Chapitre 18

 

ANALOGISME

 

 

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18.0.  La phase analogiste – les deux notions, désormais toutes les deux globales, se groupent en unité dissymétrique :

 

En fin de phase animiste ou naturaliste, la notion de matière et celle d'esprit ont toutes les deux acquis le statut de notion globale, ce qui revient à dire que tous les faits distincts et variés qui semblent relever d'un effet de matière sont désormais regroupés dans une même notion, celle de matière, et que tous les aspects qui semblent correspondre à une manifestation de l'esprit sont désormais regroupés dans la notion d'esprit. Toutefois, si elles sont maintenant érigées en notions globales, elles sont encore loin de former le couple matière/esprit qu'elles formeront à l'issue de la phase de maturité. Cette maturité impliquera en effet qu'elles deviennent les exactes complémentaires l'une de l'autre, au point que ce qui sera perçu comme n'étant pas un fait de matière sera considéré comme relevant de l'esprit et inversement. Pour en arriver là, il faudra d'abord qu'elles s'associent en couple, puis que, à l'intérieur de ce couple, chacune affirme de plus en plus fortement son identité propre tout comme sa différence, puis enfin qu'elles apprennent à devenir chacune le parfait complément de l'autre.

Le premier pas est nécessairement celui de la mise ensemble, c'est-à-dire le groupement des deux toutes nouvelles notions globales à l'intérieur d'une unité plus haute qui les rassemblera et où elles pourront commencer à s'affronter et à se modeler au contact l'une de l'autre.

La question du groupement des deux notions en unité fait l'objet d'un retour cyclique, mais chaque fois sur une base différente. Cette question de l'unité se pose en fait à quatre stades différents qui nécessitent chacun un nombre croissant de phases, et pour bien resituer ce qui se passe de spécifique pendant la phase analogiste nous faisons maintenant un récapitulatif de la maturation de cette question en évoquant ses quatre stades successifs.

 

La première occasion de mise en unité ne nécessite qu'une seule phase, celle que l'on a appelée d'émergence.

Chaque unité créée à ce premier stade associe un aspect matériel pris au cas par cas avec un aspect qui relève de l'esprit également pris au cas par cas. Cette étape n'a pas été observée pour le cycle matière/esprit, sinon par allusion, car elle est antérieure aux grottes peintes préhistoriques. On a toutefois pu l'envisager pleinement au chapitre 12 pour le cycle produit-fabriqué/intention.

On rappelle que, au sortir de la phase de maturité du cycle précédent, nécessairement les deux notions se trouvent mises ensemble tout à fait au hasard, c'est-à-dire parfois toutes les deux du type 1+1 ou du type 1/x, et parfois de types contraires. Les paquets composites ainsi formés n'ont aucune relation entre eux, chacun correspondant à un cas particulier, mais leurs évolutions aboutissent au même résultat en fin de phase : les deux notions réussissent à se mettre en relation au cas par cas, finissant par faire un paquet dans lequel il apparaît légitime qu'elles soient ensemble de telle sorte qu'elles forment alors au cas par cas une unité plus haute qui les rassemble.

Au début de la phase suivante, celle de 1re confrontation (voir chapitre 13), on a remarqué que cette mise ensemble au cas par cas des deux notions pouvait se faire de deux manières différentes, selon que l'on considère d'emblée qu'elles forment un couple de deux notions différentes (notions couplées, associées à l'intérieur d'un rectangle dans les schémas suivants) ou selon que l'on considère qu'il s'agit de deux notions différentes qui s'ajoutent l'une à l'autre (notions additives, attachées par un tiret dans les schémas).

En pratique, qu'il s'agisse de groupements couplés ou additifs, seuls les groupements associant des types contraires ont de l'avenir. S'il s'agit d'un groupement de deux notions du type 1/x, elles auront réussi à se grouper au cas par cas en unité du type 1/x de plus haut niveau, et tout aura alors été dit car il n'y a plus de tension de différence suffisante entre elles pour mériter une complexification de leur relation. S'il s'agit d'un groupement de deux notions du type 1+1, l'évolution de la phase d'émergence leur aura permis de se transformer en deux notions du type 1/x avec la même conséquence de stérilité.

Au début de la phase suivante, on n'a donc affaire qu'à des groupements de notions au cas par cas de types différents, schématisés comme suit, avec un grand arrondi pour une notion 1/x et une suite de petits arrondis côte à côte pour une notion 1+1. La notion de matière (ou de produit-fabriqué pour le cycle suivant) est représentée en noir, la notion d'esprit (ou d'intention) est en blanc :

 

Les 4 cas d'unités groupant les deux notions au cas par cas après la phase d'émergence :

 

 

 

Couplées :


 

ou


 

Additives :


 

ou


 

Répété 1+1 fois au cas par cas

 

 

La deuxième mise en unité nécessite deux phases, lesquelles correspondent aux deux phases que l'on a appelées de confrontation. Pour le cycle produit-fabriqué/intention la phase de 1re confrontation a été traitée au chapitre 13, et pour le cycle matière/esprit les deux phases de confrontation ont été traitées aux chapitres 14 et 15.

À l'issue de la phase de 2d confrontation (voir chapitre 15), les deux notions, toujours conçues au cas par cas, ont fini par se grouper en couple de deux notions associées. Comme cette situation systématiquement en couple a fait disparaître les solutions additives, il ne reste que deux cas de figure à la fin de la phase de 2d confrontation, celui où c'est la notion de matière qui possède le type 1/x et celui où c'est la notion d'esprit, l'autre notion relevant alors du type 1+1. Cela introduit un partage entre une filière que l'on a dénommée de pré-animisme et celle que l'on a dénommée de pré-naturalisme :

 

  Ontologie matière/esprit à l'issue de la phase de 2d confrontation :

 

 

- option pré-animiste :

 

 

répété 1+1 fois au cas par cas

   ou

 

 

- option pré-naturaliste :

 

 

répété 1+1 fois au cas par cas

 

Dans ces schémas comme dans les précédents, la notion de matière est en noir et la notion d'esprit en blanc. Le ½ cercle divisé y indique le type 1/x et les ronds séparés le type 1+1. La forme globale en rond continu rappelle que les deux notions sont désormais groupées en une unité compacte malgré leur différence de type.

 

 

La troisième unité se construit en trois phases qui correspondent aux trois phases que l'on a dit « canoniques » puisqu'elles correspondent aux quatre ontologies définies par Philippe Descola. Dans la 1re, la phase totémique, celle des deux notions qui était du type 1/x au cas par cas s'est érigée en unité globale, transcendant ainsi ses situations au cas par cas. Dans la 2e, animiste ou naturaliste selon le cas, c'est la seconde notion qui acquiert à son tour ce type 1/x pour s'ériger en unité globale. Dans la 3e, la phase analogiste que nous allons maintenant envisager, les deux notions globales vont s'assembler dans le cadre d'une unité globale. N'étant pas encore mures pour s'affronter directement en tant que deux unités globales de même type 1/x, l'une devra renoncer à son type 1/x pour revenir au type 1+1 sans toutefois perdre son caractère de notion globale. Les unités alors formées sont semblables à celles formées à la fin de la phase de 2d confrontation, à la seule différence qu'elles ne correspondent plus à des expériences de matière ou d'esprit saisies au cas par cas mais toutes les deux à des notions globales. Ce qui, bien entendu, n'est pas une mince différence puisqu'il a précisément fallu trois étapes pour y parvenir.

Pour schématiser ces nouvelles unités obtenues à l'issue de la phase analogiste et que nous avions trouvées comme situation de départ en abordant la phase de 1er super-naturalisme (voir chapitre 7), le graphisme est modifié : chaque notion y apparaît continue pour correspondre à son caractère global désormais irréversible, même si elle est du type 1+1. Pour satisfaire ce principe, la notion disposant du type 1/x est mise en situation centrale tandis que la notion en 1+1 est reléguée en périphérie, continue donc, mais morcelée du fait de la présence de l'autre unité qui occupe la position centrale.

À l'issue de la phase analogiste, et donc au début de la phase de 1er super-animisme ou de 1er super-naturalisme, la différence entre les deux notions est encore floue, ce qui explique le graphisme flou utilisé pour les schématiser.

 

  Les deux types d'unités obtenues à l'issue de la phase analogiste :

 

 

1er super-naturalisme :


 

 

1er super-animisme : 


 

 

La quatrième unité, la plus mature, nécessite quatre phases pour se forger. On a appelé super-animisme ou super-naturalisme les deux premières, puis prématurité et maturité les deux dernières. À l'issue de celles-ci (voir chapitre 11), un couple de notions globales et complémentaires est formé, un couple à l'intérieur duquel chaque notion peut désormais se lier à l'autre dans le cadre d'une unité globale sans rien perdre de son indépendance.

 

  L'unité finale obtenue à l'issue de la phase de maturité :

 


 

 

Les particularités de la phase analogiste :

 

Après avoir relativisé le type d'unité que construit la phase analogiste en le replaçant dans la suite des unités de plus en plus matures qui se construisent à l'occasion d'un cycle, il nous faut introduire quelques aspects qui vont y engendrer une complexité particulière, et il faut le dire aussi, un intérêt particulier, car ces complexités sont à la source de la grande variété des expressions artistiques et architecturales de la période que l'on qualifie usuellement de médiévale.

Comme on l'a dit plus haut, au cours de la phase analogiste, sans rien perdre de son caractère global définitivement acquis l'une des deux notions va devoir renoncer à son type 1/x et passer au type 1+1. On peut supposer que ce renoncement est lié à l'incapacité des deux notions globales à s'affronter déjà directement en face à face et à égalité puisqu'il faudra encore quatre étapes pour qu'elles soient suffisamment mures pour y parvenir. En tout cas, c'est dès la première étape de la phase analogiste qu'apparaît cette dissymétrie entre les notions, ce qui montre bien l'impossibilité radicale qu'elles ont alors de supporter une situation symétrique. À l'entrée donc de la phase analogiste, certaines filières de civilisation vont basculer dans l'animisme, et d'autres dans le naturalisme.

Jusqu'ici, on a parlé de filière animiste et de filière naturaliste comme s'il y avait quelque chose d'inéluctable, après son adoption, dans la poursuite du caractère animiste ou naturaliste. La phase analogiste nous oblige à relativiser et à plutôt réserver le terme de « filière » à l'option concernant le caractère additif ou couplé du groupement des deux notions, car c'est ce choix-là qui va solidement se perpétuer à travers le temps, au point même provoquer de parfois des basculements entre animisme et naturalisme.

Dans le cas des filières relevant du type additif, aucun changement n'est à attendre pendant la phase analogiste : dès lors que les deux notions sont traitées de façons indépendantes et venant l'une après l'autre, que l'une ou l'autre ait acquis son caractère global lors de la phase précédente ou lors de la phase totémiste encore antérieure n'est pas de nature à changer quoi que ce soit. Dans le cas des filières relevant du type couplé, par contre, les deux notions n'ont cessé de se frotter l'une à l'autre, ce qui implique que la notion qui a acquis le caractère 1/x lors de la phase analogiste dispose à son issue du caractère 1/x le plus fort, le plus solide, car il a dû se construire en présence du type 1/x dont bénéficiait déjà l'autre notion, et donc qu'il a appris à supporter sa présence sans se défaire. Puisque pour se construire il devait déjà être plus fort que l'autre pour pouvoir s'édifier en sa présence, une fois complètement édifié, nécessairement sa solidité est encore plus dominante. À l'entrée dans la phase analogiste, puisque l'une des deux notions doit renoncer à son type 1/x, c'est donc la notion ayant acquis ce type en dernier qui le conservera puisqu'elle dispose du type le plus fort, le mieux établi, et la notion ayant acquis ce type en premier devra y renoncer. Étant bien entendu que la notion qui perd alors son type 1/x ne perd pas pour autant son caractère global qui est un acquis irréversible de l'évolution ontologique, elle devient seulement une notion globale du type 1+1.

Dans le cas de la civilisation occidentale à l'époque de la Renaissance, après l'analogisme de sa période médiévale, on a vu que c'était la notion de matière qui relevait du type 1+1. Les notions de matière et d'esprit étant pensées de façon additive dans cette filière de civilisation, cela prolongeait seulement le caractère naturaliste impliqué par le pré-naturalisme de ses phases précédentes.

Par différence, dans le cas des filières couplées, on va observer lors de la phase analogiste un basculement du pré-naturalisme vers l'animisme et du pré-animisme vers le naturalisme. On a vu que la Chine correspondait à des notions couplées relevant du pré-naturalisme, elle va donc acquérir un caractère animiste dès la première étape analogiste. À l'inverse, on a vu que l’Égypte pharaonique puis la civilisation nabatéenne correspondaient à des notions couplées relevant du pré-animisme, cette filière va donc acquérir un caractère naturaliste dès la première étape analogiste. À cette première étape, on observera ce caractère à Pétra, mais surtout dans la civilisation musulmane dont on peut considérer que c'est elle qui a prolongé la filière issue de cette partie-là du Moyen-Orient.

 

Dès lors que les notions de matière et d'esprit sont désormais des notions globales, inévitablement il faut décider de la façon dont on va les grouper : choisir de les penser comme un couple de notions (notions couplées) ou choisir de les penser comme deux notions autonomes qui s'ajoutent l'une à l'autre (notions additives). Comme ces deux situations se rencontrent aussi bien dans les cas animistes que dans les cas naturalistes, cela donne les quatre cas de figure que nous avons déjà eu à envisager pour la phase précédente.

Mais une autre différence de situation apparaît maintenant que les deux notions disposent d'un caractère global pleinement mature, car lorsqu'on va les mettre en présence, deux nouveaux cas de figure vont se présenter. Dans un premier cas, les deux notions vont rester complètement indépendantes l'une de l'autre, c'est-à-dire qu'elles ne vont pas spécialement chercher à faire quelque chose ensemble, que leur mise en présence résulte d'une option couplée ou qu'elle résulte d'une option additive. Dans un second cas, sans aucunement se combiner l'une à l'autre, les deux notions vont chercher de quelle manière elles pourraient se compléter, là encore que leur mise en présence résulte d'une option couplée ou qu'elle résulte d'une option additive. Finalement, ces deux options supplémentaires aboutiront à huit cas de figure distincts, c'est-à-dire huit filières de civilisations pour lesquelles nous devrons adopter des manières différentes de lire leurs expressions artistiques. Cela va compliquer notre tâche, rallonger l'analyse, mais nous ne pouvons pas faire l'impasse sur cette complication qui rend compte de rien moins que de la moitié de la diversité de l'art et de l'architecture pendant la période médiévale.

A priori, on peut se demander comment des notions mises ensemble de façon couplée peuvent rester indépendantes l'une de l'autre dès lors que leur couplage implique qu'elles soient d'emblée associées. En fait, il va désormais falloir envisager la notion de couplage de façon différente que dans la phase précédente. Alors, dans cette circonstance de couplage, nous disions que les notions de matière et d'esprit utilisaient les mêmes aspects de la forme, mais que ces aspects pouvaient se lire de plusieurs façons de telle sorte que s'y exprimaient aussi bien les effets plastiques propres à la notion de matière que les effets plastiques propres à la notion d'esprit. Lors de cette phase précédente, les expressions des deux notions étaient donc véritablement couplées, inséparables, et l'on peut attribuer leur manque complet d'indépendance au fait que l'une des deux notions en était seulement à construire son caractère global et que, n'en disposant pas encore, elle devait s'appuyer au mieux sur l'autre et sur son caractère global déjà acquis. Maintenant que les deux notions sont à égalité, elles peuvent désormais rester indépendantes, même si c'est par couplage qu'elles sont mises ensemble. Dans la pratique, cela se manifestera par des formes dans lesquelles les deux notions seront imbriquées ou étroitement alternées de telle sorte que l'on ne pourra pas saisir l'une sans saisir l'autre, et c'est cet aspect-là qui correspondra à leur situation couplée. Et nous observerons qu'alors chacune fera plastiquement des effets complètement différents des effets produits par l'autre, et cette fois c'est cela qui correspondra à leur indépendance.

Il convient toutefois de relativiser. Décider de poser d'emblée les deux notions comme formant un couple ou décider qu'elles s'ajoutent l'une à l'autre est un choix irréversible. C'est un choix préalable et, probablement, une attitude de penser qui se transmet sans discontinuité dans une civilisation donnée. Décider, ensuite, que ces deux notions vont rester indépendantes ou qu'elles vont chercher à se compléter est une option quelque peu versatile, car rien n'empêche de se contenter de les traiter de façon indépendante dans certains cas et de chercher dans d'autres cas comment elles pourraient bien se compléter. On verra par exemple, avec l'architecture romane, que le système des frises lombardes relève du choix de traiter les deux notions indépendantes l'une de l'autre, mais qu'il peut très bien être utilisé dans des architectures où les deux notions sont, par ailleurs et principalement, traitées de façons complémentaires. Les échanges nombreux à cette époque entre l'Italie et la France suffisent à expliquer la contagion de cette solution plastique « lombarde » vers la France, et même vers l'Allemagne. Dans des civilisations plus isolées ou plus jalouses de leur style propre, le terme de filière de civilisation peut toutefois se révéler plus approprié pour ce qui concerne l'option de notions indépendantes ou de notions se complétant.

 

Dans le tableau suivant sont rassemblés les huit cas de figure à envisager pour les expressions artistiques propres à la phase analogiste.

Les deux premières colonnes correspondent aux filières qui se préparent à la phase de 1er super-animisme. Dans la première colonne, nous trouvons les cas dans lesquels les deux notions sont mises ensemble par addition l'une à l'autre, sur la deuxième colonne les cas dans lesquels elles sont mises ensemble par couplage. Sur la première ligne de ces deux colonnes nous trouvons les cas dans lesquels les deux notions gardent des expressions totalement indépendantes, que ce soit en situation additive ou en situation couplée, sur la seconde ligne nous trouvons les cas où elles cherchent plutôt à trouver un moyen de se compléter.

La même séparation en quatre cas de figure se retrouve dans les deux dernières colonnes qui correspondent aux filières qui se préparent à la phase de 1er super-naturalisme.

Avant d'envisager l'une après l'autre l'architecture résultant de ces différents cas de figure, on envisagera un exemple d'architecture caractéristique de chacune de ces situations afin de faire ressortir, par comparaison, l'originalité propre de chacune de ces huit filières de civilisation. Les numéros du tableau renvoient à celui de ces exemples. Nous commencerons par les filières qui évolueront vers le super-naturalisme, c'est-à-dire celles dans lesquelles la notion d'esprit conservera son type 1/x alors que la notion de matière se retrouvera de type 1+1 à l'entrée de la phase de 1er super-naturalisme. Pour des raisons de brièveté, nous n'envisagerons ensuite que les arts plastiques de la civilisation occidentale se préparant au super-naturalisme en filière additive (cas 1 et 2).

La filière (5) correspond à la Méso-Amérique. Nous l'écarterons car nous ne pourrions en étudier que la première étape du fait de la colonisation hispanique et des missionnaires chrétiens qui l'ont complètement détruite et anéantie en tant que civilisation autonome.

Les 7 autres filières seront envisagées tour à tour.

 

Tableau des différentes filières de l'analogisme ([1])

 

 

Matière 1/x

Matière 1+1

 

additif

couplé

additif

couplé

esprit

1/x

indépendants

 

 

 

 

(1) Italie

 

 

(3) Pétra,

Est Musulman

se

complètent

 

 

 

 

 

(2) Europe

du Nord

 

(4) Ouest

Musulman

esprit

1+1

indépendants

 

 

Méso-Amérique (5)

 

 

Chine (7)

 

vers le super-naturalisme

 

se

complètent

 

Orthodoxe

(6)

 

Khmer (8)

Inde

 

vers le super-animisme


 

Nota : au Moyen-Orient et en Occident, la phase analogique qui va y consacrer l'unité et la prédominance de l'esprit commence vers l'an 80, et donc en même temps que la religion chrétienne du Dieu unique. Ce n'est pas l'objet ici de mettre en rapport l'évolution des religions et l'évolution du rapport matière/esprit, mais cette simultanéité n'est peut-être pas sans signification. On rappelle que, au chapitre 16.3.2, on avait déjà noté la simultanéité entre la fin de la phase totémique en Égypte permettant isolément à la notion de matière d'acquérir son unité et la parenthèse du Dieu unique matériel Aton impulsé par le pharaon Akhenaton. Peut-être faudrait-il aussi mettre en parallèle la fin de cette phase ou le début de la suivante avec le début du monothéisme juif ?

 

 

 

1-  Vers le super-naturalisme en architecture, avec notions additives indépendantes :

 

Comme les pays européens plus nordiques, l'Italie relève de la filière naturaliste et les notions de matière et d'esprit s'y lient de façon additive. Elle évolue toutefois de façon différente à l'époque dite médiévale puisque les deux notions y fonctionnent de façons indépendantes alors qu'elles cherchent à se compléter dans les régions plus nordiques. Une différence qui se continuera bien après la période médiévale comme le montre notamment le fait que le gothique se poursuivra jusqu'aux XVe et XVIe siècles en Europe du Nord, y faisant cette fois contraste avec les formes propres à la Renaissance italienne. Cette différence sera abordée au chapitre 18.3.

 

 


 

Partie haute de la façade de San Michele in Foro à Lucques, Italie (commencée vers 1210)

 

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Fa%C3%A7ana_de_l%27esgl%C3%
A9sia_de_San_Michele_in_Foro_de_Lucca.JPG

 

 

Comme exemple caractéristique du super-naturalisme aux notions additives et indépendantes, la partie haute traitée en loggias de la façade de San Michele in Foro à Lucques. Ce style architectural est souvent qualifié à tort de roman car il correspond à des effets propres à l'architecture gothique classique. Il est à rapprocher de celui de la Tour de Pise ([2]).

Bien entendu, une architecture est entièrement faite de matière, mais elle est pensée par l'esprit d'un architecte ou de tout autre constructeur. Comme on l'a fait à chaque fois, il faut séparer ce qui, dans une architecture, fait un effet de matière de ce qui fait un effet qui s'adresse spécialement à l'esprit. En général, l'effet de matière est apporté par des effets de masse qui nous font saisir le volume du matériau utilisé, ou par des effets de surface qui nous font saisir la texture ou l'étendue de sa peau. De son côté, la notion d'esprit est spécialement concernée par les dispositions qui évoquent la mémoire historique de l'architecture puisque c'est l'esprit qui nous permet d'accéder à cette mémoire, ou par des dispositions qui attirent notre esprit par des détails spécialement captivants. Les colonnes, parce qu'on peut lire leur trajet « du bout des yeux », sont spécialement liées à la notion d'esprit, car il faut un acte précis de notre volonté pour en suivre le trajet des yeux et qu'elles ne font en général ni un effet de masse ni un effet de surface.

 

Le jeu des arcades du premier plan a des caractéristiques qui correspondent aux dispositions propres à porter la notion d'esprit telles qu'on vient de les évoquer. Notre esprit lit notamment ces colonnes « du bout des yeux », mais l'utilisation de colonnes et de chapiteaux faisait aussi nécessairement penser, pour quelqu'un d'un peu cultivé du début du XIIIe siècle, à l'architecture de l'Antiquité grecque ou romaine, et l'on peut encore ajouter que le jeu des arcades reliant les chapiteaux captive spécialement l'attention de notre esprit. Par différence, le mur du fond situé à l'arrière des arcades correspond pour sa part à un effet de matière : on apprécie sa continuité et la masse de sa pierre, donc sa solidité matérielle, et l'on repère l'empilement des rangs de sa matière les uns au-dessus des autres grâce aux bandes horizontales colorées différemment.

Clairement, et l'on peut même dire « objectivement », les effets liés à la notion d'esprit sont ici mis au premier plan tandis que ceux liés à la notion de matière sont relégués à l'arrière : on se trouve dans une filière qui se dirige vers le super-naturalisme et qui accordera donc à la notion d'esprit le monopole de l'effet d'unité et de cohérence globale.

Le mur du fond qui porte la notion de matière et les arcades du premier plan qui attirent l'attention de notre esprit sont des dispositions bien distinctes puisqu'elles correspondent à des plans différents et complètement écartés l'un de l'autre dans la profondeur. Ces deux plans ne font rien ensemble, ils ne génèrent pas une plus grande forme qui les réunirait, et sous cet aspect déjà on peut dire qu'ils s'ajoutent en 1+1 l'un derrière l'autre. Plus fondamentalement toutefois, ce qui fait que l'on a ici affaire à une relation de type additif est que ces deux plans ne font pas du tout la même chose : l'un fait un effet de planéité coupée par des horizontales tandis que l'autre fait un effet graphique linéaire d'arcades associé à un effet de verticales. Ils ne forment donc pas un couple aux comportements similaires, aux effets plastiques similaires, ils s'ajoutent en 1+1.

Pas plus qu'ils ne font des choses similaires ils ne réagissent l'un sur l'autre, ils ne s'impactent l'un l'autre. On pourrait envisager que la présence des colonnes et des arcades masque partiellement le mur du fond, gêne sa lecture et empêche de lire sa continuité, mais ce n'est pas véritablement le cas car les arcades sont suffisamment transparentes pour que l'on puisse très bien percevoir la continuité du mur, en prendre mentalement connaissance et l'intégrer dans notre perception. Cette absence de relation entre ce que font les formes qui portent la notion de matière et ce que font les formes qui portent la notion d'esprit implique que ces deux notions ne sont pas ici complémentaires mais qu'elles sont traitées indépendamment l'une de l'autre.

Au total, on est donc dans la filière qui mènera, en phase suivante, au super-naturalisme, tandis que les deux notions y sont traitées de façon additive et en indépendance l'une de l'autre.

 

 

2-  Vers le super-naturalisme en architecture, avec notions additives se complétant :

 

 


La nef romane de la basilique de Vézelay (1120/1150)

 

Source de l'image : non connue

 

 

Dans cette introduction aux différents types d'architecture de la phase analogiste on ne se préoccupe pas l'étape concernée. Dans chaque filière on prend l'exemple qui semble l'illustrer au mieux et, après le gothique classique en Italie, on recule à l'architecture romane des pays plus nordiques pour envisager la nef de la basilique de Vézelay en France.

Ici, l'effet de matière est donné par la massivité continue des murs et par la surface des voûtes qui couvrent la nef. Quant à lui, notre esprit comprend que les constructeurs ont canalisé les forces de gravité en faisant saillir des arcs-doubleaux en pierres de couleurs alternées qui renforcent la voûte, et aussi en installant à l'avant des murs, mais bien liés à eux, des pilastres et des colonnes qui reprennent les forces communiquées par les arcs-doubleaux. L'attention de notre esprit est aussi attirée par les arcs bicolores qui reprennent le poids des murs latéraux de la nef et qui les communiquent visiblement aux chapiteaux puis aux colonnes des arcades qui donnent sur le bas-côté de la nef, et l'on comprend aussi que c'est l'esprit du constructeur qui a décidé de donner une forme de voûte d'arêtes au plafond de la nef, cela afin que les forces engendrées par le poids de cette voûte soient réparties le plus équitablement possible sur le mur et sur les arcs-doubleaux, et parce que les plis ainsi générés dans la surface de la voûte la rendent plus solide.

La volonté de l'esprit du constructeur de rendre visible les décisions qu'il a prises pour canaliser les forces qui se développent dans la matière et pour montrer comment, avec son intelligence, il a créé une disposition qui renforce au mieux la solidité matérielle de l'édifice, cela correspond de façon certaine à une situation où l'esprit se met en position privilégiée par rapport à la matière qui se retrouve par conséquent dans une situation subordonnée à celle de l'esprit. On est donc bien là dans la préparation d'une filière super-naturaliste.

La matière fait des effets de masse et des effets de surface quand l'esprit nous donne à lire des formes linéaires transportant les forces ou des effets de géométrie liés au pliage des surfaces : la matière et l'esprit font des choses totalement différentes, ce qui correspond à une situation additive dans laquelle ce que fait l'une ne peut que s'ajouter à ce que fait l'autre.

Par différence très nette, toutefois, avec ce que l'on a vu dans les loggias de Lucques, ce que fait l'esprit n'est pas sans relation avec ce que fait la matière puisque, précisément, l'esprit s'efforce de montrer qu'il organise la matière et qu'il la complète en lui donnant visiblement des dispositions qui permettent de la rendre plus solide. Sous cet aspect, les deux notions ne sont pas indépendantes, elles se complètent.

Au total, on a donc avec cet exemple d'architecture romane française des dispositions qui montrent que cette filière se dirige vers le super-naturalisme, et l'on est dans une configuration où les deux notions sont additives tout en se complétant.

 

Comme pour l'exemple italien précédent, on peut noter que les effets linéaires qui relèvent de la notion d'esprit s'ajoutent par-dessus les effets de surface produits par la matière, ce qui correspond à une attitude 1+1. Cependant, tout comme dans le premier exemple, ce n'est pas fondamentalement cette caractéristique qui implique que les deux notions sont additives, mais le fait que les deux types d'effets sont très différents et qu'ils ne forment donc pas un couple d'effets de même type.

 

 

3-  Vers le super-naturalisme en architecture, avec notions couplées indépendantes :

 

 


Pétra, Jordanie : la façade du Deir (probablement vers 70 à 106 de notre ère)

 

Source de l'image : https://i.pinimg.com/originals/98/52/ff/9852ff670bc43e93f982eaba362756e9.jpg

 

 

Principalement, cette filière correspond à l'architecture musulmane dans la partie plutôt moyenne orientale de cette civilisation. L'exemple que l'on va envisager correspond à la première étape de la phase analogiste et ne relève toutefois pas de la civilisation musulmane puisqu'il précède son début. Il s'agit du temple dénommé le Deir dans la ville nabatéenne de Pétra en Jordanie.

Il ressemble beaucoup à la tombe la Khazneh analysée en dernière étape de la phase animiste au chapitre précédent, ne serait-ce que par l'association, à l'étage, d'une forme centrale en urne circulaire et de deux frontons partiels. On renvoie à cette analyse pour mieux juger des différences, lesquelles concernent principalement le rez-de-chaussée, l'ajout de deux ailes latérales à l'étage, et l'introduction de niches creusées dans la façade, probablement pour y recevoir des statues, en remplacement des statues simplement accolées à la façade dans le cas de la Khazneh. Par son analogie avec des exemples d'architecture romaine, telle que la façade de la bibliothèque de Celcius à Éphèse que nous analyserons plus loin, une analogie qui concerne notamment la façon dont les deux colonnes portant les morceaux de frontons de l'étage s'appuient sur des entablements différents au rez-de-chaussée, l'architecture du Deir correspond certainement à une date plus tardive que celle de la Khazneh.

Comme à la façade de San Michele in Foro de Lucques, la notion d'esprit se fait valoir ici dans le jeu plastique des colonnes, des chapiteaux, des entablements et des frontons à corniche du premier plan, tandis que la notion de matière est portée par l'effet de surface et de massivité compacte de la pierre située en arrière-plan.

Par différence toutefois avec les loggias de San Michele in Foro, la surface massive de l'arrière-plan n'est pas franchement reculée de l'avant-plan et ne peut jamais être envisagée isolément. Au rez-de-chaussée notamment, cette surface matérielle de la pierre est constamment coupée, interrompue, par la présence des colonnes, ce qui est caractéristique d'une situation couplée où les effets qui se rapportent à la notion de matière ne peuvent être envisagés isolément des effets correspondant à la notion d'esprit à cause de leurs constantes interpénétrations : il est impossible de lire isolément l'arrière-plan de la façade parce qu'il est constamment coupé par les colonnes, et il est impossible de lire les colonnes sans constater qu'elles sont accolées au mur d'arrière-plan qui empêche qu'on puisse les saisir comme des colonnes complètement dégagées. Ces deux effets sont couplés parce qu'ils font finalement la même chose, en l’occurrence un plan dans lequel ils se superposent et s'encombrent mutuellement, ce qui se voit très clairement au rez-de-chaussée mais vaut aussi pour l'étage où l'arrière-plan des colonnes forme des zigzags qui, tour à tour, l'enfoncent dans la profondeur puis le ramènent vers l'avant, et chaque fois le pli de cet arrière-plan coïncide à la présence d'une colonne.

Comme à Lucques, l'importance plastique des effets liés à l'esprit domine ceux qui sont liés à la matière, d'autant que seuls les jeux de colonnes, d'entablements et de frontons forment une unité globale visuellement repérable quand les effets de plan et de masse produits par la matière sont constamment tronçonnés en morceaux dont il est difficile de lire la continuité.

Comme à Lucques également, les effets plastiques correspondant à la notion d'esprit ne complètent nullement ceux qui correspondent à la notion de matière, ils se contentent de se superposer à eux, et bien loin de les compléter de quelque manière, ils les gênent en contrariant leur perception. Il s'agit donc d'un cas où les deux notions s'expriment de façons indépendantes, bien que couplées. Elles sont nécessairement associées en couple puisqu'elles s'interpénètrent, mais elles ne font rien ensemble dans le cadre de ce couplage.

Au total, on est donc dans une filière qui se dirige vers le super-naturalisme, les deux notions y étant couplées mais indépendantes l'une de l'autre.

 

 

4-  Vers le super-naturalisme en architecture, avec notions couplées se complétant :

 

 


Coupole de la Chapelle de Villaviciosa dans la Grande Mosquée de Cordoue, Espagne (962/966)

 

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Capilla_de_Villaviciosa,_Mosque-Cathedral_of_C%C3%B3rdoba#/media/File:Mezquita_de_C%C3%B3rdoba_(16695856501).jpg

 

 

Pour cette filière, l'exemple sera celui de la chapelle maintenant dite de Villaviciosa dans la Grande Mosquée de Cordoue en Espagne. Elle constituait à l'origine la salle de prières du calife al-Hakam II lorsqu'il fit procéder à l'agrandissement de cette mosquée.

Dans la partie basse, deux étages de piliers montés l'un au-dessus de l'autre reprennent la disposition initiale utilisée dans cette mosquée, mais les simples arcs outrepassés initiaux (voir plus loin au chapitre 18.1.4, 1re étape) sont maintenant remplacés par des arcs polylobés dont certains s'entrecroisent au deuxième étage. Quant à elle, la coupole est portée par des arcs eux aussi outrepassés qui s'entrecroisent et qui semblent s'appuyer partiellement sur le vide.

On a là affaire à des colonnes et à des arcs qui affirment de façon spectaculaire et quelque peu sophistiquée, voire gratuite, la manière dont l'esprit des constructeurs a organisé le développement des forces dans la matière. Ce qui correspond certainement à une volonté de domination de l'esprit sur la matière et qui préfigure donc une filière super-naturaliste.

Par différence avec l'architecture romane de Vézelay, on serait bien embarrassé ici pour séparer clairement ce qui relève de l'effet de matière (notamment les effets de plans qui résultent de l'imbrication des arcs polylobés) et ce qui relève de la volonté de l'esprit de mettre en scène cette matière, de telle sorte que l'on doit conclure que l'on est dans une situation où les notions de matière et d'esprit sont inséparables, et donc couplées.

Dans une telle architecture la matière fait visiblement son travail de soutien, notamment dans les colonnes qui se hissent à l'étage et portent les arcs polylobés, et aussi dans les arcs entrecroisés qui supportent la coupole centrale et les plus petites coupoles qui l'entourent. Quant à lui, l'esprit des constructeurs a fait tout autre chose, que l'on pourrait qualifier de « décoration », sans toutefois que ce qualificatif n'ait ici le moindre aspect péjoratif et veut seulement dire que l'architecte a fait en sorte que non seulement la matière porte et enveloppe l'espace, mais aussi qu'elle le fasse d'une façon spectaculaire et qui réjouit l'esprit. On est par conséquent dans un cas de figure où les notions de matière et d'esprit sont inséparables, donc couplées, et où elles se complètent puisqu'elles ne font pas des choses qui s'ignorent comme dans la façade du Deir de Petra mais des choses qui s'enrichissent mutuellement : l'effet visiblement porteur des arcs de la coupole enrichit l'effet de graphisme géométrique produit par leur croisement, et l'effet plastique « moussant » des arcs polylobés des murs enrichit l'impression de stabilité et de clôture donnée par l'aspect matériel continu de cette paroi qui résulte de l'entrecroisement des arcs.

En résumé, on prépare ici la filière super-naturaliste avec une solution dans laquelle les notions de matière et d'esprit forment un couple de deux notions qui se complètent.

 

 

6-  Vers le super-animisme en architecture, avec notions additives se complétant :

 

 


Église de Sainte Paraskevi, Tchernigov, Ukraine (1201)

Source de l'image : https://www.dreamstime.com/stock-images-church-st-paraskeva-chernigov-image11148584

 

 

À l'occasion des deux premiers exemples on a vu que la religion chrétienne catholique s'était développée dans le cadre d'une ontologie menant vers le super-naturalisme. Par différence, la religion chrétienne orthodoxe s'est développée dans le cadre d'une ontologie menant vers le super-animisme, et l'on peut supposer que cette différence d'ontologie a suffi pour générer cette scission de la chrétienté.

Comme exemple caractéristique de l'architecture orthodoxe, l'église de Sainte Paraskevi à Tchernigov, en Ukraine, qui date de 1201. Il ne fait pas de doute que l'effet de matière y est produit par la massivité compacte de sa construction en brique dont les reliefs verticaux et les creusements d'ouvertures, souvent aveugles, accusent fortement son type 1/x. Du fait qu'il fait contraste à cette compacité de la maçonnerie, le fractionnement, voire l'éclatement de la couverture attire spécialement l'attention et l'intérêt de notre esprit : par ses multiples vagues arrondies, continues entre elles ou détachées en cascade les unes au-dessus des autres, et par la sortie de la coupole centrale qui semble en jaillir.

Tout captivants qu'ils soient pour notre esprit, ces effets de toiture ne sont toutefois que des épiphénomènes locaux qui terminent le haut de la masse matérielle de l'église sans avoir une force visuelle suffisante pour remettre en cause la compacité de cette masse. On a donc affaire à une subordination des effets portant la notion d'esprit à ceux qui relèvent de la notion de matière, ce qui est cohérent avec le caractère très affirmé du type 1/x de la maçonnerie et avec l'absence de forme globale pour la toiture dont les éléments qui captivent notre esprit ne s'ajoutent les uns aux autres qu'en 1+1 : il se prépare ici une filière super-animiste.

Les effets qui portent la notion d'esprit correspondent à des arcs successifs ou décalés les uns des autres, voire complètement détachés pour ce qui concerne l'arrondi de la coupole sommitale, tandis que les effets qui portent la notion de matière génèrent un grand volume très compact. Puisque les deux notions génèrent des effets complètement étrangers l'un de l'autre, ils s'ajoutent en 1+1 et relèvent donc du type additif. Par différence avec les filières dans lesquelles l'interpénétration systématique des deux types d'effets implique nécessairement des notions couplées, la localisation bien séparée à une extrémité du bâtiment des effets liés à la notion d'esprit permet aisément la lecture séparée des deux notions, et donc le repérage du caractère additif de leur relation.

S'ils sont étrangers, ces effets ne sont toutefois pas sans lien puisque les arrondis des tronçons de toiture s'accordent parfaitement aux arrondis successifs qui terminent la partie haute du bâtiment et aux divisions verticales de sa masse construite : autant de divisions et d'arrondis de la maçonnerie, autant de surfaces arrondies en couverture pour y correspondre. Par ailleurs, on ne peut envisager ce type de bâtiment sans couverture, si bien que celle-ci ne forme pas un registre de formes autonome mais remplit un rôle indispensable pour compléter le fonctionnement la masse construite. Toutes ces raisons impliquent que les effets produits par les deux notions se complètent mutuellement.

Au total, nous avons vu que l'architecture orthodoxe correspond à la préparation d'une filière super-naturaliste, que les notions de matière et d'esprit y sont en relation additive et qu'elles se complètent.

 

 

7-  Vers le super-animisme en architecture, avec notions couplées indépendantes :

 

 


Pagode de Songye si, Mont Song, Henan, Période des 6 dynasties (523)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/en/Songyue_Pagoda

 

 

En Chine, pour la dernière étape de la phase totémique, on a considéré des tours de l'époque Han qui ressemblaient à des empilements de petites maisons les unes sur les autres, et que l'on pouvait lire aussi bien comme des empilements de 1+1 unités autonomes que comme un ensemble d'unités similaires relevant du type 1/x. La pagode de Songye si du Mont Song dans le Henan correspond à la première étape de la phase analogiste en Chine, et donc à l'étape qui suit immédiatement celle des tours Han. D'emblée, on voit que le principe de l'architecture a changé, car il n'est pas question de lire cette pagode comme un empilement de 1+1 étages autosuffisants puisqu'elle se lit comme une grande tour massive recoupée horizontalement par des excroissances similaires : elle est donc du type 1/x.

Cette pagode est la plus ancienne pagode en brique conservée et la notion de matière y est évidemment évoquée par la massivité compacte et continue de cette grosse et haute tour en maçonnerie très peu percée.

Quant à l'attention de notre esprit, elle est attirée par la présence des rangées de faux balcons qui sortent de son volume et dont la présence, inévitablement, gêne la lecture de son haut volume fuselé.

La situation seulement périphérique des effets qui attirent l'attention de l'esprit et la situation de dépendance technique de ces balcons en encorbellement sur la forme massive qui les porte indiquent que cette civilisation se prépare au super-animisme alors que, lors des phases précédentes, nous avions conclu qu'elle relevait alors du naturalisme. La présence des excroissances qui attirent l'attention de notre esprit rend impossible une lecture autonome de la masse de la tour qui relève de la notion de matière, ce qui est typique d'une situation dans laquelle les deux notions sont couplées. On peut aussi arriver à cette conclusion en disant que les formes correspondant aux deux notions sont constamment imbriquées, les bandes horizontales permettant de voir le volume de la tour étant systématiquement incrustées entre les bandes horizontales des faux balcons. Cette imbrication caractéristique d'une situation où les deux notions sont couplées fait clairement contraste à l'exemple précédent d'une architecture orthodoxe dans laquelle les effets de toiture portant la notion d'esprit étaient complètement reportés à une extrémité du bâtiment en laissant voir sans aucune difficulté l'entièreté du volume matériel du bâtiment. Autre façon encore d'arriver à la conclusion que l'on est dans une situation couplée : la notion de matière et la notion d'esprit font la même chose : ici, elles font toutes les deux une haute surface de forme fuselée en se superposant l'une à l'autre sur cette forme.

Ce qui amène a maintenant considérer leurs différences : elles font la même forme, la même surface, mais la massivité matérielle se lit comme un jet vertical continu alors que notre esprit est attiré par la lecture horizontale des faux balcons. Puisque l'une des notions fait la verticalité et que l'autre fait des effets d'horizontalité, elles font des choses complètement indépendantes l'une de l'autre. Dans ce cas précis, on pourrait même aller jusqu'à dire qu'elles font des choses qui se contrarient, mais ce n'est ici qu'un cas particulier et il nous suffit de noter qu'elles font des choses indépendantes.

En résumé, cette architecture montre que la Chine de cette époque se prépare au super-animisme et que les notions de matière et d'esprit y sont à la fois couplées et indépendantes.

 

 

8-  Vers le super-animisme en architecture, avec notions couplées se complétant :

 

 


Temple Phnom Bakleng sur le site d'Angkor, Khmer (vers 893)

Source de l'image : Angkor, dans la collection Architecture universelle aux Éditions Office du Livre (1970)

 

 

Le Temple Phnom Bakleng de la civilisation khmère se présente fondamentalement comme une grosse pyramide à étages en retraits successifs, et la masse matérielle imposante de cette pyramide y correspond évidemment à la notion de matière. Pour sa part, la notion d'esprit est portée par les alignements de petits prasats et par les alignements d'échiffres en relief bordant les escaliers et portant chacun une sculpture de lion, tous alignements qui attirent l'attention de l'esprit et dont les détails sculptés le captivent.

Tant du fait de la disproportion entre l'importance massive de la pyramide et l'aspect menu des prasats montés sur ses étages, que du fait de la situation de dépendance technique des prasats vis-à-vis de la pyramide qui les porte, on devine que l'on se dirige vers une filière super-animiste dans laquelle le rôle central sera donné à la matière.

Les alignements de prasats et d'échiffres font ensemble un même effet de gradins obliques, sur chacune des quatre faces de la pyramide mais aussi sur ses quatre coins puisque des alignements obliques de prasats y accompagnent l'alignement des coins de chacun des étages de la pyramide. Matière et esprit font ensemble la même chose, en l’occurrence des effets de pyramide, nous sommes dans une situation couplée.

Par différence avec la pagode chinoise du Mont Song, la lecture de l'effet de matière n'est pas gênée par la lecture des alignements de prasats qui attire l'attention de notre esprit. Au contraire, la présence de ces alignements souligne la forme pyramidale de l'ensemble du monument, elle la magnifie, elle complète sa perception en l'enrichissant par des formes qui se dressent verticalement et qui rendent ainsi mieux visibles la progression et la continuité de ses retraits. On est donc dans un cas où les notions de matière et d'esprit ne sont pas indépendantes mais se complètent.

En résumé, ce premier temple construit sur le site d'Angkor montre que la civilisation khmère se dirige vers le super-animisme et que les notions de matière et d'esprit y sont à la fois couplées et complémentaires.

 

Nota général : Les développements précédents étaient principalement destinés à expliquer les différentes combinaisons entre les notions d'addition, de couplage, d'indépendance et de complémentarité. Pour cette raison, le motif de l'intégration de ces exemples dans la filière animiste ou dans la filière naturaliste n'a parfois été traité que superficiellement. Ce classement sera justifié plus complètement aux chapitres suivants.

 

 

À nouveau sur la construction de l'unité propre à la phase analogiste :

 

On vient de présenter sept des huit cas de figure à envisager pour la phase analogiste. S'il fallait être complet, il faudrait les doubler et les porter à quatorze pour traiter, à chaque étape et pour chacune des filières, de son traitement analytique et de son traitement synthétique, ce que l'on ne fera qu'à la marge pour ne pas être trop long.

 

Si ces différents cas de figure ne mènent, au final, qu'à deux types d'unités, celle correspondant au super-animisme et celle correspondant au super-naturalisme, on devine que leurs différences impliquent que chacune ne mène pas de la même façon que les autres à ce même but final. Ainsi, grouper les deux notions en unité est plus facile si elles sont d'emblée posées en couple que si elles sont en situation additive, mais lorsqu'elles sont en couple il faut s'efforcer de faire ressortir leurs différences afin qu'elles ne soient pas mélangées, et cette exigence est encore plus impérative si elles sont en situation complémentaire que si elles sont indépendantes. À l'inverse, si les deux notions sont d'emblée ajoutées l'une à l'autre au lieu d'être posées en couple, cette fois il faut d'autant plus forcer leur regroupement pour les fondre en unité, et cela d'autant plus fortement dans les cas où elles sont indépendantes.

Il y a donc autant de façons de grouper en unité les deux notions qu'il y a de cas de figure et, pour aider à les repérer, après l'analyse de la dernière étape de chacune des filières, on fera un bref récapitulatif des particularités de son évolution. Il est d'autant plus utile d'attendre la dernière étape pour repérer le mode spécial de mise en unité dans le cadre d'une filière que la façon de lire l'architecture de sa dernière étape dépend fondamentalement de la façon dont « l'empaquetage » en unité des deux notions s'y est déroulé pour surmonter ses difficultés spécifiques.

 

 

Sur les effets plastiques rendant compte à chaque étape de l'évolution ontologique pendant la phase analogiste :

 

Dans la phase totémique précédente, ils étaient trois, le premier portait la notion de matière, le deuxième portait à la notion d'esprit, et le troisième rendait compte de la relation entre les deux notions. Maintenant qu'elles sont toutes les deux des notions globales s'éprouvant en présence l'une de l'autre, pendant toute la phase analogiste mais aussi pendant les trois phases suivantes, pour rendre compte de la totalité de leurs états respectifs et de leurs relations nous aurons désormais quatre effets plastiques à considérer, donc un de plus :

         rien ne change pour les deux premiers qui, de la même façon, porteront à la notion de matière pour le premier et à la notion d'esprit pour le second ;

         le troisième effet pourra désormais être considéré comme celui qui aidera à séparer la notion de matière et la notion d'esprit, à les distinguer l'une de l'autre, à les différencier ;

         quant au quatrième, le nouveau, il montrera comment les deux notions sont aussi capables de s'associer pour faire ensemble les mêmes effets plastiques.

 

 

 

18.1.  Les cinq étapes de l'évolution de l'architecture dans chacune des filières de la phase analogiste :

 

Compte tenu du grand nombre de filières, chacune de leurs étapes ne pourra pas être envisagée dans tous ses aspects. Le plus souvent un seul exemple pour chaque étape sera donc examiné, choisi à la fois pour sa représentativité et pour la commodité avec laquelle il permet de dégager les caractéristiques propres à son étape.

 

18.1.1.  L'architecture aux notions additives indépendantes menant au super-naturalisme, dans le monde romain puis en Italie :

 

La première étape aux notions additives indépendantes menant au super-naturalisme :

 

 


Reconstitution informatique de la façade de la bibliothèque de Celcius à Éphèse (vers 117)

Source de l'image : https://www.turbosquid.com/3d-models/3d-celsus-library-ephesus-ruins-1389164

 

 

Cette étape va approximativement de -10 avant l'ère commune jusqu'à l'an 1000 de l'ère commune, ce qui correspond à une très longue période par comparaison au rythme de succession des étapes précédentes, et encore plus pour les étapes qui suivront. La construction qui l'illustrera sera la façade de la bibliothèque que fit construire Celcius à Éphèse, vers l'an 117 de l'ère commune.

Du fait de son état actuel dégradé l'image qui servira de référence est une reconstruction informatique. Comme dans l'état actuel il manque le bâtiment lui-même à l'arrière de la façade, à l'endroit des ouvertures il manque les grilles et les menuiseries qui fermaient le bâtiment, et il manque les couleurs qui étaient peintes sur l'ensemble des surfaces.

Dans cette construction, la notion de matière est portée par le mur du fond qui s'affirme comme une surface plane. Lorsque le bâtiment était neuf, les trouées qui percent la façade actuelle étaient occupées par des grilles ou des menuiseries qui complétaient le plan de sa maçonnerie. Les colonnes, les entablements et les frontons du premier plan sont ce qui captive notre intérêt et qui correspond donc à la notion d'esprit.

Étant bien visible en premier plan, on repère facilement l'ensemble unitaire que forment ces éléments d'architecture et sa division en multiples parties, chacune correspondant à un ensemble de deux colonnes reliées par un entablement avec ou sans fronton, à moins qu'il ne s'agisse que d'une seule colonne pour les extrémités de l'étage. Ce qui relève de la notion d'esprit s'affirme donc clairement comme un groupe du type 1/x. Il est d'ailleurs d'autant plus difficile de les lire comme un ensemble de 1+1 parties s'ajoutant les unes à côté des autres que les frontons de l'étage s'appuient sur des colonnes qui sont à cheval sur deux entablements bien séparés, de telle sorte que nous ne pouvons pas déterminer qu'elles seraient ces parties qui s'ajouteraient les unes à côté des autres.

Le franc décalage des colonnes à l'avant du mur d'arrière-plan qui porte la notion de matière permet de bien prendre connaissance de l'unité continue que forme ce mur, mais la présence des colonnes et des écrans qui masquent partiellement ce mur ne permet toutefois de l'envisager que comme une suite de 1+1 parties qui ne sont visibles que tour à tour et jamais comme une surface visuellement rassemblée dans sa continuité.

Cette lecture en 1+1 du mur qui porte la notion de matière, ajoutée au fait que ce mur est clairement en arrière-plan, renonçant ainsi à la prééminence pour ne participer que de façon très accessoire à l'effet architectural, indique que nous sommes dans une filière dans laquelle la notion de matière a déjà abandonné son type 1/x pour en laisser l'exclusivité à la notion d'esprit.

La matière se manifeste par un plan tandis que notre esprit est captivé par les effets verticaux des colonnes, par les effets horizontaux des entablements, par la variété des formes des frontons, et par le déhanchement des loggias qui ne se superposent pas mais se décalent d'un étage à l'autre. Bref, la notion de matière et celle d'esprit correspondent à des parties du bâtiment qui font des choses très différentes, elles sont par conséquent en relation additive l'une avec l'autre.

Même s'il est un peu masqué par le premier plan, on peut clairement repérer la présence du mur au second plan et sa continuité, ce qui permet de conclure que ces deux plans se lisent indépendamment l'un de l'autre et sans spécialement chercher à se compléter, ils sont seulement décalés l'un derrière l'autre en ne faisant rien d'autre ensemble que leur addition l'un derrière l'autre.

En résumé, nous sommes ici avec une architecture qui prépare la filière super-naturaliste et dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont additives et indépendantes l'une de l'autre.

 

Nous envisageons maintenant les effets plastiques qui rendent compte de l'évolution ontologique à la première étape. Comme à la dernière de la phase précédente, celui qui porte la notion de matière est le continu/coupé : le mur de l'arrière-plan qui porte la notion de matière se lit à la fois comme un mur dont on devine que la surface est continue et comme un mur dont la vue est constamment coupée par la présence des éléments d'architecture du premier plan.

Le second effet, celui qui porte la notion d'esprit, est le lié/indépendant : chacune des loggias du premier plan qui correspondent à la notion d'esprit est constituée d'un couple de colonnes indépendantes liées en tête par un entablement, et ces loggias constituent autant d'unités indépendantes liées entre elles par le fait que chaque loggia de l'étage s'appuie sur deux loggias distinctes du rez-de-chaussée.

Le troisième effet, celui qui différencie les deux notions, est le même/différent : une même architecture est formée de deux plans séparés d'aspects très différents, un mur massif continu à l'arrière-plan et des loggias très ouvertes regroupées dans un premier plan discontinu.

Le quatrième effet, celui que font ensemble les notions de matière et d'esprit, est le relié/détaché : l'arrière-plan et l'avant-plan sont détachés l'un de l'autre tout en étant reliés par les entablements et par les plafonds des loggias qui s'accrochent au mur du fond.

 

Il reste à examiner les quatre effets qui ne sont pas directement concernés par l'évolution ontologique propre à l'étape. Ils sont à considérer de la même façon qu'à la phase précédente.

Celui qui saute d'emblée aux yeux est à nouveau le relié/détaché. À ce qu'on en a déjà dit, on peut ajouter que les entablements des loggias, bien détachés les uns des autres, se relient sur des alignements horizontaux, et que chaque loggia est reliée aux autres puisqu'elles s'appuient les unes sur les autres tandis que leurs décalages verticaux les détachent visuellement les unes des autres.

La forme se répand par un effet de centre/à la périphérie : chaque loggia correspond à un centre d'intérêt visuel bien repérable, et chacun de ces centres visuels est entouré sur toute sa périphérie par des centres visuels semblables.

La forme s'organise par un effet d'entraîné/retenu qui correspond principalement au décalage des loggias entre le rez-de-chaussée et l'étage : puisqu'elles se superposent, on s'attend à ce que chaque loggia de l'étage soit portée par une loggia du rez-de-chaussée, on est entraîné à le supposer, mais on en est retenu lorsqu'on doit admettre que les loggias de l'étage surplombent le vide, chacune étant à cheval sur deux loggias décalées du rez-de-chaussée.

Celui qui résume les trois précédents est l'effet d'ensemble/autonomie qui peut se lire de multiples façons. Pour en rester à son expression principale, on observera que les loggias font ensemble un effet de groupe de loggias portées les unes sur les autres, mais qu'elles sont aussi bien autonomes puisque chacune possède sa propre couverture et peut ainsi se repérer isolément. Elles sont d'ailleurs d'autant plus autonomes que les loggias de l'étage sont portées à cheval sur deux loggias du rez-de-chaussée, et qu'aucune n'est ainsi exclusivement dépendante d'une autre loggia.

 

 

 


Amphithéâtre de Nîmes (vers fin du 1er siècle de l'ère commune)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Ar%C3%A8nes_de_N%C3%AEmes

 

 

La bibliothèque de Celcius relève d'une expression analytique car ses deux plans, celui correspondant à la notion de matière et celui correspondant à la notion d'esprit, y sont bien séparés, bien décalés l'un derrière l'autre. Pour la même étape, et pour une expression synthétique dans laquelle aucune des deux notions ne peut donc être saisie séparément, l'amphithéâtre de Nîmes, construit vers la fin du 1er siècle, donc très peu de temps avant la bibliothèque de Celcius. La plupart des amphithéâtres romains ont été construits dans le même style, de même que bon nombre d'arcs de triomphes construits dans l'Empire romain au cours du Ie millénaire, spécialement pour ce qui concerne le premier étage dont il suffit d'isoler par l'imagination une ou deux arcades successives pour avoir une construction pouvant très bien tenir lieu d'arc de Triomphe.

Pilastres, arcades, colonnes et socles portent évidemment la notion d'esprit, car ce sont leurs articulations et leurs détails qui captent l'attention de notre esprit. Toutefois, alors qu'à la bibliothèque de Celcius le jeu de colonnes et d'entablements du premier plan se portait tout seul, ici les dispositions qui correspondent à la notion d'esprit sont adossées ou accolées à la masse de la maçonnerie. Il est évident que la notion de matière est portée par cette masse de maçonnerie, lourde et compacte, aussi bien celle qui apparaît en façade que ses retours perpendiculaires et les voûtes arrondies qui en assurent la continuité et qui portent l'étage au-dessus.

Les deux notions sont additives puisqu'elles ne font rien de commun : la continuité massive pour l'une, des séquences visuelles bien séparées verticalement et horizontalement pour l'autre. Elles ne cherchent pas non plus à s'épauler mutuellement car les pilastres, colonnes et corniches ne cherchent nullement à soutenir la maçonnerie, pas même à la renforcer puisqu'il ne s'agit apparemment que de formes plaquées en façade de la masse porteuse : les deux notions agissent de façons indépendantes.

 

 

La deuxième étape aux notions additives indépendantes menant au super-naturalisme :

 

 


Les deux premiers niveaux romans du baptistère Saint-Jean de Florence, Italie (1059 à 1128)

Source de l'image : https://nl.123rf.com/photo_68026916_reis-naar-itali%C3%AB-florence-baptistery-x28-battistero-di-san-giovanni-baptisterium-van-sint-jan-x29-op-p.html

 

 

Cette étape va approximativement de 1010 à 1150, c'est-à-dire qu'elle correspond à la période de l'architecture romane. Comme exemple, les deux premiers étages du baptistère Saint-Jean à Florence, en Italie, édifiés entre 1059 et 1128. Le traitement des angles en bandes zébrées formant autant de tranches horizontales n'est pas de cette époque. Initialement, les angles étaient en pierre grise de teinte uniforme, et ce n'est qu'en 1293 qu'Arnolfo di Cambio installa ces zébrures dont nous envisagerons l'expression à la troisième étape, une expression qui a pour but, comme on peut facilement le comprendre ici, de casser la lecture verticale de la forme des piliers d'angle par des bandes horizontales qui contrarient cette lecture ou, plus exactement, qui la défont. Il est généralement admis que ce bâtiment a servi de prototype à l'art roman toscan. On peut trouver un autre exemple d'architecture semblable dans le premier niveau de la façade de la basilique San Miniato al Monte, elle aussi à Florence.

Si l'on oublie les anachroniques bandes zébrées des angles, on lit que chaque façade est constituée de trois grandes arcades en relief sur un fond plan, lequel est décoré, tout comme celui du fronton des arcades, par des dessins linéaires en marbre vert de Prato qui tranchent visuellement sur la surface principale réalisée en marbre blanc de Carrare. Autour des fenêtres de l'étage, les dessins réalisés en marbre vert correspondent à de fines formes en léger relief sur le fond blanc.

Il ne fait pas de doute que ce sont tous ces graphismes linéaires verts tranchant sur le fond blanc qui attirent l'attention de notre esprit et le captivent, d'une part par la violence visuelle du contraste des couleurs, d'autre part du fait de la diversité et de l'animation qu'ils apportent aux façades. Par contraste, les surfaces en marbre blanc apportent la notion de matière en rendant sensible la surface et la tonalité de ce matériau.

Les graphismes verts forment des frises continues et des motifs qui s'emboîtent sur des échelles différentes et sur des plans différents de la profondeur, ce qui revient à dire qu'ils relèvent du type 1/x. Quant à elles, les surfaces blanches sont constamment morcelées, elles ne génèrent ensemble aucune forme lisible que l'on pourrait repérer et elles s'ajoutent donc en 1+1 morceaux de surface blanche bien séparés les uns des autres. À nouveau, on voit que l'on est dans une filière naturaliste.

Les surfaces en marbre blanc font, précisément, un effet de surface, tandis que les graphismes linéaires font évidemment des effets linéaires. Ce qui relève de la notion de matière et ce qui captive notre esprit font donc des choses très différentes et n'ayant aucun rapport : les deux notions sont en situation additive.

Les graphismes linéaires verts n'enrichissent nullement l'aspect de surface produit par le marbre blanc, ils se contentent de compléter localement sa surface tout en s'en affranchissant complètement à l'endroit des grandes arcades en relief et à l'endroit des entourages également en relief cernant les baies de l'étage. Les notions de matière et d'esprit ne cherchent pas à se compléter, chacune s'exerce à sa façon et pour son propre compte, elles sont indépendantes.

Comme à la première étape, nous sommes donc ici avec une architecture qui prépare la filière super-naturaliste et dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont additives et indépendantes.

 

Envisageons les effets qui correspondent à l'évolution ontologique de la deuxième étape.

Celui qui porte la notion de matière est le lié/indépendant : les différents morceaux de marbre blanc sont liés les uns aux autres par leur participation à une même surface plane mais ils sont indépendants les uns des autres puisqu'ils sont systématiquement séparés par des tracés de couleur verte.

L'effet qui porte la notion d'esprit est le même/différent : le graphisme vert qui lui correspond est toujours de la même couleur mais il génère des formes différentes, et pour certaines relevant d'échelles différentes. Et toujours on a affaire à différentes répétitions d'une même forme, qu'il s'agisse de carrés, d'arcades ou de colonnes.

L'effet qui sert à différencier les deux notions est celui d'intérieur/extérieur : l'extérieur de chaque morceau de marbre blanc est repérable à l'intérieur du réseau des graphismes en marbre vert.

Enfin, les deux notions font ensemble un effet d'un/multiple, tellement évident ici qu'il n'est pas besoin de le détailler.

 

L'effet qui saute d'emblée aux yeux est celui d'ouvert/fermé, provoqué par le contraste important de luminosité entre le marbre couleur vert sombre et le marbre couleur blanc éclatant : la lumière sort de la surface blanche qui apparaît ainsi ouverte, irradiant de luminosité, et en contraste la couleur verte apparaît opaque, fermée à toute sortie de luminosité.

Les formes se répandent par un effet de ça se suit/sans se suivre : toutes les surfaces blanches se suivent puisqu'elles appartiennent à un même plan, mais elles ne se suivent pas puisqu'elles sont séparées par des tracés verts. On peut en dire autant des paires et des triplets de rectangles dessinés en vert au rez-de-chaussée : ils se suivent en files horizontales mais ils sont séparés par des surfaces blanches et par des pilastres verts. Cet effet est aussi à l'origine des curieuses arcades qui forment une frise en bas du premier étage : on lit qu'il s'agit d'arcades, et donc de formes continues dont les diverses parties se suivent « en arcade », mais les arrondis du haut ne suivent pas les tracés verticaux puisque les extrémités de ces deux parties sont systématiquement décalées.

Les formes s'organisent par un effet d'homogène/hétérogène : les graphismes verts et les surfaces blanches correspondent chaque fois à une couleur homogène sur la totalité de chaque façade, mais ces deux couleurs forment entre elles un contraste très hétérogène.

L'effet qui résume les trois précédents est celui de rassemblé/séparé : les graphismes verts et les morceaux de surface blanche sont visuellement bien séparés, mais ils sont rassemblés dans un même effet global de contraste de couleurs. Par ailleurs, les graphismes verts dessinent de façon répétée des formes similaires bien séparées les unes des autres mais visuellement rassemblées par leur similitude et par leur organisation en bandes horizontales.

 

 


À gauche, bandes lombardes sur les façades du narthex d'entrée de St Philibert de Tournus, France (début du 11e siècle).


 

Ci-dessus, détail de bandes lombardes sur l'une des façades du clocher de l'abbaye St Marie de Pomposa en Italie du Nord (commencé en 1063)

 

Sources des images : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Abbaye_St_Philibert_%C3%A0_Tournus_-_Fa%C3%A7ade_et_tour_du_Narthex.jpg  et https://www.flickr.com/photos/art_roman_p/8462536234

 

 

Comme annoncé au chapitre d'introduction 18.0, le motif des bandes lombardes illustre comment la situation d'indépendance des deux notions n'est pas fermement attachée à une filière de civilisation particulière mais peut très bien voyager quelque peu, car rien n'empêche, une fois irréversiblement posé que la notion de matière et la notion d'esprit forme un couple ou bien qu'elles s'ajoutent l'une à l'autre, de tantôt chercher à les traiter de façons indépendantes et de tantôt profiter de la complémentarité qu'elles peuvent manifester.

Comme leur nom l'indique, les bandes lombardes sont originaires de Lombardie, c'est-à-dire de la région de Milan, au nord de l'Italie. On trouve toutefois de telles bandes dans toute l'Italie, par exemple à St Nicolas de Bari, très au sud donc de l'Italie, et on en trouve aussi beaucoup en France, comme à St Philibert de Tournus, et aussi beaucoup en Allemagne. Souvent ces traitements de surface sont utilisés dans des bâtiments qui, par ailleurs, correspondent parfaitement au caractère complémentaire des deux notions, tel que la nef de la basilique de Vézelay envisagée au chapitre d'introduction.

Le principe d'une bande lombarde consiste à décaisser des plans dans une surface en maçonnerie, et à traiter la partie haute de ces décaissés par une frise d'arrondis. Dans ce dispositif, la notion de matière est portée par la surface du mur et par son matériau, et l'on comprend bien que la surface du premier plan et celle en décaissé sont simultanément liées par la continuité du matériau et indépendantes l'une de l'autre du fait de leur brutal décalage de plan : la notion de matière s'y exprime donc par un effet de lié/indépendant. Pour sa part, la notion d'esprit est portée par la forme de la découpe qui sépare les deux plans de la maçonnerie : les découpes verticales, bien sûr, qui accrochent la lumière et attirent donc l'attention de notre esprit, mais principalement le feston des arcs de la partie haute qui captivent notre esprit par leur dessin animé tranchant avec la platitude des surfaces murales. La répétition différentes fois d'une même forme en arrondi, et la différence entre l'aspect rectiligne des bordures verticales et l'aspect ondulé des frises hautes malgré leur même caractère de tranche, correspondent à l'effet de même/différent par lequel s'exprime la notion d'esprit.

La différence entre les deux notions est affirmée par un effet d'intérieur/extérieur : les tranches qui portent la notion d'esprit creusent des défoncés dans la façade, c'est-à-dire des creux intérieurs sur la surface extérieure de la façade, et ce faisant elles font valoir par contraste leur caractère linéaire que notre esprit suit « du bout des yeux » et le caractère massif de la paroi maçonnée dont la matérialité se poursuit de part et d'autre de ces tranches. Cela vaut à grande échelle, lorsqu'on considère les grandes divisions générées par ces bandes, mais cela vaut aussi à la petite échelle des frises supérieures puisque chaque arc de ces frises y génère un creux, et donc un volume au caractère d'intériorité qui se trouve placé en situation extérieure. On peut remarquer que cette disposition participe également à l'effet d'ouvert/fermé qui doit nous apparaître d'emblée : la façade est très ouverte puisque de grands trous sont ouverts à sa surface, mais elle est aussi fermée puisque cette surface est en matériau plein continu, et donc aveugle. Au baptistère de Florence, les effets d'intérieur/extérieur et d'ouvert/fermé étaient apportés par des dispositions différentes l'une de l'autre, ici ils le sont par une même disposition, une simplicité d'expression qui est peut-être à l'origine de la grande popularité de ce motif à l'époque romane, d'autant qu'il permet d'animer une façade de façon intéressante tout autant qu'économique.

Comme au baptistère de Florence cette fois, l'esprit s'intéresse à des effets linéaires tandis que la matière produit des effets de surface, et ces deux expressions étant très différentes et sans rapport entre elles, elles correspondent à une situation où les deux notions s'ajoutent l'une à l'autre. Et comme au baptistère de Florence aussi, les deux effets ne se complètent aucunement mais ont des expressions complètement indépendantes, ce qui correspond à une situation où les deux notions qui génèrent ces expressions sont indépendantes l'une de l'autre.

 

 

 


Chevet de l'église Saint-Nicolas à Caen, France (1083)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/%C3%89glise_Saint-Nicolas_de_Caen

 

 

Autre exemple d'architecture romane dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont traitées de façon indépendante, le chevet de l'église Saint-Nicolas de Caen achevée en 1083. La notion de matière y est évidemment portée par la masse de la maçonnerie à la surface arrondie, et notre esprit « lit du bout des yeux » les colonnes engagées verticales qui montent sans interruption sur les trois niveaux de cette maçonnerie. Surface se déroulant horizontalement sur trois registres superposés dans un cas, trajets verticaux bien écartés les uns des autres dans l'autre cas, ces deux dispositions font donc bien des choses complètement indépendantes l'une de l'autre. Il est entendu que l'on ne traite pas ici des baies et des arcades ouvertes dans la maçonnerie.

L'utilisation de l'effet d'intérieur/extérieur pour différencier les deux notions est très différente de celle des frises lombardes : dans la mesure où elles peuvent se lire comme des nervures renforçant sa solidité, les colonnes engagées sont à l'intérieur de la matérialité de la maçonnerie, mais en tant que trajets verticaux lus par notre esprit elles sont clairement perçues en surépaisseur du mur, et donc à son extérieur. On peut aussi considérer qu'elles forment une cage à l'intérieur de laquelle se trouve l'extérieur de la façade arrondie.

Il apparaît utile de comparer cette disposition de colonnes adossées à la maçonnerie à celle de la façade du Deir de Pétra envisagée en 3e exemple de l'introduction. La forte densité des colonnes du rez-de-chaussée y impliquait une imbrication entre surface et colonnes qui empêchait de percevoir l'une sans percevoir les autres, tandis qu'ici les colonnes sont suffisamment écartées pour que l'on puisse percevoir la continuité de la surface arrondie sans être gêné par la présence des colonnes. À l'étage du Deir, des colonnes intervenaient à chaque pli de la façade de telle sorte que ces colonnes et la surface de la maçonnerie étaient clairement en relation, ici, la position des colonnes semble complètement indépendante du déroulé de la surface arrondie. Dans le cas du Deir, on avait affaire à des notions indépendantes mais couplées, dans le cas de ce chevet roman, on a affaire à des notions également indépendantes mais cette fois en situation additive.

 

 

La troisième étape aux notions additives indépendantes menant au super-naturalisme :

 

 


Façade de San Michele in Foro à Lucques (commencée vers 1210)

 

Source de l'image : non connue

 

 

Cette étape va approximativement de 1100 à 1230 et correspond à la période de l'architecture gothique que l'on peut dire classique. En Italie, on trouve des constructions qui s'inspirent du gothique tel qu'il s'affirme à la même époque en France et en Allemagne, c'est-à-dire avec des formes d'ogives et des systèmes de supports articulés par colonnes et nervures, mais un système plastique très indépendant de ce gothique nordique s'est développé en Italie, que l'on qualifie trop souvent de roman du fait qu'il utilise des arcades en plein cintre. C'est ce système plastique propre au gothique classique italien que l'on trouve, par exemple, dans la façade de la cathédrale de Pise et dans la Tour de Pise, dans la façade de la cathédrale de Lucques et dans celle de San Michele in Foro de Lucques que l'on a donnée comme exemple pour cette filière aux notions additives et indépendantes. Nous y revenons, mais de façon plus approfondie.

Comme déjà expliqué, le jeu des arcades du premier plan correspond à la notion d'esprit, puisque sa richesse formelle captive notre esprit, que les colonnes forment des trajets spécialement lus par notre esprit, et que son usage de colonnes et d'arcades évoque à notre esprit les architectures de l'Antiquité grecque ou romaine. Le mur du fond, situé en arrière des arcades, correspond quant à lui à un effet de matière, sa surface continue permettant d'apprécier son matériau et la solidité matérielle qu'il procure à l'édifice.

Les colonnes et les arcades se répètent en continu de multiples fois et sur deux échelles distinctes tout en reprenant constamment la même forme, la notion d'esprit relève donc du type 1/x. Les murs arrière qui portent la notion de matière n'apparaissent toujours que par fractions séparées les unes des autres du fait de la présence des colonnes et des planchers, ces fractions de murs s'ajoutant les unes aux autres en 1+1 puisqu'il n'est pas possible de lire qu'ils forment ensemble une unité globale. Nous sommes dans une filière naturaliste.

Les arcades du premier plan font des effets de verticales et de suites d'arrondis tandis que les murs en arrière-plan font des effets de surface, voire d'horizontales pour ce qui concerne les bandes de pierres sombres qui rayent certains. Ce qui captive l'attention de l'esprit et ce qui relève de la notion de matière font des choses très autonomes l'une de l'autre et sans aucun rapport, les deux notions sont donc en situation additive. Comme dans la bibliothèque de Celsius, les murs de l'arrière-plan et les arcades du premier plan ne font rien ensemble et s'ajoutent seulement l'un devant l'autre, ce qui indique que les deux notions sont indépendantes.

En résumé, nous avons affaire à une architecture qui prépare la filière super-naturaliste dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont additives et indépendantes.

 

À la troisième étape, c'est l'effet de même/différent qui porte à la notion de matière : le même matériau en marbre a une surface unie en rez-de-chaussée et dans la partie haute de la façade, mais différente puisque zébrée par des bandes foncées aux étages intermédiaires ; la forme générale de la même maçonnerie de façade est différente entre sa partie basse et sa partie haute soudainement rétrécie ; le même matériau en marbre est directement exposé en façade en rez-de-chaussée mais enfoncé à l'arrière de loggias en étage, et donc en situation très différente.

L'effet qui porte la notion d'esprit est l'intérieur/extérieur : on repère aisément l'extérieur de chaque arcade à l'intérieur des alignements d'arcades ; les colonnades génèrent à leur arrière des loggias qui ont à la fois le caractère d'espaces extérieurs et le caractère d'espaces intérieurs ; au rez-de-chaussée, les creux que dessinent les colonnades et les arcades en relief sur le mur suggèrent également des effets d'intériorité tout en étant en situation extérieure.

La différence entre la notion de matière et celle d'esprit est portée par un effet d'un/multiple : on a conscience de la continuité horizontale des murs arrière, et donc de leur unité, tandis que les multiples colonnes et les multiples arcades font des effets de multitude.

Les deux notions font ensemble des effets de regroupement réussi raté : l'ensemble de la façade est bien regroupé dans une silhouette facilement lisible, mais ce regroupement est raté puisque le rez-de-chaussée aveugle se distingue bien des étages en loggias, lesquels étages ratent aussi leur regroupement en une même continuité, à cause du rétrécissement brutal qui se produit dans sa partie haute et à cause de la différence entre les arcades courantes qui sont horizontales et celles des parties sommitales qui sont obliques. L'effet de regroupement en arcades de toute la façade est également raté du fait que celles de la partie basse sont très visiblement d'une échelle bien plus grande que celles de la partie haute.

 

L'effet qui apparaît d'emblée est celui de synchronisé/incommensurable : la synchronisation est celle de la régularité de la répétition côte à côte d'arcades de même largeur tandis que l'incommensurabilité provient de la différence d'échelle entre les arcades du rez-de-chaussée et celles des étages, une différence d'échelle qui ne les prépare pas à s'adapter à une même largeur de façade ; elle provient aussi de la surprise que nous avons de constater que les colonnes des loggias se superposent exactement d'un étage à l'autre alors qu'elles ne disposent d'aucun calage en extrémité pour démarrer ainsi de façon synchronisée, d'autant que les unes démarrent en augmentant progressivement de taille tandis que les autres restent strictement d'une même hauteur, et d'autant que les deux derniers étages démarrent en décalage par rapport aux étages du dessous.

La forme se répand par un effet de continu/coupé : horizontalement, on a affaire à une répétition continue d'arcades bien coupées visuellement les unes des autres, des coupures qui sont accentuées par la présence des colonnes qui découpent verticalement chaque étage. Verticalement, les coupures correspondent à celles des étages et elles sont soulignées par une corniche en relief, tandis que la continuité est celle de la surface du premier plan.

La forme s'organise par un effet de lié/indépendant : chaque colonne est indépendante et se relie par des arcades à ses voisines, et chaque arcade est également visible de façon indépendante tout en se reliant à ses voisines par l'intermédiaire de chapiteaux ; les frontons en feston de chaque étage sont visuellement indépendants les uns des autres mais ils sont reliés entre eux par les colonnes.

Enfin, l'effet qui résume les trois précédents est celui de même/différent. On a déjà indiqué qu'il portait la notion de matière, mais ce rôle de résumé explique pourquoi il concerne aussi les arcades qui portent la notion d'esprit : une même forme d'arcade se reproduit différentes fois à chaque étage et dans différents alignements superposés, cette même forme se retrouve aussi de différentes façons puisqu'on la trouve en alignements horizontaux et en alignements obliques, et cette même forme d'arcade se retrouve également à différentes échelles, celle utilisée pour le rez-de-chaussée et celle des loggias de l'étage.

 

 

La quatrième étape aux notions additives indépendantes menant au super-naturalisme :

 

 


Intérieur de la nef de la cathédrale de Sienne (terminée vers 1259)

 

Source de l'image : http://www.thehistoryblog.com/archives/date/2012/08/page/2

 

 

Cette étape couvre approximativement le XIIIe siècle et correspond, en France, à la période du gothique dit rayonnant. Comme beaucoup d'architectures italiennes de cette époque, l'habillage des murs et des piliers par des rayures horizontales homogènes et systématiques qui contredisent l'articulation de leurs formes ne manque pas de dérouter, voire d'énerver, l'amateur des formes gothiques à la française.

La nef de la cathédrale de Sienne a été terminée vers 1259. Lorsqu'on a analysé le baptistère de Florence à la deuxième étape, on a signalé que les pilastres des angles, initialement réalisés en pierres grises uniformes, avaient été remplacés en 1293, sous la direction d'Arnolfo di Cambio, par un placage de bandes horizontales alternées blanches et vertes. Arnolfo di Cambio (né en 1240) est un sculpteur et architecte qui relève de la quatrième étape et son intervention sur le baptistère avait le même objet que les bandes horizontales blanches et noires de la nef de Sienne : casser les formes architecturales par un effet de surface qui les contrarie, qui les nie et ne les accompagne pas.

Ces rayures aux couleurs alternées très contrastées sont ce qui attire l'attention de notre esprit, ne serait-ce que parce qu'elles nous gênent pour bien lire les formes matérielles de l'architecture. Certes, on ne perd pas de vue que cette architecture est une mise en forme de la matière réalisée par l'esprit, mais la gêne occasionnée par ces rayures fait que l'on ressent que l'on a surtout affaire à de la matière rayée par la volonté de l'esprit, une prédominance qui relève d'une ontologie de type naturaliste.

La volonté de l'esprit de contredire par des zébrures horizontales l'architecture matérielle implique que les deux notions font des choses très différentes et que leurs interventions s'ajoutent donc l'une à l'autre. Cet effet de contradiction radicale entre les deux notions implique aussi qu'elles ne cherchent pas à se compléter mais qu'elles restent bien indépendantes.

En résumé, comme aux étapes précédentes, on a ici une architecture qui prépare la phase super-naturaliste et dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont en situation additive et restent indépendantes.

 

À la quatrième étape, la notion d'esprit s'affirme par un effet d'un/multiple dont rend bien compte l'effet d'unité produite par la répétition systématique de l'alternance de deux couleurs.

La notion de matière est portée par un effet d'intérieur/extérieur : les rayures horizontales dont est affectée la matière implique que l'extérieur de toutes ses tranches blanches est à l'intérieur de surfaces noires, et que l'extérieur de toutes ses tranches noires est à l'intérieur de surfaces blanches ; chaque pilier se décompose en plusieurs colonnes dont l'extérieur est bien repérable à l'intérieur de chaque pilier ; grâce à l'articulation procurée par les chapiteaux entre les piliers et les arcades, l'extérieur de chaque pilier et de chaque arcade est bien repérable à l'intérieur de chaque travée ; grâce à l'imposante corniche horizontale qui coupe la nef à mi-hauteur, l'intérieur du volume de la nef est divisé en deux étages que l'on ressent à l'extérieur l'un de l'autre.

L'effet qui sert à séparer les deux notions est le regroupement réussi/raté : le regroupement des rayures horizontales qui attirent l'attention de l'esprit avec l'articulation des formes de la matière qu'elles recouvrent est nécessairement réussi puisque ce recouvrement est réalisé de façon systématique, mais il est aussi raté puisque les deux systèmes de formes se contredisent, ce qui force à les appréhender de façons séparées.

L'effet sur lequel s'associent la notion de matière et la notion d'esprit est le fait/défait, ce qui va de soi puisque le système de rayures et les formes architecturales qui organisent la matière se contredisent et se défont donc mutuellement.

 

Dans le cas particulier de la quatrième étape, les quatre effets qui correspondent à l'état ontologique propre à cette étape sont identiques aux quatre effets que l'on a déjà envisagés. On se contentera de souligner combien cette architecture est évidemment résumée par l'effet de fait/défait.

 

 

La cinquième et dernière étape aux notions additives indépendantes menant au super-naturalisme :

 

Nef du Duomo santa Maria Fiore à Florence, Italie (14e siècle). À droite, un détail d'un pilier de la nef

 

Source des images : https://www.e-venise.com/florence-duomo-santa-maria-del-fiore-photos-interieur-duomo.html


 

 

La dernière étape correspond approximativement au XIVe siècle. Pour l'illustrer, l'intérieur de la nef du Duomo santa Maria Fiore de Florence, en Italie. Cette construction fut commencée en 1296 par Arnolfo di Cambio (1240/1300 à1310), continuée par Giotto de 1334 à sa mort en 1337, puis par Francesco Talenti (vers 1300/1369), et enfin par Giovanni di Lipo à partir de 1357. Pour ce qui concerne l'allure finale de cette architecture, tout spécialement l'allure de ses piliers, on doit considérer négligeable l'influence d'Arnolfo di Cambio qui relève de l'étape précédente. Cette allure relève fondamentalement du XIVe siècle italien et l'on peut retrouver des piliers tout à fait semblables dans la loggia dei Lanzi, à Florence, construite conjointement par le fils de Francesco Talenti, Simone Talenti (1340/1381) et par Benci di Cione (1337/1404).

La massivité trapue de ces piliers bruns, leur continuité verticale jusqu'à devenir les nervures de la voûte, et leur continuité latérale lorsqu'ils se transforment en ogives séparant la nef des bas-côtés, sont autant d'aspects par lesquels les piliers et leurs ramifications produisent l'effet de solidité que l'on attend de la matière. En contraste, ce qui attire l'attention de l'esprit, ce sont les bizarres chapiteaux qui semblent couper à plusieurs reprises la continuité verticale des piliers, et c'est aussi la corniche horizontale qui coupe violemment la continuité de la paroi haute de la nef.

À la dernière étape, la notion de matière est portée par un effet d'un/multiple : chaque pilier vertical s'affirme comme une unité compacte divisée en plusieurs facettes séparées par des creux verticaux nettement marqués ; lorsqu'on monte le regard au-delà du premier chapiteau l'unité du pilier fait place à sa division en un fût vertical et deux arcades qui se séparent latéralement ; plus haut encore le pilier se divise maintenant en de multiples nervures pour porter la voûte. Bien sûr, le même et unique principe de division des piliers en multiples arcades et nervures se retrouve à multiples reprises tout au long de la nef.

En contraste avec l'élan vertical de la matière des piliers, les chapiteaux dont l'horizontalité des détails attire l'attention de l'esprit ont une forme curieuse dont la compacité fait défaut, ce qui relève de l'effet de regroupement réussi/raté qui porte à cette étape la notion d'esprit. En effet, au lieu d'être tout d'une pièce, une bande horizontale formant tailloir en est détachée au-dessus, à quelque distance de la masse principale du chapiteau, et l'on doit bien admettre que ce tailloir distant fait partie du chapiteau tout en n'étant pas regroupé avec sa partie principale. Au passage, on peut supposer que c'est ce type de chapiteaux qui a donné à Filippo Brunelleschi l'idée de ses propres chapiteaux à tailloir franchement décalé, tels que ceux de la basilique de San Lorenzo de Florence ou de la basilique Santo Spirito de Florence. Certes, Brunelleschi relève de l'étape suivante, mais la continuité de cette disposition se justifie par le fait que l'effet de relié/détaché joue un rôle majeur à chacune de ces deux étapes.

On revient aux chapiteaux du Duomo de Florence pour en relever une autre particularité : toutes leurs parties affirment leur horizontalité sans nuire à la continuité verticale des piliers qu'ils chevauchent. Car ici les chapiteaux chevauchent effectivement les piliers, ils ne marquent aucune articulation ni aucune transition entre les piliers et les arcades, ils se rajoutent comme des placages par-dessus les jets verticaux des piliers, faisant contraste à leur verticalité par le dessin de leurs horizontales tout en se laissant traverser par la continuité verticale des piliers. Il s'agit là d'un effet de fait/défait, celui qui est chargé à cette étape d'affirmer la différence entre la notion de matière et celle d'esprit : la matière des piliers fait la verticalité, les chapiteaux plaqués à leur surface la défont par deux fois, d'abord par les multiples lignes horizontales groupées dans leur partie principale, puis dans le tailloir séparé qui les surmonte à quelque distance. En partie haute de la nef, au-dessus des arcades des bas-côtés, la grande corniche qui attire l'attention de l'esprit par ses multiples détails défait également par son horizontalité très accusée l'élan vertical des jets des piliers qui s'éclatent alors en multiples nervures.

Puisque la matière fait ici des effets verticaux de solidité et d'éclatements en ogives et nervures tandis que l'esprit fait des effets d'horizontales, les notions de matière et d'esprit font clairement des choses différentes et sont donc dans une relation additive, et elles agissent certainement de façons indépendantes puisque les effets de l'esprit tendent à défaire ceux qui relèvent de la matière. On est donc bien dans la filière où les deux notions sont à la fois additives et indépendantes.

La prédominance des effets linéaires et la clarté des lignes de cette architecture rendent par ailleurs évident que ce système de piliers qui se divisent en arcades et en nervures a été conçu par un esprit, qu'il correspond donc à une organisation de la matière qui est dominée par l'esprit, ce qui reflète l'ontologie naturaliste de cette filière de civilisation.

 

Le naturalisme de cette filière n'est pas surprenant puisqu'on l'avait déjà constaté aux étapes antérieures, toutefois la clarté de ces lignes manifestement conçues par un esprit nous invite à une deuxième lecture, négligeant l'impression de solidité matérielle apportée par la continuité de ces pierres brunes pour considérer cette fois comment elles portent aussi la notion d'esprit.

Dans cette lecture, les murs et les voûtes de teinte claire valent comme autant de parois matérielles cloisonnées et portées par l'armature des poteaux, arcades et nervures conçue par l'esprit. Le cloisonnement de ces parois matérielles qui forment 1+1 morceaux de mur ou de voûte tranche alors clairement avec le caractère à la fois unitaire et divisé de l'armature conçue par l'esprit qui les porte et qui relève donc pour sa part du type 1/x. On retrouve une nouvelle fois le caractère naturaliste dans cette différence entre ce qui relève de la notion d'esprit et ce qui relève de la notion de matière, une différence qui est ici accusée par la répartition des couleurs, la tonalité très foncée de l'une défaisant la tonalité très claire de l'autre. Elle est aussi accusée par le fait que les formes brunes, toutes très linéaires, défont la continuité des surfaces claires qu'elles traversent. Dans cette seconde lecture, l'effet de fait/défait est donc à nouveau celui qui sert à différencier les deux notions.

Dans le cadre de cette seconde lecture, on peut aussi considérer que les chapiteaux forment des masses matérielles compactes qui, en s'accrochant aux piliers un peu comme du gui encombre les branches des arbres qu'il colonise, défont la fluidité verticale des piliers dont l'élan a été conçu par l'esprit. Comme les piliers, et comme les arcades et les nervures, les chapiteaux peuvent donc tour à tour être perçus comme un effet de l'esprit ou comme un effet de matière.

 

Sur les mêmes formes, on vient donc de faire deux lectures différentes, une fois en considérant que l'ossature brune de la nef fait un effet de matière puisqu'elle procure visiblement la continuité solide du bâtiment, une autre fois en la considérant comme une ossature organisée par l'esprit de façon logique et hiérarchisée afin d'organiser l'écoulement des forces de gravité provenant des parois matérielles du bâtiment. En fait, cette double lecture correspond à la façon spécifique, à la dernière étape de la phase analogiste, de mettre en relation les notions de matière et d'esprit lorsqu'elles sont à la fois en situation additive et indépendantes : comme elles ne sont pas associées dans le cadre d'un couple, et comme de plus elles sont indépendantes dans leur expression, il n'y a en effet pas d'autre solution que d'éprouver leur capacité à endosser tour à tour les mêmes formes, ce qui permet de les mettre en relation, ce qui est objectif final de cette phase, et cela tout en préservant leur caractère additif et indépendant. Ainsi ces deux lectures s'ajoutent l'une à l'autre puisqu'elles se font nécessairement l'une après l'autre, et pour la même raison elles restent indépendantes.

On revient maintenant sur les exemples donnés pour les quatre étapes précédentes pour repérer comment cette façon de mettre en relation des deux notions n'apparaît pas subitement à la dernière étape et comment elle s'était préparée à chaque étape malgré l'affirmation de leur indépendance et malgré leur caractère additif :

 - À la première étape, celle de la bibliothèque de Celcius, les entablements se retournaient en s'accolant au mur du fond, ce qui était un moyen de mettre localement en relation le premier plan qui portait la notion d'esprit avec le mur de l'arrière-plan qui portait la notion de matière, cela malgré l'écart important entre ces deux plans.

 - À la deuxième étape, dans le baptistère de Florence, la continuité de plan entre la matière des marbres blancs et les tracés verts voulus et remarqués par l'esprit était un moyen de mettre en relation les deux notions malgré leur indépendance. Dans les bandes lombardes, c'est la continuité du matériau qui assurait la mise en relation entre cette matière et les dessins creusés par l'esprit dans cette même matière.

 - À la troisième étape, les bandes horizontales foncées qui attiraient l'attention de l'esprit et se dessinaient sur le mur du fond matériel des loggias de San Michele in Foro étaient un moyen de mettre en relation la notion de matière et la notion d'esprit, tandis que les bandes continues de matière au-dessus des arcades des loggias étaient également un moyen de mettre en relation la matière avec les arrondis de ces arcades qui captivaient l'esprit.

 - À la quatrième étape, on a déjà dit que l'architecture de la nef de la cathédrale de Sienne pouvait aussi bien se lire comme une organisation de la matière selon une ordonnance architecturale conçue par l'esprit que comme une organisation de la matière très visiblement contredite par les zébrures noires et blanches voulues par l'esprit. On était donc déjà très proche de la double lecture de la nef du Duomo de Florence, mais il fallait faire un effort visuel important pour passer d'une lecture à l'autre tandis que ce passage devient insensible à l'étape finale du Duomo.

 

On revient à la nef du Duomo de Florence pour envisager les autres effets plastiques.

L'effet de relié/détaché est à la fois celui que font en commun les deux notions et celui qui doit nous apparaître au premier coup d'œil. Les pilastres, les nervures et les arcades de couleur brun foncé sont mutuellement reliés puisque toutes ces formes se regroupent pour générer les piliers dans leur partie basse, mais elles se détachent aussi les unes des autres à deux reprises en éclatements d'arcades et de nervures. La corniche horizontale qui passe au-dessus des arcades de la nef la relie sur toute sa longueur tout en se détachant visuellement sur le fond très clair des parois, et la même chose vaut pour les piliers, les arcades et les nervures qui forment ensemble tout un système au graphisme foncé dont toutes les parties sont reliées en continu tout en se détachant visuellement sur le fond clair des murs et des voûtes. Dans chaque chapiteau, le tailloir isolé au-dessus est relié visuellement à la partie principale du chapiteau, ne serait-ce que par la similitude de sa forme avec celle du tailloir principal, mais il en est détaché par un brutal écart qui laisse voir les tranches du pilier monter librement. À l'intérieur de la partie principale de chaque chapiteau, les crochets sculptés sont reliés horizontalement les uns aux autres puisqu'ils forment trois bandes horizontales continues qui font le tour du pilier, mais ces trois bandes sont bien détachées visuellement les unes au-dessus des autres.

Les formes se répandent par un effet de centre/à la périphérie : la grande hauteur assez exceptionnelle des bas-côtés permet de repérer clairement que chaque pilier est le centre d'un éclatement visuel d'arcades et de nervures qui est entouré de tous côtés, c'est-à-dire sur toute sa périphérie, aussi bien dans la nef que dans le bas-côté, par des centres d'éclatement similaires.

Les formes s'organisent par un effet d'entraîné/retenu correspondant à la continuité des graphismes bruns qui nous entraînent à les suivre en passant de l'un à l'autre tandis que leurs regroupements serrés au-dessus des chapiteaux retiennent notre regard dans ces zones. Nous sommes également entraînés à lire l'élan vertical des piliers et retenus de le faire à cause de la présence des chapiteaux dont l'horizontalité casse cette lecture, tout comme la grande corniche horizontale au-dessus des arcades nous retient de lire la continuité entre le jet vertical des piliers et l'éclatement des arcades et des nervures qui se produit à leur sommet.

Ces trois effets sont résumés par un effet d'ensemble/autonomie : chaque pilier s'affirme de façon autonome, avec ses propres éclatements en arcades et nervures, et tous ensemble font un effet de nef continue et de bas-côtés continus. Par ailleurs, ce squelette brun foncé et les murs et voûtes de teinte claire génèrent des effets visuels très autonomes, à la fois du fait de leur contraste de couleurs et du fait du caractère linéaire de l'un et du caractère surfacique des autres, mais ces deux registres contrastés se complètent dans un effet de paroi continue englobant l'ensemble de la nef.

 

 

 


Campanile du Duomo de Florence, dit campanile de Giotto (1298-1359)

 

Source de l'image : https://www.routard.com/photos/florence/1382693-campanile_de_giotto_et_baptistere_saint_jean.htm

 

 

Pour s'assurer que la lecture inversée des deux notions sur les mêmes formes ne concerne pas que le cas particulier de la nef du Duomo de Florence, nous envisageons maintenant une autre construction datant du XIVe siècle. Nous restons à toute proximité du Duomo, avec son campanile souvent dénommé le « campanile de Giotto ». Giotto y travailla de 1334 à sa mort en 1338. Il eut le temps d'en préparer un projet global qui comprenait une flèche qui devait faire environ le quart de la hauteur actuelle de la tour et qui ne fut jamais réalisée. Andrea Pisano pris sa suite jusqu'à sa mort en 1348, et c'est Francesco Talenti qui réalisa les trois derniers niveaux ouverts par de larges baies. Les pilastres des angles n'étaient pas prévus dans le projet initial de Giotto qui s'est avéré insuffisamment stable.

Une première lecture considère que la notion de matière est portée par la masse de l'édifice, par son volume. On prend alors conscience de l'unité du jet vertical de cette matière et de sa division en multiples étages nettement séparés par des corniches horizontales. Comme on l'a vu précédemment, c'est bien un tel effet d'un/multiple qui porte à cette étape la notion de matière, ce qui implique aussi la possibilité d'une lecture en 1/x. Toutefois, la dimension des étages successifs ne présente aucune cohérence perceptible, les deux du soubassement étant très bas et celui du dernier étage étant soudainement beaucoup plus haut que ses prédécesseurs et se subdivisant lui-même d'une façon très difficile à lire. Dans ces conditions, on peut aussi bien dire que la masse matérielle de la tour s'ajoute en 1+1 étages successifs, ce qui est cohérent avec la double lecture en 1+1 et en 1/x que l'on doit pouvoir faire de la notion de matière à la dernière étape.

Si la notion de matière se rapporte à la masse de l'édifice, alors notre esprit est sensible à l'évidement progressif de cette masse au fil des étages, très compacte dans sa partie basse et ouverte à son dernier niveau par de larges baies. Si la forme de ces ouvertures est toujours similaire, leurs dimensions sont toutefois variées : on n'a qu'une seule grande baie au dernier niveau, elles sont groupées par deux aux étages du dessous, et elles ne sont que des niches à statues au niveau encore au-dessous. Toutes ces ouvertures forment un groupe de mêmes formes d'arcades creusées dans la masse et terminées en surface par un triangle inscrit dans un rectangle (lecture en 1/x), mais leur regroupement est raté du fait de leurs dissemblances, ce qui est cohérent avec le fait que la notion d'esprit est portée à cette étape par l'effet de regroupement réussi/raté.

Deuxième lecture maintenant, dans laquelle c'est la notion d'esprit qui s'appuie sur la linéarité du jet de la tour lu par notre esprit et sur sa division en multiples tronçons séparés par les corniches horizontales très saillantes qui attirent l'attention de l'esprit. Une tour divisée en multiples étages, cela correspond au type 1/x de la notion d'esprit, tandis que l'absence de régularité dans les dimensions des étages qui permettait une lecture simultanée en 1+1 pour la notion de matière implique ici un effet de regroupement réussi/raté qui correspond à la notion d'esprit. Dans cette seconde lecture, la notion de matière est portée par la surface de l'édifice, c'est-à-dire sa division en multiples surfaces de marbre aux coloris différents. Plus exactement, la couleur blanche du marbre de Carrare donne son unité à l'ensemble tandis qu'une multitude de taches rouges ou vertes complètent la surface qui relève ainsi d'un effet d'un/multiple comme il convient pour la notion de matière à cette étape. La variabilité de ces taches colorées, dont on ne peut déceler la régularité, implique qu'elles s'ajoutent aussi les unes aux autres en 1+1.

Dans la nef du Duomo c'était la structure brune qui portait tour à tour chacune des deux notions, permettant de les mettre en relation sur les mêmes formes malgré leur caractère additif et indépendant, ici ce sont les divisions produites par les corniches horizontales qui servent tour à tour à l'expression de la notion de matière et à l'expression de la notion d'esprit, des divisions qui sont d'autant plus visibles qu'elles se poursuivent sans discontinuité sur les surépaisseurs des angles du campanile. Quant à ces pilastres d'angle qui n'étaient pas prévus dans le projet de Giotto, ils impliquent dans le sens horizontal une lecture en 1/x qui s'ajoute à la lecture en 1/x du sens vertical, contribuant ainsi à renforcer aussi bien l'effet d'un/multiple de la masse matérielle (une seule masse construite mais divisée par des arêtes saillantes dans chacun de ses angles) que le caractère 1/x du jet linéaire lu par l'esprit (plusieurs jets verticaux à l'intérieur du jet vertical d'ensemble).

 

 

 

18.1.2.  L'architecture analogiste aux notions additives se complétant menant au super-naturalisme, dans l'Europe du Nord :

 

La première étape aux notions additives se complétant menant au super-naturalisme :

 

 


Clocher de l'église d'Earls Barton, Angleterre (vers 970)

Source de l'image : http://www.english-church-architecture.net/northamptonshire/earls%20barton/earls_barton.htm

 

 

Comme pour la filière précédente, cette étape commence approximativement autour de l'an 0 pour aller jusqu'à l'an 1000 de l'ère commune. Afin de permettre une comparaison éclairante avec les architectures que l'on envisagera à la dernière étape, l'exemple que nous prenons pour la première est le clocher de l'église d'Earls Barton, en Angleterre, construit aux alentours de 970, soit vers la fin de cette étape. La partie haute en a visiblement été sectionnée et munie de créneaux.

Peu importe cette modification, car nous allons nous intéresser aux décors linéaires en pierres en relief sur le nu de l'enduit du mur. Comme exemple similaire d'un tel décor, on aurait pu aussi bien donner celui de l'étage de l'ancien porche-entrée de l’abbaye de Lorsch, en Allemagne, qui lui est antérieur d'une centaine d'années (vers 850).

Les chaînes d'angle en pierre, les linteaux en arc, les colonnes et les encadrements des baies, voire les lignes horizontales saillantes, ont certainement un rôle dans la stabilité de la maçonnerie, et donc dans sa consistance matérielle, mais les lignes verticales, diagonales ou arrondies en relief ne jouent visiblement aucun rôle matériel et sont seulement là pour décorer la surface et captiver notre esprit. Par contraste avec ce réseau linéaire, la notion de matière est certainement évoquée ici par la surface courante dorée du mur.

La notion de matière fait un effet de surface pendant que la notion d'esprit utilise des effets linéaires, les deux font donc des choses très étrangères ce qui signale qu'elles sont dans une relation additive, ce qu'amplifie l'impression que ces dessins en pierres sont rajoutés par-dessus la maçonnerie des murs et qu'ils n'en font pas intrinsèquement partie.

Dans le cas du baptistère de Florence, parce qu'ils étaient intégrés dans la surface en marbre blanc et qu'ils la découpaient ainsi en tronçons, les tracés linéaires en marbre vert n'enrichissaient pas la surface blanche mais, au contraire, ils gênaient la lecture de sa continuité. Ici, parce que leur situation en relief permet de bien les distinguer de la surface du mur que l'on perçoit continue à l'arrière-plan, ces dessins linéaires apparaissent clairement comme un enrichissement de l'apparence de la maçonnerie, un décor rajouté sur sa surface, ce qui met les aspects évoquant la notion de matière et ceux qui évoquent la notion d'esprit en situation de complémentarité et non pas d'indépendance comme il en allait au baptistère de Florence.

Indiscutablement, ce sont ces dessins géométriques en relief réalisés pour captiver l'esprit qui dominent l'apparence du bâtiment, et l'on peut ajouter à cette prédominance de l'esprit le fait que le réseau de ces dessins forme une unité continue divisée en multiples parties (type 1/x), tandis que la continuité de la surface du mur ne se perçoit qu'en ajoutant les 1+1 morceaux séparés entre eux par les divisions créées par les dessins.

En résumé, on est dans une filière qui prépare le super-naturalisme et dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont en relation additive et se complètent.

 

Comme on l'a vu dans la filière précédente, à la première étape la notion de matière est portée par un effet de continu/coupé : la continuité de la surface courante du mur est constamment coupée par les dessins en pierre en relief sur elle.

La notion d'esprit est portée par un effet de lié/indépendant : les diverses tiges verticales, horizontales, obliques ou arrondies sont liées les unes aux autres en un réseau continu, et elles sont simultanément visibles en tant qu'unités indépendantes. Dans le cas des dessins diagonaux de l'avant-dernier niveau, des incrustations carrées servent à la fois à lier entre eux les différents morceaux de tracés et à affirmer l'indépendance de chacun.

L'effet qui sert à différencier les notions de matière et d'esprit est celui de même/différent : la maçonnerie courante et les dessins en relief qui la décorent font ensemble une même maçonnerie, mais ils y jouent des rôles différents, l'une en tant que support et les autres en tant que décor appliqué par-dessus ce support, et par ailleurs la surface courante de la maçonnerie a toujours le même aspect tandis que les dessins en relief et les encadrements des baies sont toujours très différents d'un étage à l'autre.

Enfin, les deux notions font ensemble des effets de relié/détaché : les tracés en relief sont reliés entre eux dans une trame continue tandis qu'ils se détachent visuellement à la surface dorée de l'enduit de la maçonnerie courante, et pour sa part cette surface d'enduit est reliée en continu dans un même plan tout en étant détachée en divers morceaux par les tracés linéaires qui la divisent.

 

On pourrait aussi envisager les quatre effets qui ne correspondent pas directement à l'évolution ontologique de l'étape en cours mais, dans un souci de concision, sauf exception on se dispensera dorénavant d'en traiter. On rappelle toutefois que, pour toutes les filières et à chaque étape, ils sont identiques à ceux que l'on a analysés dans le cadre de la filière précédente.

 

 

La deuxième étape aux notions additives se complétant menant au super-naturalisme :

 

 


Intérieur de la nef romane de la basilique de Vézelay, France (achevée en 1140)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Basilique_Sainte-Marie-Madeleine_de_V%C3%A9zelay

 

 

Cette étape est celle de l'architecture romane qui s'est développée approximativement de l'an 1000 à l'an 1150. On reprend l'exemple de la nef de la basilique de Vézelay, achevée en 1140, que l'on a sommairement analysée dans le chapitre d'introduction.

On rappelle que l'effet de matière y est donné par la massivité continue des murs et par la surface des voûtes qui couvrent la nef. Pour sa part, notre esprit comprend que les pilastres et les colonnes engagées qui ressortent des murs, les colonnes et les arcades qui soutiennent le bas des murs, les arcs-doubleaux bicolores en saillie sur la voûte, ainsi que le croisement de sens de ses morceaux traités en voûte d'arêtes, sont autant de dispositions par lesquelles l'esprit des constructeurs a cherché à renforcer la solidité matérielle de la construction et à rendre visible ces renforts destinés à canaliser et à domestiquer l'écoulement de la gravité à travers les matériaux pesants de la construction.

La matière fait des effets de surface et de masse pesante tandis que l'esprit fait des effets de canalisation linéaire de la force de gravité et de renforcement de la construction : puisque les deux notions font des choses très différentes, elles sont en situation additive. Puisqu'elles cherchent visiblement à renforcer la maçonnerie, à lui donner une armature solide expressive, les dispositions de l'esprit s'avèrent complémentaires à la présence matérielle des parois.

En résumé, les deux notions sont en situation additive et se complètent dans une architecture où l'esprit montre ostensiblement sa volonté d'organiser la matière et de canaliser les forces qui la traversent, donc dans le cadre d'une architecture qui s'inscrit dans une filière d'ontologie naturaliste.

À la deuxième étape, la matière s'affirme par un effet de lié/indépendant qui correspond à sa décomposition en portions de mur et en portions de voûte bien indépendantes les unes des autres mais liées les unes aux autres par l'intermédiaire des pilastres, des colonnes engagées, des arcades et des arcs-doubleaux.

Pour sa part, l'esprit s'affirme par un effet de même/différent en intégrant dans la même structure constructive des dispositions différentes (pilastres, colonnes engagées, chapiteaux, arcs latéraux de soutien, arcs-doubleaux en plafond de la nef, croisement des voûtes d'arêtes), chacune de ces dispositions étant en outre répétée différentes fois de la même façon.

L'effet qui sert à différencier les deux notions est l'intérieur/extérieur : toutes les dispositions par lesquelles l'esprit ajoute visiblement des renforts à la construction font partie intégrante de la maçonnerie tout en étant en saillie sur la partie courante de sa matière, elles sont donc à l'intérieur de la matière du bâtiment mais s'en différencient en sortant à son extérieur.

Enfin, les deux notions font ensemble des effets d'un/multiple : les multiples répétitions de la même disposition de travée sont un élément essentiel de cet effet, et le fait que la maçonnerie courante et ses renforts en relief forment à la fois une unité continue de matière et deux aspects complémentaires mais distincts de cette matière en est une autre composante. On peut aussi souligner que chaque travée de voûte d'arêtes forme une surface continue divisée en quatre parties bien distinctes, et que l'unité continue de chaque arc latéral et de chaque arc-doubleau est divisée en multiples parties aux couleurs alternées.

 

 

 


Chevet roman de l'abbatiale Saint-Austremoine d'Issoire, France (vers 1130)

 

Source de l'image : photographie de l'auteur

 

 

Cette disposition intérieure de la nef de la basilique de Vézelay correspond à une expression analytique puisqu'il est facile de différencier ce qui correspond à la notion de matière et ce qui correspond à l'intervention de l'esprit pour organiser et renforcer cette matière. On donne maintenant l'exemple d'une expression synthétique correspondant à la même époque romane : le chevet de l'abbatiale Saint-Austremoine d'Issoire, en France, qui date environ de 1130. On pourra bien sûr le comparer au chevet roman de Saint-Nicolas de Caen envisagé dans la filière précédente. Synthétique, cela veut dire que les effets de matière et d'esprit ne pourront pas être perçus séparément.

Très normalement, la notion de matière y est apportée par la continuité du matériau pierre utilisé. Dans cette masse en pierre, le haut massif du transept qui se dresse et le groupe des formes arrondies du cœur blotties à son pied forment deux masses à la fois bien indépendantes et clairement liées entre elles, ce qui correspond à l'effet de lié/indépendant qui porte la notion de matière à cette étape. En contraste, les arrondis des baies de toutes tailles qui creusent la matière attirent certainement l'attention de notre esprit, tout comme l'arrondi des toitures et des bandes en relief reliant les dessus des baies. Une même forme d'arrondi répétée différentes fois, de différentes manières et à différentes échelles : c'est l'effet de même/différent qui porte la notion d'esprit.

Mais on a encore affaire là à une expression analytique. L'expression synthétique que l'on va maintenant envisager s'appuie sur le jeu d'arrondis que produit le grand volume arrondi de l'abside du cœur avec les volumes en arrondis plus petits des absidioles greffées sur lui. Ces volumes sont autant de formes matérielles bien individualisées, et donc visiblement indépendantes les unes des autres, mais elles sont aussi accolées les unes aux autres, et donc liées les unes aux autres : on retrouve l'effet de lié/indépendant qui porte la notion de matière.

Les surfaces bombées qui enveloppent ces volumes sont accompagnées de toitures à la corniche arrondie rythmée par le débord de consoles en T, elles sont recoupées verticalement par des colonnes engagées ou par des contreforts, et l'arrière de leurs couvertures coniques est arrêté par des frontons triangulaires qui montent suffisamment haut pour qu'on les remarque et que l'on perçoive leur apparentement avec le haut massif du transept qui se termine aussi par des biais. Toute cette complexité de formes qui se répondent captive évidemment notre esprit, et c'est aussi à des effets de même/différent qu'elle correspond, parce qu'on y retrouve différentes fois le même type de forme, mais aussi parce qu'une seule et même forme d'abside ou d'absidiole comporte en elles différentes formes : la surface arrondie de la maçonnerie, sa toiture conique à l'égout arrondi bordé de consoles en T répétitives, des colonnes engagées ou des contreforts verticaux, des frontons triangulaires en arrière-plan. Même la chapelle axiale, sa toiture à deux pentes, sa forme rectangulaire et son fronton en façade répond de cet effet de même/différent : elle reprend la même forme de volume en avancée que les absidioles cylindriques, mais elle en est différente du fait de son allure orthogonale et de la position de son fronton.

Le caractère synthétique de cette expression résulte du fait que l'on ne peut pas considérer le jeu d'articulation des formes cylindriques qui portent la notion de matière sans percevoir, et donc sans devoir aussi prendre en compte, tous leurs enrichissements apportés par le feston des bordures de toiture, par les contreforts verticaux qui les scandent avec régularité, et par les frontons triangulaires qui les accompagnent, autant d'enrichissements visuels qui captivent notre esprit.

L'effet d'intérieur/extérieur est celui qui permet, même dans le cadre de cette expression synthétique, de différencier la notion de matière de celle d'esprit : l'extérieur des surfaces cylindriques des absides qui correspondent à la notion de matière est pris à l'intérieur des enrichissements qui captivent notre esprit, à savoir le feston en bordure des toitures, les contreforts verticaux, les petites bandes en relief qui soulignent à distance les arrondis des linteaux des baies et qui les relient, les frontons triangulaires. Par ailleurs, les baies dont les linteaux arrondis captent l'attention de notre esprit se démarquent en ouvrant des creux intérieurs sur la face extérieure des cylindres de la matière.

Les deux notions font ensemble des effets d'un/multiple : on retrouve la même forme en arrondi à de multiples reprises, sur de multiples échelles et en de multiples circonstances, aussi bien pour l'arrondi des cylindres portant la notion de matière que pour l'arrondi des baies et des bordures de toiture qui portent la notion d'esprit ; la forme de fronton triangulaire se répète également à de multiples reprises et à différentes échelles ; le massif du narthex s'érige comme une masse unique en contraste avec la multitude des chapelles arrondies qui s'étalent à sa base ; une même forme de fronton dépasse à multiples reprises de la toiture et sur de multiples échelles ; les petites bandes en relief qui soulignent les arrondis des baies forment chaque fois une ligne unique qui relie de multiples baies ; enfin, les surfaces décorées de faïences blanches et noires correspondent chaque fois à des motifs unifiés formés d'une multitude de dessins semblables, soit carrés, soit triangulaires, soit étoilés au centre d'un rond.

 

Ce sont des surfaces cylindriques qui portent la notion de matière et des lignes courbes ou des lignes verticales qui portent la notion d'esprit : les deux notions font des choses très différentes et sont donc en relation additive. Les courbes des toitures festonnées de consoles bordent strictement le haut des surfaces cylindriques en pierre et les enrichissent ainsi d'effets visuels qui captivent notre esprit, les verticales des colonnes engagées et des contreforts jouent un rôle dans la consolidation technique des parois en pierre, les petites bandes en relief soulignent les linteaux en arc des percements de ces parois, et les frontons en toiture soulignent l'articulation entre les différents massifs matériels. Ainsi, même si la notion d'esprit intervient par des effets très différents de ceux impliquant la notion de matière, elle n'intervient pas de façon indépendante à celle-ci mais la complète, soit par des effets que l'on peut dire décoratifs ou qui en soulignent l'articulation plastique, soit par des dispositions qui renforcent visiblement sa solidité.

 

 

La troisième étape aux notions additives se complétant menant au super-naturalisme :

 

 


Intérieur de la nef gothique de Notre-Dame-en-Vaux à Châlons-sur-Marne, France (1170/1180)

 

Source de l'image : http://myopenweek.com/fr/monuments/Eglise-Notre-Dame-en-Vaux-et-son-cloitre-606_1

 

 

Après l'âge roman, celui de l'architecture gothique classique qui correspond approximativement à la période qui va de 1135 à 1220. On passe rapidement sur la disposition de la nef à l'époque gothique car la décomposition que l'on a faite pour la nef romane de Vézelay peut être répétée à l'identique pour la période gothique. La seule différence vient de l'ajout de nervures sous les intersections des voutains au-dessus de la nef, généralisant ainsi la visibilité du renfort de la solidité des surfaces matérielles par la volonté de l'esprit, lequel veut également apparaître comme organisant de façon systématique et unitaire le squelette destiné à canaliser les poussées engendrées par le poids de la matière. Comme exemple de gothique classique, on peut citer la nef de l'église collégiale Notre-Dame-en-Vaux à Châlons-sur-Marne, en France, qui a été construite entre 1170 et 1180.

 

 


Un pilier de la cathédrale Notre-Dame de Laon, France (vers 1180-1190)

 

Source de l'image : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Laon_cathedral_notre_dame_interior_010.JPG

 

 

Pour envisager dans le détail des effets propres à cette étape, on va utiliser l'exemple de l'un des piliers de la cathédrale Notre-Dame de Laon, en France, qui date de la période 1180/1190. Une décomposition articulée aussi extrême du pilier n'a pas eu beaucoup de descendance en France même, mais elle avait été systématisée dès 1175 par le maître d'oeuvre français Guillaume de Sens lorsqu'il avait été chargé de reconstruire le choeur de la cathédrale de Canterbury, en Angleterre.

Fondamentalement, ce pilier est constitué d'une grosse colonne à chapiteau formant un noyau central entouré par de multiples colonnettes plus petites. Même si l'on repère que les petites colonnettes périphériques reprennent les charges apportées depuis les voûtes par des colonnes adossées au mur juste au-dessus d'elles, on devine que leur finesse individuelle ne leur permet pas de reprendre l'essentiel des poussées produites par la partie haute de l'édifice, et que ce qui fait matière pesante et recevant les charges pesantes venues de la voûte est essentiellement constitué par le gros noyau central, lequel fait donc un effet de matière pesante et résistante tandis que les colonnettes qui l'entourent suggèrent à l'esprit qu'elles canalisent les forces et en repèrent les trajets. Ces colonnettes constituent une sorte de squelette externe à la matière du pilier, et elles atteignent probablement le point où ce squelette exagère tellement son rôle de figuration de la canalisation des forces dans la matière qu'il devient plus une affirmation intellectuelle qu'un dispositif véritablement utile et efficace pour porter la partie haute du bâtiment.

Quoi qu'il en soit, le noyau central et les colonnettes périphériques ont visiblement des rôles distincts et qui s'additionnent, le premier reprenant le poids du mur au-dessus de lui et les autres reprenant au moins partiellement la charge des nervures de la voûte transitant par les colonnes accolées au mur. Seulement partiellement, car quelques-unes des colonnes de l'étage ne trouvent pas à se poursuivre dans les colonnettes du pilier et s'appuient sur le chapiteau de son fût central. La lecture de cette situation additive est d'ailleurs renforcée par la position périphérique des colonnettes puisqu'elles s'ajoutent visiblement par-dessus le pilier central qu'elles entourent, se plaquent sur sa périphérie. Les deux notions s'additionnent donc, mais elles se complètent aussi puisque les colonnettes revendiquent de prendre en charge une partie des poussées venues de la voûte et qu'elles revendiquent de mieux visualiser la descente verticale de ces poussées que ne le fait le lourd fût central.

On est donc toujours dans une filière qui prépare l'ontologie super-naturaliste puisque la notion d'esprit entend y dominer le fonctionnement de la matière, et aussi dans une filière dans laquelle les notions de matière et d'esprit sont en relation additive et complémentaires.

À cette étape, la notion de matière est portée par un effet de même/différent : le pilier central fait partie de la même construction maçonnée que le mur à arcades qui monte au-dessus de lui, mais il est en même temps de forme très différente, puisque le mur est plan tandis que lui-même est de section circulaire.

La notion d'esprit est portée par un effet d'intérieur/extérieur : les colonnettes sont à l'intérieur d'un massif de colonnes de différentes tailles disposant d'un chapiteau continu et d'une base continue, et elles sont à l'extérieur du noyau principal de ce massif, et par ailleurs l'extérieur de chacune est bien repérable à l'intérieur de leur groupe.

Des effets d'un/multiple différencient les deux notions : le noyau matériel central est unique tandis que les colonnettes voulues par l'esprit du constructeur sont multiples tout autour de ce noyau ; le noyau central se dresse dans un jet vertical unique tandis que les colonnettes périphériques ont deux étages de hauteur ; surtout, la même forme de colonne se retrouve sur deux échelles différentes, une fois comme gros noyau matériel porteur, une autre fois comme petites colonnettes correspondant à l'intention de l'esprit de figurer le trajet des forces matérielles.

Enfin, les deux notions font ensemble des effets de regroupement réussi/raté : le gros fût central regroupe dans son chapiteau les chapiteaux des colonnettes périphériques et regroupe sur sa base les bases des colonnettes périphériques, mais ce regroupement est raté puisque les colonnettes restent écartées du noyau sur la plus grande partie de leur parcours ; le noyau central et les colonnettes sont aussi regroupés dans une même forme de colonne coiffée d'un chapiteau à crochets, mais ce regroupement est raté puisque cette forme se fait sur des échelles très différentes.

 

 

La quatrième étape aux notions additives se complétant menant au super-naturalisme :

 

 


Élévation de la nef de la Basilique Saint-Denis, France (1231/1281)

 

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Basilique_Saint-Denis

 

 

Cette étape correspond à la période de l'architecture gothique dite rayonnante et recouvre la plus grosse partie du XIIIe siècle.

Si l'on compare la nef de la Basilique Saint-Denis, reconstruite entre 1231 et 1281, à celle de Notre-Dame-en-Vaux de Châlons-sur-Marne évoquée à l'étape précédente, on ne distingue pas d'évolution sensible dans le principe constructif, toujours directement dérivé de l'époque romane : un squelette de colonnes, de nervures et d'arcades est rapporté à la surface des murs et des voûtes. Différence importante toutefois : la surface des murs pleins est maintenant réduite autant qu'il est possible pour être remplacée par des vitrages colorés. Comme très souvent à l'époque rayonnante, la galerie du triforium qui court au-dessus des bas-côtés est elle-même munie de vitraux et semble ainsi prolonger les grandes verrières de la partie haute de la nef, du choeur ou du transept de l'édifice.

Si le système de colonnes poursuivant les nervures de la voûte reste perçu comme une figuration de l'organisation de l'écoulement des forces de pesanteur voulue par l'esprit, ces membrures sont maintenant aussi associées plus directement à la notion de matière, d'autant que dans toute la hauteur des verrières, du fait de l'invisibilité du mur derrière elles, elles seules peuvent communiquer le sentiment que la structure portante est continue et solide.

Par contraste, la notion d'esprit est pour beaucoup reportée dans les verrières dont la lumière et les couleurs captivent notre esprit tandis que le dessin des hiérarchies d'ogives retient son attention. La séparation du vitrage et de la matière de ce qui reste de mur lumineux est d'autant plus radicale que, depuis les fenêtres de la chapelle axiale du choeur de Reims, édifiée de 1211 à 1220, il est fréquemment utilisé comme ici une solution par remplages, c'est-à-dire que la verrière est entièrement portée par ses propres membrures en pierre. Ces remplages forment une structure autonome qui remplit complètement la paroi de chaque travée au lieu que, comme auparavant, la verrière ne soit qu'un trou percé dans un mur massif.

La matière de ce qui reste de mur et celle des faisceaux de colonnes font donc maintenant la solidité du bâtiment pendant que les vitraux colorés qui captivent l'esprit font des effets de couleur et de lumière. Puisque les notions de matière et d'esprit font des choses très différentes, elles sont en situation additive, et par ailleurs elles se complètent, puisque les vitraux complètent la clôture du bâtiment dans les surfaces abandonnées par la matière en pierre.

À la quatrième étape, la notion de matière est portée par l'effet d'intérieur/extérieur : les membrures en pierre laissent la lumière extérieure traverser à l'intérieur de l'édifice, et aussi à l'intérieur de leur squelette en cédant la place à des vitraux translucides.

Ceux-ci portent la notion d'esprit qui s'exprime par des effets d'un/multiple, principalement grâce au dessin autosimilaire d'échelle des ogives portant les vitraux : au sommet de la plus grande ogive, une rosace soutenue par deux ogives plus petites, et chacune de ces deux ogives ayant elle-même à son sommet une rosace soutenue par deux ogives plus petites. Un même dessin donc, sur de multiples échelles ([3]). On peut aussi considérer l'unité ronde du contour de chaque rosace qui comporte à son intérieur une multitude de ronds plus petits.

Les deux notions se différencient par un effet de regroupement réussi/raté : le squelette des vitraux utilise un registre d'ogives qui permet de les regrouper visuellement avec le système d'ogives utilisées pour la maçonnerie du bas jusqu'en haut de la nef, mais l'effet de lumière colorée que produisent les vitraux fait rater ce regroupement visuel tellement il tranche avec la matité opaque de la maçonnerie.

Les deux notions font ensemble des effets de fait/défait : la luminosité des verrières défait l'opacité que fait la maçonnerie ; la bande horizontale très affirmée du triforium défait l'effet de verticalité produit par les faisceaux de colonnes qui montent jusqu'aux voûtes ; toute la complexité formelle des hiérarchies de rosaces et de pointes d'ogives de la partie haute des verrières est défaite dans la simple continuité droite et nue des montants verticaux de la partie basse des mêmes verrières.

Pour finir, on remarquera que puisque les vitraux qui portent la notion d'esprit produisent un effet d'un/multiple ils sont parfaitement adaptés à une lecture en 1/x, tandis que les travées matérielles s'ajoutent en bande côte à côte, et donc en 1+1. On est toujours dans la préparation de la filière super-naturaliste.

 

 

 


La flèche sud de la cathédrale de Senlis, France (vers 1230/1240)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Senlis_(60),_cath%C3%A9drale_Notre-Dame,_clocher_sud,_fl%C3%A8che,_vue_depuis_le_sud-est.jpg

 

 

Autre exemple très différent de l'époque du gothique rayonnant, la flèche de la cathédrale de Senlis, en France, édifiée vers 1240. Un peu comme dans le pilier de la cathédrale de Laon à l'étape précédente, la notion de matière est apportée ici par le massif principal qui forme le centre de la flèche tandis que deux niveaux de flèches plus petites attirent l'attention de notre esprit : quatre petites flèches au niveau inférieur, puis un bouquet de flèches encore plus petites et plus aiguës qui éclate en même temps que commence la forme en flèche du massif principal. C'est la présence de ce bouquet de petites flèches qui complexifie le jeu des formes et le rend différent de celui que propose le pilier de Laon.

Toutes les flèches périphériques forment une unité de groupe fractionnée en multiples formes semblables, ce qui relève du type 1/x. Quant à la masse matérielle de la flèche centrale, elle est fortement masquée et ne se laisse voir que par 1+1 morceaux détachés les uns des autres, ce qui correspond très normalement à la filière naturaliste dans laquelle s'inscrit cette architecture.

La grosse flèche centrale se concentre au fur et à mesure qu'elle pointe vers son sommet quand dans le même temps le bouquet des petites flèches éclate et semble se disperser : la matière et ce qui attire l'attention de l'esprit font des choses très étrangères puisqu'elles sont contradictoires, ce qui relève d'une relation de type additif entre les deux notions. Les quatre petites flèches du niveau inférieur prolongent le bas de la flèche supérieure et complètent son volume pour donner à l'ensemble une forme de très grande flèche incorporant aussi bien la masse du massif central que les éléments périphériques qui captivent notre esprit. Dans cette filière qui prépare le super-naturalisme, les notions de matière et d'esprit y sont donc en relation additive tout en se complétant mutuellement.

À cette étape la notion de matière est portée par un effet d'intérieur/extérieur : l'extérieur de la grosse flèche centrale qui affirme la notion de matière a son extérieur qui est pris à l'intérieur de deux couronnes successives de flèches plus petites.

La notion d'esprit est portée par un effet d'un/multiple : les multiples petites flèches ont une seule forme, précisément celle de flèche, celles de la couronne supérieure étant groupées en un bouquet compact tandis que celles du niveau inférieur étant dispersées en multiples endroits séparés. Comme il se trouve que, à cette étape, les effets de transformation ontologique sont également ceux qui décrivent globalement la situation, l'effet d'un/multiple est aussi à envisager comme décrivant la façon dont la forme se répand, mélangeant alors les aspects matériels et les aspects qui relèvent de l'esprit. C'est à ce titre que l'on peut lire l'autosimilitude d'échelles qui existe entre la grande flèche globale qui regroupe toutes les formes en flèche et chacune des petites flèches situées en sa périphérie : cette grande flèche globale comporte à son intérieur des flèches de petite échelle qui lui sont similaires, et à la périphérie de celles du bas on trouve des flèches de plus petite échelle encore de telle sorte que l'on retrouve une même forme de flèche sur de multiples échelles.

L'effet qui sert à distinguer les deux notions est celui de regroupement réussi/raté : les petites flèches qui captivent l'esprit sont visuellement regroupées avec la grande flèche qui porte la notion de matière, mais ce regroupement est raté à cause de la différence d'échelle entre ces deux types de flèches, aussi parce que les petites flèches du bas sont écartées de la grande, et aussi parce que les petites flèches du haut semblent en train de s'en écarter.

Ensemble, les deux notions font des effets de fait/défait : une grande flèche globale est obtenue par la réunion de la flèche principale qui lui sert de noyau avec la multiplicité des petites flèches qui l'entourent, mais cette grande flèche globale n'est pas compacte puisque sa matière n'est pas continue, elle est donc comme défaite, au sens de mal faite, mal compactée. Par ailleurs, la couronne de la partie haute disperse ses flèches au lieu de les faire pointer vers le sommet de la flèche principale, ce qui implique que la flèche globale semble se défaire vers son sommet en même temps qu'elle se fait. Enfin, comme il en allait pour la complexité des formes du haut des verrières dans l'exemple précédent, on peut repérer ici que la complexité de relation qui est faite entre les différentes formes en flèche est défaite dans la partie basse des flèches qui se contente de proposer des tiges verticales uniformes et sans aucune complexité.

 

 

La cinquième et dernière étape aux notions additives se complétant menant au super-naturalisme :

 

 


Voûte du choeur de la Cathédrale de Gloucester, Angleterre (1337/1357)

 

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/en/Gloucester_Cathedral

 

 

La dernière étape de cette filière correspond approximativement au XIVe siècle. Notre exemple principal sera la voûte du choeur de la Cathédrale de Gloucester, en Angleterre, construite entre 1337 et 1357. À quelque distance sous la surface matérielle d'une voûte uniforme s'érige un graphisme linéaire à base de croisements qui captive notre esprit. Cette grille de nervures peut prétendre se tenir dans l'espace par elle-même, peut-être même contribuer à soutenir la voûte au-dessus.

Comme à l'étape précédente les murs porteurs ont presque disparu et la notion de matière n'est plus apportée que par la surface de la voûte. Celle-ci, à l'arrière-plan, se trouve découpée en une multitude de petits triangles séparés les uns des autres et qui, faute de pouvoir se rassembler dans une unité continue visible, s'ajoutent en 1+1 les uns aux autres. Quant à elles, les multiples nervures du premier plan dont les rencontres sont soulignées par des fleurons en relief forment une unité continue divisée en de multiples parties et relèvent donc du type 1/x. Bien entendu, c'est ce dessin à la fois complexe et régulier qui attire l'attention de l'esprit et le captive.

Puisque la matière fait des effets de surface quand l'esprit fait des effets de croisements de lignes, les deux notions font des choses très étrangères l'une de l'autre et sont donc en situation additive. Ce qui est d'autant plus affirmé que les nervures s'ajoutent très visiblement sous la surface de la voûte.

La surface de la voûte clôt le volume, l'enferme sous une surface continue. À défaut de certainement lui procurer un squelette porteur, les nervures forment au moins pour elle un décor rajouté à son dessous : les deux notions, tout en s'ajoutant, ont des fonctions complémentaires.

En résumé, le caractère 1/x du décor qui attire l'attention de l'esprit combiné au caractère 1+1 de la surface de la voûte indique que cette architecture prépare le caractère super-naturaliste de la prochaine étape tandis que les notions de matière et d'esprit sont en relation additive et complémentaires. Cette préparation du super-naturaliste est d'ailleurs confirmée par le fait que le décor des nervures qui captive notre esprit est très visiblement ce qui domine l'effet d'ensemble produit par cette architecture.

À cette étape, la notion de matière s'appuie sur un effet d'un/multiple : la surface de la voûte forme une unité que l'on devine continue et qui se divise latéralement en multiples embranchements correspondant aux maçonneries qui séparent les verrières.

La notion d'esprit est portée par des effets de regroupement réussi/raté : le regroupement de toutes les nervures dans une trame continue de densité uniforme est réussi, mais il est raté si l'on considère les regroupements partiels qui s'y dessinent en concurrence à leur regroupement d'ensemble, spécialement dans la bande linéaire qui marque l'axe de la nef et dans les éclatements en étoile qui émergent depuis les chapiteaux latéraux ; les fleurons en relief se regroupent avec les croisements des nervures, mais ce regroupement est raté si l'on considère les différences de leurs tailles et l'aspect très différent de certains fleurons qui sont directement collés sur la voûte au centre de polygones.

Les deux notions se différencient par un effet de fait/défait : le treillis des nervures qui captive l'esprit se différencie de la matière de la voûte en cassant sa continuité apparente, et aussi en cassant son effet de surface opaque puisque, par contraste, elle apparaît comme une grille transparente.

À cette dernière étape, les notions de matière et d'esprit font ensemble des effets de relié/détaché : tous les segments de nervure se relient dans une trame continue qui se détache à l'avant de la voûte ; les fleurons qui garnissent les intersections des nervures relient les unes des autres chacune des portions de ces nervures tout en se détachant visuellement à l'endroit de ces intersections ; les nervures attachées les unes aux autres à l'endroit des chapiteaux latéraux se détachent les unes des autres pour s'épanouir en éclatements de nervures ; en sens inverse, la surface de la voûte qui se relie en continu dans sa partie centrale se divise en tronçons qui se détachent les uns des autres pour rejoindre les chapiteaux en haut des murs latéraux.

 

 


 

Ci-dessus, façade de la cathédrale de Strasbourg, France (mur rideau en 1er plan de la toute fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe) - À droite, voûte en éventail du cloître de la cathédrale de Gloucester, Angleterre (1351/1377)


 

Sources des images : https://fr.123rf.com/photo_76049112_fa%C3%A7ade-du-barrage-notre-dame-de-strasbourg-%C3%A0-strasbourg-france.html  et  https://www.pinterest.fr/pin/311452130466334681/?lp=true

 

 

Sans en faire l'analyse, on donne deux autres exemples d'architecture du XIVe siècle qui montrent, de manières très différentes, la même superposition d'un réseau dont le dessin attire l'attention de l'esprit par-dessus une surface matérielle continue. Dans un cas, il s'agit de la façade de la cathédrale de Strasbourg sur laquelle à un réseau de verticales a été rajouté à la toute fin du XIIIe siècle ou au début du XIVe sur une surface de maçonnerie assez neutre, opaque pour une grande part. Ce réseau forme comme une sorte de mur-rideau dont la grille, complexifiée dans le haut par divers motifs en ogive, attire l'attention de l'esprit ([4]). Dans l'autre cas, on est à nouveau dans la cathédrale de Gloucester mais cette fois dans son cloître dont les voûtes dites « en éventail » ont été construites après le milieu du siècle, c'est-à-dire juste après la voûte de la nef que l'on vient d'analyser. Cette fois aussi, on a affaire à une surface matérielle continue devant laquelle un complexe réseau de nervures captive notre esprit. L'effet de relié/détaché y est particulièrement violent puisque les retombées en éventail se détachent très clairement les unes des autres et de la voûte qu'elles forment ensemble.

 

Puisque dans cette filière les deux notions sont en relation complémentaire, leur regroupement en unité à la dernière étape se trouve facilité puisque, en se complétant, nécessairement elles font ensemble quelque chose qui les regroupe. Mais cette complémentarité est aussi un handicap, car il convient aussi de ressentir ce qui les sépare encore puisque l'on est toujours dans la phase analogiste et qu'elles sont toujours en relation additive, donc bien séparées et autonomes l'une de l'autre. Pour rendre donc compte de l'ensemble des particularités de cette situation et affirmer l'unité globale que réussissent à former des deux notions à la dernière étape de la phase analogiste, l'addition d'un réseau qui attire l'attention de l'esprit à bonne distance au-devant d'une surface matérielle continue se révèle une bonne solution qui justifie qu'on la retrouve dans beaucoup d'architectures du XIVe siècle : le franc contraste entre la grille en réseaux linéaires et la surface matérielle permet d'affirmer l'écart qui sépare encore les deux notions et leur relation toujours additive, et cela sans pour autant renoncer à leur rôle complémentaire puisque l'une réalise la clôture de l'espace tandis que l'autre fait la décoration qui anime la surface, et cela aussi tout en affirmant l'unité globale qu'elles forment désormais ensemble puisque leur combinaison contrastée est répandue sur toute l'architecture et que c'est elle qui lui procure son unité expressive.

 

 

Rapidement, on jette un regard rétrospectif sur les quatre premières étapes pour repérer la progression de cette disposition.

À la première étape, dans le clocher d'Earls Barton, on avait déjà un réseau linéaire qui faisait contraste avec la surface du mur, et déjà il était en relief sur cette surface, mais il était alors complètement dépendant du mur pour sa solidité. Tout se passe comme si la maturation de la phase analogiste avait eu pour seul but de rendre ce réseau franchement indépendant du mur, soit qu'il soit devenu capable de se soutenir tout seul, comme dans le cas du mur-rideau de Strasbourg, soit qu'il soit devenu un réseau qui semble participer au soutien de la voûte comme dans les exemples de Gloucester.

À la deuxième étape, celle de l'architecture romane, les pilastres, colonnes, arcades et arcs-doubleaux étaient aussi sortis franchement de la surface courante des murs ou des voûtes, mais ils y étaient encore en partie assimilés. Cela concernait notamment les colonnes engagées, à moitié mangées dans l'épaisseur du mur, ainsi que les pilastres pouvant être perçus comme des nervures du mur faisant saillie à sa surface.

À l'étape suivante du gothique classique, les colonnes et les nervures se dégagent plus franchement de l'épaisseur du mur et des voûtes. Avec un pilier de Laon, on a même vu que les colonnes étaient parfois complètement détachées du massif porteur principal.

À la quatrième étape, celle du gothique rayonnant, on a vu la structure des vitraux à remplages devenir complètement indépendante des parties porteuses de la nef et de ses voûtes, et avec la flèche de Senlis on a vu aussi les petites flèches se détacher nettement de la masse de la flèche centrale.

 

 


Un pilier du transept de la basilique Saint-Denis

 

Source de l'image : Le gothique rayonnant – Taschen – Architecture Mondiale

 

 

Pour ce qui concerne l'intérieur de la nef, on n'avait toutefois pas envisagé le cas des surfaces dans lesquelles les colonnes auxquelles l'esprit assigne pour tâche de visiblement conduire les charges venues des nervures de la voûte ne sont pas directement confrontées à des verrières et doivent alors assumer le rôle de support matériel portant en totalité la partie haute de l'édifice. On en dit un mot maintenant en prenant l'exemple des piliers qui encadrent la croisée du transept de la basilique Saint-Denis, cette disposition étant assez systématique dans le cas des transepts de cette époque. Dans cette configuration, les colonnes endossent complètement le rôle d'expression de la notion d'esprit organisant l'écoulement des forces verticales, cela en contraste avec la maçonnerie à l'arrière du pilier que l'on voit transparaître entre les colonnes et qui expriment certainement la notion de matière massive et solide. Même si elles sont accolées à cette maçonnerie, les colonnes sont ici bien dégagées, laissant voir une partie importante de leur développement, et toutes ensemble elles forment comme un rideau de colonnes dressé à l'avant du mur. Comme il convient pour l'expression des effets propres à cette étape, l'extérieur du mur arrière qui porte la notion de matière n'est visible qu'à l'intérieur des fentes laissées par ce rideau de colonnes (effet d'intérieur/extérieur), ce rideau dont l'écoulement vertical captive notre esprit forme une unité plastique composée de multiples colonnes (effet d'un/multiple), et, pour se différencier de leur mur arrière qui porte la notion de matière, ces colonnes qui portent la notion d'esprit se regroupent avec lui mais font rater ce regroupement en se détachant distinctement devant sa surface (effet de regroupement réussi/raté). Bien entendu, les deux notions font ensemble un effet de relié/détaché : les colonnes qui attirent l'attention de notre esprit sont reliées au mur matériel auquel elles s'attachent, et elles sont bien détachées les unes des autres.

Lorsqu'on arrive ensuite à la cinquième et dernière étape, par exemple à la façade de la cathédrale de Strasbourg, il suffit de décoller davantage ce rideau de tiges verticales et de l'installer à quelque distance du mur matériel pour que les notions d'esprit et de matière obtiennent leur autonomie relative requise afin que l'on repère qu'elles forment un couple de notions contrastées, et afin que l'on repère qu'elles ne sont pas encore regroupées dans l'unité compacte qu'elles ne pourront former qu'au démarrage de la phase suivante.

 

> Suite du chapitre 18 – Analogisme


[1]Les étapes correspondant à la phase analogiste sont repérées sur le site Quatuor allant de C0-31 à C0-35. On peut trouver les œuvres qui y correspondent aux adresses http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_0100.htm  pour la filière occidentale, http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_0400.htm pour Pétra, http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_0500.htm pour la filière chinoise, http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_0600.htm#12 pour la civilisation khmère, http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_0800.htm pour les Mayas et les autres parties de la Méso-amérique, http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_1000.htm pour filière musulmane, et http://www.quatuor.org/art_histoire_c00_1100.htm pour ce qui concerne la filière chrétienne orthodoxe.

[2]Une analyse partielle des effets plastiques produits par ce type d'architecture est disponible à l'adresse http://www.quatuor.org/art_gothique_classique_05.htm

[3]La grande verrière qui occupe toute la façade du "choeur des anges" de la cathédrale de Lincoln en Angleterre (1256 à 1280) propose le même effet d'autosimilarité mais cette fois sur trois niveaux d'échelles successives. Une vue en est proposée à l'adresse : https://www.quatuor.org/art_gothique_rayonnant_0110.htm

[4]Ses effets plastiques, du moins ceux qui ne correspondent pas à l'évolution ontologique propre à l'étape, sont envisagés sur le site Quatuor à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_gothique_14eme_04.htm