Chapitre 19

 

Post-scriptum

 

 

 

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19.0.  Pour finir un interminable essai :

 

Quelques aspects ont été laissés de côté qui ne sont pourtant pas négligeables et qui sont la raison de ce post-scriptum.

D'abord, on traitera du cheminement qui a mené aux idées présentées, ensuite, on reviendra sur quelques développements de Philippe Descola qui s'avèrent en contradiction avec nos conclusions, et enfin, on se posera la question non abordée jusqu'ici mais qui est probablement la plus importante : comment donc l'évolution de plus en plus énergique de la relation entre la notion de matière et la notion d'esprit fait-elle pour se transmettre de génération en génération ?

 

 

19.1.  Sur la genèse de l'essai :

 

Cet essai accumule plusieurs couches de réflexion, souvent très décalées dans le temps. Pour ce qui est de la décomposition des effets plastiques en 16 effets d'énergie croissante, de leurs combinaisons en 6 à 8 effets par étape, et de l'enchaînement de ces combinaisons en 10 phases formant un grand cycle après lequel commence un nouveau grand cycle similaire, il s'agit du résultat de réflexions maintenant anciennes. Elles n'ont rien à voir avec les ontologies de Descola puisque leur mise au point a eu lieu des années avant la publication en 2005 du livre de Philippe Descola « Par-delà nature et culture ». C'est dès janvier 1999, en effet, que j'ai présenté pour la première fois sur Internet le tableau présentant le déroulé cyclique des diverses combinaisons d'effets plastiques, tout du moins sa partie droite, la partie gauche qui correspond aux effets dit « de transformation » n'ayant été imaginée et publiée sur Internet qu'un ou deux ans plus tard.

La mise au point de ce tableau de l'évolution des combinaisons d'effets plastiques n'a pas du tout été pensée en référence aux notions de matière et d'esprit, elle a seulement résulté de mon désir de comprendre la raison des différences entre les diverses formes d'art selon les sociétés et au fil des siècles. Ce fut un long processus qui s'est étalé sur presque 30 ans, le plus souvent pendant mes périodes de loisirs, et parfois avec de longues interruptions pendant lesquelles ma réflexion semblait bloquée, aucune piste ne n'apparaissant pour trouver une solution au problème que je m'étais posé. Une avancée décisive a eu lieu lorsque j'ai compris que tous les effets plastiques pouvaient se ramener à des effets paradoxaux que j'ai progressivement identifiés et organisés en un tableau de 16 effets paradoxaux ([1]). L'établissement du tableau de leurs combinaisons et de l'évolution de ces combinaisons n'a résulté que du découpage en étapes successives que j'ai progressivement établi concernant l'histoire de l'art et de l'architecture. Ce découpage m'a amené à comprendre quels effets étaient spécialement importants à telle ou telle époque, tandis que l'évolution objective et incontournable des styles dans telle ou telle société m'a mis peu à peu sur la piste de l'enchaînement de leurs combinaisons. La mise au point de ce tableau n'a évidemment pas été immédiate, d'autant que, bien évidemment, j'ai commencé à tort par supposer que l'évolution des combinaisons se développait selon un rythme régulier d'étapes et de phases. Ce n'est qu'en percevant l'inadaptation de mon tableau à certaines époques de l'histoire de l'art que j'ai compris que l'agencement de la succession des phases n'était pas régulier, qu'il fallait envisager une première période de 4 étapes courantes, puis une période de 2×4 étapes, puis une période de 3×4 étapes, puis enfin une période de 4×4 étapes, et qu'il fallait en outre rajouter des étapes surnuméraires à certains moments particuliers, raison pour laquelle certaines phases comportent 5 étapes et non pas 4. Simultanément, je me suis aperçu que cette évolution semblait avoir un caractère cyclique, et donc que sa logique propre devait probablement la faire revenir à son point de départ, ce qui m'a conduit à essayer de l'ajuster pour que, précisément, elle se boucle sur elle-même. J'ignorais toutefois pour quelle raison elle devait se boucler, je constatais seulement que cela marchait, c'est-à-dire que je parvenais à faire coïncider assez bien l'évolution de l'histoire de l'art avec le tableau ainsi établi.

La mise au point de ce tableau des combinaisons d'effets plastiques et de leur évolution a donc nécessité de nombreux allers-retours entre la réalité de la succession historique des styles artistiques et les hypothèses successives que j'ai formulées. J'ai dû modifier ces hypothèses autant de fois que nécessaire pour qu'elles correspondent de mieux en mieux à l'évolution des styles artistiques à travers l'histoire et selon les diverses civilisations, et l'on reconnaîtra là le principe de toute démarche de type scientifique qui consiste à confronter sans arrêt ses hypothèses à la réalité en les modifiant chaque fois que la réalité leur donne tort. Bien entendu, le type scientifique de cette démarche ne suffit pas pour établir que mes conclusions correspondent correctement au fonctionnement de la réalité.

 

Lorsque j'ai pris connaissance de la thèse de Philippe Descola sur ses quatre ontologies et le système combinatoire qui les justifiait, outre la satisfaction de prendre connaissance d'une forme de pensée qui mettait à égalité toutes les sociétés de la planète sans privilégier spécialement le monde occidental, j'ai soupçonné que cette décomposition en quatre pouvait avoir un rapport avec la décomposition en quatre lignes de quatre colonnes de mon tableau des 16 effets plastiques. Finalement, il apparaît qu'il n'y a aucun rapport, mais cette erreur m'a encouragé à essayer de mettre en relation ma décomposition des étapes de l'évolution de l'art avec les conceptions de Philippe Descola.

Pendant longtemps cela n'a pas marché. Le déclic ne s'est produit que lorsque j'ai renoncé à considérer les quatre ontologies de Descola comme des notions absolues et que j'ai commencé à envisager qu'elles auraient pu avoir une histoire, c'est-à-dire qu'elles auraient pu mûrir progressivement au fil de l'évolution des sociétés. Le rythme irrégulier de l'évolution des combinaisons d'effets plastiques que j'avais mis au point, organisé en phases de plus en plus nombreuses et chacune fonctionnant différemment, pouvait donc peut-être avoir son répondant dans la maturité progressive des ontologies. Progressivement, il m'est devenu évident que mon tableau décrivait effectivement l'évolution et la maturation du rapport entre la notion de matière et la notion d'esprit, et que son bouclage avec redémarrage à zéro impliquait qu'un autre cycle que celui matière/esprit commençait à sa suite. C'est alors seulement que j'ai compris la raison du bouclage sur lui-même de mon tableau, et la compréhension que le nouveau cycle serait basé sur la mise en relation progressive des notions de produit-fabriqué et d'intention a été assez immédiate tant l'évolution de l'art le plus contemporain se lit aisément à la lumière de cette relation.

Si j'ai été amené à briser le caractère atemporel des ontologies de Descola pour les transformer en ontologies évoluant vers une maturité progressive, il n'y a toutefois aucun doute que je n'aurais jamais trouvé les idées qui sont formulées dans cet essai sans le déclic provoqué par la connaissance des thèses de Descola. En fait, rien dans ma démarche ne me conduisait à comprendre que l'évolution des effets plastiques correspondait à une évolution sous-jacente de la relation entre la notion de matière et la notion d'esprit. Ainsi, s'il m'apparaît maintenant assez facile, dans une architecture ou dans une peinture, de distinguer ce qui relève de la notion de matière et ce qui relève de la notion d'esprit, je ne les distingue que parce que je cherche maintenant à les distinguer, ce que je n'avais aucune raison de faire avant de connaître les thèses de Philippe Descola. Dit autrement, puisque cela ne servait nullement à améliorer mes hypothèses que d'envisager que tel effet plastique relève plutôt d'une notion de matière que d'une notion d'esprit, il n'y avait aucune raison pour que ma démarche en vienne à ce type d'analyse. En retour, par contre, d'avoir été bousculé par les thèses de Philippe Descola m'a permis de bien mieux comprendre le fonctionnement du tableau que j'avais précédemment établi, et par exemple cela a été pour moi une grande satisfaction de finir par constater que, dans la phase analogiste et les suivantes, le premier effet plastique exprime spécifiquement la notion de matière, que le deuxième exprime spécifiquement la notion d'esprit, que le troisième sert à différencier les deux notions, et qu'ensemble elles concourent à produire le quatrième. Cela ne change rien à la combinaison des effets précédemment établie, mais cela donne une force d'analyse très utile pour décrypter une œuvre d'art et pour comprendre l'imbrication de ses différents effets.

 

La rédaction de cet essai s'est étalée sur plus de dix ans, et bon nombre des idées développées ne me sont apparues qu'au fil de cette rédaction et des recherches qu'elle a impliquées. Dans un but didactique, j'ai conservé la rédaction des premiers chapitres seulement modifiés dans leurs aspects devenus erronés, cela afin de faire profiter les lecteurs du sentiment de découverte progressive que j'avais ressenti. Pour de mêmes raisons didactiques j'ai aussi conservé la présentation progressive des différentes notions, d'abord par allusions un peu décousues et de fréquents retours sur les mêmes exemples mais selon des éclairages différents, puis de façon ordonnée, systématique, et développée aussi longtemps qu'utile pour être suffisamment complet.

En commençant la rédaction je disposai d'éléments importants de la thèse à présenter. Ainsi, j'avais déjà en tête que le cycle matière/esprit débouchait sur le cycle que j'ai qualifié de produit fabriqué/intention, et j'avais déjà une idée précise de l'enchaînement des diverses phases ontologiques dès lors que l'évolution du tableau des effets plastiques m'en avait fourni la matrice. C'est seulement en cours de route, par contre, que d'autres éléments devenus pourtant essentiels me sont apparus, tel que la façon dont chaque phase prépare la suivante, car si j'avais d'emblée l'idée que chaque phase fait des choses différentes, je ne concevais d'abord cela que comme une simple succession de fonctionnements, sans saisir que ce qui se passe pendant une phase consiste précisément à obtenir le mode de fonctionnement propre à la phase suivante.

C'est en rédigeant les premiers développements du chapitre 8 que cette idée m'est venue. J'avais déjà rédigé les parties correspondant à l'évolution de la peinture depuis le XVe siècle jusqu'au début du XVIIIe siècle et montrant que le conflit entre les notions de matière et d'esprit y devenait progressivement plus violent. Rien d'anormal en cela puisque c'était la logique même de l'évolution que l'on pouvait attendre, mais lorsque j'ai rédigé la suite, si l'explosion de la représentation de la matière à l'époque cubiste pouvait encore entrer dans cette même logique d'aggravation progressive du conflit entre les deux notions, cela ne marchait plus aussi bien pour les étapes suivantes. C'est alors que je me suis rendu compte que, comme par hasard, la dislocation très forte de la relation entre les deux notions à l'époque du cubisme était précisément ce qui était utile, lors de la phase prémature suivante, pour établir une relation quelque peu distendue entre elles pour correspondre à son fonctionnement propre. J'ai alors eu l'intuition qu'il n'y avait là aucun hasard, que l'acquisition préalable d'une autonomie relative entre les deux notions était une nécessité pour entrer dans la phase de prématurité, et que le but de la phase du 2d super-naturalisme était donc précisément d'obtenir cette autonomie relative. Pour le dire autrement, si j'avais déjà compris que dans la phase du 1e super-naturalisme le contraste entre les deux notions était encore flou tandis qu'il était bien affirmé pendant le 2d super-naturalisme, initialement je croyais qu'il suffisait de prendre en compte cette différence pour comprendre le fonctionnement spécifique de chacune de ces phases, sans réaliser que, tout en respectant strictement ses conditions de fonctionnement spécifiques, l'évolution de chacune est entièrement tournée vers la préparation des conditions de fonctionnement qui seront celles de la phase suivante. J'ai alors interrompu pendant plusieurs années la rédaction de l'essai afin de m'assurer que cette idée fonctionnait pour toutes les phases, et ce n'est qu'après cette longue vérification, doublée nécessairement d'une recherche complémentaire sur l'histoire de l'art à toutes les époques et dans toutes les sociétés, que j'ai repris la rédaction du chapitre 8 à son début puis enchaîné la rédaction des suivants.

Une autre idée que je n'avais pas au départ mais qui m'est venue à l'occasion de la recherche complémentaire que je viens d'évoquer est celle de l'identification de certains effets plastiques à l'expression propre de l'une ou de l'autre des deux notions, ou bien à l'expression de leur différence ou de ce qu'elles font en commun. C'est seulement cette identification qui m'a permis de comprendre pourquoi le nombre des effets plastiques que j'ai appelés « de transformation ontologique » n'était pas toujours le même : deux lorsque les notions ne sont pas encore globales et ne tentent pas encore de se confronter, trois dès qu'elles se mettent en relation et peuvent donc faire quelque chose ensemble, même si elles ne sont pas encore globales, quatre lorsqu'elles sont enfin devenues globales toutes les deux et commencent à construire une unité plus haute les rassemblant, ce qui requiert alors qu'elles puissent faire quelque chose ensemble (c'est le 4e effet) tout en restant bien différenciées l'une de l'autre (c'est le 3e effet).

Enfin, je peux préciser que ce n'est qu'à l'occasion des recherches complémentaires réalisées pendant l'interruption de la rédaction du chapitre 8 que j'ai eu l'idée de notions « additives » ou « couplées », et de les associer avec des notions « d'indépendance » ou de « complémentarité ». En cadeau bonus me sont ensuite venues presque spontanément les idées qui m'ont permis de rédiger le chapitre 18.3 correspondant à la différence entre le gothique dit tardif et le style Renaissance, une différence qui m'avait toujours tracassé car l'idée que tant d'artistes français et allemands avaient pu être seulement passéistes et rétrogrades me semblait à la fois méprisante et invraisemblable, mais ce n'est qu'à la fin de la rédaction de cet essai que j'ai pu disposer des notions me permettant de comprendre la complète légitimité du style gothique pratiqué aux XVe et XVIe siècles.

 

Évidemment, toutes les époques et tous les styles artistiques n'ont pas été traités, et tous l'ont d'ailleurs été traités de façon insuffisante pour en faire le tour. Ainsi, l'art du Japon n'a été traité qu'en passant, celui de l'Inde, hindoue ou musulmane, pas du tout, tout comme celui de l'Afrique Noire, et bien des époques traitées et des artistes évoqués ne l'ont été que par un nombre très restreint d'œuvres. Cet essai devra donc être prolongé, seules ces analyses complémentaires permettront de savoir si tous les concepts utiles pour rendre compte de la diversité de l'art ont été dès à présent envisagés.

 

 

 

19.2.  Retour à Philippe DESCOLA :

 

19.2.1.  Sur l'art de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord :

 

Il est entendu que, lorsqu'il s'agit d'expressions plastiques, Descola et moi ne parlons pas toujours de la même chose. Il les traite en tant « qu'images », c'est-à-dire en tant que réalités en relation avec des pratiques sociales, par exemple pour figurer un être imaginaire qui peut n'avoir d'autre réalité que celle de son image, ou pour raconter de façon visuelle des récits mythiques. Pour ma part, je traite principalement de leur style plastique qui appartient au domaine habituellement reconnu comme celui de l'histoire de l'art. Du fait de cette différence, Descola s'intéresse spécialement à ce que représentent ces images, à ce à quoi elles servent, à qui les fait et pour qui, tandis que je néglige souvent ces aspects s'ils ne sont pas utiles pour comprendre les particularités de leur style ([2]).

Au chapitre 4.3, j'ai rappelé que Philippe Descola considère que l'art des sociétés de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord relève d'un fonctionnement animiste pour ce qui concerne les « masques à transformation » mi-humains/mi-animaux d'essence chamanique, et d'un fonctionnement totémique pour ce qui concerne les peintures faisant office de blason pour les clans totémiques, et cela à l'intérieur d'une même société et à la même époque ([3]). Dès lors qu'elles sont des blasons totémiques, ces peintures racontent nécessairement des histoires totémiques mais, si l'on ne s'intéresse pas spécialement à leur utilisation en tant qu'images mais que l'on décrypte leur style graphique, on a certainement affaire à un style qui relève de l'ontologie animiste. Au passage, cela permet de réunifier dans l'animisme l'ensemble des productions de ces sociétés, ce qui est nécessaire dans le cadre de notre hypothèse qui ne pourrait supporter qu'une société en soit à la fois dans sa phase totémique et dans sa phase animiste, sauf pendant un court laps de transition le temps que le fonctionnement animiste se généralise en remplacement du fonctionnement totémique devenu caduc. À ce chapitre 4.3 on a donné l'exemple de la « Cloison du Corbeau » Tlingit, dans le village de Klukwan en Alaska, daté du début du XIXe. Il fonctionne évidemment comme totem du clan qui se reconnaît sous la bannière du corbeau. Au même chapitre, on a explicité les conventions utilisées pour lire un corbeau dans cet agencement complexe de formes, et l'on renvoie à ces explications pour mieux suivre l'analyse que l'on va faire maintenant et qui consiste à vérifier que cette œuvre relève de la quatrième étape de la phase animiste.

 

 


Corbeau peint sur la « Cloison du Corbeau » Tlingit, dans le village de Klukwan en Alaska (daté du début du XIXe)

 

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Raven_screen_01.jpg

 

 

S'agissant d'un corbeau dont les différentes vues de face et de profil sont rabattues sur un même plan, on ne peut pas lire ce corbeau d'un coup et l'on est obligé de considérer sa forme en 1+1 lectures successives. Puisqu'il s'agit d'une peinture, c'est le fonctionnement de l'esprit que reflète l'organisation de cette peinture, et l'on a donc affaire ici à un esprit qui fonctionne en 1+1. Il est certain, par conséquent, que l'on n'est pas dans une filière naturaliste, mais l'on pourrait tout aussi bien être dans la phase animiste que dans la phase totémique d'une filière pré-animiste, telle que ce fut le cas pour l'Égypte pharaonique envisagée au chapitre 16.3.2, leur différence étant que dans la phase totémique d'une filière pré-animiste la notion de matière fonctionne encore au cas par cas tandis qu'elle fonctionne en notion globale pendant la phase animiste. C'est l'analyse des effets plastiques qui va nous permettre de conclure que l'on est à la quatrième étape de la phase animiste, car les effets qui relèvent de l'évolution ontologique propre à chaque étape sont très différents dans la phase totémique et dans la phase animiste. Pour cette vérification, on analyse maintenant le style plastique de cette « Cloison du Corbeau ».

À la quatrième étape de la phase animiste, la notion de matière est portée par un effet de synchronisé/incommensurable. Tandis qu'on ne trouve jamais un tel effet pendant la phase totémique, ni pour porter la notion de matière, ni pour porter celle d'esprit, ici il est spécialement bien lisible, ce qui est d'autant plus significatif que ce n'est pas toujours le cas pour cet effet. Comme on l'avait signalé au chapitre 4.3, la convention propre à ce style veut que les yeux soient verticalement dissymétriques, ce qui implique que la pupille soit plus proche du bord haut de l'œil que de son bord inférieur et que l'ovoïde qui le contient soit convexe en partie haute et concave en dessous. Il ne manque pas d'yeux répartis sur toute la surface de ce corbeau et, dans la moitié supérieure de la première image donnée, toutes les pupilles sont proches de son bord supérieur tandis que les yeux sont situés dans des ovoïdes dont les bords supérieurs sont convexes, ce qui indique que la vue est dans le bon sens. Mais on peut remarquer que la plupart des yeux situés dans la moitié inférieure du corbeau, et même la totalité des yeux si l'on se limite à ceux qui sont de grande taille, sont vus à l'envers. Nécessairement, ce corbeau doit donc aussi se lire en le retournant, et si l'on retourne la cloison le corbeau devient alors un personnage, court sur pattes et mains levées en l'air, tandis que le trou d'accès qui perce la cloison devient sa bouche grande ouverte. Deux figures qui se synchronisent ainsi sur le même dessin mais que l'on doit observer l'une tête en bas et l'autre tête en l'air, par conséquent selon deux directions incommensurables, cela correspond parfaitement à un effet de synchronisé/incommensurable, lequel concerne donc la matérialité du corbeau et du personnage qui s'y superpose.

 

 


Retournement vertical de la « Cloison du Corbeau », le trou servant de passage se retrouvant en partie haute

 

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Raven_screen_01.jpg

 

 

Indépendamment du style plastique, on peut d'ailleurs considérer que cette disposition d'un personnage qui se cache dans un corbeau et ne se laisse voir qu'en regardant le corbeau à l'envers relève d'une ontologie animiste car, comme l'a montré Descola, la commutation de perspective qui permet de révéler l'humain sous l'apparence animale ou l'animal sous l'apparence humaine est un élément essentiel de l'animisme. C'est là un procédé tout à fait similaire à celui des masques à transformation que l'on trouve notamment chez les Kwakwaka’wakw de la Colombie-Britannique, plus au sud que les Tlingit de l'Alaska. Dans le cas de ces masques, ce n'est pas en le retournant que l'animal prend figure humaine, mais en l'ouvrant grâce à un mécanisme qui permet facilement de passer du masque fermé au masque ouvert, par exemple pendant une danse. Dans l'exemple que l'on donne ci-dessous, c'est une tête d'aigle qui s'ouvre pour révéler le visage d'un ancêtre caché à son intérieur : quand il est fermé, on voit l'aigle sous son apparence habituelle, quand il est ouvert on le voit tel que l'aigle se voit lui-même, c'est-à-dire comme un humain.

 



 

Masque à transformation réalisé par un artiste Kwakwaka’wakw (ou Kwakiutl) datant de la fin du XIXe siècle : fermé, il représente une tête d'aigle, ouvert, apparaît le visage d'un ancêtre humain (Alert Bay, île au nord de l'île de Vancouver, Colombie-Britannique, Canada)

Source de l'image : https://www.khanacademy.org/humanities/ap-art-history/indigenous-americas-apah/north-america-apah/a/transformation-masks

 

À la quatrième étape de la phase animiste, la notion d'esprit est portée par des effets de continu/coupé : en regardant cette cloison, ce qui captive notre esprit est de suivre des yeux le large tracé noir ou bleu ciel, toujours continu mais systématiquement interrompu par de brusques virages ou par des pincements qui le coupent presque complètement, et notre esprit peut aussi se laisser captiver par la décomposition continue de la surface du panneau en multiples morceaux de surface coupés les uns des autres du fait de leur emboîtement dans des formes de plus grande échelle.

À cette même étape, les notions de matière et d'esprit s'associent pour faire ensemble des effets de même/différent qui sont ici extrêmement abondants : le même graphisme au trait épais se continue dans des formes différentes ; le même style en trait épais utilise différentes couleurs, noire, bleu ciel ou rouge ; la même forme de masque se retrouve différentes fois, à différentes échelles et sous différentes orientations puisque, comme on l'a vu, certaines sont tête en bas.

Après les effets qui rendent compte de l'évolution ontologique propre à la quatrième étape de la phase animiste, et pour confirmer la validité du classement à cette étape, on examine maintenant les effets qui décrivent globalement l'état ontologique prévalent à cette étape.

Celui qui qui doit apparaître d'emblée est le même/différent : on vient précisément d'examiner son omniprésence.

La forme doit se répandre par un effet d'intérieur/extérieur : on a ici plusieurs exemples de têtes dont l'extérieur est compris à l'intérieur d'une tête plus grande ou, plus généralement, à l'intérieur du corps du corbeau. Cela vaut notamment pour les masques aux contours noirs situés à l'intérieur des deux grands yeux aux contours bleu ciel qui correspondent à la tête principale du corbeau. Une plus petite tête se repère aussi à l'endroit que l'on pourrait repérer comme étant le nez de cette tête, juste en dessous du contour bleu ciel de ses yeux. L'extérieur de petites têtes similaires et de plus grandes munies de deux yeux cernés de bleu ciel peuvent s'observer en plusieurs autres endroits de l'intérieur du corbeau, sur son corps, sur sa queue, sur ses plumes.

La forme doit s'organiser par des effets d'un/multiple : la forme est globalement compacte, unifiée dans son style, et simultanément subdivisée en multiples parties bien tranchées les unes des autres par des cernes épais. Au service de cet effet on retrouve celui d'auto-similitude d'échelle déjà repéré à l'occasion de l'effet d'intérieur/extérieur : il y a de multiples têtes à l'intérieur d'une seule tête de corbeau, et de multiples yeux à l'intérieur d'un même œil.

Enfin, c'est un effet de regroupement réussi/raté qui doit résumer les trois précédents : la forme est regroupée en totalité dans un effet de large tracé sinuant mollement et formant principalement des ovales ou des U, mais ce regroupement est raté si l'on prend en compte les couleurs différentes utilisées d'un endroit à l'autre, et il est aussi raté si l'on prend en compte le fait que les formes générées par ces tracés sont souvent différentes les unes des autres et ne se regroupent donc pas dans des figures identiques. On peut aussi évoquer le regroupement réussi de toute la surface du panneau dans la forme d'un corbeau, un regroupement qui est raté puisqu'il ne prend pas en compte le personnage qui apparaît lorsqu'on regarde cette cloison à l'envers.

 

Maintenant que l'on a identifié l'expression plastique de cette cloison avec la quatrième étape de la phase animiste, on va constater que les expressions plastiques des œuvres créées par les sociétés de la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle montrent qu'elles ont successivement franchi les deux étapes ontologiques suivantes. Pour cela, on envisagera la production d'artistes de la nation Haïda, située à peu près à mi-chemin entre les Tlingit et les Kwakwaka’wakw qui ont produit les exemples utilisés pour la quatrième étape.

 

 

Pour la cinquième et dernière étape de l'animisme, des coffres : un petit en argilite sculpté par John Robson (1846-1922), et un grand coffre en bois plié sculpté par Charles Edenshaw (vers 1839-1920). Dans les deux cas, chaque figure est traitée sur ses parties latérales par des gravures creusées dans la surface du matériau tandis qu'elle forme un relief très important, que l'on peut dire en ronde-bosse, dans sa partie centrale. Sur le coffre de John Robson, il s'agit probablement d'une tête d'ours qui émerge ainsi progressivement, dans le cas du coffre de Charles Edenshaw il s'agit d'une tête de castor, l'ensemble du panneau correspondant d'ailleurs au blason d'une nation ayant le castor  comme emblème.

 



 

John Robson (1846-1922) du clan du Grand Corbeau dans la culture d'Haïda : petit coffre en argilite (vers 1885) – vue d'ensemble et face avant représentant probablement un ours

Sources des images : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/91/Haida_chest_c._1885_01.jpg/1024px-Haida_chest_c._1885_01.jpg et https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Haida_chest_c._1885_detail_01.jpg

 

 

 

À droite, Charles Edenshaw (vers 1839-1920) : grand coffre en bois plié.

Face principale tenant lieu d’armoiries d'une nation Castor d'Haïda (vers 1870)

 

Source de l'image : https://www.myddoa.com/bentwood-chest-charles-edenshaw/


 

Indiscutablement, ces images restent faites de 1+1 morceaux qui ne génèrent pas ensemble une représentation réaliste du volume de l'animal concerné. Même dans le cas du dessus du coffre de John Robson, si le corbeau dispose bien d'un corps dont les parties ont des relations entre elles qui sont voisines de l'anatomie d'un vrai corbeau, avec par exemple les pattes en dessous de son corps, ses ailes par contre sont complètement étalées à plat sur la surface du coffre tandis que sa tête est complètement saillante, des dispositions qui ne correspondent pas à la vue réaliste d'un corbeau. Une fois rappelé que, dans la peinture et la sculpture, on est dans le domaine de l'esprit, et que c'est le type de lecture 1+1 ou 1/x qui nous renseigne sur le mode de fonctionnement de l'esprit de l'artiste, le mélange d'une lecture qui reste du type 1+1 et de l'émergence d'une forme globale, cette fois 1/x sortant de la surface, correspond bien à ce que l'on doit attendre de la dernière étape de l'animisme : l'esprit relève encore du type 1+1, mais il a suivi toute la progression qui lui permet maintenant de se ressentir également en 1/x. La combinaison d'une partie du corps représentée par des aplats de 1+1 morceaux et d'une partie du corps représentée en relief pour former la figure centrale permet également de combiner une lecture en 1+1 et une lecture en 1/x : l'animal a une matérialité globale divisée en deux parties complémentaires mais bien distinctes, la partie en aplat et la partie en relief, donc deux parties pour une seule forme, et donc 1/x.

 

À la dernière étape de l'animisme la notion de matière est portée par des effets de continu/coupé. Il s'exprime déjà dans l'organisation matérielle des différentes surfaces sculptées puisqu'elles forment une suite continue et qu'elles sont coupées les unes des autres par des changements de plan.

Dans le cas des coffres réalisés en bois plié, tel qu'il en va pour celui de Charles Edenshaw, il est significatif que ces coffres soient réalisés à partir d'une surface de bois qui reste réellement continue mais qui subit des entailles partielles dans sa profondeur pour permettre son pliage, ce qui est donc une façon très concrète d'en faire un matériau à la fois continu et coupé.

 

 


Schéma du procédé d'entaille du bois préalable à son ramollissement à l'eau très chaude pour en plier les angles

 

Source de l'image : https://www.donsmaps.com/bentwoodchests.html

 

 

Pour ce qui concerne les effets plastiques, nous examinons plus spécialement le castor du coffre de Charles Edenshaw. À cette étape la notion de matière est donc portée par des effets de continu/coupé : l'apparence matérielle du corps du castor est continue mais coupée en deux parties bien distinctes, celle en aplat sur la paroi du coffre et celle qui sort en relief. Pour faire le tour des effets de continu/coupé on ne se hasardera pas dans le détail anatomique de ce castor tellement y interviennent des conventions traditionnelles que nous ignorons, mais à titre d'exemple, si l'on considère que les pattes avant du castor sont vues de face, juste sous son museau et s'appuyant sur deux têtes humaines, on peut alors raisonnablement supposer que les formes ovoïdes munies de trois griffes présentes de chaque côté de sa tête correspondent à ses pattes arrière. Si tel est le cas, nous avons affaire à des parties de l'animal qui sont continues avec sa tête, puisqu'elles la touchent matériellement sur la représentation, mais qui en sont simultanément coupées puisque s'agissant de pattes arrière on doit les imaginer très loin de la tête, comme dans un véritable castor.

À la dernière étape la notion d'esprit est portée par des effets de lié/indépendant : notre esprit se laisse captiver par la découverte et le déchiffrement des différentes parties de la forme qui sont indépendantes les unes des autres par leur coloris et par le détail de leur agencement interne, et qui sont aussi reliées les unes aux autres par leur proximité et par des tracés noirs qui les raccordent.

Les notions de matière et d'esprit s'associent pour faire ensemble des effets d'intérieur/extérieur : le museau de l'animal est à la fois à l'intérieur de la représentation et à son extérieur puisqu'il est sorti du plan de la représentation, ce qui est la disposition qui signale le plus fortement l'ancrage de ce type d'image dans la dernière étape de l'animisme. Parmi les autres effets d'intérieur/extérieur, on peut évidemment signaler les têtes entières dont l'extérieur est situé à l'intérieur de chaque œil du castor, les paires d'oreilles dont l'extérieur est situé à l'intérieur de chacune de ses oreilles, et les divers yeux dont l'extérieur se retrouve à l'intérieur de formes ovoïdes traditionnellement identifiées comme des « têtes de truites saumonées », elles-mêmes contenues pour certaines dans des formes qui correspondent à des pattes puisqu'elles sont munies de griffes. Chaque fois ces réalités autonomes ont un contour extérieur bien repérable dont on ne peut donc manquer de repérer la situation bizarre à l'intérieur de parties du corps du castor qui ne devrait pas en contenir, et par ailleurs le cloisonnement des différentes parties de la forme au moyen d'épais traits noirs permet que l'extérieur de chacune soit bien repérable à l'intérieur de la forme globale.

 

Pour ce qui concerne les effets qui rendent compte de l'état ontologique à la dernière étape de l'animisme, celui qui apparaît d'emblée est l'intérieur/extérieur, il vient d'être examiné.

La forme se répand par des effets d'un/multiple. Le cloisonnement de la forme en multiples parties cernées par un trait noir en est un aspect, mais on peut aussi y associer l'effet de similitude d'échelles concernant les têtes situées dans les yeux du castor, donc dans sa tête, et reprenant une forme similaire à cette tête globale : une même forme sur de multiples échelles.

La forme s'organise par des effets de regroupement réussi/raté : l'animal est regroupé dans une forme assez compacte mais ce regroupement est raté puisque sa tête s'échappe de la surface pour former un relief. En plus des deux têtes humaines situées en partie basse, il est possible que d'autres parties de l'image correspondent à autre chose qu'à des parties d'un castor, ce qui pourrait notamment être le cas des formes ovoïdes situées dans les deux coins supérieurs et de leur prolongement dans les formes noires puis rouges allant vers le centre de l'image. D'autres formes semblent correspondre à des oreilles ou à des plumes, et l'on rappelle que les blasons de ces sociétés se réfèrent à des alliances passées avec des groupes qui relèvent d'autres figures totémiques. Si tel est le cas, on a alors des parties regroupées physiquement avec l'image du castor mais dont le regroupement est raté puisqu'ils n'en font pas partie.

Les trois effets précédents sont résumés par des effets de fait/défait : le castor est bien fait puisqu'on le reconnaît à ses deux longues incisives caractéristiques, mais il est matériellement défait car son apparence est globalement très éloignée de l'apparence d'un véritable castor. Par ailleurs, quand une partie de la représentation fait la planéité, une autre partie la défait puisqu'elle forme un relief.

 

Avant de quitter cette étape, on remarque que les notions de matière et d'esprit s'expriment de manières très différentes, ce qui correspond à une ontologie animiste où les deux notions sont en relation additive, ce qui n'était pas le cas des ontologies animistes de l'Égypte, de la Mésopotamie et de la Perse envisagées au chapitre 17.3.1 puisqu'elles relevaient d'ontologies couplées.

Comme on l'a expliqué en introduction à la phase analogiste, les ontologies additives n'ont pas de raison de changer de type à l'entrée dans l'analogisme, et par différence aux filières animistes couplées qui ont basculé dans le naturalisme, on doit s'attendre à ce que la filière animiste additive des sociétés du nord-ouest de l'Amérique du Nord reste teintée d'animisme à son entrée dans l'analogisme où elle se préparera alors pour la phase de 1er super-animisme. Cette différence entre ontologie additive et ontologie couplée doit donc être vérifiée à l'étape suivante de la société Haïda que nous allons maintenant considérer, étant précisé que compte tenu du colonialisme que les sociétés de cette région ont subi il sera impossible de repérer les étapes ultérieures de son analogisme.

 

 

Pour la première étape de la phase analogiste de la société Haïda, quelques œuvres de l'artiste canadien William Ronald « Bill » Reid (1920-1998), de père américain et de mère haïda et qui s'est efforcé de poursuivre la tradition des artistes Haïda.

 

 


Bill Reid : Le Corbeau et les Premiers Hommes (1980) – mythe de création Haïda

 

Source de l'image : https://www.wikiwand.com/en/Bill_Reid 

 

 

Sans l'étudier en détail, d'abord sa sculpture de 1980 qui représente le mythe de création Haïda dans lequel un grand corbeau ouvre une huître sur la plage et y découvre les premiers humains. Par rapport aux sculptures plus anciennes, celles de têtes en train d'émerger d'une surface, celles des totems entassant en colonne des formes peu réalistes (voir les représentations données au chapitre 4.3), ou encore celle du loup écartelé envisagé au chapitre 4.3, on voit qu'on a largement gagné en réalisme, c'est-à-dire que l'apparence du corps matériel extérieur de l'animal ou des humains est assez proche de leur apparence réelle.

La volumétrie utilisée par Bill Reid dans ses sculptures a probablement été influencée par la sculpture occidentale contemporaine, ce qui rend d'autant plus pertinent de constater le rapport d'échelles inhabituel qu'il a utilisé entre les apparences des différents protagonistes. D'un point de vue matériel, si l'on se souvient que l'on est ici dans une filière animiste dans laquelle c'est la notion de matière qui dispose seule du statut de notion globale et bénéficie donc seule d'une cohérence globale, il apparaît logique que l'huître qui contient des humains ait une taille matérielle supérieure à la leur dès lors qu'elle les contient tous. L'esprit, par contre, même celui de Bill Reid, ne peut admettre la cohérence intellectuelle de ce rapport d'échelles et considère donc que les différents protagonistes de cette scène mythique correspondent à des réalités qui s'ajoutent en 1+1.

 

 


Bill Reid : Ours Grizzli Haïda (1990)

 

Source de l'image : https://prixsaidyebronfman.ca/bill-reid

 

 

Les peintures de Bill Reid sont moins influencées par la culture occidentale que ses sculptures, et l'on envisage d'abord rapidement cette représentation d'un ours grizzli qui date de 1990. Puisqu'il s'agit d'une peinture, elle rend compte du fonctionnement de l'esprit et l'on repère bien que le grizzli est représenté par 1+1 vues qui sont incompatibles entre elles : sa tête vue de face, ses deux pattes avant vues de profil, ses deux pattes arrière également vues de profil mais au-dessus de sa tête. Par contre, malgré cette décomposition en 1+1 vues incompatibles entre elles comme le veut le caractère 1+1 de la notion d'esprit, l'unité matérielle globale du grizzli est bien affirmée puisque tout son corps se tient à l'intérieur d'un rond, ce qui permet de ressentir fortement que ses multiples parties sont regroupées dans une même unité et que sa matérialité relève donc du type 1/x.

Plus en détail maintenant, sa peinture de 1972 représentant un corbeau, ce qui permettra une comparaison éclairante avec le corbeau représenté sur la cloison analysée pour la quatrième étape de la phase animiste.

 

 


Bill Reid : Corbeau Haïda (1972)

 

Source de l'image : https://levisauctions.com/art/haida-raven-116-450/41016/

 

 

On y retrouve les deux caractéristiques observées dans le grizzli : d'une part la cohabitation de vues incompatibles entre elles, telles que les deux ailes et la queue représentées comme si l'on était bien en face de chacune, d'autre part la perception que l'on a affaire au corps matériel global d'un animal divisé en multiples parties. L'incompatibilité des vues qui s'ajoutent en 1+1 correspond au fonctionnement de l'esprit qui a conçu la peinture, tandis que le repérage qu'il s'agit d'un corps matériel global divisé en multiples parties, et donc d'une matérialité du type 1/x, correspond au caractère 1/x de la notion de matière dans cette filière qui prépare le super-animisme.

À la première étape de l'analogisme, tout comme à l'étape précédente la notion de matière est portée par des effets de continu/coupé. On repère bien que le corps du corbeau est continu puisque toutes ses parties sont reliées par des formes rouges, mais ces flammèches rouges sont assez ténues de telle sorte qu'elles n'empêchent pas que le corps du corbeau, en tant qu'il est principalement constitué de parties cernées par des tracés noirs, apparaît comme une addition côte à côte de parties cernées de noir isolées les unes des autres, et donc coupées les unes des autres.

La notion d'esprit est portée par des effets de lié/indépendant. D'une part, notre esprit comprend bien que les différentes parties de l'animal sont représentées depuis des points de vue incompatibles, et donc indépendants les uns des autres, mais qu'ils sont également liés puisqu'ils contribuent tous à la représentation d'un même corbeau. D'autre part, quand notre esprit se laisse captiver par le déchiffrage des différentes formes qui constituent ce dessin, il est sans cesse confronté à des formes indépendantes les unes des autres, soit parce qu'elles sont de couleurs différentes, soit parce qu'elles sont non jointives, mais il repère aussi que ces formes indépendantes sont mutuellement liées par des emboîtements hiérarchiques (par exemple des yeux à l'intérieur des ailes), ou par la participation à des enfilades (principalement les différentes plumes d'une même aile ou celles de la queue).

Les deux notions se différencient par un effet de même/différent qui correspond à la différence d'aspect entre un véritable corbeau et le corbeau représenté : cette image nous fait penser à un corbeau, elle a donc la même apparence matérielle qu'un véritable corbeau, mais nous lisons également que l'esprit du peintre en a fait une représentation qui est très différente de l'apparence normale d'un corbeau.

Les deux notions font ensemble des effets de relié/détaché : on lit aisément que les différentes formes dessinées sont détachées les unes des autres et reliées les unes aux autres, ce qui s'appuie sur les effets de continu/coupé et de lié/indépendant précédemment envisagés. On peut aussi faire valoir que la représentation est liée à l'aspect habituel d'un corbeau mais qu'elle en est également très détachée du fait de ses anomalies.

 

L'effet de relié/détaché est aussi celui qui apparaît d'emblée pour rendre compte de l'état ontologique global à cette étape.

La forme se répand par un effet de centre/à la périphérie qui utilise ici son aspect déstabilisant : nous sommes déstabilisés par le constat que ces formes nous donnent l'idée d'un corbeau alors qu'elles sont pourtant très différentes de l'apparence normale d'un corbeau.

La forme s'organise par des effets d'entraîné/retenu qui concernent le graphisme même de l'image : ses traits ne cessent d'alterner de longues parties peu courbées sur lesquelles notre regard se laisse entraîner à circuler rapidement et des courbes très resserrées, voire fermées, où notre regard est plus longuement retenu. On peut également attribuer à cet effet la répétition de formes identiques qui se font mutuellement concurrence, chacune cherchant à attirer spécialement notre attention et toutes les autres nous en retenant puisqu'elles cherchent, avec la même force, à l'attirer vers elles.

Les trois effets précédents sont résumés par des effets d'ensemble/autonomie : la tête, chaque aile, la queue et la patte correspondent à des formes bien distinctes les unes des autres, et donc bien autonomes, néanmoins toutes ces formes génèrent ensemble l'image d'un corbeau ; cette image globale d'un corbeau est également obtenue par la combinaison de formes aux couleurs très autonomes puisque les unes sont noires et que les autres sont rouges ; les plumes de chaque aile forment ensemble une enfilade de plumes semblables bien séparées les unes des autres, et donc bien autonomes les unes des autres ; chacune des deux ailes et la queue sont organisées de la même façon, avec un noyau ovoïde sur lequel se greffent des séries de plumes semblables, mais cet effet d'organisation commun, qui est donc un effet qu'elles font ensemble, se marie avec des façons très autonomes de mettre en forme une telle organisation. Enfin, on peut signaler que la tête du corbeau est une forme d'ensemble qui est obtenue par la mise côte à côte de formes très autonomes : le haut du bec, la langue, le bas du bec, la joue qui porte l'œil, et la crête sommitale.

 

 

Sur les étapes suivantes de cette filière de civilisation :

 

Il est possible que je fasse une erreur, mais je n'ai pas réussi à associer l'art de Bill Reid à une étape ontologique plus tardive.

Au chapitre 1.3, un autre métis Indien de la Colombie-Britannique, Brian Jungen, né en 1970, seulement 50 ans donc après Bill Reid, a pourtant servi à introduire les périodes de l'art les plus contemporaines. Brian Jungen a un père d'origine suisse et une mère Dane-Zaa qui est une nation située un peu à l'est de la nation Haïda et qui relève donc d'une tradition culturelle très proche de celle de Bill Reid. Au chapitre 12.1 il a été montré que Brian Jungen relevait de la première étape de la phase d'émergence du cycle produit- fabriqué/intention, ce qui implique, par rapport à l'étape de Bill Reid, un décalage de plus de 20 étapes ontologiques en seulement deux ou trois générations.

 

 


Brian Jungen : masque de corbeau réalisé en morceaux de chaussures d'entraînement de la marque « Nike Air Jordan »

 

Source de l'image : https://catrionajeffries.com/artists/brian-jungen/works/brian-jungen-prototype-for-new-understanding-10-2001

 

 

Nous nous interrogerons sur ce point surprenant au chapitre 19.3.3 qui traitera du mécanisme d'évolution des ontologies dans l'espèce humaine, mais auparavant il nous reste à découvrir un même décalage dans la jeune génération des Aborigènes australiens.

 

 

 

19.2.2.  Sur l'art totémique des Aborigènes d'Australie :

 

Philippe Descola donne suffisamment d'exemples pour nous convaincre que les Aborigènes d'Australie, même actuellement, fonctionnent intellectuellement sur la base du totémisme, avec ce que cela implique sur la façon de penser le découpage de la société et les relations entre ses membres. Toutefois, tel qu'on l'a envisagé dans cet essai, l'art n'est pas un moyen de penser la société, ni même le monde en général, seulement un moyen de faire se confronter ce que l'on ressent être la matière et ce que l'on ressent être l'esprit afin d'éclaircir la réalité de ces deux notions ainsi que leurs relations mutuelles. Dès lors, rien n'oblige l'expression artistique d'une société à coller absolument à son fonctionnement sociologique, et si la pensée et l'idéologie totémique des Aborigènes d'Australie impliquent que leur société a fonctionné à une certaine époque sur une base totémique, et si ce fonctionnement perdure aujourd'hui, ou du moins s'efforce de perdurer malgré les entraves d'une colonisation très invasive de leurs territoires, et même si des expressions artistiques que l'on peut qualifier de totémiques sont certainement nées dans un contexte de société à fonctionnement totémique, rien n'empêche l'expression artistique d'évoluer vers d'autres phases ontologiques quand le fonctionnement de la société reste bloqué sur son stade totémique.

Ainsi, dans le cas des Aborigènes d'Australie, Philippe Descola interprète ce qui est représenté dans les œuvres des Aborigènes à la lumière de leur conception totémiques, expliquant par exemple que les ronds ou les lignes figurant sur une peinture sont une représentation des lieux visités par les êtres mythiques primordiaux, des chemins qu'ils ont parcourus, des traces qu'ils y ont laissées ou des formes en lesquelles ils se sont transformés ([4]). Je n'ai aucune critique à formuler à ce sujet, mais cela n'a aucune utilité pour expliquer le style graphique utilisé par les Aborigènes récents ou contemporains. Si l'on change d'horizon et que l'on pense, par exemple, aux diverses manifestations de l'art chrétien, pendant plusieurs millénaires il a représenté les mêmes histoires et les mêmes personnages, notamment la crucifixion, les évangélistes et la Vierge, mais le style utilisé pour représenter ces thèmes et ces personnages n'ont rien à voir entre eux. Par exemple, le style en entrelacs utilisé pour la crucifixion sur la pierre runique de Jelling analysée au chapitre 18.2.1 ou pour le Saint-Mathieu des Évangiles d'Echternach du chapitre 18.2.2 n'a rien à voir avec le style des statues-colonnes du portail de Chartres et de Notre-Dame de la Belle-Verrière analysées aux mêmes chapitres, qui n'a lui-même rien à voir avec celui utilisé par Lorenzo Ghiberti pour les portes du baptistère de Florence (fin du chapitre 18.2.1), et encore moins à voir avec des statues d'inspiration chrétienne datant du XIXe ou du XXe siècle. Toutes ces expressions chrétiennes racontent les mêmes histoires chrétiennes alors que leur style ne cesse d'évoluer, et l'on ne voit pas pourquoi il en irait autrement pour l'art des Aborigènes d'Australie, qui raconte peut-être toujours les mêmes histoires de la mythologie totémique des « êtres du Rêve », mais qui les raconte selon un style que rien n'empêche d'évoluer.

 

La dernière étape du totémisme :

 

Il n'est pas question de proposer ici une histoire complète de l'art des Aborigènes d'Australie. On se contentera de repérer trois étapes qui semblent à la fois caractéristiques et assez bien établies concernant des périodes historiques assez récentes et la période pleinement contemporaine.

On rappelle que la colonisation anglaise de l'Australie a commencé vers la fin du XVIIIe siècle, qu'elle a donné lieu à des massacres, des épidémies extrêmement mortelles pour les Aborigènes, d'importants efforts pour les acculturer, et malgré cela certaines parties de la population aborigène ont réussi à préserver quelque peu leur culture. La première étape que nous allons considérer prend en compte des œuvres aborigènes qui datent de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, et comme l'analyse suggère qu'elles relèvent de la dernière étape de la phase totémique, il semble que les Aborigènes en étaient bien à la phase totémique au moment de leur colonisation.

 

 


Peinture rupestre d'un poisson barramundi, Deaf Adder Gorge, Kakadu National Park, Australie (début du XXe siècle)

 

Source de l'image : La Fabrique des images – musée du quai Branly/Somogy (2010)

 

 

Comme premier exemple de cette étape, la peinture rupestre d'un poisson barramundi réalisée à Deaf Adder Gorge, dans le Kakadu National Park au nord de l'Australie. Cette peinture serait datée du début du XXe siècle. Il existe des peintures très similaires de barramundis superposées à la peinture d'un cheval sur le territoire contigu de la Terre d'Arnhem, sur le site de Nawarla Gabarnmang, et comme les premiers chevaux sont arrivés en Terre d'Arnhem vers 1845, cela implique que ces poissons ont été peints au plus tôt à la fin du XIXe siècle ([5]). Il existe, certes, une pratique très répandue chez les Aborigènes qui consiste à rafraîchir périodiquement les peintures pariétales, et il est donc possible que l'exemple que l'on va analyser concerne le rafraîchissement d'une peinture plus ancienne que le début du XXe siècle, mais la superposition d'une telle peinture sur une représentation de cheval laisse penser que ce type de figuration correspondait à une pratique courante vers la fin du XIXe siècle.

Ce type de peinture est dit « en rayons X » car l'intérieur du corps est montré, un peu comme s'il s'agissait de radiographies. Ce principe consistant à représenter des organes internes a continué à être utilisé par des artistes aborigènes au XXe siècle, les accompagnant de rayures, de quadrillages ou de surfaces pointillées, mais ces peintures récentes semblent correspondre à des étapes ultérieures au totémisme, et c'est donc seulement les représentations réalisées dans le style de ce barramundi de Deaf Adder Gorge que nous affectons à la dernière étape du totémisme. On va voir toute l'importance qu'ont les effets d'ouvert/fermé et d'intérieur/extérieur dans ce style en rayons X, et il se trouve que l'un ou l'autre de ces effets se retrouve aux deux premières étapes succédant au totémisme, ce qui peut suffire à expliquer la conservation de ce principe de transparence après cette phase. Il existe aussi en Australie des représentations en rayons X qui datent probablement de plus de 1000 ans avant notre ère, la présente analyse ne concerne pas non plus les périodes aussi anciennes.

La représentation de ce barramundi est donc attribuée à la dernière étape du totémisme. À cette étape-là, la notion de matière est portée par des effets d'ouvert/fermé : l'apparence matérielle du poisson est celle d'une forme fermée, mais elle est simultanément ouverte puisqu'on voit son intérieur, son squelette et une partie de ses organes internes.

La notion d'esprit est portée par un effet de ça se suit/sans se suivre : du fait de l'éviction de la peau et d'une partie de la chair du poisson l'esprit du peintre ou du spectateur en reconstitue artificiellement l'intérieur, si bien qu'une partie de sa chair ainsi que sa peau ne suivent pas son squelette et ses organes internes alors que toutes ces parties sont simultanément supposées se suivre puisqu'il s'agit de la représentation d'un véritable poisson en train de nager.

Les deux notions s'associent pour faire ensemble des effets de même/différent : cette représentation imaginaire du poisson est différente de son aspect normal, mais elle se veut en même temps descriptive de ses organes internes et donc identique à la réalité du poisson représenté, et par ailleurs cette mise au jour du squelette et des organes internes du poisson permet de souligner qu'un même poisson comporte différentes parties qui, de plus, sont différentes les unes des autres.

Une telle affirmation de la division du poisson en multiples parties indépendantes regroupées dans l'unité globale de son corps matériel relève d'une lecture du type 1/x, et pour parvenir à cette représentation l'esprit du peintre combine une lecture globale du poisson vu de l'extérieur en train de nager et une lecture abstraite, imaginaire, des organes situés à l'intérieur de son corps, deux lectures très autonomes relevant donc du type 1+1. À la dernière étape du totémisme, seule l'une des deux notions acquiert le caractère d'une notion globale lui permettant d'hériter d'une lecture en 1/x, et c'est certainement la notion de matière qui acquiert ce caractère dans la filière aborigène.

L'effet de même/différent envisagé plus haut est aussi celui qui apparaît immédiatement à l'esprit lorsqu'il s'agit de décrire l'état global de l'ontologie à cette étape.

La forme du poisson se répand par un effet d'intérieur/extérieur qui est très évident puisqu'on voit l'extérieur de ses organes internes et de son squelette interne. Ce que l'on peut également faire valoir en disant qu'on voit l'intérieur de son corps dans une vue qui représente sa forme extérieure globale.

La forme s'organise par des effets d'un/multiple : on a là un poisson et ses multiples organes internes, chaque organe est divisé en multiples fibres, souvent redivisé longitudinalement en deux par une bande bien marquée, et son arête principale comporte évidemment de multiples arêtes.

Ces trois effets sont résumés par un effet de regroupement réussi/raté : le regroupement complet du poisson est réussi, au point même que l'on peut observer distinctement tous ses organes et les éléments de son squelette interne que l'esprit du peintre a considérés comme essentiels, mais il est raté puisqu'on ne voit pas sa chair ni les écailles qui correspondent à son aspect extérieur normal.

 

 


Bouclier de parade aborigène, Mount Langi Ghiran, Victoria, Australie (1870-1888)

 

Source de l'image : https://artsandculture.google.com/asset/shield-parrying-unknown-maker-mount-langi-ghiran-victoria-australia/wQEp4SlN4S3tdQ

 

 

Toujours pour correspondre à la dernière étape du totémisme aborigène, la décoration d'un bouclier de parade réalisé vers 1870-1888 par des Aborigènes du Mount Langi Ghiran, au sud de l'Australie. Il ne s'agit pas d'une représentation figurative mais d'un décor gravé de chevrons blancs entrecoupé par de larges vagues brunes. Il est probable que les Aborigènes avaient une explication à ces graphismes en termes de « représentation de quelque chose », mais cela n'invalide pas l'analyse des effets visuels provoqués par ces séries de chevrons et de vagues que nous allons maintenant faire.

La notion de matière est ici portée par le matériau lui-même du bouclier, c'est-à-dire par le bois qui apparaît en transparence sous la grille des chevrons blancs : la vue de ce bois nous est donc mi-ouverte/mi-fermée, ce qui correspond à l'effet d'ouvert/fermé qui porte à cette étape la notion de matière. On peut aussi lire cet effet en sens inverse : la matière lumineuse des chevrons blancs irradie vers nous tandis que le bois sombre reste fermé à cette irradiation.

Ce sont les dessins gravés et peints à la surface du bois qui captivent notre esprit et qui portent donc la notion d'esprit. Chaque ligne horizontale de hachures blanches ou d'ondulation brune se poursuit en continuité, mais chaque section de chaque ligne part dans une direction différente de celle de ses voisines, ce qui correspond à un effet de ça se suit/sans se suivre. Le même effet se lit dans les alignements verticaux des chevrons qui se poursuivent en continu mais qui ne se poursuivent pas réellement puisque chaque chevron est bien séparé de ses voisins du dessus ou du dessous, et l'on peut aussi repérer cet effet dans l'alternance verticale des bandes de chevrons séparées par les ondulations brunes : toutes se suivent les unes au-dessus des autres mais, si l'on excepte la petite bande située tout en bas, les chevrons des diverses bandes s'orientent en sens inverse et ne se suivent donc pas d'une bande à l'autre.

Les deux notions s'associent pour faire des effets de même/différent : chaque ligne de chevrons ou d'ondulations est faite de mêmes segments qui sont orientés vers des directions différentes ; le même bouclier contient différentes bandes de chevrons situées entre des ondulations brunes ; chaque bande de chevrons situés entre deux ondulations brunes contient différentes bandes de chevrons agencés les uns au-dessus des autres, et par ailleurs tous les groupes de chevrons situés entre deux ondulations brunes sont organisés de même manière mais ont des sens d'évolution inverses, et donc différents ; chaque bande verticale alterne des tracés blancs gravés et des traits du bois laissés bruns, et ces traits gravés ou non gravés ont la même forme mais des couleurs différentes ; les lignes de chevrons blancs ondulent de la même manière que les ondulations brunes mais elles ont une forme différente puisqu'elles sont beaucoup plus fines et que le passage d'une partie gravée à la suivante n'est pas arrondi, en outre, elles sont de couleur différente.

La seule unité d'ensemble du type 1/x que l'on peut lire est la continuité de la surface du bois qui apparaît sous les chevrons et qui est divisée par eux en de multiples tronçons. Les chevrons blancs dont l'évolution des rayures captive notre esprit ne forment pas une continuité globale puisqu'ils sont séparés par des ondulations brunes et que leurs ondulations changent périodiquement de sens, ce qui ne permet de les lire que comme 1+1 groupes de chevrons additionnés les uns au-dessus des autres. Là encore, on trouve donc que c'est la notion de matière qui peut revendiquer une lecture du type 1/x à cette dernière étape totémique. On peut également lire que les chevrons bruns correspondant aux parties de bois non gravées forment 1+1 groupes de chevrons de sens inverses additionnés les uns au-dessus des autres, mais il est tout à fait normal que la notion de matière corresponde aussi à une lecture de ce type jusqu'à la dernière étape totémique, c'est seulement au démarrage de la phase ontologique suivante qu'elle aura complètement acquis le statut de notion globale relevant alors exclusivement d'une lecture 1/x.

L'effet de même/différent est aussi celui qui doit être immédiatement perceptible pour rendre compte de l'état global de l'ontologie à cette étape.

La forme se répand par un effet d'intérieur/extérieur qui correspond au fait que l'on ne peut pas dire si les chevrons bruns sont à l'intérieur des chevrons blancs ou si les blancs sont à l'intérieur des bruns tellement les deux sont simultanément vrais.

La forme s'organise par des effets d'un/multiple, faciles à repérer.

Enfin, les trois effets précédents sont résumés par des effets de regroupement réussi/raté dont on signalera seulement les principaux : les ondulations brunes font rater le regroupement de toute la surface dans un effet de chevrons blancs, et l'inversion du sens d'orientation des hachures au passage de chacune des ondulations brunes fait rater le regroupement des chevrons dans une trame continue de chevrons organisés dans le même sens.

 

Nous n'allons pas analyser leurs œuvres, mais on peut signaler que relèvent aussi de la dernière étape du totémisme deux artistes aborigènes spécialement connus de la deuxième moitié du XIXe siècle, William Barak (1824-1903) et Tommy McRae (1836-1901).

 

 

La deuxième étape de l'animisme des Aborigènes d'Australie :

 

 


John Tjakamarra : Hommes et Femmes (1972)

 

Source de l'image : Aux sources de la peinture aborigène - musée du quai Branly/Somogy (2012)

 

 

On va sauter par-dessus la première étape de l'animisme succédant à la dernière du totémisme et aborder directement le graphisme par amas de points qui a propulsé les Aborigènes sur la scène internationale de l'art. On va voir qu'il correspond probablement à la deuxième étape de l'ontologie animiste.

Cette expression par lignes de points ou par amas de points est très fréquente à partir des années 1970 dans la production des artistes aborigènes des déserts du centre et de l'ouest australiens. John Tjakamarra (vers 1937-2002), dont nous allons examiner la peinture de 1972 intitulée « Hommes et Femmes », fait partie de ceux qui ont fondé la coopérative Papunya Tula qui est à l'origine du succès de ce style.

Sur la base de ce que l'on sait sur le principe de figuration utilisé par les Aborigènes, il est probable que les grandes formes en cible correspondent à des lieux bien précis dans l'idée de l'artiste, et que les segments qui les joignent correspondent à des trajets effectués entre eux, de même que les tracés filaires courbes ou ondulants qui relient quelques-unes des formes en cible ou qui s'étalent autour de certaines.

À la deuxième étape de l'animisme la notion de matière est portée par des effets d'homogène/hétérogène : les différents tapis de points qui recouvrent les surfaces laissées entre les chemins constituent des trames de texture homogène obtenues par l'addition dense de points colorés dont l'impact visuel individuel correspond à un effet d'hétérogénéité, ces trames étant d'ailleurs obtenues par le mélange de points aux couleurs souvent différentes d'une trame à l'autre, et donc hétérogènes entre elles. Il n'est pas surprenant qu'une telle trame de semis colorés corresponde à la notion de matière puisque la matière s'affirme souvent par des effets de surface. Au passage, on remarque que cette décomposition de la touche par semis de points rappelle beaucoup le style des peintres européens impressionnistes, et il se trouve que l'effet d'homogène/hétérogène est précisément l'un des effets prédominants à l'étape de l'impressionnisme.

Ce que veut raconter l'esprit du peintre avec cette peinture, même si nous n'avons pas accès à ce qui est raconté du fait des interdits concernant les traditions rituelles qui ne doivent pas être révélées, ce sont des histoires d'hommes et de femmes puisque cela est indiqué dans le titre. D'hommes et de femmes du temps mythique de la création qui ont probablement séjourné aux endroits repérés par les formes de cibles et qui ont circulé de l'un à l'autre en suivant les chemins droits ou courbes qui sont dessinés. Puisqu'elles sont le support de ce que veut raconter l'esprit du peintre, il est normal d'attribuer ces formes de cibles et de chemins à la notion d'esprit. D'autant que ces figures ont un caractère très géométrique, et donc visiblement conçu par un esprit humain, par différence aux surfaces remplies par des semis de points qui correspondent seulement à ce que l'on pourrait appeler un matériau visuel uniforme. À la deuxième étape la notion d'esprit est portée par des effets de rassemblé/séparé, et c'est bien ce type d'effets qui correspond à ces figures : chaque cible rassemble plusieurs ronds séparés centrés au même endroit, et par ailleurs elles sont bien séparées les unes des autres tandis que leur similitude de formes implique que notre esprit ne peut s'empêcher de les regrouper visuellement. Des chemins rectilignes ou ondulants on peut dire qu'ils sont bien séparés les uns des autres tout en étant collectivement rassemblés dans une trame continue et, pour ce qui concerne les chemins rectilignes, leur similitude de formes nous conduit également à les regrouper visuellement bien qu'ils soient clairement séparés. Enfin, on repère bien que les formes en cibles et les formes en chemins construisent deux registres visuels séparés qui sont rassemblés dans un réseau commun qui ne laisse aucune d'elles isolée.

À la deuxième étape de l'animisme, les notions de matière et d'esprit s'associent pour faire ensemble des effets de continu/coupé : les chemins rectilignes ou ondulants forment un réseau continu qui est constamment coupé par la présence des formes en cibles qui en sont les carrefours ; chaque cible est obtenue par la répétition continue de cercles enchâssés les uns dans les autres et coupés les uns des autres par des écarts réguliers ; la surface parsemée de petits points forme une trame continue constamment coupée par les chemins qui la traverse, et la continuité de cette trame est également coupée par des changements de coloris parfois associés à la coupure d'un chemin.

 

Dans cette image, s'il est un aspect qui dispose d'un caractère global, c'est certainement le semis de points qui recouvre uniformément toute la surface, une uniformité qui est divisée en multiples parties aux coloris différents, et puisqu'elle correspond à cette surface pointillée c'est la notion de matière qui hérite comme prévu du type 1/x après la phase totémique. De son côté, la notion d'esprit est représentée par les chemins et les formes en cible qui ne génèrent pas une forme globale repérable et qui correspondent donc à une suite de formes s'ajoutant en 1+1 les unes aux autres.

Comme on l'avait anticipé à l'analyse des deux exemples de la dernière étape du totémisme, c'est bien dans l'animisme qu'a basculé la civilisation des Aborigènes australiens.

 

On envisage maintenant les effets qui correspondent à l'état global de l'ontologie à cette étape.

Celui qui apparaît d'emblée est l'effet d'ensemble/autonomie : les formes en cibles et les chemins forment ensemble un réseau continu tout en ayant des formes très autonomes, et les surfaces pointillées participent aussi à cet effet de réseau en donnant une matière tactile au terrain qu'il traverse tout en ayant une apparence visuelle très autonome de celle des chemins et des cibles.

La forme se répand par un effet d'ouvert/fermé qui est principalement lié à l'alternance des chemins et des formes en cibles : celles-ci ont des formes rondes fermées sur elles-mêmes tandis que les chemins permettent au regard de traverser les surfaces en voyageant d'une cible à l'autre et d'avoir ainsi un trajet qui reste ouvert.

La forme s'organise par des effets de ça se suit/sans se suivre : tous les trajets se suivent puisqu'ils appartiennent à un même réseau continu, mais ils ne se suivent pas puisqu'ils sont séparés par des formes en cibles et qu'ils ne vont pas dans les mêmes directions ; la surface parsemée de points se poursuit en continu sur toute la surface de l'œuvre, mais elle ne se suit pas en continu puisqu'elle est constamment coupée par la présence des chemins.

Les trois effets précédents sont résumés par l'effet d'homogène/hétérogène déjà évoqué. À ce qu'on en a déjà dit, on peut ajouter que les formes en cibles sont homogènes entre elles puisqu'elles ont toutes précisément des formes en cibles, mais elles sont aussi hétérogènes entre elles puisqu'elles ne sont pas toutes de la même dimension ni de la même couleur, et la même chose vaut pour les chemins.

 

 

La quatrième étape de la phase de maturité des Aborigènes d'Australie :

 

On ne fera pas la décomposition, étape par étape, de l'évolution de l'art aborigène pendant la phase animiste et les phases suivantes. On se contentera d'évoquer l'œuvre de l'artiste aborigène Daniel Boyd, né en 1982, descendant de différentes tribus, notamment Kudjlat et Gangalu. Par rapport à l'art de la région de Papunya envisagé précédemment, avec Daniel Boyd c'est un bond de 25 étapes que nous allons franchir d'un coup pour correspondre à l'écart entre deux ou trois générations d'Aborigènes puisqu'il semble bien que son art relève de la quatrième étape de la phase de maturité. Pour conforter ce classement, nous envisagerons en parallèle des œuvres d'artistes occidentaux qui relèvent de cette étape-là.

On rappelle que la phase de maturité voit se clore le cycle ontologique matière/esprit et s'amorcer simultanément le cycle produit-fabriqué/intention. Pour ce qui concerne les arts plastiques, cette phase a été traitée au chapitre 11 auquel on peut se reporter pour se remémorer combien l'analyse des œuvres lors de cette phase diffère des analyses faites aux chapitres précédents. À la quatrième étape de la maturité, chacune des deux nouvelles notions en train de poindre cherche à saturer la situation à son profit, si bien que chaque notion est complètement envahie par l'autre, complètement transfigurée par l'autre. Comme on est encore dans le cycle matière/esprit, c'est toutefois par le moyen d'une intention qui relève clairement de l'esprit ou d'une intention qui relève clairement de la matière que les nouvelles notions peuvent se faire valoir. Au chapitre 11 on a vu que deux options étaient donc possibles, « l'option e » lorsque c'est l'intention de l'esprit qui sature l'expression matérielle du produit fabriqué par l'artiste, « l'option M » lorsque c'est l'intention matérielle manifestée dans l'œuvre fabriquée par l'artiste qui sature l'expression de la notion d'esprit. Puisque les trois œuvres de Daniel Boyd que nous allons envisager relèvent de l'option M, c'est une disposition matérielle employée de façon absolument systématique qui conditionnera chaque fois notre appréhension de l'œuvre.

 

 


Daniel Boyd : Sans titre (2019)

Source de l'image : https://www.roslynoxley9.com.au/exhibition/rainbow-serpent/7p26k

 

 

 



 

Dan Hays : Nymph Lake (2010)

Ci-contre, ensemble

Ci-dessus : détail du coin haut/droite

 

Source de l'image : https://www.stanleypickergallery.org/exhibitions/dan-hays/

 

 

 

Pour commencer, une toile de 2019 réalisée à partir d'une photographie du XIXe siècle ou du début du XXe siècle qui représente des Aborigènes sur des pirogues, peut-être à l'occasion d'une pêche, c'est en tout cas ce que l'on supposera. Comme beaucoup d'œuvres de Daniel Boyd, la surface totale de la peinture est recouverte par des pastilles de colle translucide, ces pastilles étant donc la disposition matérielle utilisée d'une façon absolument systématique pour saturer complètement la perception que nous pouvons avoir de cette scène. En regard de cette scène de pêche aborigène, on donne la représentation d'une œuvre de l'artiste anglais Dan Hays qui relève de la même étape et qui est né en 1966. Elle date de 2010 et est intitulée « Nymph Lake ». Comme Daniel Boyd, Dan Hays est parti d'une photographie pour réaliser son œuvre, mais le principe matériel systématique qu'il a utilisé consiste cette fois à agrandir les pixels de sa photographie pour qu'ils soient bien visibles et que la décomposition de toute la surface en pixels de même dimension sature son apparence et s'impose à notre lecture. On en a donné un détail agrandi afin que l'on puisse bien discerner le procédé utilisé par Dan Hays.

À la quatrième étape de la phase de maturité c'est par un effet d'un/multiple que se manifeste la relation entre la notion de matière et la notion d'esprit : le procédé utilisant une multitude de pastilles de colle donne son unité à l'expression matérielle de l'œuvre tout en faisant émerger les formes de multiples personnages et accessoires d'une scène globale lue par notre esprit.

À cette étape, la relation entre les deux nouvelles notions en train d'émerger est portée par un effet d'ensemble/autonomie : l'intention de l'artiste a été de représenter une scène de pêche aborigène tandis que le produit fabriqué par lui se caractérise par l'emploi systématique de pastilles plus ou moins accolées les unes aux autres. Une scène de pêche et des pastilles de colle sont deux réalités complètement autonomes, mais leur mise ensemble a permis de représenter une scène de pêche aborigène visuellement conditionnée par la présence de cette multitude de pastilles recouvrant toute sa surface.

À cette étape aussi, du moins dans le cadre de l'option M et pour correspondre à un effet de relié/détaché, l'intention de l'artiste ne peut apparaître distinctement sans se détacher d'un procédé matériel auquel elle est nécessairement reliée : cette scène de pêche aborigène est complètement fondue dans la trame des pastilles de colle, donc complètement reliée à cette trame matérielle, et il faut effectivement que notre esprit fasse l'effort de se détacher de la perception de cette trame omniprésente pour lire qu'il s'agit d'une scène de pêche aborigène.

Comme on l'a vu au chapitre 11, cet effet de relié/détaché est obligatoirement associé à l'un des trois effets suivants : l'un/multiple, le regroupement réussi/raté ou le fait/défait. Nous allons voir successivement chacune de ces combinaisons à l'occasion de trois œuvres de Daniel Boyd. Pour la précédente, c'est avec l'effet de regroupement réussi/raté que le relié/détaché est associé : la perception de toute la scène de pêche peut se regrouper dans notre vision, mais ce regroupement est raté si l'on se laisse aller à prendre en compte la présence des pastilles de colle.

 

 


Daniel Boyd : Sans titre (lithographie de 2015)

Source de l'image : https://www.tepapa.govt.nz/about/past-exhibitions/2016-past-exhibitions/anzac-centenary-print-portfolio

 

 

Comme deuxième œuvre de Daniel Boyd, cette lithographie de 2015, intitulée « Sans titre » comme la précédente, mais dont le sujet est cette fois complètement énigmatique. En l'examinant de près on devine qu'elle a aussi été réalisée à partir d'une photographie, et si l'on peut supposer qu'il s'agit d'un paysage, on ne peut pas dire de quel paysage il s'agit, la présence des pastilles qui recouvrent l'image impliquant une vision beaucoup plus brouillée que dans le cas précédent, de telle sorte qu'il pourrait tout aussi bien s'agir de la vue d'un désert parsemé de monticules de terre et de rares végétations que de la vue d'un bras de mer agité de vagues.

Il n'est pas utile de reprendre les explications fournies pour la scène de pêche, seulement de modifier son dernier paragraphe qui concerne l'effet associé au relié/détaché. Cette fois il s'agit d'un effet de fait/défait, précisément parce que le paysage représenté est impossible à reconnaître : on devine qu'il y a là une vue de paysage qui est faite, on a suffisamment de renseignements visuels pour cela, mais cette vue est défaite par le grain trop important des pastilles qui recouvrent toute la surface et qui ne permettent pas de la lire.

 

 

 


Daniel Boyd : Sans titre (écran de fenêtre, 2016)

 

Sources des images : https://stationgallery.com.au/news?page=24 et https://www.artcollectorz.com/artworks/artwork-detail?artwork_id=7975&edition_id=10087

 

 

AUTRE IMAGE ÉVOQUÉE : Damien Hirst, Valium (2000)

Elles est en principe accessible à l'adresse https://www.artcollectorz.com/artworks/artwork-detail?artwork_id=7975&edition_id=10087

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec les requêtes : Damien Hirst Valium 2000

 

Une dernière œuvre de Daniel Boyd, elle aussi « Sans titre », datant de 2016. Il s'agit d'un écran de fenêtre qui laisse passer la lumière à travers une multitude de petits trous de différentes grandeurs, parsemés de façon irrégulière mais avec une densité régulière. On reconnaît le principe de la multitude de pastilles, mais les trous de lumière en forme de pastille ont des dimensions qui ne sont pas identiques à la différence des pastilles de colle de la scène de pêche.

Dans l'exemple précédent, l'effet de relié/détaché fonctionnait comme dans la pêche aborigène : il fallait se détacher de la perception des pastilles pour tenter de percevoir le paysage qui y semblait fait. Cette fois-ci, il n'y a rien à voir et l'effet de relié/détaché est directement lié à la matérialité des trous qui sont reliés dans une trame continue tandis que la luminosité de chacun se détache vivement sur le fond noir de l'écran. Une trame unifiée par l'homogénéité de sa densité et faite de multiples trous de multiples dimensions : c'est l'effet d'un/multiple qui est cette fois associé au relié/détaché.

Comme œuvre analogue, on donne celle de 2002 de Damien Hirst, intitulée Valium et consistant en une multitude de pastilles multicolores équidistantes supposées correspondre à des cachets médicaux. Dans cette œuvre, l'intention de Damien Hirst était de conditionner totalement l'esprit à percevoir une œuvre fabriquée ayant l'aspect d'une trame matérielle régulière de pastilles multicolores de même diamètre, équidistantes et agencées de façon géométrique, en l'occurrence en suivant le dessin de morceaux de spirale. Dans le cas de son écran de fenêtre, l'intention de Daniel Boyd était de conditionner totalement l'esprit à percevoir une œuvre fabriquée ayant l'aspect d'une trame matérielle très irrégulière mais de densité homogène de rond lumineux aux diamètres variables. L'intention est quelque peu différente, et très normalement le produit fabriqué par l'artiste est également quelque peu différent, mais la saturation de l'aspect de cette fabrication par une intention qui porte sur son aspect matériel se retrouve chaque fois de façon similaire.

 

 

 

19.3.  La Question :

 

19.3.1.  Pensée ontologique et expression artistique :

 

Les effets plastiques évoqués pour analyser les différents styles artistiques correspondent chaque fois à un paradoxe : une forme serait à la fois ouverte et fermée, continue et coupée, etc. L'emploi répété de ces énoncés contradictoires et la vérification à travers les œuvres d'art que de tels énoncés paradoxaux fonctionnent et qu'on peut leur trouver quantité d'exemples d'applications finissent par faire oublier qu'ils correspondent à des non-sens logiques, qu'ils sont donc fondamentalement impensables puisque, en dehors d'une expression purement poétique qui relève précisément du domaine de l'art, on ne peut pas penser et dire qu'une orange est à la fois complètement orange et complètement bleue, ou que noir c'est blanc. Le langage verbal, lui, ne peut se fonder sur des énoncés paradoxaux, car on ne saurait jamais ce qui est réellement dit si dire qu'une chose est ouverte était absolument équivalent à dire que cette même chose est fermée. Que faudrait-il alors comprendre, qu'elle est ouverte ou qu'elle est fermée ?

Si l'on regarde en face le fait qu'un paradoxe correspond à quelque chose qui est à la fois vrai et faux, et donc absolument impossible selon la logique, on doit se demander pourquoi les expressions plastiques utilisent des effets qui sont à la fois vrais et faux, et donc illogiques.

D'abord, on peut remarquer que c'est précisément parce qu'il use d'effets paradoxaux que l'art a sa place dans nos sociétés. S'il n'y avait à traiter que des réalités logiques, le langage suffirait, d'autant qu'il est beaucoup plus pratique puisqu'il ne nécessite pas la longue formation à laquelle sont soumis les artistes, et qu'il ne nécessite pas non plus leur habileté si particulière.

Si une ontologie est révélée par des expressions artistiques qui n'usent que d'effets paradoxaux, c'est nécessairement que dans chaque ontologie il y a quelque chose de paradoxal que les mots du langage parlé, qui ne fonctionne que logiquement, ne permettent pas de traduire. Qu'y a-t-il donc d'impensable dans une ontologie ? Bien sûr, aucune ontologie ne peut prétendre dire tout de la réalité du monde. Pour fonctionner, chacune doit en escamoter une partie et les humains qui relèvent d'une autre ontologie peuvent distinguer sans peine les anomalies sur lesquelles elle s'appuie. Ainsi, un naturaliste qui pense que toutes les formes d'existence sont régies par des lois physiques identiques, humains, animaux, plantes et cailloux compris, mais que seuls les humains disposent d'un esprit et d'une conscience, doit nier toute intention volontaire et consciente dans le comportement d'un animal. Un animiste rigolera bien de cette incapacité du naturaliste à repérer la volonté propre manifestée par un animal et, à l'inverse, un naturaliste rigolera bien de la croyance de l'animiste selon laquelle le jaguar rentre chez lui après sa journée de chasse, reprend alors son habit d'humain et se boit une bière.

Pour expliquer le monde et la complexité de ses apparences, chaque ontologie fait implicitement l'impasse sur des faits de réalité que les autres ontologies prennent au contraire très au sérieux, et si toutes ne font pas les mêmes impasses, toutes doivent en faire. Est-ce pour franchir de telles impasses qu'il y a besoin de l'art et de ses effets paradoxaux ? Il ne semble pas. Le langage parlé s'avère en effet suffisant pour énoncer n'importe quel aspect d'une ontologie puisque l'humain qui partage une ontologie est ignorant des impasses qu'elle implique. Ainsi, l'animiste qui croit que le jaguar pense être un humain et qu'il quitte sa peau de jaguar pour reprendre son apparence humaine en rentrant chez lui ne s'affronte jamais au réalisme de cette croyance. Depuis sa plus petite enfance c'est ainsi qu'on lui a appris que fonctionnait le monde, et apparemment le monde fonctionne. Bien sûr, l'équivalent vaut pour tout humain appartenant à l'une quelconque des quatre filières ontologiques.

 

La question se repose donc : pourquoi l'art, correspondant à une étape quelconque d'une ontologie quelconque, a-t-il besoin d'utiliser des effets plastiques paradoxaux ? Ou plutôt, pourquoi cette utilisation d'effets paradoxaux s'avère-t-elle indispensable puisque aucune ontologie ne se contente du langage parlé mais, très occasionnellement ou très abondamment selon les sociétés, a recours à l'art qui est le seul moyen d'expression qui peut fonctionner sur la base de paradoxes ?

Puisque les ontologies peuvent sans problème sauter sur des non-dits, c'est le fonctionnement de l'art lui-même qui doit nous fournir la réponse. Si les hypothèses sur lesquelles est fondé cet essai sont correctes, alors chaque œuvre d'un artiste ou d'un architecte propose une combinaison entre différents effets plastiques pour rendre compte de l'état global de son ontologie et du détail de son évolution en cours. Réussir une telle combinaison en accusant ses différents aspects paradoxaux avec le plus de force possible peut donc être considéré comme le but que se donne n'importe quel artiste. Il existe toutefois deux possibilités : s'agit-il pour lui de réussir une telle combinaison pour connaître – inconsciemment bien sûr – la nature exacte de son ontologie, c'est-à-dire pour objectiver sur une surface ou dans l'espace les relations qu'elle implique, ou s'agit-il d'exprimer cette combinaison pour la communiquer aux autres ? Le plus souvent, il y a probablement un désir de communication, d'autant que l'activité artistique est souvent un moyen de gagner sa vie, mais cela n'explique pas pourquoi la société est aussi avide de connaître ce que les artistes souhaitent communiquer, et le seul désir de communication ne semble pas suffisant pour justifier l'obstination des artistes, tout au long de leur vie, à répéter leur recherche plastique, voire, dans le meilleur des cas, à renouveler constamment leur façon d'exprimer et de combiner les relations paradoxales qu'ils ressentent en eux.

L'aspect « communication » semble secondaire dès lors qu'il y a bien d'autres moyens pour communiquer avec les autres, d'autant que si les recherches plastiques de certains artistes ne sont pas reçues favorablement par leurs contemporaines cela ne les empêche pas de continuer, fût-ce dans la misère. C'est donc d'abord pour eux-mêmes que les artistes font de l'art. Mais dire cela ne répond pas encore de façon satisfaisante à l'essentiel de la question : une fois que l'artiste a réussi une combinaison d'effets paradoxaux qui rend parfaitement compte de son ontologie, pourquoi continue-t-il ? Quand un scientifique, par exemple, trouve le résultat de sa recherche, par exemple l'équation qui rend compte d'un phénomène, il s'arrête de chercher la solution au problème posé. Il peut continuer à chercher, mais il change de sujet, il passe à autre chose. Un artiste, même quand il a trouvé une solution plastique convenable continue à chercher une autre solution plastique correspondant au même problème, il ne passe pas à autre chose. Même s'il change de technique, par exemple de la peinture à la sculpture, il cherche toujours la même chose, c'est-à-dire la réponse plastique à une même combinaison de paradoxes, et c'est le caractère jamais terminé de cette réponse à une question sans cesse répétée qui me semble essentiel à comprendre. Il n'y a toutefois pas à chercher d'explication compliquée à cela : si la même réponse est sans cesse répétée, et très souvent de manière assez similaire, c'est qu'il ne s'agit pas d'une réponse et qu'il n'y a pas de question. Puisque l'art, à une époque donnée, reflète un état particulier des relations ressenties entre ce qui est la matière et ce qui est l'esprit, c'est inconsciemment la relation entre son propre esprit et son propre corps, et aussi à tous les corps matériels qui remplissent son univers, que l'artiste éprouve dans son art, et de même qu'un sportif ressent une satisfaction à éprouver le fonctionnement de son corps et de ses muscles, un artiste ressent nécessairement une satisfaction à éprouver la relation entre son esprit et son corps matériel et tous les autres corps matériels. Apparemment, cela suffit pour créer en lui le besoin d'aiguiser le plus finement possible les jeux de formes qui rendent compte de cette relation, et pour répéter inlassablement la mise en forme de cette relation.

 

Mais la question demeure : pourquoi le ressenti d'une ontologie, c'est-à-dire le ressenti inconscient d'une relation particulière entre l'esprit et la matière, puis entre une fabrication et l'intention qui l'a motivée, a-t-il besoin de s'affirmer au moyen de relations paradoxales ?

Tous les effets plastiques paradoxaux utilisés ont leur équivalent dans un phénomène physique dynamique ([6]). Si l'on prend par exemple l'effet d'entraîné/retenu, il a pour équivalent la situation des atomes dans un réseau cristallin : puisque chacun reste à sa place, chacun est retenu à l'endroit d'une place fixe dans le réseau, mais chacun vibre à cet endroit, s'agite énergiquement autour du centre de son emplacement qu'il est donc simultanément entraîné à quitter. En deçà de cet état dynamique, à la température du zéro absolu, les atomes restent strictement à leur emplacement car ils n'ont pas l'énergie suffisante pour se déplacer, juste l'énergie suffisante pour être en état de déstabilisation, c'est-à-dire prêts à s'agiter dès qu'un peu de température leur parviendra, ce qui est équivalent à l'effet du centre/à la périphérie dont on a considéré maintes fois qu'il correspondait à un effet de déstabilisation. Au-delà de la situation des atomes vibrant sur place, si un peu d'énergie thermique supplémentaire leur est apportée ils commencent à quitter leur place et à se faufiler dans le réseau cristallin, mais un atome ne peut encore se déplacer que si un autre atome se déplace afin de laisser une place libre qu'il pourra occuper au terme de son déplacement. À ce stade, le mouvement autonome de chaque atome dépend de la capacité de tous les atomes à faire ensemble une sorte de jeu des chaises musicales permettant à chacun de trouver un espace libre qu'il pourra occuper un temps. Ce stade de la dynamique, permis en fait parce que certains atomes ou certaines molécules trouvent localement la possibilité de s'amalgamer à un voisin ou voisine, les scientifiques l'appellent le stade des « ad-molécules », et il correspond évidemment à l'effet que l'on a appelé celui de l'effet d'ensemble/autonomie. Lorsque davantage encore d'énergie thermique est apportée le solide se transforme maintenant en liquide permettant la libre circulation complète des atomes les uns au milieu des autres, chacun étant pris tour à tour dans des réseaux de liens mutuels qui l'emprisonnent temporairement avant de le relâcher, des réseaux qui alternativement l'enferment puis s'ouvrent, ce qui est donc équivalent à un effet d'ouvert/fermé.

 

 le centre/à la périphérie

 

entraîné/retenu

effet d'ensemble/autonomie

ouvert/fermé

 





 

Le réseau solide des atomes s'équilibre par le blocage de chaque atome au centre d'un emplacement résultant des liaisons chimiques impliquées par la présence d'autres atomes sur toute sa périphérie

Les atomes s'agitent frénétiquement : ils sont entraînés à partir, mais sans jamais quitter leur position dans le réseau, donc en y étant retenus

L'amorce de la fusion au stade des ad-molécules : certains atomes quittent leur emplacement en profitant des places libérées par d'autres, ce qui implique des déplacements autonomes se produisant simultanément dans l'ensemble du réseau

L'état liquide : les atomes bougent librement les uns par rapport aux autres, ils ne sont plus tenus entre eux que par des liaisons faibles et très transitoires et le trajet des atomes est alors lié à leur situation dans un réseau qui est transitoirement fermé puis ouvert

 

 

S'il a été possible d'assigner un effet plastique paradoxal à chacun des états physiques que l'on vient de rappeler, c'est que ces états s'inscrivent dans une dynamique : une augmentation d'énergie, correspondant à une augmentation de température, suffit pour faire passer d'une étape dynamique à la suivante, or il se trouve que le passage d'un fonctionnement dynamique à l'autre implique que chaque étape soit animée par des tendances contradictoires. À l'étape correspondant à l'effet d'entraîné/retenu, l'une de ces tendances consiste à fixer l'atome à un endroit précis de son réseau, si bien que si on lui enlève suffisamment d'énergie thermique pour atteindre la température du zéro absolu l'atome cesse complètement de bouger. L'autre tendance à laquelle est soumis l'atome « entraîné/retenu » est celle de quitter sa place, de voyager à l'intérieur du réseau. Effectivement, si on lui ajoute un peu d'énergie thermique, l'atome ou la molécule disposera de suffisamment d'énergie pour quitter sa place et s'amalgamer à une autre molécule un peu plus loin, ou pour profiter d'une place libérée par une molécule voisine qui aura pu se déplacer.

Si l'on en revient aux ontologies, on a également vu que chaque étape ontologique succédant à une autre se manifestait par des effets plastiques au dynamisme plus fort, et le fait même que les ontologies se transforment d'étape en étape implique qu'elles ont quelque analogie avec un système physique dynamique, c'est-à-dire que chaque étape de l'évolution ontologique ne correspond pas à un état statique de la relation entre matière et esprit ou de la relation entre produit-fabriqué et intention mais à un état dynamique lesté d'impulsions contradictoires. Dès lors que l'on a jamais repéré dans l'histoire de l'art le signe d'un quelconque retour en arrière de l'ontologie, on doit conclure que l'une de ces impulsions tend à conserver l'état dynamique en cours et que l'autre tend à faire basculer vers le suivant. De chaque phase on a d'ailleurs constaté qu'elle fonctionnait de manière à préparer la suivante, plus énergétique, et de chaque étape on a aussi constaté qu'elle débouchait sur une étape suivante plus énergétique. Voilà donc pourquoi on suppose que chaque étape ontologique correspond à un équilibre entre deux tendances contradictoires qui s'exercent simultanément et qui se combattent constamment, ce qui est bien une situation paradoxale puisqu'elle correspond à la réalisation simultanée de deux choses contradictoires, et voilà pourquoi on suppose que l'expression artistique, qui traite aisément de situations paradoxales par le moyen d'effets plastiques contradictoires, est le moyen privilégié pour ressentir l'état dynamique correspondant à n'importe quelle étape de la relation entre la matière et l'esprit, puis, pendant le cycle ontologique suivant, de la relation entre l'œuvre que fabrique un artiste et l'intention qu'il y met.

 

 

19.3.2.  L'inconscient de l'expression artistique :

 

Bien entendu, il n'est pas question de supposer qu'un artiste, lorsqu'il crée une œuvre, est parfaitement conscient dans tous ses détails de la relation qui existe entre les formes qu'il crée et l'état particulier de l'évolution de l'ontologie matière/esprit ou de l'ontologie produit-fabriqué/intention. Cette relation est purement inconsciente, c'est à tâtons au début de sa carrière, puis par réflexe, lorsque son style est suffisamment mature, que l'artiste travaille. Il n'en est pas conscient et il n'a d'ailleurs pas besoin d'en être conscient, d'où le peu d'utilité, d'ailleurs, qu'il y a à prendre en compte ce que les artistes disent de leur œuvre : ils ne font qu'essayer de donner une explication rationnelle à des effets paradoxaux qui sont imperméables à la logique rationnelle.

Il faut toutefois bien comprendre que cet inconscient-là n'a rien à voir avec l'inconscient envisagé par Freud. Il n'y a aucun barrage mental, aucune censure mentale qui empêcherait l'artiste d'accéder à la conscience de la raison profonde qui l'amène à inventer tel jeu de formes plutôt que tel autre. Il s'agit seulement d'un automatisme qui s'est installé en lui à mesure qu'il cherchait un jeu de formes le mieux adapté possible à ce qu'il ressent en lui, un peu comme il en va d'un enfant qui se donne beaucoup de mal pour apprendre à se tenir debout et à marcher, mais qui n'a nul besoin, une fois qu'il a acquis les automatismes utiles à la marche, d'être conscient de toutes les choses compliquées qui se passent alors dans son corps. Dans l'art, il n'y a finalement qu'à combiner six à huit effets plastiques, et les recherches en neuroscience ont montré que notre inconscient était tout à fait capable de réaliser à toute vitesse des opérations mentales bien plus compliquées ([7]).

 

 

19.3.3.  Pourquoi et comment l'ontologie évolue-t-elle au fil du temps ? :

 

Reste cette dernière question, probablement la plus importante, et de loin. Je ne suis pas certain d'en avoir une réponse correcte, mais j'estime utile de la formuler dans son état actuel, même si je me doute qu'elle me vaudra une volée de bois vert. Bien entendu, je serai attentif à toute explication alternative plausible.

Vers le début de mes recherches, pour comprendre pourquoi telle société générait telle forme d'art plutôt qu'une autre, mon intuition était que l'art dépendait de la forme de la société, principalement du type familial propre à cette société. Cette hypothèse résultait de mes premières trouvailles d'alors, du moins de ce que je croyais être des trouvailles. C'était il y a presque 50 ans, et de façon très claire j'avais repéré que je souhaitais personnellement réaliser des formes architecturales produisant des effets d'intérieur/extérieur. Aujourd'hui je dirais que je relève de la dernière étape de l'ontologie prémature dans laquelle l'effet d'intérieur/extérieur suffit effectivement à résumer l'état de l'ontologie matière/esprit qui me correspond, mais à l'époque la seule chose que j'avais repérée était l'importance essentielle pour moi de cet effet. En même temps, je sentais confusément que quelque chose m'échappait, mais il m'a fallu une trentaine d'années pour construire mon tableau de l'évolution des combinaisons d'effets plastiques, et c'est seulement après son établissement que j'ai compris qu'il y avait essentiellement du relié/détaché dans ce que je n'arrivais pas à saisir en moi, et il m'a fallu presque 20 années de plus pour discerner le rôle précis tenu par la présence complémentaire d'un/multiple, de regroupement réussi/raté et de fait/défait.

Comme toute recherche à ses débuts, à tort je pensais que ce que j'avais trouvé était au fondement de tout ce qu'il y avait à comprendre. Sur cette base, limitée donc à la notion d'intérieur/extérieur, je ressentais que celle-ci avait à voir avec la relation entre mon intériorité, logée à l'intérieur de mon corps, et ce qui était à l'extérieur de mon corps, essentiellement les autres personnes à l'extérieur de mon corps. Cela semble proche de la relation entre esprit et matière, mais en fait c'en était très éloigné puisqu'il s'agissait plutôt d'une relation entre plusieurs esprits séparés par de la matière. Quoi qu'il en soit, mon hypothèse était que chacun des différents types familiaux habituait progressivement les enfants à éprouver des relations interpersonnelles spécifiques, les incitant donc à ressentir des relations intérieur/extérieur spécifiques à chacun des différents types familiaux, et correspondant aussi bien à la relation ressentie entre l'intérieur de soi et les autres qu'à la relation ressentie entre l'intérieur de son groupe et les autres extérieurs à ce groupe.

Pour aller plus loin, très normalement mon programme de recherche était de mettre en relation l'art de chacune des sociétés avec son type familial. Concernant l'histoire de l'art, je savais où me documenter, mais concernant l'histoire des types familiaux, à ma grande surprise j'ai beaucoup cherché sans rien trouver d'utilisable. Je sais maintenant pourquoi : il n'existait alors aucun ouvrage présentant de façon synthétique et différenciée tous les types familiaux que l'humanité a inventés. Je l'ai compris en prenant connaissance du livre d'Emmanuel Todd, « L'origine des systèmes familiaux » ([8]), le premier ouvrage proposant une recension des différents types familiaux, paru donc 40 ans trop tard pour m'être utile. Il se trouve que ce livre montre que mon hypothèse initiale était complètement fausse, car il établit de façon indiscutable que, dans une même aire culturelle inventant un même style artistique, des formes familiales très différentes cohabitent, ou plutôt se voisinent. Par exemple, et alors que j'étais loin de m'en douter, il existe en France ou en Italie des régimes familiaux très différents les uns des autres, ce qui n'a pas empêché la profonde cohérence des formes d'art et de leur évolution dans toute l'étendue de chacun de ces pays.

 

Sans attendre ce livre d'Emmanuel Todd, j'avais toutefois déjà infléchi mon hypothèse. Après avoir compris que les diverses combinaisons d'effets paradoxaux correspondant à chaque style artistique ne cessaient de se complexifier au fil du temps, je n'associais plus un style artistique à une forme de société, notamment à un système familial spécifique, mais à un niveau particulier de complexité de la société. L'idée sous-jacente était que, pour s'adapter à une société de plus en plus complexe, chaque humain devait installer en lui un fonctionnement de plus en plus complexe, et il en résultait donc une complexité de plus en plus forte des productions artistiques.

Je ne savais trop comment évaluer cette complexité, encore moins comment comprendre les raisons de son évolution, mais à défaut j'avais une approche quelque peu simpliste supposant que les sociétés les plus éloignées dans le temps impliquaient des relations moins complexes entre leurs membres, et que ces relations se sont complexifiées au fil du temps. C'est à cette explication que j'en étais arrivé lorsque j'ai mis en ligne sur Internet le site Quatuor exposant l'état de mes recherches. Je n'y ai encore rien changé, si bien que l'on peut avoir une bonne idée de l'hypothèse que je faisais alors en consultant la page d'introduction de ce site ([9]). On voudra bien tenir compte du fait que toutes les explications de ce site basées sur cette hypothèse sont périmées et ne correspondent plus à ce que je pense maintenant.

 

J'avais formulé cette hypothèse il y a une vingtaine d'années, alors que je ne parvenais à classer approximativement que les artistes qui relevaient au mieux de la phase de 2d super-naturalisme ou de la phase de prématurité, mais pas les artistes plus jeunes. Aux époques anciennes ou assez anciennes, il était encore possible d'envisager que la société avait pu se complexifier d'une génération à l'autre pour justifier une évolution des styles artistiques. Mais déjà cette hypothèse me semblait difficilement tenable puisque je ne comprenais pas comment des artistes nés à la même époque, et donc dans une société de même niveau de complexité, pouvaient générer des formes artistiques relevant d'étapes bien distinctes de l'histoire de l'art. Cela n'a cessé de s'aggraver à mesure que je suis parvenu à classer les artistes dans les diverses étapes de la phase de maturité, puis de la phase d'émergence du cycle produit fabriqué/intention, et pour finir de la phase de 1re confrontation de ce nouveau cycle. Actuellement, je peux repérer des artistes strictement contemporains qui correspondent à environ 20 étapes successives de l'histoire de l'art, observant certes que les plus vieux correspondent en moyenne aux étapes les plus anciennes et les plus jeunes aux étapes les plus récentes, mais avec des chevauchements tellement importants des âges de naissance sur plusieurs étapes successives qu'il n'est plus envisageable d'estimer que les artistes correspondant à différentes étapes ont vraiment vécu dans des sociétés aux complexités différentes. Globalement, même si la société contemporaine ne cesse d'évoluer de plus en plus vite, quantité d'artistes ont vécu depuis leur enfance dans une société de même type de fonctionnement et de même niveau de complexité, et pourtant ils ou elles produisent des styles artistiques qui correspondent à des étapes très différentes les unes des autres.

 

L'hypothèse que j'avais formulée de la relation entre un certain niveau de complexité de la société et un certain niveau de complexité des combinaisons d'effets plastiques doit donc être abandonnée à son tour.

D'ailleurs, si l'on repère au fil des étapes ontologiques une relation de plus en plus serrée et énergétique entre les notions de matière et d'esprit, peut-on réellement en conclure que la relation entre ces deux notions est de plus en plus complexe ? On pourrait même dire, à l'inverse, que leurs relations se clarifient progressivement puisque cela part d'une nébuleuse de faits de matière confrontés au cas par cas à une nébuleuse de fait de l'esprit au cas par cas pour finalement aboutir à la combinaison très simple d'une notion globale de matière avec une notion globale d'esprit, les deux étant alors tout simplement complémentaires l'une de l'autre.

Au passage, on voit que ma démarche n'avait aucune raison d'aboutir à une solution correcte puisque j'avais toujours en tête que des styles d'art différents résultaient de sociétés différentes, que ce soit du fait de leur organisation familiale ou que ce soit du fait leur complexité. Cela n'était pas un présupposé entièrement faux puisqu'on a vu que les différents styles d'art résultent d'ontologies différentes, et des sociétés aux ontologies différentes sont nécessairement au moins différentes entre elles pour ce qui concerne leur ontologie, mais en suivant seulement cette démarche il n'y avait a priori aucune chance pour que je me rende compte, à quelque moment, que les différences qui importaient entre les sociétés relevaient de leurs façons différentes de ressentir la relation entre les notions de matière et la notion d'esprit, et d'ailleurs j'aurais été bien incapable de repérer par moi-même de telles différences. C'est donc bien la lecture des ouvrages de Philippe Descola qui m'a sorti de l'impasse dans laquelle j'étais, même si j'ai dû transgresser les conceptions de Descola pour qu'elles me soient utiles, c'est-à-dire considérer que les ontologies ne correspondent pas à des relations bien établies et permanentes entre les notions de matière et d'esprit mais à des relations dynamiques, sans cesse en évolution et en maturation progressive. Il n'y avait aucun chemin menant du fonctionnement des sociétés à la conception de la relation matière/esprit, et il fallait nécessairement que ce soit de l'extérieur à ma démarche que vienne l'impulsion me permettant de faire le grand saut.

 

 

Quelle hypothèse peut-on maintenant formuler ?

 

Il semble que la notion d'énergie de plus en plus forte soit bien adaptée pour rendre compte de l'évolution ontologique. Plus haut, on a suggéré qu'une ontologie devait être fondamentalement identifiée à une dynamique. Pour les quatre effets plastiques donnés en exemple dont on a eu l'occasion de constater qu'ils rendaient compte de certains états ontologiques, on a vu qu'ils pouvaient être associés à des dynamiques physiques de plus en plus énergétiques. Il semble donc qu'une énergie de plus en plus forte puisse être associée à une ontologie de plus en plus mature.

Mais de quelle énergie peut-il être question puisque les ontologies, quel que soit leur niveau énergétique, sont portées par des êtres humains ? Il y aurait quelque chose de plus en plus énergique dans le fonctionnement des humains au fur et à mesure du déroulement de l'histoire des sociétés ? Et cela quelle que soit la forme de la société et son type de fonctionnement, quel que soit le continent sur lequel elle évolue, et quelle que soit la période de l'histoire humaine à laquelle on la considère dès lors que seul le rythme d'évolution semble varier d'une société à l'autre, et cela d'une façon parfois très irrégulière. Ainsi, pour ce qui concerne la société occidentale, on a vu un rythme de l'ordre de deux siècles par étape au moment du naturalisme laisser place à un millénaire environ de stabilité pour la première étape de l'analogisme, puis un rythme de l'ordre d'un siècle par étape pendant les dix étapes suivantes.

Le remarquable est le caractère irréversible de l'énergie acquise par l'ontologie : jamais je n'ai pu repérer un retour en arrière dans l'énergie des combinaisons plastiques révélées par l'histoire de l'art. Le niveau d'énergie peut stagner plus ou moins longtemps avant de forcer le passage à l'étape suivante, mais une fois acquis ce niveau semble un héritage irréversible, et comme les sociétés se font et se défont au fil du temps on voit mal comment elles pourraient engranger quelque part en elle un niveau quelconque d'énergie pour le restituer aux générations futures. Tout porte donc à croire que ce niveau d'énergie correspond, au moins pour partie, à quelque chose qu'une génération humaine porte directement en elle et transmet à sa descendance. Et qu'est-ce qu'une génération quelconque transmet à sa descendance : les chromosomes de leurs cellules sexuelles, c'est-à-dire de leurs gamètes. Faut-il croire pour autant que cette énergie puisse être un élément du code génétique ? Il semble inutile de faire cette hypothèse, d'autant que cela commence à faire un bon moment que l'on sait que la configuration de l'ADN n'explique que pour une très petite partie le fonctionnement de l'être vivant qui lui correspond. Il semble possible d'avoir une conception bien plus simple et bien plus directe de cette accumulation progressive d'énergie à l'intérieur des chromosomes : il s'agirait seulement de la vitesse de leur fonctionnement ou, si l'on veut, du rythme de leurs pulsations qui serait de plus en plus rapide, et donc de plus en plus énergétique, au fil des générations d'humains successives. Dans cette hypothèse le rythme de pulsation des gamètes n'aurait d'ailleurs rien de spécial puisque toutes les cellules d'un individu fonctionnent probablement au même rythme, et c'est donc le rythme de fonctionnement de toutes les cellules de toute une population humaine qui en viendrait progressivement à s'accélérer.

Sur la base de cette hypothèse, il reste à supposer que le rythme de fonctionnement de plus en plus rapide de nos chromosomes impliquerait en nous une sorte de tension de plus en plus forte : soumis à une tension interne plus forte que celle des générations passées, le niveau d'adaptation de notre esprit à ce que nous ressentons être la matière qui lui est extérieure correspondrait alors à une tension de relation plus forte, plus énergétique.

Cette relation ressentie entre notre esprit et ce qu'il reconnaît comme étant de la matière aurait finalement atteint un point de tension maximum correspondant à leur enroulement dans un couple de notions parfaitement complémentaires, et cette tension qui ne pouvait désormais plus augmenter aurait fait émerger un autre ressenti interne contradictoire, engageant cette fois une notion ayant compacté celle de matière et d'esprit et que l'on appellera « produit matériel fabriqué par l'esprit », cela en contraste une notion résultant de celle d'esprit mais délivrée de toute sujétion à la matière et que l'on appellera « l'intention de l'esprit ». À une tension de plus en plus forte entre le ressenti de notre esprit et le ressenti de ce qu'est la matière succéderait donc, pour une partie des générations actuelles et pour les générations à venir, une tension de plus en plus forte ressentie dans la relation entre ce que l'on fabrique et la raison pour laquelle on le fabrique.

 

Je ne souhaite pas aller plus loin dans la définition de ce que pourrait être ce « rythme de pulsation des cellules » en se demandant si, par exemple, il se pourrait qu'il soit lié à quelque chose d'intrinsèque aux chromosomes qui conditionnerait la vitesse des échanges électriques ou électromagnétiques qui s'y produisent ([10]) ? Je fais toutefois deux remarques concernant la cause de l'évolution du rythme de pulsation des cellules et la vitesse de son évolution.

D'abord, si le rythme de franchissement des étapes de l'histoire de l'art ne cesse de s'accélérer depuis la préhistoire, il apparaît difficile de négliger le fait que le rythme d'évolution de la société ne cesse également de s'accélérer, ce qui se repère spécialement à l'époque contemporaine. Il y a bien de temps en temps des stagnations un peu longues qui cassent le rythme, comme cela s'est passé pendant le premier millénaire de la civilisation occidentale, mais l'on remarque aussi que la reprise d'un rythme de passage plus rapide d'une étape à l'autre s'est produite au moment du défrichement massif des campagnes et du redémarrage de l'explosion urbaine, au XIe siècle de notre ère. J'ai donc tendance à penser que le rythme de franchissement des étapes de l'histoire de l'art et le rythme d'évolution de la société ne sont peut-être pas indépendants, même si je ne saisis pas comment cela se produit.

Ensuite, je rappelle ce qui a été dit lors de l'analyse de l'évolution de l'art des sociétés du nord-ouest de l'Amérique du Nord et de l'évolution de l'art des Aborigènes d'Australie. Dans l'un et l'autre cas, le décalage relatif des étapes de l'histoire de l'art entre le moment de leur colonisation et la période très contemporaine s'est résorbé en seulement deux ou trois générations : quelques générations leur ont donc suffi pour franchir presque d'un coup les 20 à 25 étapes que la société occidentale, pour ne parler que d'elle, a mis 25 à 30 siècles à franchir. Dans le cas de Brian Jungen, on sait qu'il a une mère de la nation indienne Dane-Zaa mais que son père était d'origine suisse. Cette descendance partiellement suisse a-t-elle contribué à accélérer d'un coup le rythme de fonctionnement de ses cellules par rapport à celui de ses ancêtres Dane-Zaa ? J'ignore si Daniel Boyd, qui est issu du mélange entre plusieurs peuples aborigènes a également dans son ascendance une part d'origine coloniale, mais même si tel est le cas, j'ai du mal à imaginer que la transmission héréditaire puisse suffire à expliquer la vitesse très inhabituelle à laquelle s'est faite la transition de l'art chez un artiste d'origine indienne d'Amérique du Nord et chez un artiste d'origine aborigène, ce qui ramène à l'interrogation précédente concernant le rôle éventuel de la dynamique sociale qui pourrait avoir boosté la dynamique interne dont ils ont héritée.

Par ailleurs, s'il n'était question que de transmission héréditaire du rythme de fonctionnement des cellules de l'organisme, pourquoi ce rythme accélérerait-il au lieu de se stabiliser ? Peut-être faut-il donc aussi imaginer une tendance interne, quelque chose qui pousserait notre organisme et notre esprit à fonctionner d'eux-mêmes de plus en plus vite, une sorte de mécanisme « boule de neige » qui expliquerait à la fois la vitesse de plus en plus rapide du passage d'une étape à l'autre et l'absence de retour en arrière de la dynamique des ontologies ? Je n'ai aucune explication à cette tendance.

Pour résumer mon hypothèse actuelle, je dirai qu'il semble qu'il y a à l'intérieur de nous un rythme de fonctionnement qui ne demande qu'à accélérer, que ce rythme est confronté au rythme du fonctionnement de l'ensemble de la société et que, lorsque les conditions sociales le permettent, ce rythme interne se laisse aller à monter sa vitesse de fonctionnement d'un cran énergétique, voire de plusieurs crans d'un coup, et que toutes les cellules du corps finissent par adopter ce rythme plus élevé qui devient alors le rythme moyen de fonctionnement des cellules dans une société donnée, un rythme qui est finalement transmis à la descendance via les cellules sexuelles et qui augmentera d'encore un ou plusieurs crans sa vitesse de fonctionnement si les conditions sociales le permettent. Pendant longtemps ce n'est que d'un cran à la fois que cette vitesse de fonctionnement a accéléré, mais l'exemple de Brian Jungen et de Daniel Boyd, tout comme l'étalement des artistes contemporains sur une vingtaine d'étapes successives, montrent aussi que plusieurs étapes d'un coup peuvent être facilement franchies.

 

J'admets que toutes les suggestions de ce chapitre de conclusion sont très hypothétiques, mais il me semblait requis d'en faire mention, même si je me garde d'être trop précis quant à la nature du dynamisme qui, en nous, ne cesse de s'intensifier au fil des générations. D'autres plus qualifiés que moi pourront peut-être creuser de cette piste, mais s'il s'avère que les développements réalisés dans cet essai rendent compte de façon assez correcte de l'histoire de l'art et de sa relation avec l'évolution des ontologies, il faut bien qu'il y ait une explication à cette évolution conjointe.

Quoi qu'il en soit, il reste que mon but n'était pas ici de soulever ce type de questionnement, mais tenter d'expliquer pourquoi le coup de lumière liquide sur les abricots d'un bocal peint par Chardin, et pourquoi des montagnes de pierre se sont mises à sourire énigmatiquement vers toutes les directions dans le Bayon d'Angkor Tom.

 

       Christian Ricordeau

       (Tours, 2010-2022)


[1]Comme c'était assez usuel à l'époque, j'ai commencé en espérant trouver dans l'inconscient freudien l'explication de la création artistique, mais j'ai toutefois assez vite compris qu'il n'y avait rien d'utile à trouver de ce côté-là. À défaut de me donner les solutions que je cherchais, les deux lectures qui m'ont apporté les déclics déterminants dans les premiers temps de ma recherche sont, par ordre chronologique : l'analogie faite par Daniel Sibony du fonctionnement de l'inconscient avec le fonctionnement des ensembles mathématiques, et tout spécialement ses développements concernant les nombres transfinis (article « L'infini et la castration » dans la revue Scilicet n°4 de 1973 aux Éditions du Seuil), puis « L'Anti-Œdipe » de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1972 – Les Éditions de Minuit). Daniel Sibony m'a fait entrevoir que les mécanismes inconscients de notre esprit pouvaient s'appuyer sur des fonctionnements paradoxaux éventuellement décrits de façon rigoureuse par la théorie mathématique, et l'Anti-Œdipe, auquel j'admets que je n'ai rien compris sur le fond, m'a toutefois suggéré qu'il pouvait exister quantité de tels fonctionnements paradoxaux différents et pas seulement ceux éclairés par Daniel Sibony, ouvrant ainsi la possibilité d'expliquer l'existence de la multitude des styles artistiques à travers le monde et les époques. La découverte de 16 effets paradoxaux distincts, puis la mise au point de l'évolution de leurs combinaison, sont une conséquence lointaine mais directe de l'orientation que j'ai prise après lecture de ces deux ouvrages.

[2]Puisqu'il ne traite que des images, on notera que Descola ne dit jamais rien de l'architecture et ne propose aucune piste pour comprendre sa relation avec les ontologies.

[3]Dans ses cours du Collège de France du 9 mars 2011 et du 16 mars 2011, il étudie notamment cette situation d'ontologie qu'il considère hybride dans le cas de la société Tsimshian

[4]Dans « La Fabrique des images » - musée du quai Branly 2010, « Les Formes du visible » - Éditions du Seuil 2021, et ses cours au Collège de France

[5]Voir dans « L'Art de la Préhistoire », aux Éditions Citadelles & Mazenod (2017), l'explication donnée pour les figures 429 a-b

[6]Pour une explication complète de la relation particulière entre chaque effet plastique et un phénomène physique : http://www.quatuor.org/art_theorie_11.htm

[7]Lionel Naccache : Le Nouvel Inconscient – Freud, Christophe Colomb des neurosciences (Odile Jacob - 2006-2009)

[8]Éditions Gallimard, 2011

[9]http://www.quatuor.org/index.htm

[10]Au passage, on suggère qu'une simple accélération de ce rythme pourrait être à l'origine du passage de l'animalité à l'humanité.