<  retour au début du chapitre 18  --  retour au plan de l'essai  --

 

18.1.3.  L'architecture analogiste aux notions couplées indépendantes menant au super-naturalisme dans l'est de la civilisation musulmane :

 

La première étape aux notions couplées indépendantes menant au super-naturalisme :

 

Au chapitre 18.0 on a donné l'exemple de la façade du Deir de Pétra. Afin de se consacrer exclusivement à l'évolution de l'architecture musulmane, on n'approfondira pas son analyse mais, en se référant à la façade de la bibliothèque de Celsius à Éphèse analysée au chapitre 18.1.1, on conviendra que ce bâtiment de Pétra, malgré sa ressemblance avec la tombe la Khazneh, relève davantage d'une architecture du type « bibliothèque de Celsius ».

La civilisation musulmane nous servira pour tous les exemples dans lesquels les notions de matière et d'esprit sont couplées et relèvent de la filière naturaliste. Une partie importante de son architecture correspond à des pays tels que l'Égypte et l'ancienne Mésopotamie dont on a vu, lors de la phase totémique, qu'ils relevaient alors de la filière animiste. Comme on l'a dit au chapitre 18.0, on suppose que c'est l'option « couplée » de la relation entre les deux notions qui est à l'origine de ce basculement de l'animisme vers le naturalisme. Lors de sa phase animiste c'est en effet la notion d'esprit qui s'est construite en unité globale, et la force hégémonique alors acquise par son caractère 1/x lui a permis, en entrant dans la phase analogiste, d'obliger la notion de matière à renoncer au sien, moins bien établi, et de rebasculer alors vers le type 1+1. C'est un cheminement inverse à celui que l'on verra plus tard pour la Chine puisque celle-ci, dans les mêmes circonstances de relations couplées, a basculé du naturalisme vers l'animisme.

 

Pour la civilisation occidentale chrétienne, au chapitre précédent, on a estimé que la première étape se terminait vers l'an 1000. Pour la civilisation musulmane elle se termine un peu plus tôt, vers 875, et aux étapes suivantes cette civilisation passera d'ailleurs toujours un peu plus tôt d'une étape à l'autre que la civilisation chrétienne. Rappelons que l'hégire, point d'origine de l'ère musulmane et date du départ de Mahomet de La Mecque pour Médine, correspond à l'an 622 de l'ère commune, ce qui implique que la partie musulmane de cette première étape a duré environ 250 ans.

 

 


Le minaret des Aghlabides dans la Grande mosquée de Kairouan (vers 836)

 

Source de l'image : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Minaret_de_la_grande_Mosqu%C3%A9e_de_Kairouan_05,_juin_2013.jpg

 

 

Pour l'essentiel, les toutes premières constructions musulmanes étaient le fait de constructeurs chrétiens ou d'imitateurs de constructions chrétiennes, et ce n'est que progressivement que les musulmans ont commencé à élaborer leur style propre. Comme exemple véritablement musulman de la première étape, le minaret dit des Aghlabides dans la Grande mosquée de Kairouan, probablement construit vers 836 ([1]) et dont la silhouette a souvent été reprise par la suite.

On peut certainement y attribuer la notion de matière aux trois lourdes masses en pierres qui se dressent les unes à la suite des autres, un décrochement brutal marquant chaque passage de l'une à l'autre. Cette continuité verticale marquée de brusques décrochements correspond à l'effet de continu/coupé qui porte la notion de matière à cette étape.

Pour sa part, notre esprit s'intéresse à la suite des merlons arrondis qui bordent le haut des deux premiers niveaux du minaret et aux niches en arcades aveugles creusées dans la surface des deux étages du haut. On n'envisagera pas la coupole qui n'est peut-être pas d'origine. À la première étape, l'esprit se fait valoir par un effet de lié/indépendant : les merlons arrondis sont indépendants les uns des autres tandis qu'ils sont liés les uns aux autres par leur disposition en alignement et par le cordon en relief auquel ils s'attachent tous en partie basse. Cet effet correspond aussi aux niches creuses bien indépendantes les unes des autres mais toutes liées au mur qu'elles entament.

L'alternance verticale des tronçons de jets matériels et des bandes crénelées fait que l'on ne peut pas considérer l'effet de matière sans considérer simultanément l'effet visuel relevant de l'esprit qui s'intercale systématiquement entre chaque tronçon matériel. Quant aux niches en forme d'arcades, on ne peut considérer leur forme sans percevoir qu'elle ne correspond qu'à un défoncé dans l'épaisseur de la matière. Les notions de matière et d'esprit ne pouvant se considérer séparément, on a affaire à des notions couplées.

Les merlons arrondis forment des bandes unitaires et les niches en forme d'arcades peuvent aussi se lire en tant que groupe de formes similaires, ce qui relève du type 1/x. Par contre, il n'y a pas deux jets matériels de même taille ni de même proportion, celui du bas étant d'allure nettement plus verticale que les deux autres et celui du milieu nettement plus horizontal, si bien que l'on peut seulement dire que ces étages successifs de matière s'ajoutent en 1+1 les uns au-dessus des autres. On est donc dans une filière qui se dirige vers le super-naturalisme.

La matière fait verticalement des effets de masse, de volume, et l'esprit s'intéresse à des effets linéaires horizontaux de frises ou de découpes de la surface de la matière. Puisqu'elles font des choses très indépendantes, qui ne se lisent pas dans le même sens et qui sont sans réaction les unes sur les autres, les notions de matière et d'esprit se révèlent indépendantes. Avec le minaret en spirale de Samarra, on aura plus loin l'occasion d'observer à quoi ressemble un minaret dans lequel les deux notions sont complémentaires.

L'effet qui permet de différencier les deux notions est le même/différent, lequel opère ici de deux manières : d'une part, un même étage est constitué de deux parties différentes, son massif matériel principal et sa bordure haute dont le feston crénelé attire l'attention de l'esprit, d'autre part la surface matérielle se caractérise par son uniformité, c'est-à-dire par le fait qu'elle est toujours la même et que, de plus, chaque étage est regroupé dans une même forme continue, cela par différence aux merlons et aux niches creusées attirant l'attention de l'esprit qui sont toujours répétées différentes fois et correspondent à deux registres de formes différents.

Les notions de matière et d'esprit font ensemble des effets de relié/détaché : les différents étages du minaret sont reliés en continu mais se détachent les uns des autres par des retraits brutaux de leur surface ; les différents merlons de chaque bordure d'étage sont liés ensemble à leur base et détachés les uns des autres sur toute leur hauteur ; les niches creusées dans la surface des deuxième et troisième étages sont nécessairement reliées à cette surface tout en s'en détachant visuellement.

 

L'effet de relié/détaché est aussi celui qui nous apparaît d'emblée.

La forme se répand par un effet de centre/à la périphérie qui correspond au fait que l'on est déstabilisé à chaque fois que l'on cherche à savoir où le minaret se termine en partie haute puisqu'il recommence à chaque fois qu'il s'arrête.

La forme s'organise par un effet d'entraîné/retenu : verticalement, chaque fois qu'on se laisse entraîner à lire la fluidité du jet vertical de la tour on en est retenu en constatant qu'il s'arrête net, et horizontalement chaque fois que l'on se laisse entraîner à lire la forme d'un merlon particulier, on en est retenu par la file des autres qui réclament tout autant notre attention, la même chose valant pour les niches en arcades qui se font mutuellement concurrence.

L'effet d'ensemble/autonomie résume les trois précédents : chaque étage du minaret s'affirme bien autonome des autres tout en formant avec eux un minaret continu ; chaque merlon est repérable séparément et ils forment tous ensemble des files de merlons ; chaque niche en arcade forme un creux autonome mais elles font toutes ensemble un groupe d'arcades bien repérable en tant que tel.

 

 

La deuxième étape aux notions couplées indépendantes menant au super-naturalisme :

 

 


Le portail d'entrée de la Grande mosquée de Mahdia, Tunisie (vers 912)

 

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Grande_Mosqu%C3%A9e_de_Mahdia

 

 

Cette étape va approximativement de 850 à 950. On reste en Tunisie avec le portail d'entrée de la Grande mosquée de Mahdia, un portail qui date environ de 912. En Occident chrétien, la deuxième étape correspond à l'architecture romane et, si ce n'est la forme outrepassée des arcs, avec ce portail on ne peut s'empêcher de penser à cette architecture-là.

La notion de matière y est évidemment portée par la matière même du bâti, que l'on ressent à la fois par son effet de masse et par sa surface uniforme. Cette masse forme un volume autonome, attaché sur le mur au-devant duquel il s'avance, ce qui correspond à un effet de lié/indépendant. Sa coupure horizontale implique également que sa partie haute est liée à sa partie basse tout en en étant clairement indépendante, et la même chose vaut pour la présence de la grande arche centrale dont l'arc et le tympan sommital relient le côté gauche du portail à son côté droit tout en les maintenant bien indépendants l'un de l'autre.

Bien entendu, ce qui captive notre esprit c'est la découpe des niches creusées sur toutes les surfaces du portail, notamment la forme outrepassée de leurs arcs qui est soulignée à l'étage par une nervure en relief, y compris à la grande arche centrale. À cette étape c'est l'effet de même/différent qui correspond à la notion d'esprit : partout la même forme de niche verticale surmontée par un arc outrepassé, mais cette forme est différente entre le rez-de-chaussée (plus large et plus haute) et l'étage (plus petite et la périphérie de son arc accusée par une nervure en relief), et elle est encore différente pour le porche central qui est à la fois plus profond, plus large et plus haut que toutes les niches périphériques.

La différence entre les deux notions se fait valoir par un effet d'intérieur/extérieur : les niches qui correspondent à la notion d'esprit se différencient de la matière du porche en y perforant des creux intérieurs qui sont en façade, donc en situation extérieure.

Les deux notions font ensemble des effets d'un/multiple : la matière du portail forme un volume à la fois unique et divisé en deux côtés séparés par le porche, divisé également en deux étages par la bande horizontale en saillie qui les sépare ; quant aux niches, elles correspondent à une seule forme répétée à de multiples reprises, à grande échelle pour le porche central et à plus petite échelle pour les niches latérales.

 

À cette étape, l'effet qui nous apparaît d'emblée est celui d'ouvert/fermé : les niches forment des ouvertures dans la masse de la matière, mais ces niches sont aveugles, fermées ; par ailleurs, on peut considérer le contraste entre les deux côtés aveugles du portail et le porche central qui propose une vaste ouverture au milieu de cette masse fermée ; enfin, cette masse fermée semble sortir du mur auquel elle est accolée, et donc ouvrir ce mur vers l'extérieur.

La forme se répand par un effet de ça se suit/sans se suivre : la matière du portail suit celle du mur auquel elle est accolée, mais elle ne la suit pas puisque, précisément, elle est devant lui ; les différentes formes en niche se suivent en continu sur toute la surface du portail, mais elles ne se suivent pas puisqu'elles ne sont jamais côte à côte, étant parfois séparées sur des parois perpendiculaires entre elles, parfois séparées par des bandeaux marquant la division en étages, et parfois séparées par des échelles de dimension très différentes.

La forme s'organise par un effet d'homogène/hétérogène : une même forme de niche en arcade outrepassée se répète de façon homogène sur tout le portail, mais ces différentes niches sont hétérogènes entre elles quant à leurs formes (avec ou sans relief pour souligner la périphérie de leur arc), quant à leurs dimensions, et quant à leur échelle.

L'effet de rassemblé/séparé résume les trois effets précédents : la masse matérielle du portail est rassemblée à l'avant du mur dont elle se sépare ; elle est séparée en deux côtés rassemblés par le dessus de l'arc du portail ; les différentes niches à arcade sont visuellement rassemblées dans un groupe de formes semblables tandis qu'elles sont séparées les unes des autres par des écarts, mais aussi par leur participation à des plans perpendiculaires entre eux, par le bandeau saillant qui marque la division des étages, et enfin par une grande différence d'échelle pour ce qui concerne le portail central.

 

Hormis la voûte du porche et l'acrotère de la partie haute, toute la surface de la matière du portail est creusée par des niches dont le dessin attire l'attention de notre esprit, que ce soit en façade, sur les côtés, ou sur les retours intérieurs du porche. Dans ces conditions, il est impossible de considérer la matière de ce portail sans être confronté à la présence des niches, et donc impossible de considérer la notion de matière sans celle d'esprit : ces deux notions sont en situation couplée.

Ces niches et arcades qui captivent notre esprit ne font rien de spécial pour compléter l'effet produit par la matière et valent seulement pour elles-mêmes : les notions de matière et d'esprit sont indépendantes.

Le dessin des niches domine la perception de ce portail, on peut même assez bien considérer leurs relations indépendamment de l'effet de masse produit par la matière, et par ailleurs elles forment un groupe unitaire rassemblant de multiples entités semblables, ce qui relève du type 1/x. Pour ces deux raisons, on peut dire que l'on est dans une situation où l'effet porté par la notion d'esprit est prépondérant et bien ancré dans le type 1/x, ce qui révèle que l'on est dans une filière naturaliste.

 

 

La troisième étape aux notions couplées indépendantes menant au super-naturalisme :

 


La cour de la mosquée al-Azhar au Caire, Égypte (970-972)   Source de l'image : https://voyages.michelin.fr/afrique/egypte/le-caire/le-caire/mosquee-al-azhar

 

Cette étape va approximativement de 950 à 1000, peut-être jusqu'en 1050. On a changé de pays puisqu'on est maintenant en Égypte avec la cour de la mosquée al-Azhar du Caire. Elle date de 970/972 et son l'habillage d'origine en stuc est toujours en place.

La notion de matière y est portée par la grande surface continue de couleur crème qui fait le tour de la cour. Cette surface est toujours la même, mais elle a une forme différente selon que l'on considère sa partie haute ou sa partie basse découpée en arcades très nerveuses : c'est un effet de même/différent.

L'attention de notre esprit est attirée par les étranglements occasionnés en partie basse de la façade par les formes d'arcades qui laissent passer l'air extérieur à l'intérieur de cette partie basse, par les colonnes qui laissent l'extérieur pénétrer encore plus franchement à l'intérieur du bâtiment, et aussi par les décors dorés qui scandent la partie médiane des façades en stuc. Ils ont des formes rondes ou en ogive qui enferment chaque fois un intérieur qui se trouve en situation extérieure, puisqu'en façade, et les motifs en ogive sont également creusés d'une niche, chacune générant un creux dont l'intérieur est alors en situation extérieure. Enfin, l'attention de notre esprit est attirée par la frise d'étoiles ajourée qui surmonte la façade et dont l'intérieur se laisse traverser par l'extérieur, ainsi que par la suite des merlons triangulaires qui la surmontent et dont l'extérieur de chacun est bien repérable à l'intérieur de leur file. Bref, tout ce qui attire l'attention de notre esprit fait un effet d'intérieur/extérieur.

 

L'effet qui différencie la notion de matière de celle d'esprit est l'un/multiple : la façade forme une unité continue recouverte d'un matériau uniforme tandis que toutes les formes énumérées précédemment et qui attirent l'attention de notre esprit se répètent à multiples reprises.

Les notions de matière et d'esprit font ensemble des effets de regroupement réussi/raté : le fronton de la façade réussit son rassemblement dans une même surface unie continue, mais cette continuité échoue dans sa partie basse qui subit la présence des arcades ; les parties de mur entre arcades se rassemblent dans une frise régulière qui échoue à les rassembler parfaitement puisque celles qui encadrent l'entrée principale sont plus larges que les autres et qu'elles sont soulignées par une décoration supplémentaire ; la même chose vaut pour le regroupement en file uniforme des colonnes puisqu'elles se regroupent par trois de chaque côté de l'entrée principale, par deux à chaque coin de la cour, et qu'elles sont solitaires en partie courante ; les décors dorés qui encadrent ou entourent les différentes formes apposées sur la surface des façades sont regroupés dans le même plan que celles-ci, mais ce regroupement est raté du fait de la présence des niches qui se creusent à l'intérieur des motifs terminés en ogive ; on peut enfin faire valoir que le regroupement en file continue des formes dorées est raté puisqu'elles sont différentes les unes des autres.

 

L'effet qui apparaît d'emblée est celui de synchronisé/incommensurable : on comprend mal comment les ogives et les ronds dorés se coordonnent pour se synchroniser avec le rythme des arcades alors que ces formes sont plaquées au milieu des façades, espacées les unes des autres, et sans aucun graphisme ou repère pour les relier au rythme des poteaux et des arcades.

La forme se répand par un effet de continu/coupé, les façades répétant en suites continues des formes qui sont coupées les unes des autres : les poteaux, les arcades, les décors dorés apposés sur la façade, les étoiles de la frise haute et les merlons triangulaires qui la surmontent.

La forme s'organise par un effet de lié/indépendant : les colonnes et les piliers muraux qui les surmontent sont indépendants les uns des autres tout en étant reliés par la partie haute de la façade et par des tirants horizontaux en bois ; les différentes formes dorées sont indépendantes les unes des autres tout en étant liées ensemble par la façade qui les reçoit.

C'est l'effet de même/différent qui résume les trois précédents. Il a déjà été envisagé mais on peut ajouter qu'une même façade est obtenue par l'addition d'étages très différents, celui des colonnes, celui de la façade en stuc et celui du couronnement formé d'une frise surmontée par des merlons. Et ajouter aussi que le même principe de décor doré apposé sur la façade en stuc est obtenu au moyen de deux registres différents, celui des formes en rond et celui des formes en ogive.

 

Comme pour le portail de Mahdia de l'étape précédente, on ne peut ici envisager la continuité de la matière des façades sans s'affronter à la présence des arcades qui déforment sa partie basse et à la présence des décors qui parsèment sa partie courante, ce qui implique que les notions de matière et d'esprit sont en situation couplée. Comme ces formes ne complètent nullement la matière des façades mais se contentent de s'y installer ou de la déformer de place en place, les deux notions sont indépendantes l'une de l'autre

Les différentes formes qui attirent l'attention de l'esprit sont systématiquement organisées par familles de formes identiques reproduites à de multiples exemplaires, ce qui confère un caractère 1/x omniprésent à la notion d'esprit et montre que l'on est dans une filière naturaliste.

 

 

La quatrième étape aux notions couplées indépendantes menant au super-naturalisme :

 

 


Portail d'entrée de la mosquée al-Aqmar au Caire, Égypte (1125)

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Al-Aqmar_Mosque?uselang=fr#/media/File:Cairo,_moschea_di_al-aqmar,_04.JPG

 

 

Cette étape va approximativement de 1040 à 1125. On reste au Caire avec le portail d'entrée de la mosquée al-Aqmar qui date de 1125. Sur la photographie utilisée, on a coupé sa partie basse qui se poursuit vers le bas de façon régulière.

Comme dans les deux exemples précédents on a affaire à un matériau uniforme, ici la pierre, dont la perception est constamment gênée par la présence de formes qui attirent l'attention de l'esprit sans compléter spécialement l'effet produit par cette matière, sauf à creuser sa surface de place en place. On est donc toujours dans une relation couplée entre les notions de matière et d'esprit puisque l'on ne peut pas commodément considérer l'une sans l'autre, et aussi dans une situation où les deux notions sont indépendantes puisqu'elles ne font que s'ajouter l'une à l'autre : le décor sculpté ne cherche nullement à magnifier ou à entrer en résonance avec la surface uniforme du matériau pierre, il creuse au contraire des niches de types très variés qui sont organisées en contrastes très affirmés. Ces sculptures creusées dans la façade et qui attirent l'attention de l'esprit ont une importance prépondérante pour la perception de cette façade, et le caractère 1/x de la répétition symétrique de ces motifs confirme que l'on est dans une filière naturaliste dans laquelle la notion d'esprit prend le pas sur celle de matière.

 

La matière de ce portail est creusée de profondes niches dont l'intérieur est directement en façade, et donc en situation extérieure : la notion de matière est portée par un effet d'intérieur/extérieur.

Ces niches sculptées qui attirent l'attention de l'esprit se répètent symétriquement, ce qui correspond à un effet d'un/multiple, un effet qui se retrouve à l'intérieur de chacune : la niche principale au centre de la façade est creusée de multiples fois des mêmes sillons, ce qui est répété à plus petite échelle dans les niches latérales du bas et du haut ; les muqarnas des niches latérales intermédiaires y creusent de multiples entailles ; et de chaque côté des niches les plus hautes sont sculptées des colonnettes symétriques. On peut aussi considérer les formes en escalier que dessine le relief linéaire qui sépare ces deux niches les plus hautes du reste de la façade, et aussi les graphismes ciselés des bandes décoratives ou des bandes d'écritures saintes. Bref, partout les formes qui attirent l'attention de l'esprit produisent des effets d'un/multiple.

À la quatrième étape, l'effet qui permet de différencier la notion de matière et la notion d'esprit est celui de regroupement réussi/raté. Ici, la matière a parfaitement réussi son regroupement continu tandis que, et cela contrairement à ce que l'on a vu aux étapes précédentes, les formes qui attirent l'attention de l'esprit ratent leur regroupement dans un système de formes répétées et multiplient au contraire leurs différences. Différences de type pour l'essentiel, mais aussi différences d'échelles lorsque des formes se ressemblent.

Les notions de matière et d'esprit font ensemble des effets de fait/défait : les creusements de la matière défont son effet de surface plane parfois perceptible ; dans la niche centrale, les sillons horizontaux de sa partie basse défont l'effet rayonnant des sillons de sa partie haute, et cet effet rayonnant est aussi défait en son centre par un disque rempli d'inscriptions ; les creusements compliqués des muqarnas s'enchaînant les uns à la suite des autres défont l'effet de stabilité de la partie de façade qu'ils occupent, et ils défont aussi le principe de figures rayonnantes que cherche à imposer toutes les autres niches creusées dans la façade ; le relief linéaire en forme d'escalier défait l'unité continue de la façade ; le bandeau d'écritures horizontal passant sous le linteau de la porte d'entrée et celui passant sous l'ogive de la niche principale défont l'effet de verticalité produit par les contreforts qu'ils recouvrent.

 

À cette quatrième étape, les effets qui ne sont pas directement liés à l'évolution ontologique sont les mêmes que ceux que l'on vient d'envisager. Rappelons seulement que celui qui les résume est le fait/défait, ce qui correspond bien au fait que les différentes formes de ce portail se contredisent mutuellement.

 

 

La cinquième et dernière étape aux notions couplées indépendantes menant au super-naturalisme :

 

 


Coupole à muqarnas sur une pièce du Bimaristan (Hôpital) Nur al-Din à Damas, Syrie (1154)

 

Source de l'image : https://archnet.org/collections/1310/media_contents/103292

 

 

Cette étape va approximativement de 1120 à 1230. Pour l'illustrer, nous allons à Damas, en Syrie, avec une coupole à muqarnas construite dans l'hôpital Nur al-Din qui date de 1154.

Du fait de sa position, on ne peut pas percevoir cette coupole sans confronter son aspect très mouvant à la stabilité des parois verticales qui la soutiennent. Ce sont ces parois, ses quatre murs plans terminés par une corniche, qui portent la notion de matière stable. Elles forment une boîte continue clairement divisée en quatre côtés, ce qui correspond à un effet d'un/multiple.

Bien entendu, c'est cette mer de muqarnas dont la forme se dérobe sans cesse qui captive notre esprit. Ces alvéoles génèrent ensemble un effet de groupe très prégnant, mais la forme exacte et surtout l'inclinaison de chaque alvéole ne cesse de varier de l'une à l'autre de telle sorte qu'elles échouent à se regrouper dans un ensemble de formes identiques accessible à notre perception : la notion d'esprit est portée par un effet de regroupement réussi/raté.

L'effet par lequel les notions de matière et d'esprit se différencient est celui de fait/défait : les quatre murs qui portent la coupole font un effet de simplicité et de stabilité que défait la surface mouvante des muqarnas.

Les deux notions font ensemble un effet de relié/détaché : les murs porteurs et la coupole sont reliés en continuité, mais les deux types de surface sont bien détachés visuellement l'une de l'autre. Quant aux muqarnas, ils forment une suite d'alvéoles reliées entre elles et dont chacune se détache visuellement.

On a déjà dit que l'on ne pouvait pas percevoir la coupole à muqarnas sans percevoir, par contraste, les murs plans qui la portent. On peut même dire : « et inversement ». On est donc dans une situation où les deux notions sont couplées, et la différence est telle entre l'effet de matière et les formes qui captivent notre esprit que l'on est certainement dans une situation où les deux notions sont indépendantes, tandis que la prédominance visuelle des muqarnas correspond au fait que l'on est toujours dans une filière naturaliste dans laquelle la primeur est donnée à la notion d'esprit sur celle de matière.

On est à la dernière étape de la phase analogiste. Dans les deux filières précédentes, à chaque dernière étape on avait constaté une disposition permettant de mettre définitivement et complètement en relation de couple les deux notions malgré leur situation additive. Nous sommes maintenant dans une filière dans laquelle les deux notions sont d'emblée posées en couple de telle sorte que l'accomplissement ultime de leur couplage ne pose aucun problème. Au contraire, il convient maintenant de casser quelque peu leur couple afin que les deux notions ne soient pas d'emblée fusionnées en unité et que l'on puisse garder à l'esprit que si elles sont rassemblées en unité elles sont aussi bien distinctes l'une de l'autre. Pour satisfaire cette exigence, la solution trouvée ici est tout simplement de séparer physiquement l'une au-dessus de l'autre les zones produisant les deux effets, et de contraster au maximum l'effet produit par chacune des deux notions tout en les mettant directement en relation par l'effet d'un dialogue visuel.

Dans les deux filières additives précédentes, c'était la mise en relation visuelle des deux notions qui devait prévaloir à la dernière étape pour concurrencer l'autonomie des deux notions, dans cette filière couplée, c'est très normalement la franche séparation visuelle des deux notions qui doit cette fois prévaloir pour parer au risque de leur fusion.

 

L'effet qui apparaît d'emblée est celui de relié/détaché, déjà envisagé.

La forme se répand par un effet de centre/à la périphérie : chaque alvéole de muqarnas constitue un centre d'intérêt visuel entouré sur toute sa périphérie de centres visuels semblables, mais cet effet utilise aussi son aspect déstabilisant puisque nous sommes incapables de localiser stablement la position de la paroi de la coupole qui semble constamment se dérober.

La forme s'organise par un effet d'entraîné/retenu qui joue aussi sur cette instabilité de la surface des muqarnas qui nous entraîne sans cesse d'une alvéole à l'autre alors que l'ensemble est bien retenu dans une forme régulière bien perceptible. Cet effet vaut aussi pour le contraste entre l'instabilité visuelle de la voûte et la stabilité du carré formé par les pans de murs qui la portent.

Ces trois effets sont résumés par un effet d'ensemble/autonomie : à grande échelle, les quatre murs qui portent la coupole et la surface de la coupole font des effets clairement indépendants, ensemble ils font un effet de contraste violent ; à petite échelle, chaque alvéole de la coupole s'affirme distinctement en générant un creux autonome, et toutes font ensemble un effet continu de voûte à muqarnas.

 

 

 

18.1.4.  L'architecture analogiste aux notions couplées se complétant menant au super-naturalisme, principalement dans l'ouest de la civilisation musulmane :

 

Tunisie, Égypte, Syrie, la filière précédente aux notions couplées indépendantes se localisait à l'est géographique de l'ère musulmane de cette époque. Pour la filière aux notions couplées se complétant, nous allons plutôt envisager l'Espagne maure et le Maroc almohade, donc des régions situées à l'ouest. Toutefois, comme nous l'avions observé pour la division nord/sud de l'architecture chrétienne, cette division est/ouest de l'architecture musulmane n'est pas étanche car, une fois les notions de matière et d'esprit posées en couple, rien n'empêche, selon les circonstances, de traiter ces deux notions comme des notions indépendantes ou de chercher à faire valoir leurs complémentarités, deux attitudes pouvant d'ailleurs s'envisager à l'intérieur d'un même bâtiment. Pour cette raison, nous aurons aussi l'occasion de donner des exemples venant d'Égypte ou d'Irak.

 

La première étape aux notions couplées se complétant menant au super-naturalisme :

 

 


La porte St Étienne à la grande Mosquée de Cordoue, Espagne (786)

 

Source de l'image : https://fr.123rf.com/photo_22505241_ancien-porte-lat%C3%A9rale-de-la-mezquita-la-grande-mosqu%C3%A9e-%C3%A0-cordoue-en-espagne-.html

 

 

Comme pour la filière précédente, nous considérerons que cette étape va approximativement de 622, date de l'hégire, jusqu'à 850. Nous commençons par envisager le principe de l'arc outrepassé que l'on a l'habitude d'associer à la civilisation musulmane bien que, dans l'Espagne mozarabe où il s'est développé, il n'a fait que reprendre une disposition d'arc déjà utilisée par des constructeurs wisigoths. Comme exemple, une porte de la grande mosquée de Cordoue, en Espagne, qui date de 786 et qui est maintenant dénommée la porte Saint-Étienne.

L'attention de notre esprit est clairement attirée par l'effet de cercle produit par l'arc qui semble s'enrouler autour d'un centre situé en partie haute de l'ouverture. Dans ces conditions, l'effet de linteau conduisant le poids du mur du dessus vers les piliers latéraux et jusqu'au sol est presque complètement escamoté. Autrement dit, cet effet d'arc qui commence et se termine dans le vide, attirant ainsi l'attention de notre esprit, prend le pas sur l'effet de pesanteur matérielle et de transmission des forces dans le matériau encadrant la porte, ce qui est tout à fait caractéristique d'une filière conduisant au super-naturalisme. On peut d'ailleurs ajouter que l'alternance colorée des claveaux implique un effet d'1/x au bénéfice de la disposition qui attire l'attention de l'esprit.

 

 

 


Travées courantes intérieures de grande Mosquée de Cordoue, Espagne (755 puis 833)

 

Source de l'image : https://www.trover.com/d/1Dpwu-cordoba-spain

 

 

Comme exemple principal de la première étape, également pris dans la mosquée de Cordoue, la forêt de piliers et d'arcs outrepassés utilisée pour réaliser les travées intérieures de sa construction initiale de 755, puis de son agrandissement de 833. Sa caractéristique est l'installation de portiques sur deux niveaux, l'étage en arcs simplement arrondis appuyant ses pilastres sur les chapiteaux portant les arcs outrepassés du niveau bas.

Dans cette disposition, le rôle de la matière résistant aux forces pesantes de la gravité et la transportant jusqu'au sol est tenu par les colonnes de couleur sombre et par les pilastres de couleur beige qui les surmontent. Quant à lui, notre esprit est attiré par le miroitement coloré des arcs et par la complication des chapiteaux d'où démarrent les arcs outrepassés ainsi que les pilastres de l'étage.

Horizontalement les colonnes forment de longues files continues dans lesquelles elles sont coupées les unes des autres, et verticalement les pilastres de l'étage continuent ces colonnes après la coupure et le décalage que marque le chapiteau. Chaque fois donc, un effet de continu/coupé pour les dispositions qui portent l'effet de matière.

À chacun des deux niveaux, chaque arc forme une entité qu'on peut lire de façon autonome, et chacun est très visiblement lié aux deux pilastres de l'étage qui l'encadrent, ce qui correspond cette fois à un effet de lié/indépendant pour les arcs qui captivent notre esprit.

L'effet qui sert à différencier la notion de matière de celle d'esprit est le même/différent : les colonnes comme les pilastres sont chacun d'une même couleur tandis que les arcs se remarquent par leurs couleurs différentes alternées, blanche et rouge. On peut aussi faire valoir que le même système de portique comporte deux composantes d'aspects très différents, d'une part les colonnes et les pilastres verticaux, d'autre part les formes en arc installées sur deux niveaux.

Les notions de matière et l'esprit font ensemble des effets de relié/détaché : l'étage du haut est relié à celui du bas par la continuité verticale des supports, mais les pilastres de l'étage se détachent visuellement du fait de leur largeur et de leur profondeur supérieures au diamètre des colonnes, et quant aux arcs de l'étage c'est physiquement qu'ils sont détachés des arcs du dessous ; l'alternance bicolore des arcs les détache visuellement tandis que leurs extrémités sont physiquement reliées aux supports verticaux ; de façon générale, les arcs des deux niveaux se relient à des supports verticaux qui sont détachés les uns des autres.

 

L'imbrication répétée des supports verticaux qui portent l'effet de matière et des arcs qui attirent l'attention de l'esprit implique que l'on ne peut pas considérer commodément les uns sans les autres, ce qui correspond à une situation où la notion de matière et celle d'esprit sont couplées.

Même si l'on ressent bien que le poids de la structure se transmet par les pilastres et les colonnes qui les reçoivent, on ressent bien aussi que les arcs interviennent dans la solidité de la structure, ceux de l'étage pour reporter le poids de la toiture sur les pilastres et ceux du bas pour servir de contreventement stabilisant les supports verticaux, et puisque ainsi les notions de matière et d'esprit se complètent, leurs expressions ne sont pas indépendantes.

De façon générale, on perçoit cette disposition comme un savant équilibre de forces organisé dans la matière par l'esprit d'un constructeur et valorisant les arrondis bicolores dont la répétition à l'infini captive notre esprit, ce qui signale une filière menant au super-naturalisme.

 

L'effet qui attire d'emblée notre attention est celui de relié/détaché, déjà traité.

La forme se répand par un effet de centre/à la périphérie : chaque arc s'affirme comme un centre d'intérêt visuel entouré de tous côtés, c'est-à-dire sur toute sa périphérie, par des centres visuels semblables. Cet effet utilise également son aspect déstabilisant puisque l'on ne sait jamais dire où s'appuient les arcades de l'étage : sur le haut des pilastres qui les portent ? au-dessus des chapiteaux sur lesquels les pilastres reportent leurs charges ? au sol même de la mosquée sur lequel les charges sont reportées par l'intermédiaire des colonnes ?

La forme s'organise par un effet d'entraîné/retenu qui peut se lire de deux façons : d'une part, les pilastres de l'étage nous semblent entraînés vers le bas du fait qu'ils ne s'appuient pas sur le sol, mais nous voyons bien qu'ils sont retenus en l'air ; d'autre part, chaque arc nous entraîne à le considérer spécialement, mais nous en sommes retenus par la présence de tous les autres alentour qui lui font concurrence et qui veulent tout autant attirer notre attention.

Ces trois effets sont résumés par un effet d'ensemble/autonomie : la forêt de colonnes et d'arcs est un effet visuel produit par la répétition de colonnes et d'arcs bien indépendants visuellement les uns des autres.

 

 

 


La Malawiya, minaret de la Grande mosquée de Samarra, Irak (848/852)

 

Source de l'image : https://generationvoyage.fr/grande-mosquee-samarra-irak/

 

 

Pour faire pendant au minaret de la Grande mosquée de Kairouan de la filière précédente, celui de la Grande mosquée de Samarra en Irak, construit entre 848 et 852, soit à peu près à la même époque et correspondant à la même étape.

La notion de matière y est certainement portée par la masse continue en briques qu'on lit divisée en étages successifs aux dimensions chaque fois rétrécies, ce qui correspond à un effet de continu/coupé. L'attention de notre esprit est attirée par la découpe en spirale de l'escalier qui tourne autour du noyau en brique et qui permet d'aller jusqu'au sommet du minaret, et si notre esprit comprend bien que tous les morceaux d'hélice que l'on peut observer sont reliés en continu, il ne peut s'empêcher de constater que l'on en voit toujours que des morceaux séparés les uns des autres, ce qui correspond à un effet de lié/indépendant.

L'effet qui sert à différencier la notion de matière et celle d'esprit est celui de même/différent : la même forme comporte une partie matérielle massive construite en briques dont le diamètre se réduit progressivement, et elle comporte un bord supérieur découpé en hélice qui, par différence, est un trajet linéaire qui est lu par notre esprit.

Dans le minaret de la Grande mosquée de Kairouan nous avions aussi une séparation entre un effet de masse, cette fois en pierre, et un effet de bordure linéaire correspondant à une bande de merlons interrompant chaque étage du minaret, mais il était alors possible de considérer séparément ces deux effets puisque la présence de la frise de merlons n'était nullement obligatoire pour générer une coupure entre chaque étage. Ici par contre, nous ne pouvons pas séparer la perception de la continuité de l'hélice de plus en plus serrée de l'escalier et la continuité de la masse en briques de plus en plus étroite parce que ces deux aspects sont concomitants, et aussi parce que c'est précisément en agissant conjointement que la régularité de la montée en spirale de l'escalier et la régularité du rétrécissement du diamètre de la tour permettent d'obtenir la forme que l'on observe. Cette fois les deux notions ne sont donc pas indépendantes mais agissent de manières complémentaires, et elles agissent aussi dans le cadre d'une relation couplée puisque la vision de l'escalier et la vision de la masse en briques sont constamment imbriquées, ne permettant pas ainsi de considérer isolément chacune des deux notions.

 

 

La deuxième étape aux notions couplées se complétant menant au super-naturalisme :

 

 


Mosquée Ibn Touloun au Caire, Égypte (876/789)

 

Source de l'image : https://www.alamy.com/mezquita-ibn-tulun-el-cairo-egipto-image61161988.html

 

 

Pour cette étape, nous revenons au Caire pour envisager l'architecture des façades de la cour de la mosquée Ibn Touloun édifiée entre 876 et 879. Comme il en allait pour le portail de la grande Mosquée de Mahdia, on ne peut s'empêcher de penser ici à l'architecture romane correspondant à la même étape dans la civilisation chrétienne.

À la différence toutefois de l'architecture romane, les colonnes sont sagement contenues dans le volume parallélépipédique des piliers tandis que les arcs qui soulignent les baies ne sont pas vraiment ressentis comme des arcs prenant en charge le poids de la masse matérielle du mur mais plutôt comme des motifs décoratifs qui bordent les baies. Cet effet de simple bordure vient notamment à l'esprit parce que cette bordure se retourne horizontalement pour relier les baies voisines et que, dans cette situation horizontale, il n'est pas question qu'elle joue un quelconque rôle de décharge.

Évidemment, la notion de matière est portée par la massivité des murs et par leur surface revêtue de stuc. Pour sa part, notre esprit est captivé par la découpe des arcades, grandes et petites, leur articulation avec les colonnes prises dans l'épaisseur du mur, et par les motifs en pétales qui occupent les impostes des arcades ou qui s'alignent en frise pour couronner la façade.

La matière de la façade est organisée par masses séparées rassemblées au sommet des arcades successives et qui font donc un effet de lié/indépendant. Un effet qui se retrouve dans la séparation horizontale coupant chaque pilier entre une moitié basse et une moitié haute bien liées l'une à l'autre, et aussi dans la bande horizontale de motifs à pétales qui couronne la façade, une bande dont la surface est rendue indépendante par son relief mais qui reste cependant bien adhérente au reste de la façade.

L'effet de même/différent qui porte la notion d'esprit s'affirme de plusieurs manières. D'abord, il y a la même forme d'arcade qui se répète différentes fois autour de la cour, et qui se répète aussi différentes fois en partie haute des piliers en dimension différente. Ensuite, il y a la bordure décorative qui accompagne le contour des grandes arcades et qui se continue en même largeur et en même aspect mais selon un type de trajet différent lorsqu'elle raccorde le bas de deux arcades successives. Ensuite encore, il y a un même contour pour chaque arcade, grande ou petite, qui comporte en continuité deux parties différentes, en haut la bande décorative, en bas les colonnes ou les colonnettes engagées dans le mur. Enfin, il y a les formes en pétales qui se répètent différentes fois avec la même forme mais dans des situations différentes, parfois isolées sur chaque côté des petites arcades, et parfois en longue bande dans le haut de la façade.

À cette étape, c'est l'effet d'intérieur/extérieur qui différencie ce qui correspond à la notion de matière et ce que fait la notion d'esprit : ce sont les petites et les grandes formes en arcades attirant l'attention de l'esprit qui font pénétrer l'extérieur à l'intérieur de la façade matérielle du bâtiment, et les formes en pétales génèrent des creux intérieurs sur la surface extérieure de la matière.

Les deux notions font ensemble des effets d'un/multiple qu'il n'est pas besoin de détailler tellement ils vont de soi.

 

Du fait de l'interpénétration répétée des effets de masse et de surface correspondant à la matière des façades avec les effets de bordures linéaires en arcades et les formes en pétales qui attirent l'attention de l'esprit, il est difficile de séparer les deux notions et elles sont donc en situation couplée. Du fait que les formes en arcades bordent la matière et servent à souligner de façon décorative ses limites, les deux notions ne sont pas indépendantes mais elles se complètent. La soumission de l'étendue matérielle des murs au dessin des arcades et de la bande décorative sommitale voulu par l'esprit implique que la notion d'esprit domine celle de matière, ce qui rappelle que l'on est dans une filière qui prépare le super-naturalisme.

 

L'effet qui apparaît d'emblée est celui d'ouvert/fermé : la façade est moitié aveugle moitié ouverte par des arcades.

La forme se répand par un effet de ça se suit/sans se suivre : le bandeau du haut se poursuit en continu sur toute la façade, tout comme la bande décorative qui fait le tour des grandes arcades et qui les relie horizontalement, mais on peut aussi bien lire la façade comme série d'arcades verticales qui, grandes ou petites, se dressent verticalement et ne se suivent donc pas puisqu'elles sont parallèles entre elles.

La forme s'organise par un effet d'homogène/hétérogène : le matériau et la teinte beige du mur sont homogènes sur toute sa surface, et sur cette surface homogène se découpe l'hétérogénéité des arcades, de tailles d'ailleurs très différentes, donc hétérogènes entre elles, et se marque aussi l'hétérogénéité des reliefs plus ou moins prononcés que forment les bandes de bordure, les colonnes et les colonnettes, ainsi que les différents motifs de pétales.

Ces trois effets sont résumés par un effet de rassemblé/séparé : pour s'en tenir à sa principale expression, les différents massifs qui forment la façade sont séparés les uns des autres par les trouées des arcades, et ils sont simultanément rassemblés par les arcs des arcades qui franchissent ces trouées et qui sont communs à deux massifs voisins.

 

 

La troisième étape aux notions couplées se complétant menant au super-naturalisme :

 

 


Colonnades et coupole de la chapelle de Villaviciosa dans la Grande Mosquée de Cordoue, Espagne (962/966)

 

Source de l'image : https://www.artencordoba.com/blog/eventos/visita-guiada-mezquita-de-cordoba-al-detalle-tarde-2019-09-02/

 

 

Retour à la grande Mosquée de Cordoue pour l'aménagement déjà envisagé au chapitre d'introduction de sa salle de prières que le calife al-Hakam II fit réaliser de 962 à 966. Nous traiterons seulement du système d'arcades polylobées qui porte les arcs outrepassés de la coupole.

Comme pour les arcs sur deux niveaux de la première étape, les colonnes qui s'appuient les unes sur les autres correspondent fondamentalement la notion de matière, étant souligné que c'est maintenant trois niveaux de colonnes en taille décroissante que nous avons. Comme à la première étape aussi, les arcs bicolores sont ce qui captive principalement notre esprit, mais la séparation est parfois difficile à faire entre les deux notions, les colonnes du haut se mélangeant de façon confuse à la mousse des arcs polylobés, et une partie de ceux-ci s'appuyant même directement sur le sommet des arcs polylobés du niveau inférieur. En outre, les arcs polylobés les plus hauts ont leur extrados qui se transforme doucement en surface plane évoquant plutôt un effet de matière, mais cette matière est finement ciselée de telle sorte qu'elle captive également notre esprit par la fine sculpture de sa surface. L'imbrication alternée des effets de matière et des formes qui attirent l'attention de notre esprit, et plus encore la confusion de ces deux aspects dans certaines zones de transition, font que les notions de matière et d'esprit sont certainement en relation couplée.

Si les colonnes empilées les unes sur les autres évoquent la notion de matière résistant à la pesanteur des charges venues du haut du bâtiment, les arcs polylobés du bas portent également une partie des charges puisque ceux du haut s'appuient partiellement sur eux, ce qui correspond à une situation de complémentarité entre les piliers portant pour l'essentiel la notion de matière et les arcades polylobées qui captivent notre esprit. Les arcs polylobés complètent donc la fonction de support puisqu'ils l'assument en partie, et de la même façon leurs entrecroisements en partie haute participent à la transformation de ces arcs en surface murale ciselée, et donc en surface matérielle assurant à la fois une clôture de l'espace et un support continu pour la coupole.

La complexe et savante organisation du cheminement des forces de gravité dans la matière, distribuées entre les piliers droits qui la transportent directement et les arcs polylobés qui les distribuent de façon « froufroutante », ne manque pas de nous convaincre que la matière a été délibérément organisée par un esprit humain, ce qui indique que l'on est dans une filière qui prépare le super-naturalisme.

En résumé, on a vu que les notions de matière et d'esprit sont ici en situation couplée, qu'elles se complètent mutuellement, et que l'esprit qui organise y a la prédominance sur la matière.

 

À la troisième étape, la notion de matière s'affirme par un effet de même/différent : la même disposition de colonne surmontée d'un chapiteau se répète par trois fois, selon une taille chaque fois différente et une disposition chaque fois différente puisque la colonne du bas est de couleur sombre et complètement dégagée, que celle du milieu est de couleur claire et se dégage d'un pilastre qui l'encadre, tandis que celle du haut est complètement enfoncée dans les lobes des arcades. Par ailleurs, le même effet de support matériel est assumé par des dispositions différentes, principalement par les colonnes, mais aussi par les arcs qui s'appuient les uns sur les autres.

La notion d'esprit s'affirme par un effet d'intérieur/extérieur : chaque lobe d'un arc génère un creux intérieur qui est en situation extérieure par rapport à cet arc ; l'appui des arcs de l'étage se fait sur le profil extérieur des arcs du bas tout en étant à l'intérieur de la surface traitée en arcs polylobés ; en partie haute, les arcs s'entrecroisent et se mélangent de telle sorte que l'on voit le profil extérieur de certains à l'intérieur de l'arcade formée par d'autres sans que l'on puisse toujours bien discerner quel arc est à l'intérieur de l'autre.

Les deux notions se différencient par un effet d'un/multiple : les colonnes qui portent les charges matérielles forment des alignements verticaux bien repérables dont on peut dire de chacun qu'il constitue un seul et même alignement à l'intérieur duquel chaque colonne a une seule couleur et un aspect continu sur toute sa longueur, par différence, les arcs qui captivent l'esprit sont bicolores et ont deux aspects de surface différents puisqu'ils sont parfois plans (surfaces rouges) et parfois finement ciselés (surfaces blanches), et en outre chacun se décompose en une multitude d'arcs, la partie haute de la paroi combinant même de multiples arcs entrecroisés. En résumé, l'effet de « un » est pour rendre spécialement compte de la notion de matière, et l'effet de « multiple » est spécialement utilisé pour les arcs qui captivent notre esprit.

Les deux notions font ensemble des effets de regroupement réussi/raté dont on signale seulement les principaux : dans la partie haute, les arcs polylobés sont rassemblés avec les colonnes pour former ensemble une surface continue, mais ce rassemblement est raté en la partie basse ou les colonnes et les arcs polylobés sont clairement séparés ; le rassemblement par entrecroisement des arcs polylobés est réussi dans la partie haute mais leur fusion est ratée puisqu'on peut toujours repérer séparément la présence de chacun.

 

L'effet qui apparaît d'emblée est le synchronisé/incommensurable : toutes les formes sont synchronisées dans une disposition régulière alors qu'elles sont incommensurables entre elles puisque engendrées par des rythmes complexes, parfois décalés et parfois complètement indépendants les uns des autres.

La forme se répand par un effet de continu/coupé évident qu'il est inutile de détailler.

Elle s'organise par un effet de lié/indépendant, lui aussi évident puisque les différentes colonnes et les différents arcs polylobés sont complètement liés entre eux, et cela de multiples façons, alors qu'ils sont chaque fois repérables indépendamment les uns des autres.

L'effet qui résume les trois précédents est celui de même/différent que l'on a déjà envisagé pour ce qui concerne les colonnes et le système de support. On peut le compléter en disant qu'un même système d'arcs est utilisé de différentes façons, puisque parfois en arcs simples (arcs médians de l'étage) et parfois en arcs polylobés, parfois en arcs isolés et parfois en arcs entrecroisés, et parfois aussi en arcs complètement pris à l'intérieur d'une surface finement sculptée. Chaque même arc comporte différentes couleurs et différents aspects de surface, et la même paroi est faite de dispositifs différents puisqu'elle est parfois constituée de colonnes, parfois constituée d'arcs polylobés ou non, et parfois constituée de surfaces planes finement ouvragées.

 

 

La quatrième étape aux notions couplées se complétant menant au super-naturalisme :

 

 


Portique du Patio de Sainte Isabelle dans le palais de l'Aljaferia à Saragosse, Espagne (vers 1065/1081)

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Palais_de_l%27Aljaferia

 

 

Nous restons en Espagne avec le portique du Patio de Sainte Isabelle dans le palais de l'Aljaferia de Saragosse, reconstruit à neuf à l'aide de moulages des portions de l'ancienne structure préservées dans un musée. On peut dater ce portique de 1065 à 1081 environ.

Pour simplifier, on ne traitera pas des piliers aux colonnes adossées, seulement de la surface portée par ces piliers. Elle forme un voile de matière à la surface constamment dentelée, et c'est ce voile de matière, opaque pour l'essentiel, qui porte la notion de matière. Bien entendu, le détail de cette dentelle qui anime la surface captive notre esprit, tout comme la dentelle des lobes qui décore la bordure des arcades des piliers, mais l'intérêt de notre esprit est également attiré par les arcs arrondis bien nets qui se dégagent de la surface dentelée et qui marquent ses sommets successifs.

La superposition presque complète de la surface dentelée et de ces arcs lisses avec la surface de la matière implique que la notion de matière et la notion d'esprit sont ici inséparables et sont donc en situation couplée. Cette dentelle sculptée enrichit systématiquement la surface de la matière ainsi que la bordure de ses arcades, ce qui implique que ces notions couplées se complètent, l'une faisant la matérialité de la paroi, l'autre faisant son décor afin de captiver notre esprit. L'omniprésence de la sculpture de la surface, ainsi que la combinaison complexe des surfaces dentelées, des bordures dentelées et des bordures linéaires, renvoient à l'omniprésence de la notion d'esprit qui traite ici la matière comme un simple support à son expression. Ce qui confirme que cette filière prépare au super-naturalisme.

 

À la quatrième étape, la notion de matière s'affirme par un effet d'intérieur/extérieur : elle forme ici une paroi continue qui enferme derrière elle un espace ayant la qualité d'un intérieur, elle s'ouvre par de larges arcades complétées par de plus petites arcades en partie haute et fait ainsi largement pénétrer l'extérieur à l'intérieur du volume du portique, et sa surface extérieure est constamment creusée par des dessins en dentelle qui font pénétrer l'extérieur à son intérieur.

La notion d'esprit est portée par un effet d'un/multiple, très évident dans l'effet de dentelle uniforme divisée en multiples détails en relief, dans le caractère multilobé du dessin unitaire de chaque arcade, et dans la répétition uniforme de multiples grands arceaux lisses. La continuité lisse de ces arceaux apporte d'ailleurs un effet d'unité qui fait contraste avec l'effet de multiplicité apporté par la dentelle de la surface courante de la paroi.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par un effet de regroupement réussi/raté : la dentelle sculptée qui captive notre esprit a complètement envahi la surface matérielle et s'est donc complètement regroupée avec elle, mais elle forme un réseau sculpté en relief qui se distingue du fond matériel lisse qui seul forme paroi opaque, faisant ainsi échouer son parfait regroupement avec la matière. Ce regroupement parfait aurait été obtenu si les dessins avaient été réalisés en léger creux gravé ou si la décoration avait été réalisée au moyen d'un carrelage en marqueterie.

Les deux notions font ensemble des effets de fait/défait : la surface courante dentelée et les grandes arcades polylobées produisent un effet de déchiquetage qui défait l'effet de lisse produit par les pilastres qui soutiennent cette surface et celui que produisent les grands arceaux de sa moitié supérieure ; le rythme de ces grands arceaux est le double de celui des arcades polylobées, défaisant leur rythme sur lequel on ne peut donc pas compter pour lire et décomposer la façade ; ces grands arceaux lisses sont bien faits sur certaines portions de leur parcours, puisque bien visibles, bien dégagés de la dentelle de la surface courante, mais sur d'autres portions ils sont complètement défaits puisqu'ils disparaissent complètement dans l'épaisseur de la paroi ; les petites arcades jumelées ouvertes au milieu de la surface et qui s'appuient sur l’extrados des grands arceaux donnent l'impression que la façade s'ouvre au-dessus de ces extrados, voire commence au-dessus d'eux, ce qui défait l'impression contraire ressentie au sommet de leur arrondi où ces grands arceaux semblent plutôt servir de frontière supérieure à la surface dentelée.

 

Les effets qui ne décrivent pas l'évolution ontologique sont les mêmes que ceux que l'on vient d'envisager. On ne revient donc pas dessus, sauf pour celui d'extérieur/intérieur qui apparaît d'emblée et qui est plus riche que ce qu'on en a déjà dit. On peut d'abord revenir sur les petites ouvertures jumelées qui s'appuient sur les grands arceaux lisses à l'endroit exact du rebond de leurs courbes : à cet endroit-là, elles sont à l'extérieur de ces arceaux, puisqu'elles s'appuient dessus, mais elles sont aussi à l'intérieur de cette frise d'arceaux puisque celle-ci passe au-dessus d'elles. Ensuite, on doit considérer l'imbrication des différentes arches dentelées qui, du fait de leurs rythmes décalés, pénètrent l'une dans l'autre : chaque arche dont la limite supérieure est soulignée par la présence d'un arceau lisse est ainsi parfois à l'extérieur de ses voisines et parfois à l'intérieur d'elles, les dentelles de deux arches voisines se mélangeant alors pour entourer l'une ou l'autre des arcades polylobées.

 

 

La cinquième et dernière étape aux notions couplées se complétant menant au super-naturalisme :

 

Il y eut beaucoup d'influences réciproques entre l'architecture almohade au Maghreb et l'architecture almohade en Espagne, au point que, plutôt que les exemples maghrébins que l'on va envisager, on aurait pu tout aussi bien analyser l'état initial du minaret de la Grande mosquée du Vendredi de Séville, usuellement dénommée la Giralda.

 


À gauche, le minaret de la Grande mosquée de Tlemcen en Algérie (1236)

 

À droite, la tour Hassan de Rabat, Maroc (1196-1199, non terminée)

 

Sources des images :
https://www.routard.com/photos
/algerie/92576-tlemcen___grande_
mosquee___minaret.htm
  et
http://annexemj.canalblog.com
/archives/2011/p40-0.html


 

 


L'une des faces du haut de la tour Hassan à Rabat

 

Source de l'image : https://montjoye.net/tour-hassan-rabat-maroc

 

 

Nous allons considérer le minaret de la Grande mosquée de Tlemcen en Algérie, qui date de 1236, ainsi que la tour Hassan de Rabat au Maroc, édifiée de 1196 à 1199 mais jamais terminée dans sa partie supérieure.

Comme dans beaucoup d'exemples précédents, on y trouve une abondante décoration par trames sculptées et par arcades en polylobes. Toutefois, par différence avec les étapes précédentes où le décor jouait une fonction portante et où cette fonction portante se distinguait mal de l'effet de pure décoration, ici les trames décoratives et les voiles aux profils en arcs polylobés se distinguent clairement des surfaces matérielles qui font de purs effets de paroi : les décors sont visiblement réalisés en applique par-dessus un mur nu et ils sont en outre encadrés par des murs nus. La comparaison avec la sculpture en dentelle du portique de l'Aljaferia de Saragosse est spécialement éclairante puisque cette dentelle apparaissait sculptée dans la masse du mur, y formant des reliefs sans que l'on puisse clairement percevoir la continuité de la surface du mur sous cette dentelle, tandis que dans le cas des trames situées vers le haut du minaret de la Grande mosquée de Tlemcen, et tout en haut de la tour Hassan, des poteaux hissent cette trame à quelque distance de l'encadrement du décor (ces poteaux ont disparu en partie dans le cas de la tour Hassan), de telle sorte que l'on peut clairement repérer l'existence d'une surface matérielle plane qui se prolonge sous la grille décorative dont le dessin captive notre esprit. Cette grille est donc ici explicitement appliquée par-dessus le mur, adossée à lui, complètement dépendante de lui pour sa stabilité et n'aidant nullement à sa solidité ou à la transmission des forces de gravité qu'il subit. La même chose vaut pour les voiles aux ouvertures en arcs polylobés de la tour Hassan dont on repère bien qu'il existe une couche de mur quasiment aveugle en dessous d'eux, et même deux couches successives dans le cas des arcades du niveau intermédiaire.

Cette séparation bien lisible entre la surface nue du mur massif qui rend compte de l'effet de matière et la décoration qui captive notre esprit correspond à l'exigence propre de la dernière étape de la phase analogiste. Elle est équivalente à la séparation que l'on avait observée à la dernière étape de la filière musulmane précédente aux notions indépendantes, une séparation qui concernait alors la voûte à muqarnas et ses murs porteurs à l'hôpital de Damas. Comme dans cette filière, elle est rendue nécessaire par la situation couplée des deux notions qui doivent être clairement distinguées pour que l'unité qu'elles finissent par former à la dernière étape ne se transforme pas en simple fusion des deux notions, car ce qu'il convient de regrouper dans une même unité ce sont deux notions clairement indépendantes, pas un couple de deux notions indiscernables. Dans le cas de la filière précédente, puisqu'il s'agissait de notions déjà indépendantes, il suffisait d'affirmer cette indépendance par une séparation physique complète de la voûte à muqarnas du carré de murs qui la portait. Dans le cas présent, puisque l'on a affaire à des notions qui doivent toujours se compléter malgré l'affirmation de leur indépendance mutuelle, l'utilisation de deux couches bien distinctes mais superposées permet que l'on ne puisse pas percevoir le mur nu sans se rendre compte qu'il est partiellement habillé par une trame décorative ou par un voile en arcades trilobées, et inversement.

On notera que cette solution rejoint celle de la filière aux notions additives et complémentaires ayant conduit, par exemple, à dresser une grille verticale autonome et très ajourée devant la façade nue de la cathédrale de Strasbourg, mais l'objectif était alors inverse : dans le cas des notions additives il s'agissait de mettre en relation visuelle évidente les deux notions déjà bien distinctes l'une de l'autre du fait de leur relation additive, dans le cas des notions couplées il s'agit maintenant d'affirmer l'autonomie visuelle de chacune au moyen d'un plan d'expression autonome, leur mise en couple étant déjà assurée mais ne devant pas être rompue par la disposition adoptée.

L'importance visuelle de ces surfaces décoratives, ajoutée au fait que les surfaces planes latérales semblent les encadrer pour les mettre en valeur, impliquent une filière dans laquelle la notion d'esprit prédomine sur la notion de matière, et donc une filière qui prépare le super-naturalisme.

 

À la dernière étape, c'est par un effet d'un/multiple que s'affirme la notion de matière. Il résulte de la simplicité de la forme de ces tours qui apparaissent clairement comme des parallélépipèdes verticaux dotés de quatre faces bien distinctes. Dans le cas du minaret de la Grande mosquée de Tlemcen, comme dans le cas des autres minarets almohades de cette époque, et aussi comme il en aurait été probablement pour la tour Hassan si elle avait été terminée, le massif sommital qui démarre au-dessus de la tour principale permet également de ressentir que ce bâtiment est à la fois une tour et deux tours.

La notion d'esprit s'affirme par un effet de regroupement réussi/raté : les trames en applique ont réussi à regrouper dans leur motif toute la surface du rectangle qui les encadre, mais ce regroupement est raté puisqu'elles doivent l'abandonner avant la partie basse de cet encadrement pour laisser place à de simples colonnes verticales ; dans le cas des voiles en pierre découpés en arcades polylobées, leur partie supérieure a réussi à regrouper leur matière avec celle de la masse principale du bâtiment, mais ce regroupement est raté puisqu'un décalage d'épaisseur apparaît sous le contour des arcades entre celles-ci et la masse matérielle de la tour.

Les notions de matière et d'esprit se différencient par un effet de fait/défait : les grilles décoratives défont la planéité de la surface matérielle en pierre dont on devine pourtant qu'elle est bien faite en dessous, et les arcades polylobées défont la continuité de la planéité de la surface de la pierre que l'on voit pourtant bien faite au-dessus et au-dessous de ces arcades.

Les deux notions font ensemble des effets de relié/détaché : les trames décoratives tissent un motif qui relie toute leur surface et se détache visuellement de leur encadrement très lisse ; les colonnes au-dessus desquelles démarrent ces trames sont physiquement reliées à elles, mais elles s'en détachent visuellement et elles se détachent aussi visuellement du fond nu de la pierre ; les arcades trilobées aveugles semblent servir de limite à des voiles minces collés à la masse de l'édifice, donc reliés à elle mais simultanément détachés d'elle par un décrochement dans la profondeur ; les différents arcs polylobés qui forment le contour des arcades aveugles sont tous reliés en continu les uns aux autres mais ils se détachent visuellement les uns des autres ; les grands rectangles creusés dans la surface du bâtiment pour encadrer les différents motifs de trames ou d'arcades sont reliés au reste de la surface du bâtiment mais ils en sont détachés par un léger décalage de profondeur ; comme pour les étages successifs du minaret de la Grande mosquée de Kairouan envisagé à la première étape, le dernier niveau du minaret de la Grande mosquée de Tlemcen se relie à son massif principal en le prolongeant dans le même alignement, il s'en détache toutefois par un brusque retrait en façade.

 

L'effet de relié/détaché que l'on vient d'évoquer est celui qui apparaît d'emblée.

La forme se répand par un effet de centre à la périphérie. Dans le cas des trames continues, chaque figure obtenue par le croisement de deux fois deux bandes décoratives biaises est un centre d'intérêt visuel entouré sur toute sa périphérie de centres visuels semblables. Dans le cas des arcades polylobées, c'est l'aspect déstabilisant de cet effet qui est utilisé : on ne sait dire à quel endroit est la véritable façade de la tour car deux ou trois plans de la profondeur se proposent pour en être la surface. Cet aspect déstabilisant joue aussi dans le contour de la grande arcade polylobée au premier plan du niveau intermédiaire : à deux reprises les lobes semblent démarrer sur le vide, et donc s'appuyer sur le vide pour faire monter la frise un peu plus haut, ce qui semble compromettre leur stabilité. Dans tous les cas, chaque lobe de ces arcades polylobées constitue un centre d'intérêt visuel entouré sur toute sa périphérie de centres visuels semblables.

La forme s'organise par des effets d'entraîné/retenu qui, pour beaucoup, redoublent les effets que l'on vient d'envisager : comme le montre le détail de la trame ornementale de la tour Hassan ci-joint, notre regard ne cesse d'être entraîné à suivre les bandes décoratives biaises continues tout en étant simultanément retenu sur les figures fixes en creux qui résultent de leurs croisements ; chacune de ces figures nous entraîne à spécialement s'intéresser à elle, mais nous en sommes retenus du fait de la concurrence de toutes les autres figures semblables, et la même chose vaut pour chacun des lobes des arcs polylobés de la tour Hassan dont la perception est concurrencée par celle de tous les lobes voisins ; quand nous nous laissons entraîner à considérer que la paroi extérieure de cette tour constitue son enveloppe, nous en sommes retenus par la perception des parois qui s'ouvrent derrière les grandes arcades trilobées et dont la continuité de surface laisse entendre que ce sont elles qui, en fait, pourraient constituer la véritable enveloppe de la tour.

Les trois effets précédents sont résumés par des effets d'ensemble/autonomie : chaque grande arcade polylobée est bien autonome des autres par sa forme, par sa dimension et par l'écart qui la sépare des autres, mais elles font toutes ensemble un effet d'arcs polylobés découvrant un plan de façade plus profond ; tous ces arcs font un effet très autonome de l'effet produit par les grilles décoratives situées plus haut, mais avec elles ils font ensemble un effet de décoration animant la surface du bâtiment, pour l'essentiel nue et aveugle ; l'effet de trame décorative est un effet d'ensemble obtenu par le rassemblement de multiples tracés obliques autonomes et de multiples alvéoles autonomes laissées en creux ; chaque arc polylobé est l'effet d'ensemble obtenu par la répétition linéaire de lobes autonomes les uns des autres.

 

 

 


Porte extérieure Bab el-Kbir de la Kasbah des Oudayas à Rabat, Maroc (Almohade, toute fin du XIIe siècle)

Source de l'image : https://voyages.michelin.fr/afrique/maroc/rabat-sale-zemmour-zaer/rabat/rabat/porte-des-oudaias

 

 

Pour finir ce parcours de l'architecture islamique, nous envisageons rapidement la porte extérieure de la Kasbah des Oudayas à Rabat, au Maroc, dite Bab el-Kbir et datant de la toute fin du XIIe siècle.

Le but de ce rapide examen est de montrer une autre disposition possible pour la dernière étape de la filière aux notions couplées complémentaires, une étape à laquelle les deux notions doivent se séparer visiblement afin que leur association ne s'apparente pas à une fusion. Comme dans les exemples précédents, l'aspect de surface nue valorisant la matière se sépare ici clairement de la surface décorée qui captive notre esprit, mais par différence la matière nue n'encadre pas la matière décorée mais semble plutôt s'en dégager en glissant en dessous d'elle. L'aspect couplé est obtenu par le centrage commun, sur des quasi cercles, des bordures internes des deux types de parois, car ainsi la surface nue semble sortir de dessous la surface décorée et l'on ne peut pas percevoir l'une sans l'autre.

Dans le cas des minarets précédemment étudiés on était dans le cas d'une expression analytique puisqu'on pouvait considérer séparément les surfaces matérielles planes et les surfaces décorées, même si elles jouaient des rôles complémentaires. Ici on est dans une expression synthétique du même effet de complémentarité puisqu'on peut difficilement percevoir séparément les deux types de surface qui, pourtant, semblent se séparer l'une de l'autre comme le veut leur situation à la dernière étape de cette filière.

 

> Suite du chapitre 18 – Analogisme


[1]Selon https://www.qantara-med.org/public/show_document.php?do_id=1287