Christian RICORDEAU

 

2e période de l'histoire de l'art

- du magdalénien au début du bronze -

 

 

retour à la 1e période ou retour à la liste des périodes

 

Après une 1re période qui a vu les artistes confronter la paroi matérielle des grottes où la matière de leurs sculptures à l'apparence d'animaux dotés d'un esprit ou à des effets plastiques qui ne peuvent avoir été produits que par des esprits humains, suit une période pendant laquelle la matière et l'esprit ne seront pas davantage différenciés mais vont fusionner dans des œuvres qui profiteront de leur différence déjà acquise pour faire valoir leur capacité à faire « quelque chose » ensemble. Pendant la plupart de cette 2e période, le mariage de la matière et de l'esprit dans une même œuvre donnera lieu à une unité compacte dans laquelle ces deux aspects seront inséparables et largement à égalité, tandis qu'à la dernière étape l'un de ces aspects émergera comme étant dominant, c'est-à-dire comme étant celui qui donne à leur couple son caractère unitaire et compact.

Bien que cela ne se traduise pas distinctivement dans les œuvres, il faut toutefois comprendre que, à cette époque-là de l'humanité, la notion de matière et la notion d'esprit ne sont pas encore comprises comme des généralités, c'est-à-dire des notions qui regroupent, d'une part tout ce qui relève de la matière, et d'autre part tout ce qui relève de l'esprit. Au cas par cas, il s'agit donc chaque fois de la seule matière que l'on a devant les yeux, et de la seule évocation de l'esprit qui est produite avec cette matière. Ce n'est qu'avec la période suivante que l'une des notions va acquérir ce caractère de généralité globale, et c'est précisément celle qui sera dominante à la fin de la 2e période qui prendra ce caractère. À la période encore suivante, c'est l'autre notion qui va acquérir à son tour ce caractère.

Une présentation beaucoup plus détaillée de l'évolution propre à la 2e période est présentée dans le chapitre 15 du tome 4 du texte complet de l'Essai sur l'art, avec notamment des chapitres consacrés à son architecture dont il ne sera pas du tout question ici.

 

 

Étape B0-21 – Fusion du rocher et de femmes dotées d'un esprit :

 

 


Grotte de Fronsac, Dordogne, France : femmes sans tête, sans bras et sans pieds (vers 12 000 AEC)

 

Source de l'image :  Préhistoire de l'art occidental - édité par Citadelles & Mazenod - 1995

 

 

Fusionner de la matière avec de l'esprit c'est fusionner deux réalités foncièrement incompatibles entre elles, et cela ne peut donc donner que des monstruosités plus ou moins fortes. Ce sont en effet des monstruosités que l'on va rencontrer à toutes les étapes de cette période, et ce n'est pas au manque d'habileté des artistes qu'il faut les attribuer mais bien à leur démarche qui rendait nécessaire qu'ils fabriquent des monstres mélangeant de la matière à des aspects qui relèvent de l'esprit. C'est ce qu'on l'on observe dès la première étape avec ces femmes sans tête, sans bras et sans pieds, gravés dans l'épaisseur de la paroi de la grotte de Fronsac, en Dordogne, en France, des gravures qui remontent environ à 12 000 AEC et qui ont des équivalentes approximativement de la même époque dans la grotte de La Roche à Lalinde, aussi en Dordogne, et sur une plaque de schiste trouvée à Gönnersdorf, en Rhénanie-Palatinat, en Allemagne.

Ces silhouettes de femmes tronquées réussissent à la fois à suggérer en partie leur volume et à être complètement prise dans l'épaisseur de la roche qui les traverse librement de bas en haut, réalisant ainsi véritablement une fusion entre leur corps et la roche dont la surface est inséparablement la surface du rocher et une évocation du volume du corps de ces femmes.

 

 

Étape B0-22 – Femmes monstrueuses :

 

 


 


À gauche, sculpture de la culture de Hamangia, Roumanie ( Ve millénaire AEC)

 

À droite, sculpture de Tappeh Sarab, Iran (vers 6200 AEC)

 

Sources des images :  L'Europe des Origines (Collection l'Univers des Formes), édité chez Gallimard (1992), et https://www.wikiwand.com/en/Prehistory_of_Iran,

 

 

Ces deux sculptures datent du 5e millénaire AEC, l'une vient de Roumanie, à l'époque de la culture de Hamangia, et l'autre vient d'Iran, du site de Tappeh Sarab.

Malgré leur absence de tête et de pieds, malgré l'absence de bras pour l'une d'elles, il est évident que ces sculptures évoquent l'apparence de femmes, mais c'est en même temps un mélange monstrueux et indémêlable entre l'évocation de personnes humaines dotées d'un esprit et un pur jeu de formes matérielles.

 

 

Étape B0-23 – À nouveau la fusion d'une matière et d'êtres dotés d'un esprit :

 

 


 


À gauche, stèle n° 1 de Lauris-Puyvert, Vaucluse, France (Chasséen récent, vers 3800 à 3600 AEC)

 

À droite,Tell Brak, Haute Mésopotamie : « Idoles aux yeux » (vers 3300-3000 AEC)

 

Sources des images : https://publishing.cdlib.org/ucpressebooks/view?docId=ft5j49p06s&chunk.id=d0e922&toc.id=d0e103&brand=ucpress et  https://ancientarchives.wordpress.com/2014/04/04/unique-mysterious-figurines-with-enormous-eyes-eye-idols-of-tell-brak

 

 

Pour cette étape, une « stèle anthropomorphe à chevrons » du néolithique final provençal, la stèle n° 1 de Lauris-Puyvert, représentative des statues anthropomorphes fichées en terre vers 3800 à 3600 AEC sur le territoire correspondant à l'actuelle Provence, en France. Sa plus grande surface est décorée de multiples chevrons, à l'allure de capuche ou peut-être de chevelure. Elle retombe en partie haute pour former le nez, et elle laisse un passage en sa partie basse pour former le cou. S'y ajoutent deux petits îlots ronds formant les yeux pour donner vie à cet être bizarre. Il s'agit certainement de la tête d'un personnage, et donc un être humain doté d'un esprit, mais c'est comme s'il avait avalé une lame rocheuse qui avait brutalement aplati sa surface et qui l'avait figé dans cet aspect rigide.

De Haute Mésopotamie cette fois, de curieuses figurines datant environ de 3300 à 3000 AEC trouvées sur le site de Tell Brak, conventionnellement appelées les « Idoles aux yeux ». On a prévenu que les sculptures de cette période, puisqu'elles mélangent matière et esprit, ne donnent lieu qu'à des créatures étranges, celles-ci le sont très spécialement. Du fait de la présence d'yeux et de la vague présence d'un cou et d'un corps, on suppose qu'il s'agit d'êtres dotés d'un esprit, mais avec ces yeux qui mangent tout leur visage, ces corps sans membres qui parfois se regroupent à plusieurs dans une même continuité, c'est vraiment de façon « limite » que l'on y reconnaît des images de personnages. À la différence de la stèle de Lauris-Puyvert qui semble un personnage ayant avalé une lame rocheuse, ici nous pensons plutôt à des plaquettes de pierre dotées de détails les faisant bizarrement ressembler à des personnages.

 

 

Étape B0-24 – Toujours des êtres dotés d'un esprit à l'apparence très anormale :

 


 


 


À gauche, « La Dame de Saint-Sernin », Aveyron, France (vers 3300 à 2500 AEC)

Au centre, une statue du temple d'Abu à Tell Asmar, Irak (vers 2700 AEC)

À droite,la stèle de Nytouâ et Nitneb de l'Égypte pharaonique – moitié gauche (vers 2700 AEC)

 

Sources des l'images : http://www.tourisme-rougier-aveyron.com/decouvrir-vacances-aveyron/statues-menhirs-neolithiques/, https://klimtlover.wordpress.com/mesopotamia-and-persia/mesopotamia-and-persia-sumerian-art/  et http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=2954&langue=fr

 

 

 

Avec « La Dame de Saint-Sernin », mi-dalle de pierre/mi-femme, dans la continuité de la stèle de Lauris-Puyvert nous avons à nouveau affaire à un être doté d'un esprit « qui aurait comme avalé une grosse dalle en pierre » l'ayant déformé de façon monstrueuse, mais cette fois c'est tout son corps qui est ainsi aplati et déformé. Ce type de stèle plate en forme de personnage est communément dénommé « statue-menhir », celle-ci provenant de Saint-Sernin-sur-Rance dans l'Aveyron, en France. De telles stèles étaient édifiées dans la région du Rouergue à l'âge du cuivre, de telle sorte que l'on peut estimer que celle-ci date d'environ 3300 à 2500 AEC.

Cette statue en gypse aux yeux grands ouverts, en coquillage et calcaire noir, a été trouvée avec onze autres dans un dépôt sous le sol du temple du dieu Abu sur le site de Tell Asmar, dans l'Irak actuel, elle date d'environ 2700 AEC. Le personnage qu'elle évoque pourrait être un dieu ou un orant et tient un gobelet dans ses mains jointes. Plusieurs détails anormaux concernent son aspect en tant qu'être doté d'un esprit : ses yeux exorbités trop ronds, sa barbe découpée en crans trop géométriques, son torse beaucoup trop petit, le bas de ses jambes trop cylindrique, tous détails qui différencient son apparence de celle qu'aurait un personnage normal s'il n'était pas affecté, comme ici, de l'obligation de fusionner sa réalité avec la matière du gypse utilisé pour le confectionner, ce qui a impliqué que son aspect se distingue bien de celui d'un pur être doté d'un esprit.

La stèle égyptienne que l'on envisage maintenant est là pour évoquer la période qui a vu naître le principe de la représentation humaine dans l'Égypte pharaonique, combinant une partie du corps vu de face, en général au niveau du torse et des épaules, une partie du corps vu de profil, et les deux pieds représentés de profil décalés sur un même plan. On aurait pu se référer à des représentations datant de la période prédynastique, par exemple le verso de la palette de Narmer qui date de 3000 AEC environ, mais on se référera plutôt à cette stèle un peu plus tardive, de 2700 AEC environ, qui représente Nytouâ et Nitneb, deux dames assises devant des tables chargées d'offrandes, et puisque ses deux moitiés sont similaires on ne considère que la figure de sa moitié gauche. Puisqu'il s'agit de la représentation d'un personnage doté comme nous d'un esprit, nous sommes tentés de nous projeter imaginairement sur lui, mais les distorsions corporelles insupportables qu'impose le rabattement dans un même plan des épaules vues de face, de la tête, des cuisses et des jambes vues de profil, obligent notre esprit à décomposer notre perception du personnage en plusieurs parties déconnectées l'une de l'autre dès lors qu'il est impossible de les ressentir ensemble. Ce qui revient à les ajouter en 1+1 parties incompatibles : 1 tête + 1 torse + 1 bras + 1 autre bras + 1 cuisse + 1 jambe + 1 autre jambe. Un corps matériel que notre esprit ne peut pas ressentir en unité globale mais seulement comme une série de membres s'ajoutant les uns aux autres en 1+1, cette représentation canonique du corps humain dans l'Égypte ancienne doit donc sa naissance au fait que, à cette époque, la fusion d'une telle représentation avec la pierre de son support obligeait à renoncer à la lecture globale qui correspond normalement à la sensation que nous avons de notre propre corps.

 

 

Étape B0-25 – Soit l'esprit, soit la matière, apparaît maintenant comme à l'origine de la compacité de l'œuvre engendrée par la fusion de ces deux notions :

 

 


 

Massif du Mercantour, Alpes françaises : gravures dans la Vallée des Merveilles, au pied du Mont Bego (probablement chalcolithique ou Âge du bronze ancien)

Ci-dessus, ligature de la terre et de la bête

À droite,ligature du poignard et du bucrane

 

Source des images : Vallée des Merveilles – un berceau de la pensée religieuse européenne, par Emilia Masson, éditions Faton (1993)

 


 


Tello, ancienne Girsu, seconde dynastie de Lagash : statue de Gudea dite « anépigraphe » ( vers 2120 AEC)

 

Source de l'image :  https://www.pinterest.fr/pin/334251603578085802/?lp=true

 

 

À la dernière étape de cette période, soit l'esprit soit la matière, c'est selon, en l'occurrence selon les civilisations, apparaît comme étant la source de l'unité compacte résultant de la fusion de ces deux notions. En Europe, c'est la notion d'esprit qui va ainsi forcer le regroupement d'aspects matériels normalement incompatibles entre eux, tandis qu'au Moyen-Orient c'est la matière de l'œuvre qui va visiblement rassembler sur elle des effets captivant notre esprit mais étrangers les uns pour les autres puisque sans relations entre eux. On envisage maintenant cela à travers deux exemples.

Dans le massif du Mercantour, dans les Alpes françaises, de nombreuses gravures ont été réalisées en diverses époques dans la Vallée des Merveilles, au pied du Mont Bego. Celles que l'on va envisager datent probablement du chalcolithique ou de l'Âge du bronze ancien compte tenu du type de poignard représenté. Elles correspondent à l'association, dans une seule figure, de deux réalités d'échelles matérielles complètement différentes. La première correspond au plan d'un enclos de pâturage divisé en de multiples parcelles, la parcelle centrale étant complètement occupée par le corps d'un animal dont la tête et les pattes avant dépassent au-delà du contour de l'enclos. La seconde représente la tête d'un bovin surmontée de ses deux cornes qui se prolongent dans une silhouette de poignard, et on peut également lire l'ensemble de cette figure comme la représentation schématique d'un poignard plus grand que celui figuré en partie haute. Pour le premier exemple, dans le livre cité en référence des images, Emilia Masson parle d'une « ligature de la terre et de la bête », pour le deuxième d'une « ligature de poignard et de bucrane », un bucrane étant la représentation traditionnelle d'un crâne de bœuf dans les arts de l'antiquité gréco-romaine.

Dans les deux cas, l'esprit de l'artiste ainsi que le nôtre se montrent capables de concevoir une figure schématique unitaire assemblant des réalités qui ont des échelles matérielles tout à fait incompatibles et qui sont en situations matérielles relatives tout aussi incompatibles. Et c'est bien une capacité spécifique à l'esprit, celle d'abstraction, qui permet ainsi d'assembler dans un schéma symbolique des réalités matérielles incapables autrement de faire quelque chose ensemble. Cet assemblage de deux réalités matérielles dans une figure continue les relie donc pour notre esprit malgré leur incompatibilité, mais cela sans donner lieu pour autant à une unité globale matériellement plausible : c'est que nous sommes toujours dans la 2e période où matière et esprit fusionnent en générant nécessairement des réalités monstrueuses, même si, comme ici, l'esprit parvient, par sa seule capacité d'abstraction, à réaliser cette fusion.

 

Pour terminer la 2e période, mais cette fois en Mésopotamie, une statue en pied de Gudea, prince de Lagash, qui date approximativement de 2120 AEC.

Le caractère compact et unitaire de la masse matérielle de cette statue s'impose d'emblée, et sa matérialité s'affirme à la fois par la compacité de sa masse et par le polissage luisant de son matériau. Dans les gravures de la Vallée des Merveilles, l'esprit se faisait valoir par sa capacité d'abstraction permettant d'associer dans une même unité de sens les différents aspects normalement incompatibles évoqués par chaque gravure. Ici, l'esprit se fait valoir par sa capacité à se laisser captiver par des détails visuels spécialement remarquables, et ce qui importe dans sa relation à la matérialité compacte de la statue est que notre esprit est captivé par des effets visuels qui sont très dispersés sur son volume et ne répondent donc d'aucune continuité visuelle repérable : un trou béant, brutalement percé d'où émergent les pieds, de petits volumes saillants qui dessinent les muscles du bras droit et le détail des doigts bien séparés les uns des autres et qui contrastent fortement avec le lisse du reste de la statue, les reliefs fortement marqués du visage qui contrastent aussi avec l'absence de relief marqué sur la partie principale du corps et du socle, et qui contrastent aussi avec la trame régulière et peu profonde de la couronne. Tous ces effets très affirmés, qui captent l'intérêt de notre esprit, sont ainsi dispersés en des endroits bien écartés les uns des autres, et tous tranchent avec l'allure lisse aux formes très atténuées de la partie principale de la statue. C'est précisément cette surface matérielle lisse, émoussée et compacte de la partie principale de la statue, qui permet de les rassembler malgré leur hétérogénéité, qui permet matériellement de les faire tenir ensemble.

 

En occident, c'est donc l'esprit qui, en dernière étape de la 2e période, se montre capable de forger une unité en assemblant des aspects de matière disparates, tandis qu'en Mésopotamie c'est la matière qui se montre capable de s'ériger en statue unitaire rassemblant sur elle des effets disparates et dispersés captivant l'esprit. Il s'ensuivra des filières de civilisation complètement distinctes, l'occidentale et la chinoise dans lesquelles les divers aspects relevant précédemment de l'esprit s'érigeront en notion globale, d'autre part l'Égypte pharaonique dans laquelle ce sera la matière qui s'érigera en premier en tant que notion globale. Ce qui sera l'objet de la 3e période.

 

(dernière version de ce texte : 28 janvier 2023) - Suite : 3e période