaces ponctuées qui laissent voir la surface de la paroi à travers elles et restent donc ouvertes à la vue, tandis que les figures dessinées par les points ne forment pas des contours fermés mais des contours que l'on peut dire poreux, et donc ouverts, et même les contours fermés sont ouverts puisque les deux grands chevaux dos à dos se laissent voir l'un l'autre par transparence. Les différentes figures de chevaux emboîtées se suivent dans le sens de leur emboîtement, depuis la plus centrale vers la plus externe, mais elles sont toutes dessinées de façon différente, par un tracé continu, par des alignements de points ou par le contour du rocher, si bien que leurs procédés graphiques ne se suivent pas : c'est un effet de ça se suit/sans se suivre, un effet qui vaut aussi pour les deux chevaux cernés de noir qui se suivent matériellement sur la paroi mais qui ne se suivent pas puisqu'ils vont vers des directions opposées.

 

 

 


 Mammouth gravé dans la grotte de Cussac (Gironde)

 

Source de l'image : http://www2.culture.gouv.fr/culture/arcnat/cussac/fr/photo7.htm

 

 

Pour l'expression synthétique de la deuxième étape de la 1re filière, un mammouth gravé dans la grotte de Cussac.

Ce dessin rassemble deux graphismes différents : une ligne de contour continue qui fait le tour de l'animal, et des hachures continues formant un traitement de surface régulier qui évoque une sorte de rideau de poils remplissant l'intérieur de ce contour. À part un léger changement d'orientation de ces poils sur le front de l'animal, aucune notion de volume n'est donnée, comme si l'animal était complètement plat.

Ici la notion d'esprit n'est pas seulement évoquée par la présence d'un animal, mais aussi l'attention particulière requise pour que notre esprit puisse lire sa forme : d'une part, il doit lire « comme du bout des yeux » le tracé du contour de la silhouette de l'animal, d'autre part il doit prendre en compte le graphisme hachuré de la surface qui nous renseigne sur le fait qu'il s'agit d'un animal à poils, et c'est en combinant dans notre esprit ces deux lectures, par tracé 1D et par surface 2D, des lectures qui n'ont rien en commun et s'ajoutent donc en 1+1, que nous prenons connaissance de l'aspect de l'animal auquel la multitude des poils similaires accumulés à l'intérieur de son contour confère une matérialité du type 1/x.

Il s'agit d'une expression synthétique puisque nous devons avoir simultanément à l'esprit ces deux types de graphisme indépendants pour lire la forme. On y retrouve le thème de l'expression synthétique de la 1re filière puisque les deux lectures qui s'ajoutent en 1+1 sont décalées sur la paroi et que la surface hachurée vient buter sur toute sa périphérie sur le trait de contour.

L'effet prépondérant d'entraîné/retenu correspond ici au basculement incessant que nous sommes obligés de faire entre deux types de lecture, lecture linéaire du contour et lecture par surface de la trame des hachures : lorsque nous nous laissons entraîner à lire de l'une de ces deux manières, l'autre nous en retient pour nous entraîner à lire plutôt de l'autre façon. Chacun de ces deux types de lecture relève d'ailleurs lui-même de cet effet : le contour comporte des parties de parcours que l'on peut lire rapidement tandis que nous sommes retenus à l'endroit de ses rebroussements ou de ses virages spécialement brusques, et la multitude des hachures de poils ne cesse de nous décourager lorsque nous cherchons à y arrêter notre regard à cause de leur trop grande égalité, puisque lorsque nous nous laissons entraîner à poser notre regard sur une partie de cette surface poilue, c'est une autre partie qui nous en retient en nous entraînant plutôt à poser notre regard sur elle.

L'effet d'ensemble/autonomie correspond naturellement à la combinaison de deux graphismes autonomes dans une même vue d'ensemble, le tracé du contour et la trame des poils qui remplissent sa surface. Par lui-même ce dernier graphisme correspond aussi à cet effet puisque chaque rayure tracée est distinguable de façon autonome tandis que toutes ensemble elles génèrent une trame. Chacun des deux graphismes exprime à sa manière l'effet d'ouvert/fermé : on peut continuer sans arrêt à lire le tracé du contour, ce qui implique qu'il est toujours ouvert pour le parcours de notre regard, mais il se boucle en une figure close, ce qui implique qu'il est également fermé ; quant à la trame des hachures elle forme une surface opaque qui bouche la vue à la façon d'un rideau continu, mais elle laisse voir le rocher sur lequel elle est gravée et reste donc également ouverte à la vue. L'effet de ça se suit/sans se suivre se rapporte aussi à la combinaison des deux types de graphisme : le tracé du contour de la silhouette suit précisément les limites de la surface hachurée, mais il se trace le plus souvent dans un sens perpendiculaire à celui des hachures qu'il ne suit donc pas.

 


À gauche : avant-train de cheval gravé dans la grotte de Gargas (Hautes-Pyrénées)

 

À droite : bison gravé dans la grotte de Cussac (Gironde)

 

Sources des images : Préhistoire de l'art occidental - Citadelles & Mazenod – 1995, et
https://www.researchgate.net/figure/Exemple-
du-traitement-de-lencornure-des-bisons
-Grand-Panneau-grotte-de-Cussac_fig4_326460473


 

Toujours pour l'expression synthétique de la deuxième étape de la 1re filière, d'autres gravures de la grotte de Cussac et de la grotte de Gargas que nous allons traiter plus rapidement.

La gravure de Gargas est celle d'un avant-train de cheval dans lequel se combinent deux graphismes très différents : un trait de contour continu et des hachures très obliques par rapport à ce contour, nettement écartées les unes des autres pour figurer la crinière et les poils de la barbe. Le bison gravé de Cussac présente une combinaison plus complexe : en certains endroits, par exemple sur le dos ou sur le ventre, on a affaire à un simple trait de contour vu de profil, que l'on pourrait dire « normal », mais des cornes vues de face impliquent un changement complet du point de vue, tout comme les jambes qui sont représentées côte à côte comme si l'animal était simultanément vu de face et de profil, voire du dessous.

Comme pour le mammouth précédent, un même animal combine plusieurs modes de lecture très autonomes ou plusieurs points de vue incompatibles que notre esprit doit donc ajouter en 1+1 pour avoir une connaissance complète de l'image. Dans le cas du cheval, la lecture des hachures parallèles écartées les unes des autres ne poursuit pas la lecture du contour continu du reste de la forme, nous devons donc abandonner cette lecture continue pour prendre en compte les hachures qui se lisent d'une autre façon. Dans le cas du bison, nous devons combiner une vue globalement de profil avec diverses parties de l'animal qui sont vues de face ou, pour ce qui concerne spécialement les pattes arrière, qui sont vues du dessous de l'animal. Malgré la diversité des 1+1 lectures imposées à notre esprit, chaque animal apparaît globalement compact et fait de multiples détails, donc disposant d'une matérialité du type 1/x.

Il s'agit d'une expression synthétique car on ne peut pas prendre connaissance de la forme de chacun de ces animaux sans intégrer dans notre esprit ses différents modes de lecture ou points de vue incompatibles. Ces représentations s'intègrent dans le cadre du thème propre à l'expression synthétique de la 1re filière puisque les modes de lecture qui s'ajoutent en 1+1 dans notre esprit s'accumulent les uns à côté des autres.

 

 

 


Grotte Cosquer, Bouches-du-Rhône, France : un phoque gravé à l'intérieur d'un cheval (relevé)

 

Source de l'image : La Grotte Cosquer, Éditions du Seuil, 1992

 

 

Comme exemple analytique de la troisième étape de la 1re filière, un phoque gravé à l'intérieur d'un cheval sur une paroi de la Grotte Cosquer, datée de vers 21 000 AEC. Comme souvent dans cette grotte, le phoque est barré par des traits qui peuvent correspondre à des sagaies.

Évidemment, un animal marin tel qu'un phoque n'a pas sa place à l'intérieur du corps d'un cheval : ces deux animaux dotés d'un esprit s'ajoutent en 1+1 sur le même emplacement de la paroi matérielle, laquelle est donc 1/x, ce qui correspond au thème de l'expression analytique de la filière, celui de l’enchâssement l'une dans l'autre de plusieurs créatures dotées d'un esprit.

À la troisième étape de la 1re filière, l'effet d'ensemble/autonomie est prépondérant : les deux animaux sont des réalités très autonomes puisque même leurs lieux de vie sont différents, ils font cependant ensemble un effet de superposition. De façon homogène ils ont été dessinés par gravure de leurs traits de contours, mais leurs tailles et leurs aspects sont hétérogènes : c'est un effet d'homogène/hétérogène. Ces deux animaux rassemblés sont lisibles séparément : c'est un effet de rassemblé/séparé. Ils sont synchronisés sur un même emplacement de la paroi mais correspondent à des lieux de vie sans rapport l'un avec l'autre : effet de synchronisé/incommensurable. L'ensemble forme une figure continue décomposable en deux animaux bien coupés l'un de l'autre : effet de continu/coupé.

 

 

 


 

Source de l'image : http://www.incertae-sedis.fr/gl/docut856_01_cosquer_gravures.htm


 

Gravures dans la Grotte Cosquer, Bouches-du-Rhône, France : à gauche, un phoque et un bouquetin, à droite, un bouquetin, un phoque, un chamois et une forme indéterminée

Source de l'image : La Grotte Cosquer, Éditions du Seuil, 1992

 

 

Pour l'expression synthétique de la troisième étape de la 1re filière, de nouvelles gravures de la Grotte Cosquer : deux phoques transpercés de flèches ou de sagaies, deux bouquetins et un chamois. Nous négligerons les phoques.

On repère deux caractéristiques principales. D'une part, ces animaux n'ont pas de contour continu, celui-ci étant obtenu par un ensemble de segments plus ou moins arrondis qui se succèdent, souvent avec des interruptions, comme il en va par exemple pour les bouquetins dont l'arrière du cou n'a aucune continuité avec le dessus du museau et dont ce dessus du museau n'a aucune continuité avec le dessous du cou. Dans le cas du chamois, il n'y a aucune continuité entre l'attache des deux pattes avant comme entre l'attache des deux pattes arrière, la surface de la paroi pouvant s'y lire sans interruption entre l'extérieur et l'intérieur du corps de l'animal. D'autre part, ces représentations combinent des formes arrondies qui tendent à refermer l'intérieur du corps et des formes très allongées qui s'en échappent vers le lointain. C'est le cas des cornes qui partent parfois depuis l'intérieur même de la tête, mais c'est aussi le cas des jambes dont l'attache est souvent formée par une courte forme triangulaire, réduite ensuite à un simple trait qui se prolonge longuement. Les tracés qui tendent à enclore le volume du corps et ceux qui en sortent pour aller au loin font évidemment des effets contraires, et il faut aussi tenir compte de l'effet de surface produit par le quadrillage intérieur au corps des bouquetins : tous ces effets s'ajoutent en 1+1 dans notre esprit lorsqu'on cherche à lire la forme de l'animal. Cette forme nous apparaît toutefois très unitaire malgré son morcellement en multiples parties plus ou moins disjointes, ce qui donne à l'apparence matérielle de ces animaux un caractère 1/x.

Il s'agit d'une expression synthétique puisque pour lire une forme il faut tenir compte simultanément des divers types de graphismes contradictoires qui la composent. L'accumulation de ces divers graphismes s'ajoutant côte à côte en 1+1 correspond au thème propre à l'expression synthétique de la 3e filière.

L'effet d'ensemble/autonomie qui est prépondérant correspond au fait que la forme d'ensemble de chaque animal est obtenue par la réunion de tracés gravés qui ne font pas ensemble un contour continu puisqu'ils sont détachés les uns des autres et donc autonomes les uns des autres. Les traits de gravure de largeur et de profondeur homogènes participant à un même contour ont des courbures qui sont hétérogènes entre elles : effet d'homogène/hétérogène. Les traits de gravures visuellement séparés, parfois réellement séparés par un écart, sont rassemblés dans un même contour : effet de rassemblé/séparé. Ils se synchronisent pour faire ensemble un même animal, mais le fait qu'ils flottent quelque peu les uns par rapport aux autres à cause de l'absence de continuité des contours les rend incommensurables entre eux. Cet effet de synchronisé/incommensurable intervient aussi dans le fait que les deux pattes arrière ou les deux pattes avant d'un même animal sont vues côte à côte sur leur vue de profil, ce qui est incommensurable avec la réalité de ces animaux mais n'empêche pas de synchroniser ces contours anormaux à leur apparence réelle. Les contours forment des dessins continus qui sont coupés par les interruptions de leurs tracés ou par le changement du mode de lecture qui intervient lorsqu'un trait s'éloigne vers l'extérieur et qu'il fait ainsi brutalement suite à un trait refermant le contour sur lui-même. Cet effet de continu/coupé concerne également le dessin bizarre des pattes qui sont coupées par de brusques étranglements tout en se continuant longuement par des tracés linéaires.

 

 



 

Grotte de Lascaux, Dordogne : à gauche, la Vache qui tombe et une file de petits chevaux noirs, à droite, la Vache rouge à la collerette noire

Sources des images : https://www.photo.rmn.fr/archive/11-565813-2C6NU0WJCD1S.html et http://www.baladesetpatrimoine.com/item/grotte-de-lascaux/

 

Pour l'expression analytique de la quatrième étape de la 1re filière, quelques exemples de peintures de la grotte de Lascaux. La vache habituellement appelée « la Vache qui tombe » accompagnée par une frise de petits chevaux noirs qui vont en sens inverse, et la vache connue comme étant « la Vache rouge à la collerette noire ». En fait, notre analyse pourra s'appliquer à toutes les représentations remplies d'une coloration sombre plus ou moins continue et uniforme.

C'est dans ce type d'image que l'absence de « paysage » pour y inscrire l'animal est la plus significative, car ainsi il apparaît fondamentalement comme une masse sombre appliquée sur la claire paroi lumineuse. Puisque sa masse sombre bouche la lumière émanant de la paroi, elle s'y ajoute en « +1 », même s'il n'y a qu'un seul animal, et comme cet animal est supposé doté d'un esprit, ce type +1 s'applique à la notion d'esprit. Quant à la paroi matérielle elle est continue, donc unitaire, mais elle acquiert deux aspects différents, celui de sa surface entourant l'animal qui garde toute sa luminosité, et celui de sa surface cachée par l'animal qui a perdu l'essentiel de sa luminosité : la matière relève du type 1/x. Il faut bien entendu garder à l'esprit qu'à cette époque l'éclairage des grottes n'était obtenu qu'au moyen de lampes à graisse de faible puissance, de telle sorte que l'effet de masse sombre occultant la paroi lumineuse devait en être d'autant plus fort.

Il s'agit d'une expression analytique puisque l'on peut considérer séparément la continuité de la paroi lumineuse et la masse sombre des animaux faisant masque à la lumière qui en émane, tandis que l'emboîtement de chaque forme sombre dans la surface lumineuse qui l'entoure correspond au thème propre à l'expression analytique de la 1re filière.

L'effet prépondérant d'ouvert/fermé va de soi : la lumière sort de la paroi lumineuse qui la rayonne tandis qu'elle reste enfermée derrière la masse sombre des animaux. Dans le cas de la vache qui tombe et des petits chevaux à son voisinage, l'aspect très granuleux de la surface de la paroi a été mis à profit pour laisser des parties de la paroi exemptes de peinture, ce qui a pour avantage de ne pas éteindre complètement sa luminosité et lui permet d'être à la fois bouchée par la peinture sombre et laissée à irradier dans les intervalles non recouverts de peinture. La représentation animale est liée à la paroi puisqu'elle est apposée à sa surface, elle en est indépendante puisque sa masse sombre la fait trancher visuellement et qu'aucune ligne de sol ni aucune vue de paysage ne permettent de relier cette masse sombre au reste de la surface de la paroi : c'est un effet de lié/indépendant. L'effet d'intérieur/extérieur joue sur le même principe : du fait que sa couleur tranche violemment sur celle de la paroi, la forme animale est à la fois incluse physiquement dans la paroi qui la reçoit et étrangère à celle-ci, flottant comme au-devant d'elle, et donc extérieure à elle. L'effet de même/différent et l'effet d'un/multiple s'appliquent aux nuances de couleur qui se distinguent dans la masse globale de la robe de l'animal : c'est partout une seule et même couleur, mais selon de multiples intensités et de multiples nuances différentes.

 

 


 

Grotte de Lascaux : avant-train de cheval en haut de la paroi gauche de la rotonde des taureaux, tête et encolure d'un cerf noir du diverticule axial

Source des images : https://baerchen3.wordpress.com/2012/06/20/la-grotte-de-lascaux/ et http://archeologie.culture.fr/lascaux/fr/mediatheque


 

Pour la quatrième étape de la 1re filière dans son expression synthétique, nous restons à Lascaux avec des animaux peints en couleurs sombres, mais cette fois une partie de leur corps est complètement omise, seuls leur encolure et leur dos étant figurés : une tête de cheval noire et brune en haut de la paroi gauche de la rotonde des taureaux qui sert d'entrée à la grotte, et une tête de cerf noir bramant à la ramure très largement développée qui se trouve à l'entrée du diverticule axial.

Comme pour les animaux peints en entier d'expression analytique, le masque brutal produit par leur couleur sombre sur le fond lumineux de la paroi impose ces êtres dotés d'un esprit en +1 sur la paroi, avec toutefois la différence que, du fait de leur caractère seulement partiel et du dégradé utilisé pour la transition entre la partie peinte et la surface non peinte, ils semblent en train de sortir de la paroi, d'émerger de sa matière, plutôt que d'être apposés par-dessus sa surface.

Il s'agit d'une expression synthétique puisqu'on ne peut pas les percevoir sans prendre en compte le fait qu'ils ne sont que partiellement représentés et semblent donc sortir de la paroi. La cohabitation, côte à côte, de la partie de paroi où l'animal a surgi pour devenir apparent et de la partie de paroi où il est encore enfermé correspond au thème de l'expression synthétique de la 1re filière.

Comme dans les exemples analytiques, la couleur sombre de l'animal qui bouche localement la lumière rayonnant de la paroi correspond à l'effet prépondérant d'ouvert/fermé, mais cet effet est aussi porté par l'impression qu'une partie de l'animal est restée enfermée dans la paroi qui ne s'est ouverte que pour le laisser partiellement sortir. L'effet de lié/indépendant joue également sur cette sortie partielle de l'animal qui est lié à la paroi dans laquelle il est enfoncé tandis qu'il affirme son indépendance dans la partie où il en émerge. L'effet d'intérieur/extérieur utilise le même principe : l'animal est partiellement à l'intérieur de la paroi et sorti partiellement à son extérieur. L'effet de même/différent joue de la même complémentarité : un seul et même animal est constitué de deux parties différentes, l'une qui est visible et l'autre qui qui semble enfoncée dans la paroi. L'effet d'un/multiple fait de même mais, dans le cas du cerf, il joue aussi de la multiplicité des ramures reliées à une seule et même tête.

 

 

 


Grotte de Tito Bustillo, Asturies, Espagne : le panneau principal

 

Source de l'image : https://nutcrackerman.com/2016/07/06/la-cueva-de-tito-bustillo

 

 

Pour l'expression analytique de la cinquième et dernière étape de la 1re filière, le panneau principal de la grotte de Tito Bustillo dans les Asturies. Il daterait de 15 500 à 13 500 avant notre ère, ce qui la place à l'intérieur de la période magdalénienne correspondant à cette étape.

Le remarquable de ce panneau et que les figures animales ont été peintes, certaines aussi gravées, par-dessus une immense tache peinte en rouge qui unifie l'ensemble de la surface. Sur cette couche rouge se repèrent des têtes de biche gravées et, peints en rouge, noir et violet, des chevaux et des rennes, ainsi que quelques bovidés et cervidés. Indiscutablement, la présence de cette tache rouge qui relève de l'intervention d'un esprit humain gêne la lecture des formes animales, et puisqu'elle nuit à leur lecture cette marque d'un esprit humain s'ajoute en 1+1 aux dessins d'animaux également réalisés par un esprit humain. Comme cette tache rouge et les animaux qu'elle emprisonne s'étend en continu sur la paroi matérielle, celle-ci relève du type 1/x.

Le paradoxe de la situation, qui signale que l'on est arrivé à la dernière étape, est que cette nappe rouge gênant la lecture des animaux et relevant pour cela du type 1+1, sert aussi à les réunir dans une même unité et, par conséquent, relève également du type 1/x. Même le cheval violet situé dans la partie haute et dépassant de la tache rouge a ses pattes qui sont prisonnières dans cette couleur, et son ventre porte aussi des trainées rouges, de telle sorte qu'il appartient lui aussi à la collectivité des animaux visuellement prisonniers de l'immense tache rouge.

On peut considérer séparément la représentation de chaque animal et l'existence d'une tache rouge qui les relie, il s'agit par conséquent d'une expression analytique. Cette accumulation en 1+1 d'interventions relevant de l'esprit, au même endroit et sur une même paroi continue, relève du thème propre à l'expression analytique de la 1re filière.

À la dernière étape de la 1re filière l'effet prépondérant est le ça se suit/sans se suivre : puisqu'ils sont tous plus ou moins noyés dans la tache rouge tous les animaux se suivent à l'intérieur de cette unité colorée, mais ils ne se suivent pas puisque certains sont tournés vers la droite et d'autres vers la gauche. D'autant que même ceux tournés dans la même direction ne sont pas toujours les uns derrière les autres mais souvent les uns au-dessus des autres. L'effet de même/différent et l'effet d'un/multiple vont de soi : différents animaux, et donc de multiples animaux, d'ailleurs différents les uns des autres, sont rassemblés dans une seule et même tache rouge. L'effet d'intérieur/extérieur est également lié à la présence de cette tache puisqu'on peut aussi bien considérer que les animaux sont pris à l'intérieur de la couleur rouge que peints en noir ou en violet, et que sous cet aspect ils sont donc extérieurs à cette couleur. Quant au cheval violet situé au sommet de la frise, il est partiellement pris à l'intérieur de la tache rouge et partiellement à son extérieur. Enfin, l'effet de rassemblement réussi/raté résulte lui aussi de la présence de cette nappe rouge qui rassemble tous les animaux sans réussir à les absorber complètement puisqu'ils restent séparément distinguables, ce qui vaut encore spécialement pour le cheval violet du sommet de la frise qui se laisse très peu rassembler avec les autres.

 

 

 


Grotte d'Altamira, Cantabrie, Espagne : bison recroquevillé

 

Source de l'image : Altamira Origine de l'Art - Edité par SILEX - 1977

 

 

Pour l'expression synthétique de la cinquième et dernière étape de la 1re filière, nous restons en Espagne, cette fois pour deux bisons recroquevillés peints sur le plafond de la grotte d'Altamira et qui dateraient de 16 000 à 14 000 avant notre ère.

Le premier bison est parfois décrit comme un bison accroupi ou comme un bison en train de charger. Ni l'une ni l'autre de ces descriptions ne semblent crédibles, car on ne voit pas comment, dans l'un ou l'autre cas, ses pattes ne dépasseraient pas en dessous de son ventre. En fait, tous les bisons ainsi recroquevillés de la grotte sont peints sur des reliefs du plafond et, pour que leur forme épouse parfaitement leur volume, il fallait que leurs pattes soient prises à l'intérieur de la masse corporelle recouvrant la bosse concernée du plafond. Cela nous ramène au fondement de la peinture paléolithique : il ne s'agissait pas de représenter des animaux dans une situation naturaliste mais de plaquer l'apparence matérielle d'êtres dotés d'un esprit sur la paroi matérielle de la grotte, et ici ce placage de la forme de l'animal sur une bosse du plafond impliquait que ses pattes soient ramassées au maximum afin de ne pas en dépasser. À l'occasion de la 2e filière nous reviendrons sur cette coïncidence du volume de l'animal avec le volume d'une bosse du plafond, mais pour l'instant nous nous attacherons seulement au style utilisé pour le peindre.

Le mélange aussi contrasté d'une couleur rouge vif et d'une couleur grise pour une même fourrure n'est pas naturaliste et relève d'une intention plastique : il s'agissait de recouvrir l'essentiel du corps par un même aplat rouge vif assez uniforme et d'utiliser cet aplat pour séparer les deux pattes, et aussi pour les décomposer en segments zigzaguant de façon très dynamique afin de contraster avec la platitude de la surface rouge. Face à une telle image, notre esprit se trouve confronté à plusieurs lectures qui ne peuvent être simultanées : d'une part, notre attention ère longuement sur la surface rouge assez informe sans y trouver aucun sens de lecture préférentiel, d'autre part notre esprit doit lire séparément les zigzags brusques qui se succèdent pour former séparément chacune des pattes, enfin il doit lire les traits bien formés qui dessinent le contour du dos du bison, chacune de ses cornes et, à l'autre extrémité de l'animal, les hachures qui se succèdent pour suggérer la position de sa queue. Bref, notre esprit doit additionner en lui plusieurs registres de formes qui se lisent d'une façon chaque fois différente et sur des parties chaque fois différente de l'animal, et ces formes très hétérogènes dans leur lecture se cumulent en 1+1 dans notre esprit, cela pour rendre compte de la forme matérielle à la fois une et plurielle de l'animal dont la matière est donc du type 1/x.

Il s'agit d'une expression synthétique puisque nous ne pouvons pas prendre connaissance de la forme de l'animal sans expérimenter toutes les lectures autonomes qui se cumulent pour générer cette forme. L'addition côte à côte des différentes formes qui impliquent ces différentes lectures rentre dans le cadre du thème propre à l'expression synthétique de la 1re filière.

Jusqu'ici nous avons considéré comment notre esprit doit utiliser différents modes de lecture qui s'ajoutent en 1+1 : une lecture par surface pour lire l'ample surface rouge assez informe, une lecture par zigzags dynamiques pour lire séparément chaque patte car elles ne zigzaguent pas en cadence, une lecture par tracés continus pour les cornes et pour une partie du contour extérieur de l'animal, et une lecture par tracés discontinus pour la queue et pour le contour de sa bosse. Toutefois, la forme d'ensemble très compacte de ce bison recroquevillé ne peut manquer d'être perçue, et même de dominer la lecture, d'autant que le recroquevillement est un moyen de la compacter, ce qui implique que les 1+1 lectures séparées de ses différentes parties savent aussi se combiner dans la lecture d'une forme globale très compacte et très unitaire, si bien que ces différentes lectures relèvent aussi du type 1/x puisqu'elles sont autant de parties bien distinctes d'une unité globale très affirmée. C'est que nous sommes à la dernière étape, et il est donc normal que le caractère 1+1 des aspects relevant de la notion d'esprit se combine à une lecture en 1/x de ces mêmes aspects.

L'effet prépondérant de ça se suit/sans se suivre est impliqué dans la combinaison des modes de lecture autonomes qu'il faut utiliser pour déchiffrer chaque partie de la forme : la lecture du zigzag de chacune des pattes ne suit pas la lecture de la surface rouge, qui ne suit pas la lecture du tracé des cornes, etc., mais toutes ces formes se suivent pourtant en continu sur une même surface. L'effet de même/différent utilise lui aussi la combinaison de plusieurs registres de formes différents dans une seule et même forme. L'effet d'intérieur/extérieur utilise l'interpénétration des surfaces rouges et des formes grises : la large surface rouge, bien qu'extérieure aux pattes grises, pénètre plusieurs fois à leur intérieur, soit par des traits rouges entre les zigzags gris des pattes, soit par son envahissement d'une partie de la cuisse arrière grise. L'effet d'un/multiple est spécialement visible du fait du caractère très compact et donc très unitaire de la forme du bison, laquelle est pourtant parsemée de multiples formes grises bien séparées visuellement les unes des autres. Enfin, l'effet de regroupement réussi/raté s'appuie sur le regroupement compact réussi de l'ensemble de la forme, un regroupement qui ne réussit toutefois pas à fusionner ses différentes parties qui restent très autonomes les unes des autres quant à leur mode de lecture ([2]).

 

 

 


Grotte d'Altamira, Cantabrie, Espagne : bison tournant la tête

 

Source de l'image : Altamira Origine de l'Art - Edité par SILEX - 1977

 

 

Toujours pour l'expression synthétique de la dernière étape de la 1re filière, le deuxième bison recroquevillé d'Altamira que nous allons prendre en compte tourne sa tête vers l'arrière. Son trait remarquable est l'emploi des réserves qui laissent la couleur claire de la paroi circuler très profondément dans le corps de l'animal. En particulier, sa cuisse et sa patte arrière se retrouvent complètement isolées du reste du corps, et sa patte arrière est elle-même séparée en deux segments parallèles écartés l'un de l'autre par un blanc.

L'usage d'une réserve en blanc est fréquent à Lascaux pour séparer les plans dans la profondeur, spécialement pour aider à comprendre que certaines pattes sont à l'arrière du corps de l'animal. Dans le cas de la Vache qui tombe de l'étape précédente, on trouve également un léger tracé en réserve autour de la patte levée afin qu'elle se distingue du flanc de l'animal. Ces réserves non peintes ne servent toutefois à Lascaux qu'à donner des renseignements que l'on pourrait dire géométriques concernant la disposition des membres de l'animal, tandis qu'ici les réserves non peintes sont beaucoup plus larges et elles jouent un rôle particulier dans le style même de la peinture. Ainsi, la cuisse arrière semble complètement séparée du flanc de l'animal tout en étant simultanément perçue à l'intérieur de son corps puisque à l'intérieur de son contour, et la même chose vaut pour la réserve claire qui sépare la ligne du dos des deux masses rouges principales : on peut aussi bien lire que ces deux masses rouges cernées de noir et la ligne noire du dos de l'animal sont trois formes complètement étrangères l'une pour l'autre, étalées de façons autonomes sur la surface, que lire que toutes ces formes génèrent ensemble la forme compacte d'un bison.

Par différence avec le bison précédent, ce n'est pas le mode de lecture qui sépare les différentes parties du corps, cette fois elles sont réellement séparées, physiquement séparées par une réserve claire qui poursuit la teinte de la paroi, mais le résultat est bien le même : lorsque nous lisons cette forme, nous pouvons aussi bien considérer qu'il s'agit de parties séparées qui s'ajoutent en 1+1 dans notre esprit que considérer que notre esprit les repère comme autant de parties distinctes d'une même unité globale du type 1/x.

 

 

 

 

14.2.2.  L'évolution de la 2e filière de la phase de 1re confrontation de l'ontologie matière/esprit, filière dans laquelle M est du type 1/x et e du type 1+1, et dans laquelle la tension entre les deux notions est de forte intensité :

 


 

Grotte Chauvet-Pont d'Arc : têtes de lions avec les yeux du même côté du museau

Source des images : http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/mediatheque

 


 

Pablo Picasso : Portrait de Dora Maar (1937 – détail)

Source de l'image : https://www.museepicassoparis.fr/fr/portrait-de-dora-maar

 

 

Pour l'expression analytique de la première étape de la 2e filière, comme pour toutes les premières étapes de l'art des grottes peintes nous revenons à la grotte Chauvet.

Avec les animaux emboîtés de la 1re filière, ces lions aux deux yeux du même côté du museau sont certainement les audaces les plus étonnantes des peintres de la grotte Chauvet. À aucune autre époque du paléolithique on ne trouve de telles inventions, et ce sont bien des inventions puisque pas plus que ces peintres n'ont eu l'occasion d'observer des rhinocéros alignés de telle sorte que leurs cornes décroissent avec le lointain en même temps que leurs corps s'agrandissent avec le lointain, ils n'ont eu l'occasion d'observer des lions ayant deux yeux du même côté du museau. Les peintures préhistoriques ne manquent pas de torsions et de rabattements, comme des cornes vues de face sur un corps de profil, ou un fessier vu de dessus sur un corps vu de profil comme sur certaines des gravures de Cussac, mais toujours on peut alors passer imaginairement d'un morceau à l'autre de la représentation en changeant son point de vue. Cela donne lieu à une gymnastique visuelle plus ou moins compliquée, mais jamais on n'est devant une vue impossible à décomposer. Par aucun rabattement ou aucune torsion de l'animal on ne peut cette fois placer deux yeux côte à côte sur un même côté du museau d'un lion tout en plaçant l'arête médiane de son museau à côté de ces yeux accolés. Il a sans doute fallu attendre Picasso pour retrouver cette solution anatomiquement impossible de visages dont les deux yeux sont sur le même côté du visage et du même côté par rapport à l'arête du nez, exactement comme il en va pour ces têtes de lion de la grotte Chauvet.

Dans une telle circonstance notre esprit reconnaît qu'il n'est pas possible que ces deux yeux appartiennent à une même vision de l'animal et considère qu'ils s'ajoutent l'un à l'autre de façon incongrue, donc en 1+1. Par contre, il constate que l'apparence matérielle de l'animal est unifiée tout en contenant deux parties autonomes, si bien que la notion de matière a ici le caractère 1/x.

Il s'agit d'une expression analytique, car on peut considérer séparément que la tête nous est matériellement présentée sous forme unitaire et qu'il n'est pas matériellement possible que cette apparence corresponde à la réalité d'un lion. Cette configuration correspond au thème qui sera celui de l'expression analytique de toute la 2e filière : dans celle-ci il y aura toujours une incompatibilité entre plusieurs parties de l'apparence d'un même être doté d'un esprit.

À la première étape de la 2e filière l'effet prépondérant est le ça se suit/sans se suivre : les deux yeux de l'animal se suivent côte à côte et sur un même côté de son museau, mais nous savons qu'en réalité les yeux ne se suivent pas ainsi. L'effet de regroupement réussi/raté provient de ce que la réunion des deux yeux sur un même côté du museau est réellement réussie sur la peinture mais échoue dans notre esprit car nous ne sommes pas convaincus de sa plausibilité. L'effet de fait/défait s'appuie sur la même incompatibilité : la réunion des deux yeux sur un même côté du museau est faite sur la peinture, mais mentalement notre esprit la défait. Ces deux yeux sont reliés entre eux et reliés au reste du museau par un trait noir estompé qui marque la présence de la joue tandis que l'incongruité de leur position côte à côte nous saute aux yeux et fait que leur présence se détache dans notre esprit : c'est un effet de relié/détaché. Enfin, la présence de ces deux yeux côte à côte nous désarçonne, ce qui implique une déstabilisation caractéristique de l'effet du centre/à la périphérie.

 

 


 

Grotte Chauvet-Pont d'Arc : deux bisons partageant le même avant-train et un détail du pendant dit « de la Vénus »

Source des images : http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/mediatheque


 

Tout aussi anormalement que des lions avec deux yeux du même côté du museau, on trouve à plusieurs occasions des animaux qui, tels ces deux bisons de tailles très différentes, n'en ont pas moins une partie commune. Et l'on peut se demander si le dessin très bizarre du ventre de « la Vénus du pendant », ne correspond pas à deux répétitions de son vagin, peut-être même trois, empilées les unes sur les autres. Cela expliquerait pourquoi tout son ventre est de couleur foncée, comme s'il était bizarrement poilu. Et l'on peut aussi se demander si le trait vertical situé à côté d'une de ses jambes n'est pas un redoublement de cette jambe. Le bison à une seule tête mais deux corps dont l'anomalie ne fait aucun doute se range parfaitement dans le thème de l'expression analytique de la 2e filière, un thème dont on a dit qu'il consistait en l'incompatibilité entre elles de plusieurs parties de l'apparence d'un même animal ou d'un même humain.

Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément la partie normale de l'animal ou de la femme et le fait qu'il y a un redoublement anormal d'une autre partie de son corps.

Tous les effets plastiques que l'on a considérés pour les lions aux yeux accolés se retrouvent dans le redoublement partiel d'un corps : la partie redoublée suit la partie normale mais ne la suit pas dans la mesure où elle est « en trop », l'animal représenté est à la fois fait et défait par cette anomalie, les deux corps sont détachés l'un de l'autre sur la partie où ils ne se recouvrent pas tandis qu'ils sont reliés l'un à l'autre par leur partie commune, et cette anomalie d'un corps partiellement redoublé ne manque pas de nous désarçonner, de nous déstabiliser.

 

 



 

Grotte Chauvet-Pont d'Arc : trois têtes d'aurochs du panneau des chevaux et le panneau des lions

Source des images : http://archeologie.culture.fr/chauvet/fr/mediatheque

 

 

Pour l'expression synthétique de la première étape de la 2e filière, le panneau des lions dans son ensemble et les trois têtes d'aurochs bien décalées les unes des autres qui se trouvent à gauche du panneau des chevaux. Qu'il s'agisse de ces aurochs ou qu'il s'agisse des lions, nous n'avons pas affaire à des animaux entiers, seulement à des têtes, parfois accompagnées du poitrail et des pattes avant. On peut d'ailleurs leur ajouter celles des têtes de bisons situées à la gauche du panneau des lions qui ne sont pas alignées sur son arête terminale.

Dans l'expression synthétique de la 1re filière les têtes animales se butaient les unes contre les autres pour correspondre à l'effet prépondérant qui était le centre/à la périphérie. Dans la 2e filière l'effet prépondérant est maintenant le ça se suit sans se suivre, ce qui implique que les têtes animales se suivent maintenant à distance, et souvent décalées en hauteur les unes par rapport aux autres : ces têtes se suivent puisqu'elles appartiennent à un même troupeau, mais elles sont séparées par une distance bien nette ou par un décalage de niveau et ne se suivent donc pas.

Dans une telle disposition chaque partie d'un être doté d'un esprit succède à une autre, et elles s'ajoutent l'une à l'autre en 1+1 puisque leur rassemblement ne génère pas une forme globale de niveau supérieur. Par différence, la paroi matérielle qui reçoit ces peintures est continue et correspond à une unité globale de paroi parsemée de multiples têtes animales, ce qui permet de lui attribuer le type 1/x.

Il s'agit d'une expression synthétique, car on ne peut pas constater que ces têtes d'animaux semblables sont décalées les unes des autres sans constater qu'elles forment un groupe ou un troupeau réparti sur une même surface de paroi. Cette disposition correspond au thème de l'expression synthétique de la 2e filière, à savoir la réunion de 1+1 animaux en groupe ou en file répartis sur une même paroi au caractère 1/x. Il s'agira souvent d'animaux semblables pour accuser l'effet de groupe, mais cela ne sera pas toujours nécessaire.

On ne revient pas sur l'effet prépondérant déjà évoqué. Celui de regroupement réussi/raté s'exprime par le rassemblement en groupe des têtes animales semblables, un rassemblement qui est raté puisque chacune se distingue bien des autres, voire se singularise souvent par un coloris ou par un dessin qui lui est propre. L'effet de fait/défait utilise la représentation seulement partielle des animaux : ils sont bien faits puisqu'on les repère, mais il leur manque une partie de leur corps et sont donc défaits. Ces têtes animales sont reliées les unes aux autres parce qu'on y reconnaît des groupes de têtes semblables, souvent aussi parce qu'elles se superposent partiellement ou que des traits des unes vont rejoindre les autres, mais elles n'en sont pas moins clairement détachées visuellement les unes des autres, ce qui correspond à un effet de relié/détaché. Enfin, l'effet du centre/à la périphérie s'exprime ici par le fait que chaque tête animale est pour nous un centre d'intérêt visuel qui est entouré de tous côtés, c'est-à-dire sur toute sa périphérie, par des centres visuels semblables.

 

 



 

Grotte de Cussac, Gironde, France : gravures d'un bison/cheval et de deux femmes

Sources des images : Grotte de Cussac – 30 000, éditions confluences (2020), http://www2.culture.gouv.fr/culture/arcnat/cussac/fr/photo5.htm et https://www.researchgate.net/figure/fig5_326460473


 

 

Pour la deuxième étape de la 2e filière et son expression analytique, on retrouve les gravures de la grotte de Cussac, en Gironde.

On a dit que le thème de l'expression analytique de la 2e filière consistait à représenter les animaux ou des humains dont une partie était très anormale, incompatible avec le reste de la figure. Ce bovidé a anormalement une tête de cheval et ces deux femmes ont des membres en Y très anormaux, terminant très précocement la cuisse ou l'avant-bras en forme de triangle exagérément pointu, et remplaçant la partie terminale du membre par une simple ligne sans épaisseur.

Il s'agit d'une expression analytique car nous pouvons considérer séparément les parties du bison ou des femmes qui renseignent à peu près normalement sur leur réalité et leurs parties qui sont très anormales.

Notre esprit considère que les parties normales et les parties anormales ne vont pas ensemble, qu'elles s'ajoutent donc l'une à l'autre en 1+1, tandis que l'apparence matérielle de ces créatures est compacte et continue tout en regroupant des parties aux statuts différents, ce qui relève du type 1/x.

À la deuxième étape de la 2e filière l'effet prépondérant est, comme à la première, le ça se suit/sans se suivre : le tracé des parties anormales suit le tracé des parties normales puisque le trait est continu, mais dans notre esprit ces parties anormales ne devraient pas être là et nous faisons comme si elles ne le suivaient pas. Les représentations sont suffisamment réalistes pour que nous nous laissions entraîner à lire qu'il s'agit d'un bison ou d'une femme, mais les anomalies que nous y décelons nous en retiennent : c'est un effet d'entraîné/retenu. Les parties normales et les parties anormales sont nécessairement autonomes les unes des autres, mais elles construisent ensemble la représentation d'un être complet : effet d'ensemble/autonomie. La forme en triangle pointu des membres anormaux implique que leur volume se referme très brusquement, mais il se prolonge comme à l'infini par un trait fin, ce qui implique qu'il n'est donc pas fermé mais qu'il reste ouvert : c'est un effet d'ouvert/fermé. Le bison/cheval forme une créature compacte, fermée, mais nous pouvons dissocier mentalement la tête de son corps, ce qui est une façon de l'ouvrir.

 

 

 


Grotte de Cussac, Gironde, France : gravures de deux bisons et d'un cheval

 

Source de l'image : https://journals.openedition.org/paleo/919

 

 

Pour l'expression synthétique de la deuxième étape de la 2e filière, une file de la grotte de Cussac avec un cheval, un bison entier et un bison seulement représenté par son dos et ses cornes.

Ces êtres dotés d'un esprit s'ajoutent l'un derrière l'autre en 1+1 sans faire ensemble autre chose qu'une file de 1+1 animaux. La matière de la roche qui reçoit ces gravures est continue et forme une unité matérielle plus grande que chacune des gravures qu'elle reçoit, de telle sorte que la notion de matière relève ici du type 1/x quand la notion d'esprit relève du type 1+1. Une telle file d'animaux correspond au thème de l'expression synthétique de la 2e filière.

Il s'agit d'une expression synthétique car on ne peut pas considérer l'existence d'une file d'animaux sans prendre en compte le fait qu'elle regroupe plusieurs animaux décalés les uns des autres.

L'effet prépondérant de ça se suit/sans se suivre correspond au fait que les trois gravures animales se suivent en file alors que le bison central ne suit pas la même direction que les deux autres animaux mais va en sens contraire. L'effet d'entraîné/retenu est aussi porté principalement par le bison central, car à la vue des deux autres on est entraîné à lire qu'il s'agit d'une file d'animaux entiers, ce dont on est retenu lorsqu'on constate que ce bison n'est que partiellement représenté. L'effet d'ensemble/autonomie est porté par le fait que les trois animaux sont très différents les uns des autres, par leur race ou par leur type de représentation, alors qu'ils font ensemble un effet de file. Enfin, l'effet d'ouvert/fermé utilise aussi la particularité du bison central dont le corps reste très ouvert quand celui des autres animaux est presque complètement fermé par un tracé qui en fait le tour.

 

 

 


Gravure du cheval avec cornes dans la Grotte Cosquer, Bouches-du-Rhône, France

 

Source de l'image : La Grotte Cosquer, Éditions du Seuil, 1992

 

 

Pour l'expression analytique de la troisième étape de la 2e filière, un cheval cornu gravé dans la grotte Cosquer.

À l'étape précédente un animal à cornes à tête de cheval, cette fois c'est un cheval avec des cornes, par ailleurs apparemment blessé au cou par deux flèches. Nous sommes toujours dans le thème de l'expression analytique de la 2e filière consistant à représenter des animaux ou des humains dont une partie est incompatible avec le reste de la figure. Il s'agit d'une expression analytique car nous pouvons considérer séparément la partie principale du cheval et l'anomalie de la présence de ses cornes.

Notre esprit considère que les deux parties incompatibles de cet animal bizarre s'ajoutent en 1+1 tandis que son apparence matérielle bien compacte se divise en ces deux parties, ce qui relève du type 1/x.

À la troisième étape de la 2e filière, l'effet prépondérant est l'homogène/hétérogène : l'ensemble du dessin est réalisé de façon homogène par des traits de gravure, mais la présence des cornes est hétérogène avec la nature chevaline de l'animal. Un corps chevalin et la présence de cornes sont deux réalités normalement séparées qui sont ici rassemblées dans un même animal : c'est un effet de rassemblé/séparé. Pour la même raison il s'agit de réalités incommensurables synchronisées sur une même représentation : c'est un effet de synchronisé/incommensurable. Le graphisme gravé se poursuit en continu, mais intellectuellement nous coupons l'une de l'autre ses deux parties incompatibles : c'est un effet de continu/coupé.

 

 

 


Grotte Cosquer, Bouches-du-Rhône, France : le panneau des chevaux

 

Source de l'image< : La Grotte Cosquer, Éditions du Seuil, 1992

 

 

Pour l'expression synthétique de la troisième étape de la 2e filière, le « panneau des chevaux »  peint dans la grotte Cosquer, inondé en partie basse par la montée du niveau de l'eau. Ce panneau comporte quatre chevaux, celui du haut est représenté en entier, celui de gauche seulement par son avant-train qui est coupé par la présence d'un cheval plus petit tourné en sens inverse et dont la tête est très dégradée, on ne sait pas si celui du bas à droite était complet à cause de la possible érosion par l'eau des parties basses de sa peinture. Des gravures postérieures de deux bouquetins ont été réalisées en partie sur la surface peinte de ces chevaux.

Nous avons affaire à un groupe de formes animales séparées les unes des autres conformément au thème de l'expression synthétique de la 2e filière. Le rattachement à une expression synthétique relève, comme les autres fois, de l'impossibilité de lire l'existence de ce groupe sans prendre en compte sa division en multiples animaux.

Il s'agit d'une addition de 1+1 animaux dotés d'un esprit tandis que la matérialité de la surface de la paroi constitue une unité globale recevant ces multiples images animales et relève donc du type 1/x.

L'effet prépondérant d'homogène/hétérogène correspond au fait qu'il s'agit de façon homogène de la représentation de chevaux, alors que ceux-ci sont hétérogènes entre eux par la taille, leur orientation, leur caractère entier ou partiel, et divers autres détails de leur aspect. L'effet de rassemblé/séparé va de soi puisque ce groupe rassemble de multiples chevaux bien séparés les uns des autres, physiquement pour les deux chevaux de droite, par leurs tailles et par leurs directions pour les deux chevaux de gauche. L'effet de synchronisé/incommensurable provient de la synchronisation de l'apparition de ces quatre chevaux sur la paroi, à une hauteur incompatible avec celle des chevaux du bas pour ce qui concerne celui du haut, et à une échelle incompatible avec celle des autres pour le cheval central situé sous la coulure de calcite brun-rouge. Indépendamment de ces incompatibilités entre les diverses représentations, le fait même de voir apparaître des chevaux peut être considéré, du moins pour cette époque de l'humanité, comme incommensurable avec la nature matérielle de la paroi dont ils semblent émerger. Enfin, l'effet de continu/coupé se rapporte à l'allure de leur groupe, qui est celle d'un ensemble continu de représentations chevalines coupées les unes des autres, soit par leur écartement physique, soit par leurs directions.

 

 

 


Foz Côa, Portugal : bouquetin piqueté et gravé à double tête

 

Source de l'image : http://www.koregos.org/en/didier-martens-les-grottes-ornees-a-la-lumiere-de-lhistoire-de-lart/

 

 

Pour l'expression analytique de la quatrième étape de la 2e filière, une gravure en plein air de la vallée du Côa, au Portugal.

Ce bouquetin, piqueté et gravé sur la roche, a la particularité d'avoir deux têtes branchées sur le même corps et ayant leurs cornes qui se prolongent mutuellement. Il est parfois dit que cela correspond à la volonté de fabriquer une image animée donnant l'impression que l'animal bouge sa tête. On peut cependant faire valoir que l'imbrication des deux cornes dans un même arc continu contribue à rigidifier la figure et à bloquer les deux têtes l'une à l'arrière de l'autre, tout autant que d'aider à visualiser le passage d'une position de tête à l'autre.

Ce bouquetin à deux têtes a sa place dans le thème propre à l'expression analytique de la 2e filière puisque l'une des têtes est anormalement ajoutée sur son corps, tout comme le bison de la grotte Chauvet avait un corps surnuméraire ajouté sur son avant-train. Il s'agit d'une expression analytique puisqu'on peut considérer séparément la partie normale du corps de l'animal et l'existence anormale de ses deux têtes.

En examinant un tel animal à deux têtes notre esprit ne peut que considérer que l'une des deux s'ajoute à l'autre de façon anormale, et donc en 1+1, tandis que l'apparence matérielle de ce bouquetin est bien unifiée malgré son anomalie, à moins que l'on ne considère qu'il y a là deux bouquins distincts en grande partie exactement superposés l'un sur l'autre. Dans les deux cas, cela relève d'une matérialité du type 1/x.

À la quatrième étape de la 2e filière, l'effet prépondérant est le rassemblé/séparé. Cela va de soi pour ce bouquetin dont les deux têtes bien séparées sont rassemblées sur un même corps. À moins que l'on ne se dise qu'il s'agit de deux bouquetins séparés exactement rassemblés sur une partie de leurs représentations. L'effet de lié/indépendant s'associe à l'effet précédent : les deux têtes indépendantes sont liées sur un même corps. L'effet de même/différent utilise le fait que deux têtes différentes appartiennent à un seul et même corps, ce qui vaut aussi pour l'effet d'un/multiple. Enfin, puisqu'à l'intérieur de la représentation du bouquetin il y a une tête en trop, cette tête doit être considérée comme extérieure à lui bien qu'elle soit à l'intérieur de la représentation de son corps : c'est un effet d'intérieur/extérieur.

 

 



 



 

Grotte de Lascaux, Dordogne : frise des Cerfs nageant, un groupe de cerfs et deux frises de petits chevaux

Source des images : http://archeologie.culture.fr/lascaux/fr/mediatheque

 

Pour l'expression synthétique de la quatrième étape de la 2e filière, nous revenons à la grotte de Lascaux avec quelques exemples de files ou de groupes d'animaux semblables comme il y en a quantité dans cette grotte : la frise dite « des Cerfs nageant », deux frises de petits chevaux, dont l'une se trouve juste sous « la vache qui tombe » et l'autre juste devant la « Licorne » de la rotonde des taureaux, enfin, un groupe de cerfs situé à côté de la frise de petits chevaux citée précédemment et dont seule une partie est reproduite ici.

On est en plein dans le thème de l'expression synthétique de la 2e filière, et les files ou les groupes d'animaux ne regroupent ici que des animaux de la même espèce. Comme dans les cas précédents l'expression est synthétique, car on ne peut pas prendre en compte l'existence d'une file ou d'un groupe sans prendre en compte le fait qu'il y a là plusieurs animaux distincts les uns des autres.

Comme aux étapes précédentes on a aussi affaire à une répétition de 1+1 animaux puisque leur addition n'engendre aucune unité globale autre que la file ou le groupe qu'ils génèrent en se répétant de la sorte. Comme chaque fois aussi, la paroi continue qui les reçoit a le caractère d'une unité globale recevant de multiples représentations et sa matérialité relève donc du type 1/x.

L'effet prépondérant de rassemblé/séparé va de soi dès lors que ces files ou ces groupes rassemblent de multiples animaux bien séparés les uns des autres. L'effet de lié/indépendant est produit par l'effet de file ou de groupe puisque chaque représentation animale est bien séparée des autres, donc bien indépendante des autres, tout en étant liée aux autres par leur participation commune à une même file ou à un même groupe visuellement repérable. L'effet de même/différent s'exprime par le fait que la même file ou le même groupe comporte différents animaux, et aussi par le fait que, à l'intérieur d'une même espèce, les animaux ont des apparences différentes. Dans chaque file ou groupe les animaux sont bien décalés les uns des autres, ce qui permet que l'extérieur de chacun soit bien repérable à l'intérieur de leur file ou de leur groupe : c'est un effet d'intérieur/extérieur. Enfin, par nature, une file ou en groupe est une unité qui se décompose en de multiples parties, ce qui relève de l'effet d'un/multiple.

 

 

 


Grotte de Marsoulas, Haute-Garonne : réplique du bison ponctué

 

Source de l'image : https://www.futura-sciences.com/sciences/dossiers/prehistoire-art-prehistorique-prehistoire-peintures-2301/page/6/

 

 

Nous arrivons à la cinquième et dernière étape de la 2e filière et à son expression analytique. Nous examinons pour cela le bizarre bison ponctué de rouge de la grotte de Marsoulas qui date du Magdalénien et qui n'est pas sans rappeler les chevaux ponctués de noir de la grotte du Pech-Merle.

Par différence avec les chevaux du Pech-Merle, ces ponctuations ne remplissent pas partiellement un corps dont le dessin est complètement extérieur à la surface qu'ils occupent, ils viennent ici se surimposer à un dessin préalablement gravé et seulement très localement rehaussé de noir. Le relevé que l'on reproduit des étapes de sa réalisation montre que, après exécution de la nappe des points rouges, la gravure de la bouche et du fanon du bison a été un peu agrandie. Il est possible que ce soit avec la volonté de faire mieux réapparaître la présence de la gravure sous-jacente trop minimisée par la présence visuelle très forte de cette nappe rouge.

 

 


Relevé des étapes successives de la réalisation du bison ponctué de Marsoulas par C. Fritz et G. Tosello

 

Source de l'image : L'art de la Préhistoire, éditions Citadelles & Mazenod, 2017

 

 

Nous avons là un animal qui est partiellement représenté par des aspects réalistes, ceux dont rendent compte la gravure et les tracés noirs, et partiellement affecté par une nappe de points rouges qui ne correspond à rien de l'apparence réelle de l'animal et qui ne peut être perçue que comme une anomalie. Dans notre esprit, l'image globale que nous avons de cet animal cumule donc deux aspects incompatibles qui s'ajoutent en 1+1, mais son apparence matérielle est bien compacte et s'affirme par une multitude de points rouges accumulés les uns contre les autres ce qui relève du type 1/x.

Par différence avec les chevaux ponctués du Pech-Merle, ces deux aspects 1+1 incompatibles ne se répartissent pas sur des parties différentes de l'animal mais se superposent sur la presque totalité de la représentation, si bien que notre esprit peut aussi bien considérer qu'il a ici affaire à une représentation comportant deux lectures inséparables et relevant donc du type 1/x. Bien entendu, cette particularité de la combinaison d'une lecture du type 1+1 avec une lecture du type 1/x est caractéristique de la dernière étape de la filière.

L'addition très anormale d'une nappe de ponctuation rouge sur la représentation autrement normale d'un bison correspond au thème propre à l'expression analytique de la 2e filière, l'expression étant ici analytique puisque l'on peut considérer séparément le fait qu'il y a là une représentation de bison et le fait qu'un aspect de cette représentation est très anormal.

À la dernière étape de la 2e filière, l'effet prépondérant est le synchronisé/incommen-surable : la présence d'une nappe de points rouges n'a absolument rien à voir avec une représentation de bison, elle est donc incommensurable avec une telle représentation, mais elle est pourtant exactement synchronisée avec sa représentation gravée et dessinée puisqu'elle s'y superpose. L'effet de même/différent peut se lire de différentes façons. D'abord, on peut considérer que la représentation gravée et dessinée a la même apparence que celle d'un bison, tandis que l'apparence donnée par la nappe des points rouges en est très différente. Ensuite, on peut considérer qu'on a là une seule et même représentation qui comporte deux parties différentes, l'une gravée et dessinée, l'autre peinte en rouge. Enfin, on peut considérer qu'il y a là une multitude de différents points rouges qui ont tous la même apparence. Ces deux derniers aspects valent également pour l'effet d'un/multiple. L'effet d'intérieur/extérieur profite lui aussi de l'incongruité de la nappe des points rouges : elle fait bien partie de la représentation du bison et est donc à son intérieur, mais nous ressentons aussi sa présence comme anormale et la considérons extérieure à la représentation. Cet effet d'intérieur/extérieur concerne d'une autre façon la nappe des points rouges : l'extérieur de chacun des points est bien repérable à l'intérieur de leur groupe. Enfin, l'effet de regroupement réussi/raté joue sur le fait que la nappe des points rouges est physiquement regroupée avec la représentation du bison tandis que l'anomalie irréaliste de sa présence fait rater ce regroupement, et on peut aussi considérer que son regroupement avec la représentation gravée est raté puisqu'une partie de cette gravure s'étend au-delà de la surface de la nappe des points rouges.

 

 

 


Grotte d'Altamira (fac-similé) : vue d'ensemble du plafond des polychromes

 

Source de l'image : https://www.facebook.com/museodealtamira/photos/

 

 

Pour l'expression synthétique la cinquième et dernière étape de la 2e filière, à nouveau des bisons recroquevillés peints sur le plafond de la grotte d'Altamira.

Sur l'ensemble du plafond, ils sont quatre qui correspondent à une attitude recroquevillée, leurs pattes étant ramassées sur leur flanc et ne dépassant pas au-delà du volume très compact de leur corps. Deux des quatre ont leur volume qui coïncide exactement avec celui d'une forte bosse du plafond, les deux autres ont seulement leur arrière-train ou leur tête qui sont associés à des reliefs de la paroi. Les trois bisons dont le volume du corps est le plus fortement associé aux bosses du plafond forment un groupe bien repérable qui correspond à la photographie donnée ci-dessous. Le quatrième, qui est celui « qui tourne la tête » et qu'on a analysé en second à l'occasion de la 1re filière, est situé juste à l'avant de ce groupe et se remarque aussi fortement parmi les autres animaux du fait que le volume de sa tête utilise un relief très important du plafond, comme on le voit sur le bord gauche de la photographie.

Dans le bison situé dans le coin haut à gauche de la seconde photographie, on reconnaît celui analysé en premier dans le cadre de la 1re filière, mais il s'agit cette fois d'une photographie de la reproduction en fac-similé du plafond de cette grotte ce qui explique la plus grande netteté du contraste des couleurs. Par différence avec la 1re filière nous ne nous intéresserons pas au style des représentations, seulement à l'utilisation des bosses qui préexistaient sur le plafond de la voûte et qui ont servi à suggérer le volume des animaux. Comme déjà dit en effet, c'est très probablement pour faire coïncider au mieux le volume de ces bisons avec celui des bosses du plafond que le choix de bisons très excessivement recroquevillés a été fait, cette attitude justifiant que les pattes recouvrent entièrement le volume de ces bosses sans dépasser leurs limites. Seules les cornes et les queues s'en échappent, voire les crinières. On sait que l'entrée de la caverne procurait à l'époque préhistorique une source de lumière naturelle qui mettait en valeur les reliefs du plafond, ce qui faisait donc spécialement ressortir ce groupe de bisons à l'attitude recroquevillée parmi l'ensemble des plus de deux douzaines d'animaux peints sur le plafond.

 

 


Grotte d'Altamira , Cantabrie, Espagne (fac-similé) : bisons recroquevillés peints sur des bosses du plafond

 

Source de l'image : https://dynaimage.cdn.cnn.com
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Conformément au thème de l'expression synthétique de la 2e filière ces bisons recroquevillés apparaissent comme des êtres dotés d'un esprit qui s'ajoutent en 1+1 les uns à côté des autres. Quant à lui, le plafond se présente comme continuité d'ensemble munie de différentes bosses aux contours bien repérables, des bosses qui se continuent d'ailleurs au-delà de l'emplacement des bisons recroquevillés. Par ailleurs, sa couleur naturelle ocre doré lui donne une forte unité, d'autant que cette couleur se différencie de la couleur brune des murs. Au total, la matérialité du plafond apparaît donc comme une unité marquée de multiples reliefs, ce qui la fait relever du type 1/x.

Bien qu'ils s'ajoutent en 1+1 les uns à côté des autres, les bisons recroquevillés se distinguent toutefois des autres animaux par le fait que, spécialement pour eux, l'esprit de l'artiste a profité des reliefs du plafond pour leur donner du volume. De surplus, l'esprit de l'artiste a décidé de leur donner la même attitude globalement recroquevillée qui tranche avec celle des autres animaux dont les pattes dépassent du volume du corps, il a décidé de leur donner une direction commune qui tranche avec celle des animaux immédiatement voisins, et il a aussi décidé de donner une couleur rouge vif à leur pelage, ce qui n'est pas le cas de tous les animaux représentés sur le plafond puisque certains sont davantage à dominante grise, ou jaunâtre. Bref, pour ces êtres dotés d'un esprit qui s'ajoutent en 1+1 les uns à côté des autres et à côté des autres animaux peints sur le plafond, l'esprit de l'artiste a tout fait pour qu'ils apparaissent également comme formant un groupe bien distinct de plusieurs unités semblables, ce qui, du point de vue de l'esprit, permet qu'ils relèvent aussi du type 1/x. Très normalement pour la dernière étape d'une filière, nous constatons encore une fois que le type 1+1 associé à la notion d'esprit se combine avec une autre lecture, également liée à la notion d'esprit mais cette fois du type 1/x.

L'effet prépondérant de synchronisé/incommensurable correspond à la conjonction improbable de formes animales recroquevillées avec des reliefs du plafond, d'autant que des bisons ne sont pas supposés voler et apparaître sur nos têtes. Ces deux types de réalité n'ont rien à voir l'un avec l'autre et sont donc incommensurables, mais ils ont su se synchroniser pour coïncider physiquement l'un avec l'autre. L'effet de même/différent s'exprime par le fait qu'un seul et même groupe d'animaux regroupe en lui-même différents animaux, et l'utilisation d'un même registre de couleur et d'une même allure recroquevillée fait que cet effet joue aussi du procédé de la ressemblance par lequel ils sont à la fois identiques et différents les uns des autres. Le décalage bien net des animaux entre eux fait que l'extérieur de chacun est bien repérable à l'intérieur de leur groupe : c'est un effet d'intérieur/extérieur. Ce groupe d'animaux à l'aspect très unifié forme évidemment une unité composée de multiples animaux, ce qui relève de l'effet d'un/multiple. Enfin, on a expliqué toutes les raisons qui font réussir le regroupement visuel du groupe des bisons recroquevillés, mais tous n'épousent pas aussi bien le volume des bosses du plafond, ce qui fait simultanément rater leur regroupement.

 

> Suite du Chapitre 14


[1]Détail de l'évolution de cette peinture dans « Art Pariétal – Grottes ornées du Quercy » de Michel Lorblanchet aux Éditions du Rouergue

[2]On trouvera une analyse plus complète des effets plastiques concernant ce bison à l'adresse http://www.quatuor.org/art_histoire_b20_0001.htm