Christian RICORDEAU

 

3e période de l'histoire de l'art

- de 2000 à 900 AEC -

 

 

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À l'issue de la 2e période, la notion de matière ou la notion d'esprit est devenue prépondérante dès lors qu'elle s'est érigée comme étant la notion qui, au cas par cas, est capable de faire tenir ensemble, dans une même œuvre d'art, ce qui relève de la matière et ce qui relève de l'esprit. Pendant la période que nous abordons cette notion devenue prépondérante va réaliser une mutation essentielle puisque de notion seulement repérable au cas par cas elle va acquérir le statut de notion globale, c'est-à-dire que tous les aspects séparés qui relèvent de la matière vont désormais être perçus comme autant d'aspects d'une même notion, celle de matière précisément, et la même chose vaudra pour la notion d'esprit si c'est elle qui est devenue prépondérante à la fin de la période précédente. De même que pour l'établissement de cette prépondérance, c'est par civilisation entière que soit la notion de matière, soit la notion d'esprit, prendra son caractère de notion globale à la dernière étape de cette 3e période.

En Occident et en Chine, c'est la notion d'esprit qui va acquérir ce caractère, en Égypte pharaonique, c'est la notion de matière. Pour chacune des étapes nous donnerons un exemple de chacune de ces filières, et nous montrerons aussi que l'art de la civilisation occidentale n'est pas tout à fait équivalent à celui de la civilisation chinoise, cela pour une raison qui résulte de l'émergence en cours du caractère global de la notion d'esprit dans ces deux civilisations. Cette émergence unilatérale implique en effet une différence très radicale d'avec la notion destinée à rester au cas par cas, si bien que les deux notions ne pourront plus rester fusionnées l'une à l'autre comme il en allait pendant la période précédente. Dès lors qu'elles doivent s'affirmer très indépendantes l'une de l'autre, leur association pourra prendre deux aspects : soit elles seront traitées comme deux notions a priori indépendantes, c'est-à-dire s'ajoutant l'une à l'autre, soit elles seront traitées comme formant un couple de notions bien distinctes l'une de l'autre à l'intérieur de ce couple. En Occident, c'est la solution de 1+1 notions qui prévaudra, en Chine c'est l'affirmation d'emblée que les deux notions forment un couple de notions à l'intérieur duquel elles sont clairement indépendantes l'une de l'autre.

Pour l'art, en Occident cela implique que l'esprit en train de gagner ses galons de notion globale aura face à lui une œuvre matérielle qu'il ressentira comme tout à fait étrangère à lui, puisque tout à fait indépendante de lui. En Chine, par différence cela implique que l'esprit sera fondamentalement associé en couple à la matérialité de l'œuvre et qu'il faudra qu'il fasse un effort visuel pour ressentir qu'il correspond à un pôle d'existence distinct de cette matière-là. La même chose vaut d'ailleurs pour l'Égypte où les deux notions sont également ressenties formant d'emblée un couple de deux notions, mais par différence à ce que nous ferons pour la Chine nous ne chercherons pas y explorer les conséquences visuelles de cette caractéristique.

Une présentation plus détaillée de l'évolution de cette troisième période est présentée dans le chapitre 16 du tome 4 de l'Essai sur l'art qui présente la totalité de l'hypothèse.

 

Rassembler en une notion globale des aspects qui ne sont jusqu'ici repérables qu'au cas par cas, cela implique un double processus, d'une part il faut faire émerger distinctement et séparément chacun de ces cas de figure, d'autre part établir des liens entre eux de plus en plus affirmés au fil des étapes. C'est précisément ce double processus d'émergence de faits séparés et de liens entre eux que l'on va voir dans les trois filières de civilisations envisagées pendant la 3e période.

 

 

Étape C0-11 – Spirales reliées captant notre esprit contre morceaux de corps matériels liés/autonomes :

 

 


 


 

 

 

Vase dans le style de Camarès, Crète, palais de Phaistos (1900 à 1700 AEC)

Source de l'image :  https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/7035191.pdf

 

 

Vase de type guan de la phase de Banshan de la culture de Majiayao (vers 2400 à 2200 AEC)

 

Source de l'image : https://www.comuseum.com/ceramics/pre-han/

 

 

On commence par la civilisation occidentale dans laquelle c'est la notion d'esprit qui va acquérir en premier son statut de notion globale. En Crète, vers 2000 à 1700 avant notre ère, l'émergence de faits séparés et l'établissement de liens entre eux peuvent être repérés dans les dessins peints sur céramique du style dit « de Camarès », puisque leurs motifs de spirales combinent l'affirmation de multiples centres visuels captant et piégeant en leur centre l'attention de notre esprit avec l'établissement de liens continus reliant ces différents centres.

Pour percevoir ce double effet d'affirmations individuelles de centres visuels distants les uns des autres et de liens clairement affirmés entre eux, il suffit de se mettre à quelque distance du vase de telle sorte que notre esprit puisse avoir une vision globale de leur dessin matériel. C'est tout ce que demande la relation de la matière à l'esprit dans le cas de la civilisation occidentale où ces deux notions sont indépendantes l'une de l'autre.

 

C'est également une suite de spirales reliées en chaîne que l'on trouve sur ce vase de type guan de la phase de Banshan de la culture de Majiayao en Chine, que l'on peut dater approximativement de 2400 à 2200 AEC. Comme sur le vase de Crète, on y retrouve simultanément l'affirmation visuelle des centres de ces spirales et l'affirmation de leurs liaisons, de leurs accroches mutuelles.

Dans les deux civilisations la giration des branches des spirales autour de leur centre captive notre esprit, tout comme le déroulé du tracé de leurs branches. En Crète, les traits dessinant les spirales étaient d'emblée bien repérables car ils étaient bien isolés sur le fond uniforme du vase, mais ici il semble qu'ils n'arrêtent pas de faire l'effort de s'arracher visuellement de la surface sur laquelle ils sont comme englués, ce qui résulte notamment du fait que chaque spirale est faite de plusieurs traits de telle sorte que leurs ronds centraux semblent reliés par des ondes en spirale successives occupant toute la surface de la moitié supérieure du vase. Un effet de surface est fondamentalement un effet de matière puisque c'est un effet de surface matérielle, et les effets visuels en spirale qui attirent l'attention de notre esprit semblent donc ici s'extraire, par la force de leur énergie visuelle, de la surface matérielle bombée du vase. On a ici un exemple de la particularité de la relation entre les deux notions dans la civilisation chinoise : les notions de matière et d'esprit y sont d'emblée ressenties en couple, et la notion d'esprit, lorsqu'elle veut s'ériger en unité, doit nécessairement se séparer visuellement de la matière à laquelle elle est, à cette étape, encore reliée au cas par cas.

 

 

 


Sésostris Ier et le dieu Ptah à Karnak (vers 1950 AEC)

 

Source de l'image : L’Égypte, de D. Wildung, aux éditions Citadelles (1989)

 

 

L'Égypte pharaonique maintenant, avec ce curieux bas-relief en calcaire du temple de Karnak qui représente le pharaon Sésostris Ier enlacé par le dieu Ptah et qui date d'environ 1950 AEC. Le pharaon y est représenté avec les conventions inaugurées à l'avant-dernière étape de la période précédente, le ventre, les bras et la tête de profil tandis que le haut du torse est de face, ce qui implique des distorsions tellement importantes dans la perception de son corps que notre esprit ne parvient pas à se projeter d'un seul coup sur lui pour le lire, mais seulement en additionnant ses morceaux nécessairement perçus les uns après les autres. C'est le dieu Ptah qui apporte ici l'élément supplémentaire impliqué par la nouvelle période : un bras semble sortir de son ventre, ou plutôt il semble prolonger un coude qui devrait être situé du côté gauche de son corps, mais la présence au-dessus de doigts de sa main gauche nous indique que cette bizarrerie concerne le bras droit et non le gauche. Inévitablement, dans ces conditions notre esprit ne peut pas saisir globalement la représentation du dieu, il doit la décomposer en plusieurs parties bien séparées ne se rapportant pas à un corps unifié. Si malgré ses déformations excessives la matérialité du corps du pharaon peut encore nous apparaître globalement, il n'en va donc pas de même pour la matérialité du corps du dieu, car il est matériellement impossible que son avant-bras droit, très bas placé et semblant situé du côté gauche du corps, puisse être continu avec son épaule droite dont on voit l'amorce qui se lève derrière la main du pharaon. Et la même impossibilité existe pour notre esprit de ressentir globalement l'assemblage de ces deux personnages dotés d'un esprit, cet assemblage ne pouvant être perçu que comme l'addition de deux personnages incompatibles.

Comme on l'a dit plus haut, en Égypte pharaonique cette période doit voir la notion de matière acquérir son statut de notion globale, ce qui implique que les aspects qui relèvent de la matière apparaissent distinctement de façon séparée les uns des autres, et que d'autre part ils fassent preuve d'une volonté de commencer à se regrouper, de commencer à se lier les uns aux autres. C'est très exactement ce que fait ici cet avant-bras droit incongru : il se fait tout spécialement remarquer en apparaissant très anormalement comme s'il sortait de derrière le côté gauche du dieu, et il provoque un effet de lien très spectaculaire puisqu'il donne l'impression, contre toute vraisemblance, d'enlacer le pharaon en conjonction avec l'enlacement suggéré par sa main gauche, et donc avec son avant-bras gauche.

 

 

Étape C0-12 – Comme l'étape précédente, mais en plus énergique :

 


Mycènes, tasse en or (vers 1550/1500 AEC)

 

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:6257_-_Archaeological_Museum,_Athens_-_Gold_cup_from_Mycenae_-_Photo_by_Giovanni_Dall%27Orto,_Nov_10_2009.jpg

 


Coupe en poterie noire « coquille d'oeuf » de la phase tardive de la culture de Longshan (vers 2600 à 2000 AEC)

 

Source de l'image :
https://catherine
-white.tumblr.com
/post/4287846967
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-the-history-of

 

 

À cette deuxième étape s'amplifient les effets observés à la première, c'est-à-dire la combinaison de l'affirmation de centres visuels attirant l'attention de l'esprit avec des effets de liaison entre ces différents centres. Une façon parmi d'autres de rendre compte d'une plus grande vigueur de telles affirmations visuelles consiste à ne plus seulement lier les spirales les unes aux autres en bandes linéaires, mais à les répandre simultanément dans plusieurs directions d'un plan qu'elles occupent dès lors complètement, ainsi qu'il en va pour ces motifs de spirales martelées que l'on trouve à Mycènes, sur une tasse en or datant approximativement de 1550 à 1500 AEC. Outre qu'elles se raccordent entre elles selon plusieurs directions simultanées, on peut aussi en dire qu'elles sont plus serrées les unes contre les autres que sur le vase de Crète analysé à l'étape précédente, et qu'elles sont aussi dessinées de façon plus limpide, c'est-à-dire débarrassées des formes annexes qui encombraient les spirales de ce vase crétois.

 

Pour la Chine, l'exemple que l'on envisage est un vase que l'on doit à la phase tardive de la culture de Longshan, laquelle correspond approximativement à la période qui va de 2600 à 2000 AEC. Il s'agit d'une poterie à pâte noire fine et lustrée caractéristique de cette culture, dite « coquille d'œuf » du fait de son extrême minceur permise par l'utilisation de tours de potier. Comme beaucoup de poteries noires de cette culture, celle-ci se caractérise par l'accumulation l'une sur l'autre de formes très différentes, s'ajoutant les unes à la suite des autres et reliées ensemble par une fine tige, une tige qui est ici spécialement fine et haute.

La tige qui relie les différentes formes joue bien évidemment le rôle de lien, de raccordement, tandis que ces formes, par leurs différences et par leur isolement les unes des autres, attirent séparément l'attention de notre esprit. Puisqu'il s'agit de volumes, il s'agit de masses matérielles, et c'est donc encore une fois sur des effets de masses matérielles que s'appuient les effets qui attirent l'attention de l'esprit. Quant aux tiges linéaires, elles correspondent à des trajets abstraits propres aux faits de l'esprit, mais on remarque aussi, spécialement pour la tige du haut, que cet aspect linéaire n'est pas immédiatement acquis et que la tige doit d'abord se séparer progressivement du volume matériel situé en partie médiane. Comme à l'étape précédente, en Chine les effets propres à l'esprit doivent se séparer des effets de matière lorsqu'ils veulent s'affirmer.

 

 

 


Partie gauche du bloc de la Chapelle rouge d'Hatchepsout : Thoutmôsis III précédé de Hatchepsout

 

Source de l'images: https://www.alamy.com/relief-from-the-red-chapel-of-hatshepsut-which-was-demolished-by-her-image66782573.html

 

 

D'Égypte pharaonique, la partie gauche d'un relief incisé réalisé sur un bloc de calcaire dans la Chapelle rouge de la Reine Hatchepsout. Elle représente la reine suivie par son successeur Thoutmôsis III dont elle assurait la régence.

La représentation sculptée d'un corps mélange nécessairement un aspect matériel et des détails de formes que notre esprit s'attache à découvrir. L'utilisation d'un relief incisé en creux a l'avantage de donner une certaine autonomie à l'aspect matériel puisque la découpe du contour s'affirme spécifiquement comme un creusement matériel de la surface de la pierre. En enfermant les corps des personnages à l'intérieur de niches bien séparées on ne laisse aucune possibilité de les ressentir regroupés dans un même espace continu qui serait peuplé d'êtres dotés d'un esprit. Par un autre aspect toutefois, c'est-à-dire si l'on oublie ce qui est représenté à l'intérieur de ces silhouettes, on peut les lire en même temps que les hiéroglyphes incisés tout autour d'eux. Dans cette optique, du fait des écarts assez réguliers laissés entre les personnages et les bandes de hiéroglyphes, on peut percevoir que l'ensemble forme un groupe homogène de figures matériellement incisées en creux dont les personnages ne constituent qu'une partie. Lus de cette façon, les effets de creusement matériel, séparés et additionnés les uns à côté des autres, font donc aussi quelque effet de groupe, un groupe dont les éléments parfaitement séparés les uns des autres sont reliés entre eux par la surface matérielle continue de la pierre. Effets d'affirmations individuelles des faits de matière, et effets de liens entre eux permis par la continuité matérielle de la surface de la pierre, on retrouve bien ici les deux types d'effets que l'on doit s'attendre à voir dans une filière de civilisation qui prépare l'accession de la notion de matière au statut de notion globale.

 

 

Étape C0-13 – Soit la notion d'esprit, soit celle de matière, se sépare franchement de l'autre :

 

 


 

Ci-dessus : rasoir scandinave en bronze avec dessin ciselé de navire (vers 1000 à 700 AEC)

 

Source de l'image : Les Aventuriers du Nord, éditions Time-Life (1974)

 

À droite : Culture d'Erlitou, tête de renard en bronze et turquoise (vers 1700 à 1500 AEC)

Source de l'image : L'art de la Chine, éditions Citadelles & Mazenod (1997)

 


 

 

Pour ce qui concerne l'Occident et la Chine, la troisième étape correspond à une évolution plus radicale que celle qui s'était produite entre les deux premières et qui ne correspondait qu'à un approfondissement et à une généralisation des effets d'émergences et de liens concernant les aspects de l'esprit. Le rassemblement désormais plus affirmé des aspects qui relèvent de l'esprit ne supporte plus d'être entravé par les liens qui les rattachent aux aspects relevant de la matière, et en conséquence les deux notions vont brusquement se séparer. Il ne peut s'agir d'une séparation complète, les deux notions vont rester attachées l'une à l'autre, mais elle sera suffisante pour que les expressions artistiques montrent l'écartement des deux notions en deux pôles franchement distincts, et cette séparation permettra aux aspects relevant de l'esprit de s'affranchir suffisamment de leurs attaches aux aspects matériels pour que, à l'étape suivante, les aspects qui relèvent de l'esprit puissent s'affirmer en notion globale sans ne plus être encombrés du tout par leurs relations aux aspects matériels qui n'auront pas subi la même mutation.

Ce rasoir scandinave de l'Âge du bronze final est particulièrement éloquent à cet égard : d'un côté, la large surface du rasoir qui fait valoir l'aspect matériel de sa surface, de l'autre un appendice en forme de spirale qui se sépare complètement de cette surface matérielle et qui attire spécialement l'attention de notre esprit par l'affirmation de son enroulement.

Ciselé à la surface du rasoir, un dessin de navire rejoue cet effet de séparation d'une autre façon : de l'étagement vertical de lignes horizontales qui forment globalement un entassement matériel compact, se séparent en plusieurs endroits des formes en spirales plus ou moins prononcées dont certaines se tortillent pour figurer une proue de navire en forme de tête de dragon. Ces émergences qui spiralent et qui se tortillent sont autant d'affirmations visuelles qui attirent l'attention de notre esprit, et si elles le font indépendamment les unes des autres, elles le font toujours en se séparant clairement des entassements matériels horizontaux dont elles émergent.

 

Sur le site d'Erlitou (environ 1800 à 1500 AEC), dans le centre/ouest de la Chine, ont été retrouvées les réalisations en bronze les plus anciennes actuellement connues pour ce pays. De cette culture d'Erlitou, une broche en tête de renard dont la surface pavée d'éclats de turquoises est recoupée par des dessins linéaires en bronze. La surface matérielle en turquoise et les dessins en bronze dont les boucles captivent notre esprit jouent des rôles parfaitement distincts tout autant que complémentaires : l'une remplit exactement les circonvolutions des autres tandis que l'aspect linéaire de ces circonvolutions en bronze qu'on lit nécessairement en les suivant des yeux, et donc avec toute l'attention de notre esprit, tranche avec une parfaite netteté sur le remplissage en turquoise de la matière et se trouve ainsi valorisé. On retrouve le principe qui veut que, dans la civilisation chinoise de cette époque, les effets qui relèvent de l'esprit doivent se détacher des effets qui relèvent de la matière, car cette tête de renard implique d'emblée que les deux notions forment un couple de notions complémentaires imbriquées l'une avec l'autre, et il faut garder les yeux collés à la surface matérielle de la turquoise pour voir les courbes linéaires en bronze s'en détacher visuellement, pour suivre leurs circonvolutions, pour lire le rythme des boucles plus ou moins prononcées qui s'affirment ici ou là, et pour visualiser les deux billes qui sortent de la surface pour correspondre aux yeux de l'animal.

 

 


Tombe de Menna à Thèbes : Menna chasse et pêche dans les marais (vers 1390 AEC)

 

Source de l'image : https://osirisnet.net/tombes/nobles/menna69/menna_08.htm

 

En Égypte pharaonique, cette fois c'est la matérialité qui va se détacher brusquement des contraintes que voudrait lui imposer la logique de l'esprit, ce que l'on va observer dans cette scène de chasse et de pêche dans la tombe de Menna, à Thèbes, qui date approximativement de 1390 AEC.

Menna était un haut fonctionnaire, une sorte de scribe du cadastre. Sur la partie gauche de la scène il est représenté sur un bateau, tenant dans sa main gauche deux aigrettes servant d'appeaux et dans sa main droite un boomerang. Sur le bateau, immédiatement derrière lui, son épouse, sous ses jambes l'une de ses filles, devant lui, l'un de ses fils, et l'on trouve aussi deux jeunes filles dont on ignore le rôle exact, l'une à l'arrière du bateau, l'autre sur un sol représenté au-dessus du bateau. Sur la partie droite de la scène, Menna harponne simultanément deux poissons. Dans la même configuration que pour la scène chasse, on trouve également sur son bateau son épouse, l'une de ses filles et l'un de ses fils. Au centre, un fourré de papyrus surmonté par deux nids d'oiseaux, lesquels s'envolent, certains frappés par un boomerang. En bas, l'eau du marais grouillant de poissons et d'oiseaux parmi les fleurs de lotus et les nénuphars flottant à sa surface, et même un crocodile en partie centrale.

Il s'agit de scènes « naturalistes » relatant l'occupation du défunt après sa mort, comme on en trouve beaucoup dans les tombes des dignitaires de cette époque pour relater des activités très quotidiennes, telles que les récoltes, la préparation des repas, les festivités, etc. Ce type de scène a aussi une fonction symbolique, utile à la régénération du défunt parmi les morts. Ainsi, les filles de Menna sont spécialement représentées car elles sont censées stimuler son désir de relations sexuelles à fins de procréation, et les deux poissons qu'il pêche sont destinés à lui permettre de récupérer son « âme d'hier et de demain ».

Dans les sculptures et gravures sur pierre des étapes précédentes, le rôle tenu par la matière pouvait aussi bien correspondre au corps matériel des personnages qu'au matériau pierre qui était sculpté ou gravé. Ici, la matérialité de la peinture en tant que telle est négligeable, et l'on peut donc considérer que les aspects matériels correspondent en totalité à la matérialité des corps des personnages et des animaux représentés, ainsi qu'à celle des végétaux et de l'eau. Cela admis, deux caractéristiques doivent être prises en compte, d'une part qu'il s'agit d'une scène à caractère très global, c'est-à-dire qui représente des personnages avec tout leur environnement, et d'autre part qu'il s'agit d'une représentation totalement irréaliste pour notre esprit :

 - son caractère global tranche avec les représentations des étapes précédentes où les personnages n'étaient pas intégrés de façon « réaliste » à leur environnement, et cette volonté d'inclure le corps des personnages dans une scène matérielle globale est évidemment liée au but fondamental de cette période qui est de regrouper en unité tous les aspects qui relèvent de la matérialité ;

 - la scène est totalement irréaliste, d'abord parce que deux moments nécessairement décalés, celui de Menna chassant et celui de Menna pêchant, sont représentés dans une même scène, et il est également tout à fait anormal d'aller à la chasse ou à la pêche en habit d'apparat, avec son plus beau collier et ses plus beaux bijoux. Les échelles de représentation des personnages sont incompatibles : Menna est beaucoup trop grand par rapport à la taille de son épouse et de ses enfants, et même par rapport à la taille de son bateau. Le sol artificiel qui porte la jeune fille en haut à gauche de la scène est, précisément, artificiel, puisqu'il n'a aucun rapport logique avec le niveau de l'eau du marais sur laquelle flotte l'embarcation. La représentation de l'eau du marais est elle-même très contradictoire : les poissons sont vus de profil de telle sorte que l'on peut croire qu'il s'agit d'une vue en coupe verticale sur l'eau du marais, mais cela est contredit par le dessin des vagues qui disent qu'il s'agit d'une vue de dessus et par l'échelonnement des oiseaux et des plantes qui suggèrent plutôt une vue axonométrique, tandis que la bosse que fait « la montagne d'eau » entourant les deux poissons pêchés est inadaptée pour une vue en coupe de l'eau du marais. Enfin, le fait que ces deux poissons soient harponnés ensemble est illogique, dès lors qu'il s'agit, pour l'un d'un tilapia qui vit dans les eaux peu profondes des berges, pour l'autre d'une perche du Nil qui vit dans les profondeurs du lit du fleuve.

Bref, pour résumer toutes ces anomalies, à la 3e étape on constate encore une fois que les aspects qui relèvent de la matière, pour se regrouper dans une représentation d'ensemble, doivent s'affranchir fortement de la logique et de la vraisemblance des relations à laquelle s'attend notre esprit, c'est-à-dire qu'ils doivent se séparer suffisamment des aspects qui impliquent l'esprit. Le caractère de « scène d'ensemble réaliste » de cette scène de chasse et de pêche est un élément qui aggrave le divorce entre matérialité et logique, car aux étapes précédentes on avait déjà vu des incohérences criantes, mais il ne s'agissait que de représentations purement symboliques de personnages divinisés sans aucune volonté de représenter une scène réelle.

 

 

Étape C0-14 – La notion d'esprit, ou celle de matière, s'érige finalement en notion globalisant tous ses aspects :

 

 



 

À gauche : Centaure de Lefkandi, Grèce (vers 900 AEC)

Source de l'image : https://www.esag.swiss/eretria/museum/

 

Ci-dessus : Estampage de deux exemples de dragons kui affrontés en masque de taotie des phases tardives de la civilisation d'Erligang

(Initiation aux Bronzes Archaïques Chinois de Christian Deydier 2016)

 

À droite : vase en bronze de type Ding  de la civilisation d'Erligang (vers 1400 AEC)

Source de l'image : https://www.slideshare.net/arilevine/bronze-age-archaeology-in-china

 


 

 

 

En Grèce, cette dernière étape de la troisième période correspond au style que l'on dit « protogéométrique », un style qui se caractérise par la répétition de figures géométriques, pour la plupart dessinées sur des coupes et sur des vases. Il s'agit parfois de quadrillages réguliers, mais le plus souvent de ronds et de demi-ronds concentriques réalisés au compas et au pinceau à pointes multiples. Toutes ces formes dégagent un effet de rigueur géométrique, partiellement attribuable à l'utilisation de figures difficiles à tracer telles que des encastrements réguliers de fins tracés ronds, si bien que l'on ne peut s'empêcher d'attribuer un tel effet à la volonté d'un esprit humain qui a pensé ces formes et qui les a soigneusement exécutées pour qu'elles apparaissent parfaitement régulières.

Plutôt que ces coupes et ces vases, nous allons prendre l'exemple du Centaure de Lefkandi qui est la plus ancienne sculpture grecque connue représentant un centaure. La séparation entre les aspects matériels et les aspects qui relèvent de l'esprit y est d'emblée clairement établie dès lors qu'il est possible de considérer qu'il s'agit de la représentation du corps matériel d'un centaure. Or, qu'est-ce qu'un centaure ? C'est un être dont le corps est mi-animal/mi-humain, c'est-à-dire l'addition d'aspects matériels incompatibles qui ne font globalement rien de véritablement viable. Et c'est sur cette matière dont les diverses parties sont incompatibles entre elles que viennent s'appliquer des frises géométriques dont la régularité résulte manifestement de la volonté de l'esprit de l'artiste, car le pelage des animaux ou le poil des humains ne présente jamais ce type de graphisme strictement géométrique et régulier. Cette régularité géométrique systématique du dessin de ces frises et la généralisation de ce style sur toute la surface du centaure signalent que les aspects qui relèvent de l'esprit ont trouvé le moyen de faire valoir leur unité à l'échelle globale de la sculpture, même si des différences dans son expression se marquent d'un endroit à l'autre, ici se manifestant par une alternance régulière de triangles clairs et de triangles foncés, là par un effet de grille uniforme, ailleurs encore par une succession de bandes aux couleurs alternées ou par la transition rectiligne entre une surface claire et une surface foncée, etc. Bref, la variété des dessins géométriques ajoutés sur le corps du centaure nous montre qu'à cette étape la notion d'esprit commence à apparaître comme une notion globale, c'est-à-dire capable d'intégrer des aspects très différents dans une même notion, ici dans un même style.

À noter que cette lecture est possible parce que, dans la civilisation occidentale de l'époque, les notions de matière et d'esprit sont d'emblée bien distinctes, et donc que notre esprit, parfaitement détaché de l'aspect matériel de ces figures géométriques, peut les considérer à distance et entièrement depuis leur extérieur. Comme on va le voir à nouveau, cela ne valait pas pour la Chine de l'époque où la notion d'esprit était d'emblée placée en couple avec celle de matière, ce qui impliquait de faire un réel effort visuel pour séparer les aspects qui relèvent de l'esprit de leur support matériel, alors que seulement prendre du recul, comme il en allait en Occident, n'impliquait aucun effort particulier de séparation visuelle.

 

La phase finale de la culture d'Erligang correspond approximativement au XIVe siècle AEC. Dans l'exemple que l'on envisage, on a affaire à deux dragons dits « kui » qui sont ici de profil, leurs têtes se rencontrant en allant en sens inverses, ce qui permet de lire qu'elles forment ensemble un « masque de taotie » vu de face. À cette époque, un taotie était considéré comme un monstre glouton dont la gloutonnerie avait été jusqu'à causer la perte de sa mâchoire inférieure, raison pour laquelle son visage n'est représenté que par sa mâchoire supérieure, complétée de ses yeux et des boucles de sa toison ou de ses écailles. En général, comme c'est donc le cas ici, le motif formé de deux dragons affrontés vus de profil que l'on peut aussi interpréter comme un masque de taotie vu de face est répété plusieurs fois afin de former une bande qui entoure tout le vase.

Sur ce motif, l'affirmation des bandes horizontales fait contraste à des effets de boucles dominés par la lecture des deux yeux en relief dont la position est bien affirmée. Outre ce contraste d'effets purement plastiques, cette configuration correspond à la combinaison de trois représentations incompatibles entre elles : on a dit qu'il s'agissait de deux dragons affrontés, qu'il faut probablement voir plutôt comme un seul dragon en profil gauche et en profil droit, et qu'il s'agit aussi d'un masque vu de face qui utilise les mêmes formes que celles des vues de profil, or il est normalement impossible de voir en même temps quelque chose de face et de profil, d'autant plus s'il s'agit de deux profils opposés. En plus du contraste d'effets visuels ce type de décoration rend donc possible une lecture d'un autre type puisque l'on a ici trois représentations de l'apparence matérielle de monstres mythologiques qui sont incompatibles dès lors qu'il n'est pas normalement possible de les voir en même temps, mais notre esprit est inévitablement attiré par la lecture groupée de ces deux yeux en relief qui transcende la lecture de chaque dragon vu de profil de telle sorte que l'apparence matérielle des dragons affrontés fait ressortir l'apparence d'un masque vu de face. Ce masque est ainsi le pur produit d'une suggestion de lecture produite par notre esprit, une lecture dans laquelle le corps, les pattes et la queue des dragons peuvent être lus comme des prolongements latéraux de la figure du taotie, par exemple ses oreilles, ou les boucles de sa toison.

Encore une fois, on retrouve donc le contraste entre des aspects matériels incompatibles entre eux et des effets produits par notre esprit correspondant à des formes qui restent liées à la matérialité représentée mais qui, simultanément, peuvent aussi faire émerger une unité plus haute qui les rassemble globalement, un rassemblement qui est ici le masque de taotie. Et pour se faire percevoir, puisqu'on est en Chine où la matière et l'esprit sont associés en couple, cette figure d'un visage de face lue par notre esprit doit s'extraire de la lecture de l'apparence matérielle des deux dragons vus de profil.

 

 

 


Akhenaton et Néfertiti sous le Soleil Aton, autel domestique provenant d'une habitation de Tell el Amar (vers 1340 AEC)

 

Source de l'image : https://commons.wikimedia.org
/wiki/File:Akhenaten,_Nefertiri_and_three_daughers_beneath_the_Aten_-
_Neues_Museum_-_Berlin_-_Germany_2017_(cropped).jpg?uselang=fr

 

 

En Égypte, le début de la dernière étape de la 3e période correspond au règne du pharaon Akhenaton, c'est-à-dire à l’événement considérable qu'a été l'éphémère introduction d'un monothéisme rompant avec le polythéisme usuel de l'Égypte pharaonique. C'est le soleil, Aton, qui a été promu Dieu unique, ce que l'on peut mettre en rapport avec ce qui se passe à cette étape où les aspects matériels acquièrent une dimension globale, unitaire, puisque c'est précisément une réalité très matérielle, le soleil, lequel se repère à des aspects matériels de lumière et de chaleur, qui acquiert le statut d'unificateur de tous les aspects de la vie sur terre. Plus précisément, le pharaon Akhenaton a déclaré que lui et sa famille étaient les incarnations du dieu-soleil, ce qui explique que l'on a retrouvé dans les décombres des maisons de la ville d'Armana des autels domestiques liés au culte de sa famille, tel celui que nous examinons qui a été réalisé vers 1340 AEC.

Comme il s'agit d'un relief incisé en creux, les deux personnages principaux sont enfoncés dans leur creux individuel et ils ne participent pas du même espace, ou, si l'on veut, l'air ne circule pas entre eux, même s'ils appartiennent à la même scène et qu'ils sont visiblement assis l'un en face de l'autre. L'organisation globale de la scène fait clairement apparaître que le soleil en est le centre dynamique, Akhenaton, son épouse Néfertiti et leurs enfants apparaissant comme autant de parties subordonnées à ce centre tandis que des rayons solaires terminés par des mains matérialisent l'emprise universelle du soleil sur tous les corps matériels terrestres. On a là les caractéristiques propres à la dernière étape de la 3e période dans la filière égyptienne : d'une part tous les aspects, qu'ils soient matériels ou qu'ils relèvent de l'esprit, s'affirment indépendants les uns des autres, ce qui correspond ici à l'isolement entre eux des personnages dotés d'un esprit, chacun au fond de son trou, et qui correspond aussi aux échelles de représentations incompatibles entre les personnages adultes et les enfants, mais d'autre part et simultanément, tous les aspects matériels de cette scène entrent dans une relation globale dans laquelle chacun est en même temps une partie d'une unité plus grande, ce qui correspond ici à l'incorporation du corps matériel des différents personnages dans l'effet d'unité provenant du soleil et de son rayonnement.

L'incohérence pour notre esprit de l'échelle des personnages, avec des enfants au corps d'adulte mais de la taille d'un nouveau-né, implique que pour l'esprit il n'y a pas ici une scène globale cohérente. Le style des volumes sculptés nous confirme d'ailleurs que c'est bien l'aspect matériel du corps des personnages qui est concerné par cette incorporation dans une unité globale : par comparaison aux personnages du bloc sculpté dans la Chapelle rouge de la Reine Hatchepsout, raides, presque plats, enfoncés dans leur creux et au corps global difficilement lisible du fait des déformations excessives qu'imposait la vue de face de leur torse jointe à la vue de profil de leurs jambes et de leur tête, les personnages que l'on a ici disposent presque d'un volume en trois dimensions, ils sont d'un naturalisme souple, très détaillé, sans que l'on ressente la moindre torsion gênante dans leur corps. Que l'on regarde, par exemple, les ondulations du biceps droit du pharaon ou du poignet droit de Néfertiti, ou la souplesse avec laquelle pendent les jambes de l'enfant soutenu par son père, celle de l'enfant sur les genoux de sa mère, celle des bras de deux enfants portés par Néfertiti, le détail des rides en bas du torse d’Akhenaton, le détail des parties saillantes de son cou, tout cela correspond à un style assez naturaliste. Ce style est d'ailleurs caractéristique de toutes les sculptures de cette époque, la représentation de traits particuliers de l'anatomie d’Akhenaton étant systématiquement préférée à une représentation non réaliste et purement conventionnelle. Et l'on peut ajouter que les replis des vêtements donnent l'occasion d'ouvrir un grand trou au-dessus de la cuisse du pharaon et devant les jambes de son épouse, ce qui fait que leur corps n'est pas complètement prisonnier à l'intérieur de la silhouette creusée dans la pierre, au point même que l'on pourrait croire qu'ils peuvent bouger un peu à l'intérieur du creux qui leur est assigné. Bien qu'ils soient à l'intérieur de trous séparés les uns des autres, les corps des personnages s'affirment donc comme des unités globales pleinement viables et évoluant dans un espace 3D grâce à leurs corps traités en relief, une particularité et un espace qu'ils partagent avec le soleil qui darde ses rayons vers eux et qui les réunit. Cet espace 3D englobe dans une même unité globale tous les corps matériels des personnages malgré leur situation dans des alvéoles parfaitement séparées, et cette unité dans un espace 3D commun est d'autant plus visible qu'elle fait un brutal contraste avec la surface plane de la pierre sur laquelle sont gravés en léger relief les hiéroglyphes destinés à l'esprit du spectateur.

On vient de décrire là l'essence de la dernière étape de la 3e période dans une filière de civilisation où la matérialité acquiert le statut de notion globale tout en continuant à se concevoir au cas par cas en autant de situations séparées puisque l'on est toujours dans la 3e période, mais à cette dernière étape elle est désormais préparée à être conçue pleinement et uniquement en tant que notion globale dès le démarrage de la période suivante.

 

(dernière version de ce texte : 29 janvier 2023) - Suite : 4e période