Christian RICORDEAU

 

8e période de l'histoire de l'art

- artistes né(e)s entre 1866 et 1957 -

 

 

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Pour cette 8e période, comme pour la précédente, on se contentera de suivre la filière occidentale. À l'issue de la période précédente, tout en restant liées l'une à l'autre, les deux notions s'étaient détachées l'une de l'autre pour obtenir un maximum d'autonomie relative, ce que l'on avait schématisé de la façon suivante :

 


 

 

Leur autonomie l'une par rapport à l'autre s'achemine maintenant vers son stade ultime puisqu'elles vont se séparer complètement l'une de l'autre, ainsi que le schématise le croquis suivant qui vaut pour le point terminal de la 8e période et qui sera donc la base du fonctionnement de la 9e période :

 


 

 

Si elles pourront ainsi se détacher complètement l'une de l'autre, devenir complètement à l'extérieur l'une de l'autre, c'est, comme le montre ce dernier croquis, qu'elles vont s'enrouler l'une dans l'autre et l'une à côté de l'autre, et cela de telle façon que chacune devienne le parfait complément de l'autre, au point que l'on pourra désormais dire que si c'est purement un fait de matière, cela ne peut pas être un fait de l'esprit, et que si cela résulte d'une intervention de l'esprit, cela ne peut pas être un fait de matière. On voit qu'une telle situation réalise le bouclage final de la confrontation entre la notion de matière et la notion d'esprit, puisque leur relation ne peut pas aller plus loin, qu'elle ne peut pas être davantage éclaircie.

La différence entre matière et esprit n'est pas une donnée qui va de soi mais qui a été construite par des dizaines de millénaires d'expérience humaine. Ainsi, s'il est courant aujourd'hui de dire, par exemple, qu'un OGM (Organisme Génétiquement Modifié) n'est pas un produit naturel mais un produit artificiel parce qu'il résulte de l'intervention de l'esprit humain, cela n'est qu'une convention puisque les atomes et les molécules qui composent cet OGM sont entièrement naturels et fonctionnement entre eux selon les mêmes règles que celles qui régissent le fonctionnement des atomes et des molécules sur lesquels aucune intervention humaine n'est intervenue. On pourrait donc aussi bien dire qu'un OGM est un produit naturel puisqu'il est fait d'atomes et de molécules naturels agencés par l'esprit d'humains qui sont eux-mêmes des êtres naturels formés d'atomes et de molécules naturels. Il est donc aussi vrai de dire qu'un OGM est un produit artificiel que de dire qu'il est un produit naturel, mais l'expérience de dizaines de millénaires d'expérience humaine nous a appris qu'il est plus efficace de dire qu'il s'agit d'un produit artificiel qui résulte de l'activité d'esprits humains, car c'est ainsi que l'on peut le plus commodément organiser notre compréhension du monde et de son fonctionnement.

 

La période qui va voir s'accomplir le bouclage final du cycle matière/esprit dans la compréhension du monde par l'espèce humaine a nécessairement une certaine complexité puisqu'elle consiste, comme le montre la confrontation des deux schémas que l'on a précédemment donnés, à transformer le lien entre deux notions complètement libres l'une par rapport à l'autre à l'exception de ce lien, en l'enroulement l'une dans l'autre, donc nécessairement contraint, de deux notions désormais complètement détachées l'une de l'autre. Comme ce bouleversement topologique ne dispose que de cinq étapes distinctes pour se réaliser, pour le comprendre il va être nécessaire de pouvoir décrire, à chaque étape, le nouvel état de la relation topologique entre les deux notions.

À chaque étape on décrira donc cet état, mais dès maintenant on peut le décrire à sa dernière étape en s'appuyant sur le schéma de la situation ultime que l'on a donné plus haut. Comme on l'a déjà suggéré, ce schéma révèle deux aspects de cette situation ultime :

         d'une part, les notions de matière et d'esprit y sont reliées l'une à l'autre puisque serrées en couple l'une contre l'autre, cela tout en étant complètement détachées l'une de l'autre à l'intérieur de ce couple. Pour résumer cette situation, on dira qu'elles sont reliées/détachées ;

         d'autre part, leur aspect complémentaire implique qu'elles se moulent réellement l'une contre l'autre, et qu'elles soient donc à la fois à l'extérieur l'une de l'autre et invaginées à l'intérieur l'une de l'autre. Pour résumer cette situation, on dira qu'elles sont mutuellement intérieures/extérieures.

Au choix, on peut dire que ces deux aspects de relié/détaché et d'intérieur/extérieur correspondent à des descriptions topologiques entre les deux notions ou à des effets plastiques produits par l'artiste à l'occasion de la rencontre, dans son œuvre, d'effets de matière et d'effets de l'esprit. Il y a des liens entre ces deux relations topologiques puisque c'est parce que les deux notions sont détachées l'une de l'autre qu'elles sont à l'extérieur l'une de l'autre, ou réciproquement, et c'est parce qu'elles sont reliées en couple qu'elles peuvent s'invaginer l'une dans l'autre. Toutefois, pour décrire l'entièreté de la situation à la dernière étape, il a fallu évoquer séparément les deux relations topologiques, et il en ira de même à chaque étape. En fait, l'évolution de la situation au cours des cinq étapes de la 8e période se fera selon deux filières distinctes, l'une qui conduira à la situation reliée/détachée, l'autre qui conduira à la situation intérieure/extérieure. Non pas qu'il se produira à chaque étape deux types de transformation différents, mais parce que chacune des deux filières reviendra a regarder la transformation de la relation entre matière et esprit sous deux angles différents, un angle qui reviendra à regarder cette relation depuis l'extérieur, comme à distance, et un angle qui reviendra à ressentir depuis son intérieur comme elle se transforme.

La filière qui correspond à la vue depuis l'extérieur est celle qui aboutira à la situation de relié/détaché, car il faut effectivement être à distance de cette relation pour constater que les deux notions sont reliées l'une à l'autre à l'intérieur d'un couple bien qu'elles soient complètement détachées l'une de l'autre, et la filière qui correspond à la perception interne est celle qui aboutira à la situation intérieure/extérieure, car il faut être à l'intérieur même de l'une des deux notions pour s'apercevoir que l'on est à l'intérieur de l'autre mais que jamais on ne la rencontrera, et donc que l'on est aussi entièrement à son extérieur.

On ne va pas ici justifier la succession des topologies/effets plastiques qui conduira d'étape en étape, soit vers le relié/détaché dans une filière, soit vers l'intérieur/extérieur dans l'autre. Il suffit de savoir qu'à chaque étape l'effet plastique devient un cran plus énergétique que celui de l'étape précédente. Pour davantage de justification sur la force croissante des effets plastiques considérés, on pourra se rapporter aux explications sur l'analogie entre ces effets et des phénomènes physiques de plus en plus énergiques qui se trouvent à l'adresse : http://www.quatuor.org/art_theorie_11.htm.

 

Pour aller à l'essentiel, on n'évoquera qu'un seul effet plastique, ou si l'on veut qu'une seule relation topologique, dans chacune des œuvres retenues, mais en réalité cet effet se marie à plusieurs autres qui sont seulement traités dans la présentation détaillée de l'évolution de cette 8e période, laquelle est présentée dans le chapitre 9 du tome 2 de l'Essai sur l'art, et on y trouvera aussi des développements complémentaires au chapitre 10 du tome 2.

Il doit être entendu que les fourchettes mentionnées pour les dates de naissance des artistes ne sont pas à prendre comme des limites strictes, mais seulement comme des approximations, d'autant que le chevauchement de ces fourchettes devient de plus en plus important au fil des étapes.

 

Justification de l'absence d'images : certaines images sont remplacées par un lien permettant d'y accéder à l'extérieur du site, cela afin de ne pas avoir à régler de droits d'auteur qui me seraient réclamés par l'adagp malgré le caractère non commercial de ce site et le fait que ces images correspondent, à mon avis, au caractère de courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique et scientifique du texte auquel elles sont ici incorporées, tel que prévu par l'article 41 de la loi du 11 mars 1957 sur le droit d'auteurs.

Si un auteur non représenté par l'adgp ou l'un de ses ayants droit estime que la représentation que je fais de son œuvre mérite une rétribution, il suffira de me l'indiquer afin que je procède de la même façon en remplaçant sa reproduction par un lien.

 

 

 

1- Le bouclage du cycle matière/esprit,

en peinture et en sculpture

 

 

 

Étape D0-31 – Artistes né(e)s entre 1866 et 1915 :

 

On commence par des exemples de la filière où les deux notions sont envisagées depuis leur extérieur, une filière qui les verra se relier/détacher à la dernière étape et qui, à la première, depuis ce point de vue extérieur, sont dans le même type de relation reliée/détachée mais en moins mature.

 

Au départ de cette filière les deux notions sont déjà dans une relation reliée/détachées comme elles le seront à la dernière étape, mais cette relation est beaucoup moins puissante puisqu'elles ne sont encore que partiellement détachées l'une de l'autre. Très normalement en fait, cette situation résulte directement de la fin de la période précédente et peut être schématisée avec le croquis décrivant la fin de la 7e période que l'on a rappelé en tout début de l'introduction ci-dessus : sur ce croquis les deux notions sont localement attachées l'une à l'autre, et donc reliées l'une à l'autre, tandis que sur une large partie de leur surface elles sont détachées l'une de l'autre. On voit que c'est là une version que l'on peut dire faible de la relation relié/détaché, mais c'est déjà du relié/détaché.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Edward Hopper, Chambres au bord de la mer (1951)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.edwardhopper.net/rooms-by-the-sea.jsp

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Du peintre américain Edward Hopper (1882-1967), « Chambres au bord de la mer », daté de 1951. Deux choses frappent d'emblée : d'une part la violence avec laquelle la luminosité des surfaces ensoleillées tranche sur l'ombre des murs et du sol, d'autre part la proximité directe entre la surface de l'eau et l'intérieur du logement. Notre intelligence de la scène nous permet de savoir, et donc de lire, que les surfaces brillamment ensoleillées sont parfaitement reliées avec les surfaces ombrées puisqu'elles se prolongent sur les mêmes parois, mais leur différence de luminosité n'en détache pas moins visuellement les surfaces ensoleillées des surfaces laissées dans l'ombre. Notre esprit nous dit donc que c'est relié en continu, tandis que la matière lumineuse que nous percevons nous dit que c'est détaché.

De la même façon, mais cette fois en sens inverse, nous lisons la surface de la mer comme si elle continuait la surface du plancher à travers sa porte ouverte, car c'est ce que montre le tableau et que suggère la continuité de la luminosité entre les deux surfaces, mais nous savons que cela ne peut pas être ainsi, nous savons que la surface de la mer est nécessairement détachée de la surface intérieure du bâtiment. Même si, d'ailleurs, nous ne comprenons pas bien comment cela peut être, sans doute à l'occasion d'un escalier qui démarre devant la porte mais dont les marches nous sont cachées à cause de l'angle de vue adopté. Cette fois, c'est donc la perception de la matière qui semble nous dire que c'est relié en continu entre l'intérieur et l'extérieur, et c'est notre esprit qui nous dit que cela n'est pas possible, que c'est donc détaché.

Différentes taches lumineuses attirent également notre attention, celle du premier plan mais aussi celle qui se découpe sur le mur du fond de la pièce voisine, celle qui barre la moquette verte de cette même pièce et les traits de lumière qui éblouissent le dossier et le coussin de la banquette : inévitablement nous avons tendance à regrouper visuellement toutes ces surfaces lumineuses séparées du fait qu'elles ont en commun de trancher sur les surfaces sombres du reste du tableau, or, les regrouper, c'est les relier dans notre vision alors qu'elles sont bien séparées, c'est-à-dire bien détachées les unes des autres. Encore donc un effet de relié/détaché.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : René Magritte, La Condition Humaine (1933)

Elle est en principe accessible à l'adresse  https://www.pinterest.co.uk/pin/524387950341701806/

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Maintenant le tableau de 1993 du peintre belge René Magritte (1898- 1967) qu'il a intitulé « La Condition Humaine ». Du fait de la continuité visuelle qui existe entre le paysage peint sur la toile et le paysage réel ces deux paysages sont reliés en continu, mais la tranche blanche du tableau et les petits filets gris qui soulignent son dessus et son dessous coupent cette continuité, détachent l'une de l'autre deux portions de paysage. C'est la matérialité de la présence de cette tranche blanche verticale et des filets gris horizontaux qui réalise les coupures, et c'est notre esprit qui, malgré ces coupures, est capable de lire une continuité entre les deux parties du paysage.

Ce qui est peint sur le tableau est évidemment lié à ce qui se passe dans le lointain puisque le tableau représente un paysage exactement identique à celui du lointain, mais le paysage du tableau est complètement détaché du paysage extérieur puisqu'il est à l'intérieur d'une pièce ainsi que le montrent la position des pieds du chevalet qui le porte et le masque que fait le tableau sur le rideau de gauche. C'est la matérialité de la scène globale qui fait que le tableau est en un lieu intérieur bien coupé de l'extérieur, et c'est notre esprit qui, malgré l'indépendance du lieu où se trouve le tableau ne peut s'empêcher de repérer que la vue qui y est peinte est liée à l'aspect du paysage réel que l'on voit à l'extérieur de la fenêtre.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Alexander Calder, Maripose (mobile de 1960)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.pinterest.ca/pin/121526889933168530/

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Une sculpture maintenant, ou du moins quelque chose qui s'y apparente puisqu'il s'agit d'une oeuvre en trois dimensions : le mobile « Maripose » réalisé en 1960 par l'américain Alexander Calder (1898-1976). Ses morceaux de tôle colorée sont reliés entre eux par des tiges métalliques tandis que leurs couleurs franches les font se détacher visuellement dans notre perception. C'est l'aspect matériel du dispositif qui fait que toutes ses parties sont reliées et que les tiges peuvent pivoter à l'endroit de leur attache, tandis que c'est notre esprit qui repère la façon dont leurs coloris se détachent visuellement et qui est captivé par la vivacité de ces taches de couleur et par leurs mouvements relatifs.

Tout comme les taches lumineuses se regroupaient dans notre vision dans le tableau d'Hopper, les tôles qui sont colorées d'une même couleur se relient dans notre vision, mais nous ne pouvons manquer de voir qu'elles sont très écartées les unes des autres et donc bien détachées les unes des autres. C'est notre esprit qui relie ensemble les tôles de même couleur tandis que c'est la matérialité de leur séparation qui les tient détachées les unes des autres.

 

 

 


Paul Klee : Harmonie Ancienne (1925)

 

Source de l'image : https://www.repro-tableaux.com/a/paul-klee.html

 

 

« Harmonie Ancienne » est une peinture sur carton de 1925 de l'allemand Paul Klee (1879- 1940). Elle se présente comme un quadrillage approximatif, chaque carré se distinguant des autres par une teinte légèrement différente, et surtout par une luminosité différente qui va du très sombre à la périphérie jusqu'au très lumineux pour quelques carreaux de la zone centrale. Chaque carreau est relié à ses voisins par des arêtes communes et, de proche en proche, il est relié en continuité avec tous les autres carreaux. Dans le même temps, chaque carreau se détache visuellement de ses voisins par une coloration ou par une luminosité différente. C'est la position matérielle des carrés les uns par rapport aux autres qui leur permet d'être ainsi reliés les uns aux autres, et c'est la différence de coloris ou de luminosité frappant notre esprit qui permet qu'ils se détachent visuellement les uns des autres.

On peut envisager une autre façon pour les carreaux d'être tous reliés/détachés : leurs arêtes forment des alignements qui traversent l'ensemble du tableau dans les deux sens croisés, de telle sorte que les croisements formés par ces lignes quasi-perpendiculaires découpent des carrés qui forment ensemble le damier qui constitue le tableau. Dans cette lecture, les alignements des arêtes forment des lignes qui relient tous les carrés de deux bandes voisines, cela tout en détachant les uns des autres les carrés des alignements croisés. C'est notre esprit qui est capable de lire que la poursuite de chaque trait d'alignement sur une enfilade de carreaux peut être considérée comme un moyen de relier en continu des carreaux qui peuvent être matériellement très éloignés les uns des autres.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Mark Rothko, Orange, Rouge, Jaune (1961)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://www.mark-rothko.org/orange-red-yellow.jsp

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« Orange, Rouge, Jaune » a été peint en 1961 par l'américain Mark Rothko (1903-1970). Sur un fond rouge sombre se détachent deux rectangles orangés et un rectangle plus mince très allongé contenant du jaune. Par leurs frontières très incertaines et par le moyen de bavures complexes, chacune des surfaces de teinte orangée ou jaunâtre se relie au fond rougeâtre. Simultanément, du fait de leur couleur différente de celle du fond, et surtout de leur luminosité très différente, extrêmement vive pour ce qui concerne les surfaces orange, elles se détachent visuellement de ce fond. Ce sont les propriétés matérielles des surfaces qui les relient puisque ce sont leurs bavures et leurs frontières floues qui empêchent de bien les séparer, et ce sont les différences de coloris et de luminosité que notre esprit sait reconnaître qui font que ces surfaces se détachent visuellement l'une de l'autre. Ce que l'on peut constater d'une autre façon : si on ferme les yeux, on sait que les effets de bavures et de frontières floues perdureront dans la matérialité de la toile, mais l'attention de notre esprit en train de regarder est constamment requise pour que les différences de luminosité puissent faire effet.

Jusqu'ici on a considéré des surfaces jaune et orange se détachant d'un fond rouge, mais on peut aussi lire ce tableau d'une façon inverse et considérer qu'il s'agit d'une bande rouge continue qui enferme en elle trois rectangles colorés différemment. Dans une telle lecture, c'est le fait de se relier en continu selon deux directions croisées qui permet à la bande rouge de détacher les trois rectangles les uns des autres. C'est la matérialité topologique des surfaces qui implique qu'elles sont ainsi indépendantes et détachées les unes des autres, et c'est notre esprit qui reconnaît que la bande qui les sépare et les cerne est uniformément et continûment de couleur rouge de telle sorte que ces surfaces peuvent être considérées comme reliées entre elles par une bande rouge continue.

 

 

Maintenant des exemples de la filière où les deux notions sont envisagées depuis l'intérieur même de leur assemblage, une filière qui verra les deux notions simultanément à l'intérieur et à l'extérieur l'une de l'autre à la dernière étape et qui, à la première, les met dans une relation qui les fait à la fois synchronisées et incommensurables l'une avec l'autre.

 

Il faut aussi revenir à la situation obtenue à la fin de la période précédente pour comprendre la topologie au commencement de la nouvelle période telle que vue de l'intérieur. En tout début de l'introduction à cette 8e période, on a rappelé le croquis qui rend compte de cette situation telle que vue depuis son extérieur, son caractère de relié/détaché faible ayant justifié les analyses des œuvres que l'on vient de faire. Depuis l'intérieur, la topologie va donc être maintenant envisagée « synchronisée/incommensurable », ce qui veut dire que les deux notions vont réussir à s'accorder comme par miracle bien qu'elles soient complètement indépendantes l'une de l'autre, et donc sans rien de commun entre elles pour parvenir à se coordonner. Cette perception-là de la situation, sur le croquis qui en rend compte, c'est celle que l'on peut avoir depuis la surface correspondant soit à la notion de matière soit à la notion d'esprit lorsque l'on considère l'autre surface : comment se fait-il, c'est-à-dire par quel miracle se fait-il, que la surface qui correspond à l'autre notion parvienne à s'accorder à la première sur une portion de sa surface pour se lier localement à elle, dès lors que l'indépendance mutuelle dont elles bénéficient rend normalement impossible le moindre accord entre elles ?

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Nicolas de Staël, Bateau de guerre (1955)

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Nicolas de Staël (1914-1955) est un peintre français originaire de Russie qui fut considéré comme un maître de « l'abstraction figurative ». L'utilisation de ce terme revient à dire que l'on hésite entre considérer que le tableau représente quelque chose de réel et considérer qu'il ne s'agit que d'un ensemble de formes abstraites qui ne représentent rien du tout de la réalité. Son tableau de 1955, « Bateau de guerre », correspond bien à cette définition : s'agit-il de quelque cuirassé se détachant du ciel avec ses tourelles et ses canons, ou bien s'agit-il d'un simple jeu d'aplats gris-bleu aux nuances diverses, formant parfois des combinaisons de rectangles aux formes assez bien définies et aux angles arrondis, et parfois recouvrant des surfaces aux contours beaucoup plus vagues et incertains ? Par certains aspects, cela ressemble vaguement en effet à un bateau de guerre, de telle sorte que ce que figure cette peinture est synchronisé avec l'aspect d'un tel bateau se détachant sur la ligne d'horizon. Par d'autres aspects par contre cela ne semble pas suffisamment ressemblant pour correspondre à l'apparence d'un bateau, et alors on se dit qu'il peut ne s'agir que d'un assemblage de formes et de couleurs abstraites, ce qui n'a rien à voir avec un bateau et correspond donc à une réalité qui est incommensurable avec celle d'un bateau. C'est notre esprit qui ne peut pas s'empêcher de trouver que cela ressemble à un bateau, et ce sont la réalité matérielle des formes colorées utilisées et la réalité matérielle de ce qu'est un bateau qui nous amènent à douter qu'il s'agisse vraiment d'un bateau.

On peut aussi négliger la vague ressemblance avec un bateau pour considérer pleinement le tableau comme un tableau abstrait, tel qu'on la fait avec Klee et Rothko, ne prenant alors en compte que les relations de formes et de couleurs qui nous sont proposées. La tonalité bleu gris de l'ensemble de la surface est évidente, et de cette tonalité colorée commune on peut dire qu'elle synchronise dans une même tonalité l'apparence des formes centrales et celle des formes périphériques, et que ces formes ont des aspects incommensurables les uns pour les autres puisqu'il n'y a rien de commun entre des rectangles à peu près bien cernés et des formes vagues qui se diluent diversement les unes dans les autres. Cette fois, c'est la matérialité colorée qui permet de synchroniser dans la même apparence l'ensemble du tableau, et c'est notre esprit qui, malgré cette uniformité d'ensemble, ne parvient décidément pas à lire ces formes de la même façon et considère en conséquence qu'elles sont incommensurables les unes pour les autres.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : René Magritte, Le modèle rouge (1935)

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Nouveau tableau de Magritte, « Le modèle rouge » de 1935 dans lequel deux pieds humains se transforment progressivement en chaussures.

Les deux types de formes se raccordent parfaitement, d'autant que des chaussures ont très normalement des formes qui ressemblent à des pieds : ces formes sont donc synchronisées. C'est leur aspect matériel qui le dit car c'est matériellement que ce raccordement est parfait, mais bien entendu notre esprit ne s'y trompe pas et considère qu'il s'agit de choses qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre et sont donc incommensurables.

Sur le tableau, ces objets à l'aspect de pied/chaussure sont peints comme des réalités aussi tangibles que le sont les cailloux du sol ou les planches de l'arrière-plan, leur aspect étant donc synchronisé avec l'aspect qu'auraient dans la réalité des pied/chaussure si de tels objets existaient : ils ont des ombres propres, ils projettent leur ombre sur le sol et sur l'arrière-plan, leurs lacets tombent vers le bas et semblent donc soumis à la gravité. Toutefois, bien que leur matérialité soit ainsi synchronisée avec celle qu'auraient des objets réels, notre esprit n'est pas dupe et il considère que de tels objets sont incommensurables avec la réalité des objets du monde réel.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : René Magritte, La Grande Guerre (1964)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.pinterest.fr/pin/391250286356170556/

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« La Grande Guerre », qui date de 1964, est un tableau célèbre de Magritte. Un homme en costume, cravate et chapeau melon, est représenté avec une pomme verte en plein milieu du visage. Indiscutablement la position de la pomme est bien centrée sur la position du visage du personnage et l'on peut donc dire que ces deux positions sont bien synchronisées. C'est en tout cas ce que nous dit la matérialité de ce qui est représenté, mais notre esprit ne peut s'empêcher de penser qu'une pomme en lévitation n'a rien à faire devant le visage d'un homme en costume, cravate et chapeau melon, et que ces deux réalités là sont donc incommensurables.

Malgré la présence de la pomme qui masque la plus grande partie de son visage, nous imaginons inévitablement que le personnage dispose d'une bouche, d'un nez et de deux yeux, c'est-à-dire que nous parvenons très bien à synchroniser ce que nous montre le tableau avec l'aspect d'un homme réel, alors pourtant que ce qu'imagine notre esprit est incommensurable avec la réalité matérielle que nous montre le tableau : un homme dont le visage est amputé de sa bouche, de son nez et de ses yeux.

 

 



 

 

Maurits Cornelis Escher : Chute d'eau (ensemble et détail d'une lithographie de 1961)

Source de l'image : https://en.wikipedia.org/wiki/File:Escher_Waterfall.jpg

 

 

Maurits Cornelis Escher (1898-1972) est un artiste néerlandais connu pour ses gravures déroutantes, car représentant des situations impossibles dont nous peinons à comprendre la cause de leur impossibilité. C'est le cas de la « Chute d'eau » qui date de 1961 : une roue à aubes est entraînée par un courant d'eau qui, après un mouvement en zigzag puis une chute de deux étages, retombe à l'avant de cette roue. Cela défie les lois de la pesanteur car l'eau entraînée par son propre poids ne peut que descendre une pente et non pas remonter d'elle-même la hauteur de deux étages. Le « truc » réside dans le dessin de certains piliers qui soutiennent la maçonnerie du canal, car celui-ci ne peut pas être réellement au-dessus de ces piliers à cause des zigzags horizontaux qu'il effectue et qui le déportent nécessairement très loin de ces points porteurs supposés.

Pour une part, on constate que tout est normal : le canal qui conduit l'eau est correctement soutenu par quatre piliers à chacun de ses changements de direction, et il débouche sur un déversoir qui est correctement synchronisé avec l'aplomb de ce canal deux étages en dessous. C'est là la matérialité de la configuration que décrit la lithographie. D'un autre côté, notre esprit nous dit que cette configuration est impossible, qu'il n'y a aucune relation possible entre de l'eau qui tombe depuis une chute haute de deux étages et de l'eau provenant du pied de cette chute, bref, que ces deux réalités sont incommensurables entre elles.

On peut ne pas se contenter d'examiner le canal et son trompe-l'œil et considérer l'ensemble de l'image. Par un aspect, cela semble une construction normale, construite au milieu de terrasses plantées d'allure normale, et ce que l'on voit est donc matériellement synchronisé avec ce que serait une construction réelle dans un site réel. Toutefois, il y a cette chute d'eau impossible au milieu de l'image, des clochetons à la forme improbable dans le haut de l'image, et des plantes en forme de cônes tout aussi bizarres dans le bas à gauche : l'image nous montre donc des éléments dont notre esprit nous dit qu'ils sont incommensurables avec ce que serait la vue réelle d'un paysage réel.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Alberto Giacometti, l’Homme qui marche II (1960)

Elle est en principe accessible à l'adresse Source de l'image : http://titesfeuillesetecoliers.eklablog.com/les-oeuvres-etudiees-et-autres-gallery202750?noajax&mobile=1

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Dernier exemple pour la première étape, « l'Homme qui marche II », une statue réalisée en 1960 par le sculpteur et peintre suisse Alberto Giacometti (1901-1966). C'est bien un homme que l'on voit marcher, l'apparence de cette statue est donc synchronisée avec l'apparence réelle d'un homme réel. Mais des jambes et des bras aussi fins cela n'a rien à voir avec l'apparence réelle d'un homme, fût-il très maigre, de telle sorte que l'apparence de cette sculpture est incommensurable avec l'apparence d'un homme réel qui, en particulier, ne peut avoir des jambes aussi raides lorsqu'il marche. C'est la matérialité de l'aspect de la sculpture qui nous dit qu'elle est très différente de l'aspect d'un homme, et c'est notre esprit qui, malgré son peu de ressemblance, sait y reconnaître, sur la seule base d'une vague ressemblance, la représentation d'un homme.

L'une des bizarreries de cette représentation d'un homme est l'ampleur donnée aux pieds, surtout en comparaison de la maigreur excessive des jambes qui y sont raccordées. Non seulement les pieds sont, par contraste, beaucoup trop amples, mais surtout ils semblent complètement collés au sol, notamment pour ce qui concerne le pied situé à l'arrière dont le talon se soulève et qui ne devrait donc plus être en contact avec le sol. Mais si l'homme est comme englué, immobilisé au niveau de ses pieds, par contre la partie haute de son corps semble avancer de façon très déterminée. Être fixé au sol ou avancer, cela correspond à deux possibilités qui s'excluent mutuellement et qui n'ont par conséquent rien à voir entre elles, elles sont incommensurables, mais l'habileté de l'artiste a permis de synchroniser ces deux possibilités incompatibles sur une même figure. C'est la matérialité de la sculpture qui fait que toutes ses parties construisent ensemble un seul et même personnage, et c'est notre esprit qui refuse de considérer qu'il est logiquement possible que son corps avance si ses pieds restent collés au sol.

 

 

Étape D0-32 – Artistes né(e)s entre 1901 et 1938 :

 

On commence par des exemples de la filière où les deux notions sont envisagées depuis leur extérieur, une filière qui les verra se relier/détacher à la dernière étape et qui, à la deuxième, sont dans une relation du type un/multiple.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Jackson Pollock, Rythme d'automne (Numéro 30 – 1950)

Elle est en principe accessible à l'adresse  https://www.jackson-pollock.org/autumn-rhythm.jsp

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Jackson Pollock (1912-1956) est un peintre américain qui est connu pour sa technique du « dropping », laquelle consiste à faire goutter de la peinture directement depuis sa boîte sur une toile étendue au sol en la guidant au moyen d'un bâton. « Rythme d'automne (numéro 30) » est une peinture réalisée de cette façon au moyen de quatre couleurs : du noir, du marron, du blanc et un peu de gris. Elle fait plus de 14 m² et date de 1950. Dans un article du numéro 305 de mars 2003 de la revue « Pour La Science », Richard Taylor a fait une analyse mathématique de cette toile et a conclu qu'elle possédait une propriété fractale, c'est-à-dire que la densité de ses motifs est la même quelle que soit l'échelle que l'on considère. Plus précisément, il a conclu que sa dimension fractale est 1,67.

Par définition l'auto-similarité d'échelle d'une figure fractale est un effet d'un/multiple, puisqu'on y retrouve la même chose sur de multiples échelles, et donc de multiples fois une même chose. Il n'y avait toutefois pas besoin de se donner le mal que s'est donné Richard Taylor pour conclure qu'il y a de l'un/multiple dans cette œuvre tellement il est évident qu'elle propose une trame de densité uniforme, qu'elle est donc « une » sous cet aspect, et que cette trame est faite de centaines de coulures entrecroisées, ce qui la fait donc également multiple. C'est matériellement que les coulures de peinture partent dans une multitude de directions incommensurables, et c'est grâce à l'attention de notre esprit qu'on examine la trame qui en résulte et que l'on apprécie sa densité pour conclure qu'il s'agit là d'une trame régulière, et donc « une ».

On peut aussi observer que la texture des coulures marie quatre coloris différents, que chacun de ces coloris – le noir, le marron, le blanc et le gris – forme à lui seul une texture, et que cette texture  s'entremêle avec celle formée par les autres coloris. Une texture faite de plusieurs textures, c'est un nouvel effet d'un/multiple. C'est la matérialité des coulures de peinture qui en fait une texture globale qui recouvre toute la toile, et c'est notre esprit qui est capable de fouiller visuellement dans cette texture pour la décomposer en textures séparées correspondant chacune à une couleur différente. Ces textures monocolores n'existent d'ailleurs que dans notre esprit puisque, dans la réalité, la matérialité de l'œuvre les mélange.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Francis Bacon, Michel Leiris (I - 1976)

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Pollock était un peintre abstrait ce que n'était pas l'anglais Francis Bacon (1909-1992), mais il n'était pas pour autant un peintre réaliste tellement il infligeait de déformations aux personnages qu'il représentait. Ainsi, dans son portrait de Michel Leiris (I) de 1976. Certainement il y a là une seule tête. Pourtant, sa bouche est tellement fractionnée qu'il semble que cette tête possède deux bouches, à moins qu'il n'y ait qu'une seule bouche mais représentée deux fois depuis des angles de vue différents ? Peut-être y a-t-il aussi deux arêtes luisantes à son nez ? Surtout, ce visage est si déformé qu'il est comme décomposé entre plusieurs zones autonomes : l'arête du nez se prolonge tellement sur le front qu'elle le coupe en deux et elle est tellement tordue que le nez ne semble pas appartenir au même visage que les yeux, l'œil situé à gauche est vu tellement de biais qu'il ne semble pas compatible avec l'autre œil vu quasiment de face, lequel œil est cerné de différents étranges motifs arrondis qui l'isolent du reste de la figure, un étrange ovale vert semble transpercer le visage et, sous le menton, une surface verte à la courbure inversée et à la tranche blanche semble être une déformation du menton qui a pris son autonomie, et il y a aussi une surface analogue mais plus petite et plus discrète à la droite de la bouche. En résumé, puisque ce visage est à la fois un et décomposé en multiples fractions, on a bien affaire à un effet dominant d'un/multiple. C'est la matérialité de ses déformations qui le divise en multiples morceaux peu ou très mal raccordés entre eux, et c'est notre esprit qui, malgré ces fractionnements, y reconnaît suffisamment de continuités pour y lire un seul et même visage.

Il s'agit du visage de Michel Leiris, mais le vrai visage de Michel Leiris est nécessairement différent, non affecté des déformations et des fractionnements introduits par Francis Bacon, ce qui fait donc deux visages pour une seule et même personne et correspond à un autre effet d'un/multiple. C'est l'aspect matériel beaucoup trop cabossé du visage peint qui nous oblige à envisager l'existence de deux visages différents, et c'est notre esprit qui est capable de penser qu'il s'agit de deux aspects d'un même visage, le visage réel de Michel Leiris et son visage métamorphosé par le peintre.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Roy Lichtenstein, M-May-be (1965)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://blogs.uoregon.edu/roylichtenstein/2015/03/17/m-maybe-1965/

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Ce visage dû au peintre américain Roy Lichtenstein (1923-1997) pourrait être sorti d'une bande dessinée. Il présente une clarté d'expression qui diffère de la complexité des déformations que Bacon infligeait aux siens, mais on va voir que cette clarté apparente n'exclut pas une complexité des effets qui diffèrent selon l'échelle de lecture de l'image. Commençons par le procédé le plus caractéristique de Lichtenstein qui consiste à utiliser, comme pour les images imprimées des journaux, des grilles de points régulièrement espacés pour colorer les surfaces. Ici, principalement pour donner la couleur rosée de la peau du personnage, le rouge plus vif de ses lèvres, et le bleu clair de la pupille de ses yeux. Quelques surfaces miroitantes en arrière-plan et un morceau de menuiserie sont également traités de cette façon. L'effet d'un/multiple produit par un tel procédé est évident : une même surface colorée est faite de multiples pastilles séparées les unes des autres. Cette séparation des points est un fait matériel, et c'est le traitement visuel de ces points séparés par notre esprit qui permet d'y lire une surface colorée de façon uniforme.

Les autres couleurs utilisées le sont par surfaces plates uniformes, et les différentes surfaces de même couleur sont réparties en des endroits très différents ou sont séparées par un large tracé noir. Ensemble elles correspondent à un traitement plastique unitaire fait de surfaces aux multiples couleurs, et chaque couleur est elle-même subdivisée en multiples morceaux recouverts d'une seule et même teinte : il s'agit donc d'un effet d'un/multiple qui dispose de deux niveaux de profondeur. Matériellement, toutes les surfaces d'une même couleur sont indépendantes les unes des autres, soit parce qu'elles sont très éloignées, soit parce qu'elles sont séparées par un large cerne noir, mais malgré ces séparations notre esprit sait reconnaître qu'elles sont liées visuellement par un même coloris.

Si l'on considère maintenant l'ensemble de l'image, on peut constater qu'elle est fabriquée à partir de composants très divers : des surfaces uniformément blanches, des surfaces uniformément colorées, des surfaces remplies de petites pastilles, des tracés noirs, parfois larges et parfois minces, parfois reliés entre eux et parfois isolés à l'intérieur des plages colorées, cernant parfois tranquillement une même surface et parfois décomposés en gestes très dynamiques dessinant la complexité et l'agitation de la chevelure. Une seule image obtenue par la combinaison de multiples techniques graphiques, c'est un effet d'un/multiple. Les divers graphiques utilisés savent se coordonner, et donc se synchroniser, pour participer de façon cohérente à une même image, cela bien qu'ils ne puissent pas être lus par nous en même temps dès lors qu'ils relèvent de modes de perception différents : on ne lit pas de la même façon une surface platement uniforme et une surface piquetée de points dont nous devons faire un traitement visuel statistique pour reconnaître quelle est uniforme, ni de la même façon un tracé noir que l'on suit des yeux et une surface noire qui s'étale et que l'on traite visuellement en tant que tache, ni un tracé calme que l'on peut facilement suivre des yeux et un groupe de tracés dynamiques et complexes qu'il est difficile de décomposer visuellement. C'est la matérialité de la réunion de ces différents procédés dans une image cohérente qui atteste de leur coordination, et donc de l'unité qu'elles construisent ensemble, tandis que c'est l'impossibilité pour notre esprit de les lire d'une même façon, et donc en même temps, qui nous fait considérer leur multiplicité.

Comme pour le portrait de Michel Leiris, l'ensemble de l'image peut être considéré sous deux aspects. Par un aspect elle nous évoque une scène réelle dans laquelle une femme réelle située devant un escalier réel et une fenêtre réelle ouverte sur une vue réelle de ville réelle est en train de penser que « peut-être est-il tombé malade et n'a pas pu quitter le studio ». Par un autre aspect, nous voyons bien que le peintre a rendu cette scène très artificielle, la décomposant en surfaces de couleur uniforme, supprimant toutes les ombres intermédiaires pour ne garder que des ombres franches traitées en noir complet, et remplaçant la pensée de la femme par une écriture transcrite à l'intérieur d'une bulle comme cela se pratique dans les bandes dessinées. Une seule scène donc, sous deux aspects : celui très artificiel que nous avons devant les yeux, et celui que nous imaginons et qui serait la scène réelle évoquée par le peintre. C'est l'aspect matériel artificiel de la scène montrée qui est différent de l'aspect matériel que nous imaginons pour la scène réelle, et c'est notre esprit qui est capable de prendre en compte qu'il s'agit, malgré ces différences matérielles, d'une seule et même scène.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Andy Warhol, Ten Lizes (1963)

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Comme Roy Lichtenstein, Andy Warhol (1929-1987) est une figure célèbre de la culture pop américaine. Il est notamment connu pour ses sérigraphies de stars, souvent répétées sur une même toile tel qu'il en va pour ces dix répétitions d'une même photographie de Lise Taylor dans cette œuvre de 1963. Dix fois un même portrait répété sur une seule et même toile, c'est évidemment un effet d'un/multiple. C'est la matérialité du rassemblement de ces images sur une même toile qui fait qu'elles construisent ensemble une bande d'images, et c'est notre esprit qui reconnaît qu'il s'agit de plusieurs fois la même femme, qu'il ne s'agit donc pas d'une seule image globale mais de dix images séparées côte à côte.

Dix fois la même photographie, mais dix images différentes, car l'encrage de la sérigraphie n'a pas été régulier, certaines surfaces étant correctement encrées de noir alors que d'autres sont plus ou moins délavées, et à l'inverse certaines zones claires sont plus ou moins grisées par ce qui semble être des salissures. Cela correspond à une nouvelle expression de l'effet d'un/multiple : une seule photographie mais de multiples variantes différentes les unes des autres. C'est la réussite matérielle plus ou moins grande de son encrage qui a donné un aspect différent à chacune des reproductions sérigraphiques, et c'est notre esprit qui, malgré ces différences, sait reconnaître qu'il s'agit de la même photographie.

Après les effets d'ensemble, nous nous intéressons maintenant aux particularités internes à chaque portrait. Une seule couleur y est chaque fois utilisée, le noir, mais ce noir connaît chaque fois de multiples densités du fait des imperfections de la sérigraphie : parfois il est bien noir, et parfois il est plus ou moins délavé. Une seule couleur et ses multiples nuances c'est encore de l'un/multiple, ce sont les ratés matériels de la sérigraphie qui ont occasionné ces multiples nuances, et c'est notre esprit qui, malgré leurs différences, sait y reconnaître une seule et même couleur, seulement plus ou moins intense.

Une seule couleur, donc, mais son type d'utilisation est multiple : parfois il s'agit de larges aplats, comme dans la masse des cheveux, parfois il s'agit d'imbrications serrées entre des lignes blanches et des lignes noires, comme dans le haut de la coiffure avec ses éclats de lumière, parfois il s'agit de tracés assez larges et assez simples, comme il en va pour les sourcils et pour l'arc du nez, parfois il s'agit de tracés beaucoup plus délicats et contournés, comme pour les yeux et la bouche, et parfois il s'agit de marques légères à peine visibles, comme il en va pour le dessin de la pommette. Tout comme il en allait pour les différents graphismes utilisés par Roy Lichtenstein, ils sont ici matériellement rassemblés dans un unique tableau, mais notre perception ne permet pas à notre esprit de les lire de la même façon, et donc en même temps, en un seul et même regard.

 

 

On résume maintenant la topologie de la relation entre la matière et l'esprit telle qu'elle résulte des effets que l'on a constatés.

À la première étape, les deux notions étaient détachées l'une de l'autre pour profiter au mieux de leur autonomie relative récemment acquise, même si des liens les reliaient toujours l'une à l'autre. La deuxième étape ne peut augmenter leur séparation car cela reviendrait à les détacher complètement l'une de l'autre, et à ce stade elles n'auraient alors plus aucune relation. Nécessairement, c'est un nouveau type de relation qui doit se chercher, et comme la voie d'une séparation accrue n'est plus possible, ce sera à l'inverse en s'amalgamant l'une avec l'autre tout en trouvant un moyen pour affirmer leur indépendance maximale à l'intérieur de leur groupement. Pour cela, on a observé dans tous les exemples analysés que les deux notions se mettent en situation d'être simultanément « unes et deux », et donc « unes et multiples ». En effet, une forte autonomie relative de chaque notion à l'intérieur du paquet qui les rassemble ne peut se réaliser que si leurs relations sont instables, que si les deux notions ne sont jamais en position figée l'une par rapport à l'autre, et dans la peinture et la sculpture cette instabilité apparaîtra par un effet d'un/multiple :

 - le tableau de Jackson Pollock que l'on a analysé répond très bien de ce principe d'instabilité : on imagine le peintre faisant couler la peinture sur la toile et devant toujours se déplacer en agitant sa coulure vers d'autres directions afin de tenter d'atteindre un équilibre que son esprit ne parvient jamais à trouver dans la texture matérielle peinte ;

 - d'une autre façon, c'est aussi ce que l'on peut lire dans les déformations créées par Francis Bacon : c'est comme si son esprit ne parvenait jamais à positionner correctement les différentes parties du visage sur sa matrice principale du fait que les morceaux de matière correspondant à chacune ne cessent de bouger les unes par rapport aux autres ;

 - même chose pour les dix Lise Taylor : Andy Warhol doit s'y prendre à dix fois pour fixer ce portrait qui ne cesse de bouger, et chaque fois que son esprit tente de fixer matériellement la photo qu'il utilise au moyen d'une sérigraphie elle se dérobe partiellement et la sérigraphie est « loupée », et chaque fois elle est loupée d'une façon différente car même cette dérobade de la matière se manifeste de façon instable ;

 - dans la peinture de Roy Lichtenstein, cette fois c'est l'aspect matériel de la vue représentée qui est stable, c'est notre esprit qui ne peut l'appréhender d'une façon simple et directe et qui doit faire preuve d'instabilité pour la lire tour à tour selon différentes façons incompatibles entre elles.

Tantôt, donc, c'est la matière représentée qui ne cesse de bouger ou de se modifier pour affirmer l'instabilité de sa relation à l'esprit du peintre, et tantôt c'est l'esprit du peintre et du spectateur de l'oeuvre qui doit se montrer instable dans sa relation à la matière représentée.

 

 

Maintenant des exemples de la filière qui verra les deux notions simultanément à l'intérieur et à l'extérieur l'une de l'autre à la dernière étape et qui, à la deuxième, les met dans une relation qui les fait à la fois continues et coupées l'une de l'autre.

 

Par rapport à l'étape précédente, les deux notions suivent un chemin qui semble inverse à celui de l'autre filière. Dans celle-ci, on a vu que les deux notions étaient initialement très séparées et qu'elles se sont ensuite amalgamées l'une à l'autre sans renoncer à leur indépendance relative. Dans la filière que nous examinons maintenant, vue de l'intérieur la relation entre les deux notions les a d'abord montrées bien collées l'une à l'autre puisque mutuellement synchronisées, et leur indépendance relative apparaissait comme miraculeuse, incommensurable. Maintenant, tout en restant largement collées l'une à l'autre, elles se séparent pourtant quelque peu afin d'acquérir une réelle indépendance physique l'une par rapport à l'autre. Puisqu'elles sont encore largement collées l'une à l'autre mais libres d'exercer physiquement leur autonomie, cette autonomie prendra nécessairement la forme d'un mouvement relatif entre les deux notions. Et puisqu'elles doivent rester collées l'une à l'autre, ce mouvement relatif sera celui de leur frottement l'une contre l'autre.

L'instabilité inévitable des frottements mutuels résultant du nouvel état de leur relation sera la source de l'effet de continu/coupé que l'on va observer : d'une part, la continuité y correspond à la liaison permanente recherchée entre les deux notions, au fait qu'elles restent toujours collées l'une à l'autre au mieux qu'elles le peuvent, et d'autre part les coupures dans cette continuité sont le résultat de leur indépendance mutuelle, le résultat de l'instabilité de leurs mouvements relatifs de frottement qui ne permet pas de maintenir stablement la continuité de leur adhérence et qui génère inévitablement des béances mouvantes entre elles. À cette étape donc, dans les deux filières on retrouve fondamentalement la notion d'instabilité, ce qui est bien normal puisqu'il s'agit chaque fois de la même situation, seulement observée chaque fois d'une façon différente.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Francis Becon , Étude d'après le Portrait du Pape Innocent X de Velázquez (1953)

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Pour aider à comprendre la différence entre les deux filières, un second tableau de Francis Bacon, une des nombreuses études réalisées d'après le portrait du pape innocent X de Velázquez. Celle-ci date de 1953. Si l'on considère, depuis la gauche vers la droite, le fond du tableau et le personnage lui-même, il est évident que l'on a affaire à un fond continu sans cesse coupé par des interruptions et à un personnage continu sans cesse coupé par des interruptions. Dans la moitié haute du tableau ces coupures se manifestent par des bandes noires, dans la moitié basse elles sont plus diversement traitées, parfois par des bandes noires et parfois par des bandes grises, et dans l'habit blanc ce sont des coups de pinceau blancs qui forment par eux-mêmes une suite continue de tracés blancs coupés les uns des autres. Le portrait de Michel Leiris avait une forme compacte mais très déformée, ici, à l'inverse il n'y a pas de déformation, mais la compacité du personnage est complètement défaite dans sa partie haute. On peut d'ailleurs se demander si le cri silencieux du pape et le trou noir béant de sa bouche ne sont pas les seuls éléments qui donnent présence et cohérence au personnage, nous permettant d'y ressentir une présence humaine en train de hurler malgré sa décomposition en lambeaux déchirés. C'est la matière du personnage, de son fauteuil et de son arrière-plan qui est déchirée, et c'est notre esprit qui, malgré ces coupures, sait y reconnaître la continuité de la scène et du personnage.

Le bas du tableau n'existait pas dans le tableau de Velázquez. Il est occupé par des bandes grises ou jaunâtres qui semblent prolonger le bas du fauteuil ou le bas du personnage après avoir fait de brusques courbures ou des angles brutaux, et pour leur part les bandes grises de la moitié droite semblent plutôt prolonger les coups de pinceau blanc de l'habit après un brusque changement de direction. De façon générale, donc, toutes les bandes de la partie basse du tableau continuent les bandes venues de sa partie haute après une coupure plus ou moins forte de leur direction. Dit autrement, chaque bande forme une bande continue coupée en tronçons qui ne suivent pas la même direction. C'est la matérialité des bandes qui est continue, et c'est notre esprit qui porte attention au fait que leur direction n'est pas continue.

La bouche ouverte du personnage n'était pas non plus dans le tableau de Velázquez. Ce large trou noir béant qui saute aux yeux par sa bizarrerie inattendue coupe brutalement la continuité verticale à dominante blanche et violette du torse et du visage du personnage. De même que la bouche ouverte du personnage, l'espèce de structure tubulaire jaune, plus ou moins courbe, ne faisait pas partie du tableau. Elle est de la même couleur que la menuiserie du fauteuil qui, elle, en faisait partie, mais elle ne s'y raccorde pas et semble plutôt la croiser. Les structures tubulaires situées à gauche prolongent visuellement celles de droite, mais elles ne se raccordent pas non plus avec elles, d'autant que, du moins pour celles du bas, elles semblent faire entre elles un angle qui ne permettrait pas de les raccorder correctement. Malgré toutes ces coupures et ces défauts de raccordement nous les lisons néanmoins comme un ensemble continu de formes, et nous y associons aussi les tubulures du fauteuil du fait qu'elles ont la même couleur. Toutes les tronçons de formes et de tracés que l'on vient d'évoquer sont matériellement indépendants les uns des autres, et donc coupés les uns des autres, mais ils sont liés par notre perception, et donc par notre esprit qui les lit comme un ensemble continu de formes.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Willem de Kooning : Femme III (1953)

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Le peintre américain Willem de Kooning (1904-1997) est spécialement célèbre pour ses « Femmes » très distordues. Nous envisageons celle qui porte le numéro III et date de 1953. Il est intéressant de comparer ses déformations à celles du portrait de Michel Leiris peint par Francis Bacon. Dans le portrait de Leiris, les différentes parties du visage semblaient avoir glissé les unes par rapport aux autres tout en restant collées à une matrice commune compacte correspondant au volume de ce visage. Rien de semblable dans la Femme de Willem de Kooning, dont toute notion de volume a disparu et dont les différentes parties semblent plutôt avoir été écrasées sur un même plan, parfois étirées et souvent déformées de diverses manières. Regardons par exemple son bras gauche situé à droite du tableau. Certes, l'épaule est continue avec ce bras, mais elle est très élargie, comme aplatie, et une forme triangulaire qui correspond peut-être à son habit découpe la continuité de sa surface. Du bras on passe à l'avant-bras après un étranglement et une torsion bizarre, peu naturaliste, puis cet avant-bras se termine lui-même par un tronçon qui semble correspondre à une cassure de l'avant-bras, on passe ensuite aux doigts qui s'égrènent l'un après l'autre, le premier connaissant un bizarre ergot qui le prolonge du côté de la fesse du personnage tandis que le dernier connaît des ondulations brusques, comme s'il avait été écrasé et étalé selon plusieurs tronçons dans le processus. Et l'on pourrait faire une description analogue de l'autre bras dont, en particulier, le dernier doigt de la main est presque détaché, comme à distance des autres doigts. Toujours donc des formes continues dont la continuité est découpée par de fréquents changements d'aspect.

Si l'on considère cette fois l'ensemble de la silhouette du personnage on y repère facilement trois franches coupures horizontales : la coupure du cou qui interrompt brutalement la couleur bleutée du visage et fait s'envoler un foulard vers la gauche, la coupure du ventre qui forme une surface blanche lisse qui tranche avec les multiples dessins noirs qu'elle sépare, ceux du buste et ceux du bassin, puis la forte coupure noire et bleu qui traverse les cuisses et semble correspondre au bas de la jupe, à moins qu'il ne s'agisse du haut des bas. À cette succession de coupures horizontales qui affectent la continuité verticale du personnage on peut ajouter celles des deux extrémités : en haut, la tranche horizontale d'un chapeau noir, en bas, la coupure brutale des tibias par le bas du tableau. Quant au visage, il semble lui aussi écrasé, le nez rabattu d'un côté le coupe d'un trait noir très anguleux tandis que le contour de la bouche et ceux des yeux aplatis forment autant de traits qui découpent sa surface. À droite, la chevelure forme une continuité de boucles coupées les unes des autres par un brutal rebroussement.

En résumé, on ne cesse donc de repérer dans ce tableau des coupures qui affectent des continuités, et c'est la matérialité de ces formes ou de ce qu'elles représentent qui est continue tandis que c'est notre esprit qui relève la bizarrerie de leurs inflexions, de leurs changements de direction ou de la présence de tracés barrant leur continuité.

Jusqu'ici on a considéré ces coupures insolites membre par membre ou morceau par morceau, mais si l'on considère maintenant l'ensemble du personnage on constate que ses diverses parties ne vont pas bien ensemble. D'une part du fait des coupures déjà signalées, mais aussi à cause d'autres incohérences : les deux yeux ont des surfaces très différentes et ils ne regardent pas dans la même direction ; la direction prise par le nez et les déformations du rictus de la bouche ne sont pas compatibles avec l'œil situé du côté droit qui semble d'ailleurs bizarrement s'enfoncer dans la chevelure ; les brusques rebroussements que forme la chevelure de ce côté-là semblent étrangers aux ondulations plus tranquilles de l'autre côté de la chevelure ; la trop grande largeur du torse et des épaules semble incompatible avec la largeur de la taille et des jambes, ces deux parties du personnage ne semblant d'ailleurs pas situées sur un même axe, comme si une légère translation, impossible à localiser, était intervenue au niveau du ventre ; quant aux mouvements des mains, ils semblent les diriger vers des directions anatomiquement très bizarres et très étrangères au reste de la posture du personnage, comme s'il s'agissait de fourches surgissant au bout des bras. De façon générale, et par différence avec la suggestion du volume de la poitrine, le rabattement en aplats des bras, des jambes, du bassin, du visage et des cheveux donne l'impression que ces différentes parties du corps sont posées les unes à côté des autres et sans correspondre au volume cohérent qui serait celui d'une femme réelle. On voit bien que toutes ces parties sont continues car la matérialité de leur continuité s'impose, mais notre esprit est comme incrédule et ne peut s'empêcher de les lire comme des aplats autonomes juxtaposés autour du volume de la poitrine.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Donald Judd, Sans titre (1969)

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Une sculpture maintenant, et donc un objet fait avec un matériau réel qui affirme sa présence réelle en face de notre esprit. Il s'agit d'un des nombreux empilements de boîtes fixées sur un mur réalisés par l'américain Donald Judd (1928-1994). Dans ce cas, les dix caissons en cuivre ont été réalisés en 1969 et sont installés au musée Guggenheim de New York. Il saute aux yeux qu'il s'agit d'une suite verticale continue de caissons séparés les uns des autres, et donc coupés les uns des autres. Matériellement ces caissons sont réellement coupés les uns des autres et c'est notre esprit qui estime que, malgré ces coupures, on peut dire qu'ils forment ensemble une suite continue.

Les caissons sont coupés les uns des autres mais ils sont fixés à une paroi continue qui les relie. Sans cette paroi l'œuvre ne tiendrait pas en l'air, de telle sorte que, dans les faits, cette paroi fait intégralement partie de l'œuvre. Cette cloison relie matériellement les caissons, mais notre esprit estime que l'on peut omettre sa présence sous prétexte qu'elle n'est qu'un simple support, d'ailleurs en matériau différent, si bien que notre esprit ne lit ici qu'une suite de caissons coupés les uns des autres, comme si l'œuvre de Donald Judd était seulement constituée de ces caissons. Ce qui est d'ailleurs la stricte réalité puisqu'ils peuvent être déplacés et fixés sur une autre paroi et en un autre lieu.

Chaque caisson est formé d'une surface continue en tôle de cuivre, mais cette surface est plusieurs fois pliée à angle droit pour générer son volume, et ces plis sont autant de coupures dans la continuité de la surface du cuivre. Tandis que nous voyons bien que, par sa nudité, la qualité d'aspect du matériau cuivre est ici mise en avant, nous comprenons aussi que les plis qui génèrent le volume des caissons sont le résultat de la volonté de l'esprit du sculpteur.

Revenons à la paroi qui porte les caissons et qui n'est pas seulement continue de chaque côté de la sculpture et entre les caissons, mais nécessairement aussi à l'arrière de ceux-ci. Bien que continue, cette paroi n'en est pas moins coupée par la présence des caissons qui la cachent à l'endroit de leurs emplacements. C'est matériellement que l'existence de cette continuité nous est cachée, et c'est notre esprit qui reconstitue mentalement ce qui se passe nécessairement derrière les caissons pour qu'ils puissent tenir en l'air.

 

 


 


 

 

Les Deux Plateaux, communément appelé « colonnes de Buren » dans la cour d'honneur du Palais-Royal à Paris (1985-1986)

http://www.le-blog-de-gerard.com/album-1612821.html

 

 

1re ligne du tramway de l'agglomération tourangelle (2013)

https://danielburen.com/images/exhibit/2152

 

 

AUTRE IMAGE ÉVOQUÉE : Daniel Buren, peinture de rayures roses représentative de ses travaux de 1966 à 1972

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Dernier exemple de continu/coupé, le procédé par rayures bicolores de l'artiste français Daniel Buren (né en 1938) : une toile à rayures roses et blanches représentative de ses travaux des années 1966/1972, les colonnes en marbre rayées noir et blanc de la cour du Palais-Royal à Paris, et les aménagements du tramway de l'agglomération tourangelle où ce système de rayures gris foncé et blanc a été utilisé en bandes verticales sur les voitures et comme marquage au sol se retournant en vertical sur les poteaux des stations (comme on peut le voir dans le reflet de la portière sur la photographie).

De telles rayures forment deux continuités colorées qui s'entrecoupent réciproquement : si l'on considère la toile rayée rose et blanc, la surface rose y est matériellement découpée en bandes par la présence des bandes blanches tandis que la surface blanche est matériellement découpée en bandes par la présence des bandes rose. Surmontant ces coupures réciproques, notre esprit lit pour sa part que l'on retrouve continuellement du rose sur toute la largeur de la toile et qu'il en va de même pour le blanc. On peut aussi considérer que les bandes roses et blanches sont associées deux par deux et que ces couples se répètent l'un à côté de l'autre de façon continue sur toute la largeur de la toile. Dit autrement, chaque portion de surface est découpée en deux coloris contrastés et ce principe de découpe se poursuit de façon continuelle.

On peut aussi considérer que, pour Daniel Buren, ce système de bandes constituait comme une signature graphique identifiant ses interventions, ce qui l'a conduit à coller des bandes bicolores en divers lieux de l'espace public, sur des parois opaques ou sur des vitrages, à construire des portiques ou des colonnes recouvertes par ces mêmes bandes, et même à marquer cette signature sur des voitures de tramway et à en faire un principe de marquage au sol des stations de ce tramway. D'une certaine façon, de tous les artistes on peut dire qu'ils se répètent, qu'ils font souvent plus ou moins la même œuvre, ou du moins que leurs œuvres différentes sont réalisées avec le même style, mais il s'agit ici d'autre chose car c'est très exactement la même œuvre que Daniel Buren refait de multiples fois : toujours les mêmes bandes alternées, toujours en même largeur de 8,7 cm, et il a répété ce type d'intervention dans divers lieux pendant des dizaines d'années. Si l'on peut donc dire qu'il s'agit d'une répétition continue d'un même graphisme, on peut également dire que toutes ces interventions sont coupées les unes des autres puisqu'elles sont espacées dans le temps et réalisées dans des lieux séparés. C'est matériellement que toutes ces interventions sont coupées les unes des autres tandis qu'elles résultent d'une intention continuellement répétée par l'esprit de l'artiste.

À chacune de ces interventions dans l'espace public, seule une partie de celui-ci est affectée par les rayures. Ainsi, sur le quai des stations du tramway les rayures interrompent localement la continuité du pavage mais le pavage se poursuit au-delà des rayures. Il s'agit là d'une autre façon encore de faire du continu/coupé : le sol ou le support mural est visiblement continu, mais le système de rayures coupe localement cette continuité. Matériellement le support est réellement coupé, et c'est notre esprit qui, négligeant sa coupure par le système de rayures, considère que le support est continu dès lors qu'il se poursuit au-delà de sa partie rayée.

 

 

Étape D0-33 – Artistes né(e)s entre 1917 et 1949 :

 

On commence par des exemples de la filière où les deux notions sont envisagées depuis leur extérieur, une filière qui les verra se relier/détacher à la dernière étape et qui, à la troisième, sont dans une relation de type regroupement réussi/raté.

 

À cette étape, deux cas se présentent : soit l'esprit réussit à lire que l'ensemble de la matière est rassemblé dans une même unité alors qu'une partie ou un aspect de la matière échappe à ce rassemblement, soit on a la situation inverse dans laquelle la matière est réellement regroupée tandis que c'est l'esprit qui, en la considérant d'un point de vue qui lui est propre, fait échouer la réalité de ce regroupement.

Si l'on fait un récapitulatif provisoire de l'évolution de cette filière, on peut dire que les deux notions ont abordé la première étape en étant relativement bien détachées l'une de l'autre, elles se sont ensuite amalgamées à la deuxième étape tout en restant bien autonomes l'une de l'autre, et la troisième étape marque le début de l'aspect conflictuel de leur rencontre, l'une essayant vainement d'absorber l'autre et inversement de telle sorte que leur cohabitation ne pourra jamais se stabiliser. À la prochaine étape, on verra leur conflit s’amplifier au point de dominer complètement la situation, puis on verra ce conflit s’accentuer encore en dernière étape au point que leur cohabitation devenue impossible impliquera leur complète séparation.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Pierre Soulages, Peinture 18 Mars 2010

Elle est en principe accessible à l'adresse  https://www.pinterest.fr/pin/441000988489657232/

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Les peintures du français Pierre Soulages (1919-2022), qu'il définit comme réalisées à « l'outrenoir », relèvent à l'évidence d'un effet de regroupement réussi/raté. Ainsi, cette peinture du 18 mars 2010 qui juxtapose trois panneaux dont les rayures dans l'épaisse peinture noire sont différemment orientées et réfléchissent ainsi différemment la lumière. Une seule couleur ayant été utilisée, la surface de l'ensemble du tableau est nécessairement regroupée en totalité dans cette couleur noire. Simultanément, ce regroupement dans l'uniformité noire est mis en échec par les différences entre rayures puisque, orientées différemment, d'un panneau à l'autre elles réagissent différemment à la lumière. C'est par la matérialité uniforme de la pâte noire utilisée qu'est réalisé le regroupement de l'ensemble de la surface dans cette couleur, tandis que c'était manifestement l'intention de l'artiste, et donc de son esprit, que de rayer les surfaces dans des directions différentes. C'est d'ailleurs aussi notre esprit qui est captivé par les différences de luminosité qui en résultent et qui se modifient au fur et à mesure que nous bougeons devant la toile.

Les rayures ne sont pas uniformes à l'intérieur de chacun des panneaux : parfois elles sont très resserrées, parfois elles sont davantage écartées, parfois le système de rayures est régulier et parfois leur largeur varie très rapidement, à moins que ce ne soit la hauteur de leur relief qui soit très différente d'un sillon à l'autre. Ces différences génèrent nécessairement des modifications de la réflexion de la lumière à l'intérieur même d'un panneau dont les rayures sont orientées de façon semblable. Par ailleurs, spécialement dans le panneau du haut, on peut aussi déceler des endroits où les sillons sont rectilignes et des endroits où ils sont légèrement courbes, et il faut aussi considérer les irrégularités avec lesquelles le peintre a réalisé les sillons, des irrégularités qui occasionnent des espèces de plissements perpendiculaires à leur direction. À l'intérieur d'un même panneau la surface est donc regroupée dans un même traitement par rayures parallèles, mais ce traitement échoue à rassembler en uniformité l'ensemble de cette surface puisque des différences se laissent voir d'un endroit à l'autre concernant la plus ou moins grande régularité de l'espacement et de la réalisation des rayures, et même quant à leurs directions qui sont parfois rectilignes et parfois légèrement courbes. C'est la matérialité des sillons creusés dans la peinture qui les fait différents d'un endroit à l'autre, et c'est notre esprit qui, malgré ces différences, sait reconnaître qu'un même principe de rayures a été utilisé sur l'ensemble de la surface.

 

 

 


David Hockney :  A Bigger Splash (1967)

Source de l'image : https://amchdesign.wordpress.com/2012/01/08/a-bigger-splash/

 

 

Le peintre anglais David Hockney (né en 1937) utilise les couleurs variées avec la même constance que Soulages utilise la seule couleur noire. Son célèbre tableau de 1967, « A Bigger Splash », qui représente une scène de piscine privée en Californie, correspond parfaitement à une remarque faite par David Hockney lui-même en 1968 : « Le ciel brillant de Californie aplatit les formes et baigne l'ensemble dans une lumière du jour uniforme et technicolor » (Cité en page 123 du catalogue de l'exposition David Hockney du Centre Pompidou de 2017).

L'ensemble des surfaces colorées de ce tableau est effectivement regroupé dans un même traitement par couleurs plates et uniformes : le ciel est d'un bleu limpide uniforme, sans l'ombre d'un nuage, tout comme l'eau de la piscine d'un bleu plus soutenu, et tout comme le mur orangé du bâtiment, son acrotère légèrement jaunâtre, l'ombre de cet acrotère sur le mur et sur les portes-fenêtres, les rideaux orange régulièrement plissés de gris, les reflets gris et plats des vitrages, la plage orangée de la piscine que l'on pourrait croire verticale, le pliant et son ombre portée, la bordure blanche et bleu foncé de la piscine, le plongeoir jaune et sa tranche brune et grise. Toutes les formes sont donc traitées au moyen de couleurs uniformes et plates, sans aucune modification de texture liée à l'irrégularité du matériau représenté ou à une modification de la luminosité liée à l'éloignement dans la profondeur. Toutes ? Non ! Car les éclaboussures engendrées par le plongeur qui vient de disparaître sous l'eau ne se laissent pas regrouper dans ce même traitement plastique, elles sont au contraire très variées en luminosité et en couleur puisqu'elles marient le blanc pur et le blanc bleuté, le bleu foncé et le bleu clair, et elles sont aussi très variées quant à leur type puisque certaines correspondent à des surfaces et d'autres à des tracés, tandis que leurs contours sont effroyablement compliqués si on les compare aux contours simples de la piscine, de sa plage, du plongeoir et du bâtiment. Dans une moindre mesure, d'autres parties du tableau résistent aussi au traitement uniforme de leur coloris : les feuilles de la plantation qui borde le bas du bâtiment et le feuillage des deux hauts palmiers. En résumé, le traitement par aplats colorés uniformes aux contours simples regroupe l'ensemble du tableau mais il échoue à regrouper les éclaboussures du premier plan ainsi que quelques présences végétales au voisinage du bâtiment. Pour notre esprit, il va de soi de regrouper les éclaboussures et les végétations avec les autres éléments de la scène, mais c'est la matérialité spéciale de leur représentation qui ne s'accorde pas avec le type de traitement plastique utilisé sur la partie principale du tableau.

D'un autre point de vue, on peut aussi considérer que toute cette scène ensoleillée est regroupée dans des coloris vifs qui irradient de lumière, mais les reflets des vitres et les objets sombres vus à travers elles, qu'ils soient gris clair, gris moyen ou gris foncé, échappent à cette coloration et font rater le regroupement de l'ensemble du tableau dans sa tonalité dominante vive et lumineuse. C'est le réalisme des teintes utilisées pour rendre compte de la matérialité de la scène qui permet de les rassembler de façon convaincante dans une même vue, et c'est notre esprit qui considère que, bien qu'elles soient aussi réalistes les unes que les autres, les surfaces colorées et les surfaces grises appartiennent à des registres de teintes différents.

 

 

 


Arman :  L'Heure Pour Tous (1985)

Source de l'image : https://www.flickr.com/photos/10699036@N08/2102536689  (auteur : Frédérique Panassac)

 

 

L'artiste franco-américain Armand Fernandez, dit Arman (1928-2005), est notamment connu pour ses accumulations. C'est une accumulation d'horloges datant de 1985 que nous allons examiner, réalisée en bronze, installée devant la Gare Saint-Lazare à Paris, et intitulée « L'Heure Pour Tous ». Une multitude d'horloges noires à cadran blanc y sont regroupées en paquet. Malgré leur accolement compact sous la forme d'un grand totem, les diverses horloges ne se sont pas fondues indistinctement les unes aux autres, chacune préservant son autonomie par une forme différente de celle des autres, ou par une taille différente, ou par une orientation différente dans l'espace, ou par une saillie de son volume qui ne se laisse pas prendre en entier dans la compacité générale, ou par un flanc lisse, ou par un flanc rainuré comme un pneu, ou par une heure indiquée différente de celle des autres, ou bien encore par le type de graphisme utilisé pour indiquer les heures ou par le style de ses aiguilles. Et puisque chaque horloge préserve son autonomie, leur regroupement en un paquet uniforme de formes indistinctes est raté. C'est la matérialité des horloges qui fait la compacité et la continuité de leur groupe, et c'est notre esprit qui parvient, malgré la densité de leurs accolements, à reconnaître l'indépendance de chacune des formes qui y participent, et qui parvient même à être captivé par la lecture de leur autonomie.

Une autre approche consiste à considérer que toutes les formes assemblées dans ce totem sont similaires, et que par ailleurs elles sont regroupées dans un même type d'objet et dans un même type de contraste de couleurs puisque ce sont toutes des horloges noires à cadran blanc. Comme on l'a déjà envisagé, ces horloges sont toutefois différentes par leur taille, par leur forme puisque certaines sont rondes et que d'autres sont polygonales, par leur orientation dans l'espace et par l'heure qu'elles indiquent. Leur regroupement en formes similaires est donc raté, et si c'est la matérialité des horloges qui est différente de l'une à l'autre, c'est notre esprit qui, malgré ces différences, sait reconnaître qu'il s'agit toujours d'horloges et que, au moins pour ce qui concerne leurs couleurs, elles sont identiques.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Annette Messager, Mes Voeux – 1988

Elle est en principe accessible à l'adresse https://penserfluxus.wordpress.com/2013/02/25/482/ ou https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cxxkL5

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L'artiste française Annette Messager (née en 1943) a réalisé en diverses occasions des montages d'images encadrées suspendues à des fils et regroupées en un paquet compact à la forme d'ensemble bien lisible. Celui-ci a pour titre : « Mes Voeux – 1988 ». La forme d'ensemble du paquet est un rond, et les images sont suspendues à des fils tellement nombreux et de longueurs tellement variables qu'il n'est pas envisageable de retrouver à quel endroit précis l'une ou l'autre est accrochée. Ces images sont toutes différentes : parfois il s'agit de photographies qui montrent diverses parties du corps humain, un œil, une bouche, un pied, une langue, un sein, une main, etc., et parfois il s'agit de textes écrits en couleur. Leurs dimensions sont différentes également, leurs formats plus ou moins allongés, certaines verticales et d'autres horizontales. Ces images sont regroupées de façon très compacte dans la surface ronde qui les rassemble, mais leur fusion en un groupe uniforme est ratée si l'on considère toutes les différences que l'on vient d'énumérer et qui les distinguent bien les unes des autres, d'autant que, sur le pourtour, certaines images sont nettement en saillie et cassent la régularité géométrique du rond qui les rassemble. C'est la matérialité du rassemblement compact des images qui produit leur effet de regroupement, et c'est notre esprit qui repère ce qui distingue les images les unes des autres.

Il faut maintenant nous intéresser au fait que cette forme bien circulaire et dans laquelle les images sont réparties avec une densité assez régulière est obtenue par la suspension d'images à l'aide de suspentes dont la longueur est très irrégulière, aussi irrégulière d'ailleurs que leur échelonnement horizontal, puisque certaines suspentes se superposent tandis que des écarts plus ou moins larges subsistent entre d'autres. Les images sont donc regroupées avec une densité régulière sur la surface circulaire, mais la régularité de leur regroupement est ratée si l'on prend en compte la façon très irrégulière avec laquelle elles sont suspendues. C'est notre esprit qui considère que la régularité du pavage d'images est réussie, et c'est la matérialité très irrégulière et très hétérogène des suspentes qui provoque un effet de surprise et fait rater cette impression de regroupement régulier et homogène.

On évoque rapidement deux autres aspects :

 - les images forment globalement une collection de photographies, mais une très petite minorité correspond à des textes écrits en rouge ce qui fait rater l'uniformité du regroupement des photographies : pour notre esprit les images sont rassemblées dans un même paquet, mais elles correspondent matériellement à différents types d'images. Ce que l'on peut lire aussi en sens inverse : les images sont matériellement rassemblées dans un même paquet, mais notre esprit repère que celles qui correspondent à des textes écrits en rouge n'appartiennent pas au groupe des images photographiques.

 - les images et leurs suspentes sont regroupées dans une même œuvre, mais ce regroupement est raté au-dessus de la forme en cercle puisque seules des suspentes débordent de cette forme : notre esprit considère que les suspentes qui continuent au-dessus du cercle des images font partie de l'oeuvre, mais celle-ci n'en est pas moins matériellement coupée en deux parties aux aspects très différents.

 

 

Maintenant des exemples de la filière qui verra les deux notions simultanément à l'intérieur et à l'extérieur l'une de l'autre à la dernière étape et qui, à la troisième, les met dans une relation qui les fait à la fois liées et indépendantes l'une de l'autre.

 

Dans cette filière, la deuxième étape a vu les deux notions se trancher l'une de l'autre et commencer à s'agiter de façon autonome tout en restant collées l'une contre l'autre. On a déjà dit que cette filière se terminerait par l'invagination des deux notions l'une dans l'autre, et c'est à la troisième étape que cette invagination commence : l'une des deux notions agrippe la seconde, l'oblige à se lier à elle, et l'autre prouve qu'elle conserve son autonomie en montrant que ce lien ne l'empêche pas de s'agiter de façon indépendante. Dans une telle situation, l'une des notions est à la fois liée à l'autre et indépendante, raison pour laquelle c'est un effet de lié/indépendant qui va maintenant être observé.

 

 

 


David Hockney : Imogen & Hermione (1982)

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/245868460876551433/

 

 

Nous commençons par un nouvel exemple de David Hockney qui éclairera sur la différence entre les deux filières. Il s'agit d'un montage de clichés photographiques pris avec un appareil Polaroïd, réalisé en 1982 et intitulé « Imogen & Hermione ». Il fait partie d'une série d'assemblages semblables que David Hockney dénommait des « Joiners ». Ces 63 clichés Polaroïds sont certainement liés visuellement puisqu'ils contribuent, chacun pour partie, à représenter deux enfants assis côte à côte. Ils sont également bien indépendants les uns des autres puisqu'ils correspondent à des angles de vue chaque fois un peu différent de ceux de leurs voisins. Par exemple, les jambes de la fillette de gauche ne sont pas continues et se construisent par morceaux indépendants vus depuis des points de vue décalés. Ces défauts de continuité sont dans la matérialité de la représentation, et c'est notre esprit qui, par imagination, reconstruit la continuité des personnages.

La photographie ne relève pas seulement d'angles de vue différents, elle amalgame aussi des éléments contradictoires correspondant à des postures différentes des enfants. Ainsi, la fillette de gauche a parfois la main gauche en soutien à sa tête et parfois posée sur son ventre, et la fillette de droite a les pieds alternativement en avant et en arrière, de telle sorte qu'elle semble en avoir quatre, et on peut même lui attribuer six genoux distincts. Matériellement, ces clichés sont montés ensemble pour générer une vue globale des deux enfants, c'est notre esprit qui y relève des incohérences.

Le liseré blanc laissé autour de chacun des clichés donne l'impression que l'ensemble est vu comme à travers un quadrillage blanc. La photographie d'ensemble et ce quadrillage correspondent à des réalités bien indépendantes l'une de l'autre, mais qui sont visuellement liées puisque l'une est traversée par l'autre. C'est matériellement que le quadrillage morcelle la vue d'ensemble, et c'est notre esprit qui reconstitue cette vue malgré la présence du quadrillage.

On peut aussi négliger le fait que l'assemblage de ces 63 clichés construit une vue d'ensemble, fut-elle incohérente, et s'en tenir au fait qu'ils correspondent à des clichés indépendants pris selon des angles de vue différents. Dans ce cas, on a ici affaire à 63 clichés indépendants liés ensemble par un quadrillage blanc. C'est matériellement que ces clichés sont liés par le quadrillage blanc, et c'est notre esprit qui repère que chacun correspond à un angle de vue indépendant de celui des clichés voisins.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Robert Rauschenberg, Monogram (1955-1959)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.rauschenbergfoundation.org/art/art-context/monogram

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De la même façon que David Hockney a fait des « Joiners », l'artiste américain Robert Rauschenberg (1925-2008) a fait des « Combines », ce que l'on peut traduire par œuvres combinées, ou réalisées par combinaisons. Dont le célèbre « Monogram », une œuvre qui a connu plusieurs états successifs entre sa première version de 1955 et sa version définitive de 1959. Elle rassemble une chèvre angora au museau peint, un pneu automobile enchâssé sur son corps, et différents collages installés sur la planche sur laquelle la chèvre est montée : une semelle de chaussure, une balle de tennis peinte en marron qui pourrait être une crotte de la chèvre, des planches qui portent des bouts d'inscription, différentes surfaces peintes, etc.

Les différents éléments combinés dans cette œuvre sont indépendants les unes des autres puisqu'ils ne forment pas une scène dont nous pourrions comprendre la signification et comprendre ainsi pourquoi ils sont rassemblés. Toutefois, leur association sur un même plateau ne fait pas de doute quant à la volonté de l'artiste de les combiner ensemble, et le principe d'un barbouillage de peinture qui les affecte presque tous renforce leur association visuelle. Pour sa part le pneu n'est pas barbouillé de peinture, mais c'est peu de dire qu'il est lié à la chèvre puisqu'elle est coincée à son intérieur. Le rassemblement de ces divers éléments est un fait matériel, c'est notre esprit qui ne parvient pas à trouver une signification à leur mise ensemble et qui considère qu'elles sont donc indépendantes les unes des autres.

On peut négliger la nature des différents éléments rassemblés, oublier qu'il s'agit d'une chèvre, d'un pneu, d'une balle de tennis, de morceaux de panneaux publicitaires, etc., et ne considérer que leurs caractéristiques physiques, c'est-à-dire observer que certains sont des surfaces sans épaisseur, d'autres des surfaces en léger relief, et d'autres encore des volumes qui se dressent dans l'espace. On peut aussi observer que le pneu est un objet « préfabriqué », tout comme la balle de tennis et la semelle de chaussure, et donc des « ready-made » comme aurait dit Marcel Duchamp, tandis que la chèvre est un animal empaillé qu'il a donc fallu préparer, que certaines surfaces peintes sont des morceaux de peintures publicitaires préexistantes qui ont été fracturées ou découpées et que d'autres sont des peintures qui ont visiblement été faites pour les besoins de cette œuvre, tel qu'il en va pour le barbouillage de peinture sur la tête de la chèvre et la coloration de la balle de tennis. Enfin, on peut observer que la texture apparente de ces divers éléments est très différente de l'un à l'autre : des poils laineux tombant et des cornes aux cernes de croissance très apparents pour la chèvre, une surface caoutchoutée lisse ou à reliefs réguliers pour le pneu, des surfaces parfois lisses et parfois écaillées pour les bois portant des morceaux de lettre et, de façon générale, certaines surfaces à peu près propres tandis que d'autres sont barbouillées de peinture. Il faut donc convenir que ces divers éléments sont indépendants les uns des autres quant à leur type (des surfaces sans épaisseur, des surfaces en léger relief, des volumes), quant à leur mode de fabrication (des ready-made, un animal empaillé, des morceaux récupérés ici ou là, des peintures faites spécialement pour l'occasion), et quant à la texture ou à l'état de leurs surfaces apparentes. Ce sont les caractéristiques physiques, et donc matérielles, qui sont différentes, et nous comprenons bien que c'est l'esprit de l'artiste qui a organisé le rassemblement de ces multiples éléments.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Richard Serra, Serpent (1994-1997)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.guggenheim.org/artwork/3

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Le sculpteur américain Richard Serra (né en 1938) n'a pas réalisé que des sculptures gigantesques en plaques d'acier Corten, mais c'est pour ce type d'œuvres qu'il est spécialement connu parmi les artistes dits « minimalistes ». Parmi celles-ci, « Snake » (Serpent) date des années 1994 à 1997. D'emblée, on saisit qu'il s'agit de trois plaques similaires décalées l'une de l'autre et qui ondulent de concert. Elles sont décalées l'une de l'autre, et donc indépendantes, mais elles forment un groupe de trois plaques évoluant de concert et sont donc liées les unes aux autres parce qu'elles s'accompagnent sur un même cheminement. C'est leur matérialité qui fait qu'elles sont séparées, indépendantes, et c'est notre esprit qui considère que cette séparation ne les empêche pas d'être lues ensemble en tant que groupe de trois plaques semblables liées par un cheminement commun.

Ces plaques ne sont toutefois pas exactement parallèles, celle du milieu penche un peu vers celle de droite et celle de gauche s'écarte en sens inverse. Le groupe qui relie ces trois plaques n'est donc pas un groupe homogène puisque les plaques manifestent des différences d'inclinaison qui les rendent indépendantes les unes des autres sous cet aspect. Cette fois encore, l'inclinaison différente des tôles est un effet de leur matérialité tandis que c'est notre esprit qui estime que ces différences d'inclinaison n'empêchent pas de lire qu'il s'agit toujours du même type de tôles ondulant de concert.

Les plaques sont écartées les unes des autres et donc indépendantes, mais elles sont toutes liées au sol sur lequel s'appuie leur tranche. C'est la matérialité de la configuration qui fait que les trois plaques et le sol forment une continuité ininterrompue, et c'est notre esprit qui estime que le sol et les plaques ont des fonctions différentes qui les distinguent, le premier étant un simple support et les autres des ouvrages portés par le sol, et c'est notre esprit qui décide en conséquence de négliger cette continuité ininterrompue qui relie toutes les plaques au sol, et donc toutes les plaques entre elles, pour déclarer que les plaques sont complètement séparées les unes des autres, et donc indépendantes les unes des autres.

Pour finir, un effet qui peut être lu en ne considérant qu'une seule plaque. Puisqu'on peut la visualiser en entier sur la photographie, nous envisagerons celle de droite. Elle ondule, c'est-à-dire qu'elle se courbe une fois dans un sens puis une fois dans l'autre, tel un serpent, ce qui justifie le titre de l'œuvre. Cette plaque dispose donc de deux parties indépendantes quant au sens de leurs courbures qui sont différents, mais qui sont liées l'une à l'autre dans un même mouvement d'ondulation et dans un même matériau continu en acier Corten. C'est la matérialité de la plaque métallique qui la fait continue, tandis que c'est notre esprit qui considère que sa modification de courbure permet d'y lire un effet d'ondulation, et donc l'indépendance de la courbure relative de ses différentes parties.

 

 

 


Joan Mitchell : Xavier (1985)

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Pour terminer la troisième étape, la peintre américaine Joan Mitchell (1925-1992) qui a longtemps travaillé en France, et sa toile de 1985 intitulée « Xavier ». On peut d'abord examiner la texture des coups de pinceau, laquelle est différente selon les coloris. La texture utilisée pour la teinte jaune moyen et jaune paille, qui forme environ la moitié de la surface du tableau, est celle de coups de pinceau qui se croisent pour former une trame continue. C'est aussi cette texture qui prévaut pour une partie de la couleur verte en haut à gauche, pour une partie de la couleur noire, et pour une partie de la couleur bleue dans la partie centrale du bas du tableau. Il s'agit de coups de pinceau bien repérables séparément, et donc indépendants les uns des autres, mais ils se croisent pour former une texture continue qui les relie. C'est la matérialité de ces coups de pinceau qui forme une texture continue, et c'est notre esprit qui sait décomposer cette texture et y lire les unités indépendantes qui la construisent.

Par différence, d'autres couleurs, ou certaines parties d'autres couleurs, sont formées de traces de pinceau séparées les unes des autres. Cela vaut notamment pour la couleur orangée du haut du tableau, pour la partie haute et pour la partie basse de la surface concernée par le noir, pour le bleu de la zone médiane qui recouvre partiellement le noir et pour le bleu dans le bas à gauche du tableau. Étant séparées les unes des autres, ces traces de pinceau sont indépendantes, mais nous les regroupons visuellement parce qu'elles sont de la même couleur. Dans le cas du bleu situé en bas du tableau, tout comme dans le cas de la couleur noire, nous regroupons aussi visuellement avec les coups de pinceau isolés les petits morceaux de trame continue qui les voisinent. C'est la matérialité des coups de pinceau ou des morceaux de trame colorée qui les fait séparés les uns des autres, et donc indépendants, et c'est notre esprit qui ne peut s'empêcher de regrouper ensemble, et donc de lier ensemble, ceux qui sont d'une même couleur.

Envisageons maintenant la façon dont les différentes trames colorées s'interpénètrent. Si l'ensemble du tableau forme une texture continue de traits de pinceau qui vont dans tous les sens et qui s'enchevêtrent, cela n'empêche pas de distinguer dans cette masse des zones de coloris différents : il y a une vaste zone jaune, dans le bas des morceaux bleus plus ou moins continus s'y raccordent, dans le haut on peut facilement distinguer séparément un ensemble vert et un ensemble orange bien qu'ils soient enchevêtrés l'un dans l'autre, à droite une large zone noire s'intercale dans le jaune tout en se faisant recouvrir par une texture bleue. Au total, l'effet qui ressort est celui de zones aux couleurs différentes, et donc indépendantes l'une de l'autre quant à la couleur, mais aussi de zones qui s'interpénètrent, soit localement soit globalement, ce qui donne l'impression qu'elles sont liées ensemble. C'est matériellement qu'elles s'interpénètrent les unes à l'intérieur des autres, et c'est notre esprit qui, malgré cela, réussit à les séparer visuellement.

Pour finir, venons-en aux coulures qui affectent certaines couleurs, principalement le bleu dans le bas du tableau ainsi que le noir et le blanc dans la partie médiane. Ces coulures sont évidemment liées à la couleur dont elles dégoulinent, mais elles n'en sont pas moins indépendantes quant à leur aspect « de coulure » de l'aspect des traits de pinceau dont elles sont issues. D'un point de vue purement matériel ces deux parties sont exactement de la même couleur, c'est notre esprit qui estime qu'elles doivent pourtant être séparées car l'une correspond à un tracé du pinceau et l'autre à une bavure qui s'est écoulée à l'extérieur de ce tracé.

 

 

Étape D0-34 – Artistes né(e)s entre 1921 et 1955 :

 

On commence par des exemples de la filière où les deux notions sont envisagées depuis leur extérieur, une filière qui les verra se relier/détacher à la dernière étape et qui, à la quatrième, sont dans une relation du type fait/défait.

 

Après la troisième étape où les deux notions ont commencé à s'affronter directement, chacune essayant vainement de regrouper l'autre, l'affrontement est maintenant généralisé et va constituer la dominante de cette quatrième étape. Pour cette raison, c'est tout naturellement un effet de fait/défait qui va dominer cette filière.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : César, Compression « Ricard » (1962)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://cesarbaldaccini.blogspot.com/p/demarche.html

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : César Compression « Ricard » 1962

 

Les compressions du sculpteur français César Baldaccini, dit César (1921-1998), s'imposent pour illustrer l'effet de fait/défait qui domine à la quatrième étape de cette filière. Sa compression « Ricard » doit son nom à la publicité qui recouvrait le véhicule compressé. Elle date de 1962 et appartient à une série que César appelait des « Compressions dirigées », c'est-à-dire que César y portait attention à la couleur des matériaux et des véhicules utilisés, et qu'il portait aussi attention à leur disposition dans la presse hydraulique. L'effet de fait/défait va de soi : on voit bien qu'il s'agit d'une automobile, ses parties restant suffisamment faites pour que l'on reconnaisse qu'il s'agit d'une automobile, mais cette automobile est aussi visiblement complètement cassée, déformée, défaite. C'est la matérialité de l'automobile en tant qu'engin en état de marche qui est défaite, et c'est notre esprit qui, malgré son état matériel très délabré, est capable de reconstituer la présence d'une automobile.

La compression a rapproché toutes les parties de la voiture pour la transformer en un bloc compact au volume vaguement parallélépipédique. Cette nouvelle forme donnée au véhicule est bien faite puisque nous pouvons la percevoir, mais elle comporte tellement de trous et ses angles sont parfois si mal formés que l'on peut tout aussi bien dire que cette forme de bloc est défaite. C'est la matérialité des tôles qui en fait un volume très irrégulier, et c'est notre esprit qui ne peut s'empêcher d'y repérer une vague forme de bloc géométrique.

 

 

 


Gerhard Richter : Deux Fiats (1964)

Source de l'image : https://www.gerhard-richter.com/fr/art/paintings/photo-paintings/cars-7/two-fiats-5554

 

 

Les « deux Fiats » peintes en 1964 par l'artiste allemand Gerhard Richter (né en 1932) sont à la peinture ce que les compressions automobiles de César sont à la sculpture. Il ne fait pas de doute qu'il s'agit là de deux voitures, lesquelles sont donc faites, mais leur aspect est tellement transformé qu'elles sont méconnaissables et que leur apparence est donc défaite. Les formes que nous voyons n'ont rien à voir avec l'apparence matérielle réelle de voitures, et pourtant notre esprit est capable de les synchroniser avec l'apparence de voitures réelles.

Très probablement Richter s'est servi d'une photographie pour réaliser cette œuvre, et très probablement il y a aggravé le flou occasionné par la vitesse des véhicules. Chaque voiture forme un bloc compact continu bien repérable et bien séparable du reste de l'image, mais l'effet de flou qui donne une impression de vitesse découpe les véhicules en tranches horizontales, successivement blanches et grisées, noires même pour certaines. Les traînées les plus blanches apparaissent comme en relief, en avant par rapport à la masse plus grisée du reste du véhicule, tandis que les traînées noires tendent à séparer le toit de l'habitacle vitré : tous ces effets de surface tendent par conséquent à annihiler le volume du véhicule. Comme ces traînées de vitesse trahissent la présence du volume de la voiture qui en est à l'origine, elles nous disent que ce volume est donc fait, mais elles le transforment en bandes discontinues de surfaces et suggèrent même que le toit en est détaché, bref, elles nous disent aussi que le volume du véhicule est complètement défait. C'est la matérialité concrète de l'image qui nous présente des bandes blanches coupées les unes des autres, et c'est notre esprit qui traite ces bandes comme un effet lié à la vitesse des véhicules et considère que, en réalité, ces véhicules ont des formes continues et compactes.

 

 

 


Cy Twombly : Sans titre II (de la série Bacchus de 2005)

Source de l'image :
https://www.pinterest.fr/pin
/564005553326817368/

 

 

Dans les deux exemples précédents c'était une réalité défaite qui nous était présentée, et c'était seulement notre imagination qui nous permettait de la confronter avec sa version non défaite. Avec l'œuvre « Sans titre II » de l'artiste américain Cy Twombly (1928-2011) faisant partie de sa série Bacchus de 2005, cette fois ce qui est fait et ce qui est défait sont tous deux face à nous sur la toile. Il s'agit d'une œuvre immense, de plus de 3 m de hauteur par presque 5 m de longueur, impressionnante du fait de cette grande surface et des tracés rouges intenses qui la remplissent. Ce qui se fait dans cette toile ce sont des espèces d'ovales penchés réalisés à la peinture rouge de façon irrégulière. Ils sont mélangés avec d'amples ondulations faites de façon tout aussi irrégulière et réalisées avec la même peinture rouge. On devine que le bas de la toile était plié à l'horizontale lors de la confection de l'œuvre puisque des coulures de peinture provenant de ces tracés ont dégouliné jusqu'au sol où elles se sont amassées pour former de petites flaques rouges. Le pinceau a même laissé tomber des gouttes de peinture avant d'atteindre la toile, ce qui explique les taches de peinture isolées que l'on voit tout en bas.

Dans un premier temps on va négliger les dégoulinures et les taches du bas de la toile pour se concentrer sur les tracés enchevêtrés des ovales et ondulations. Ils sont suffisamment bien faits pour que nous puissions lire de telles formes sur la toile, mais la peinture manque par endroits, l'épaisseur de leur graphisme est très irrégulière, parfois empâtée et parfois très mince, les arrondis sont souvent cabossés, même cassés à l'extrémité droite où ils se transforment en parties droites, et ils s'interrompent parfois brutalement. Bref, autant les formes ovales et ondulantes sont suffisamment bien faites pour qu'on les repère comme telles, autant on peut dire qu'elles sont simultanément défaites, comme « ratées ». Dans la trame compacte qui relie matériellement tous les tracés notre esprit est capable d'isoler des parties qui forment des morceaux de courbe assez bien faits plus ou moins longs, et il est aussi capable d'isoler d'autres morceaux de courbe qui semblent ratés et dont le tracé défait la régularité des courbes qui se fait ailleurs.

Les ovales et les ondulations se chevauchent et se recoupent plus ou moins densément, se défaisant alors réciproquement en s'entremêlant. Matériellement, on a affaire à une trame continue de tracés qui s'entremêlent, et c'est notre esprit qui est capable d'isoler dans cette trame des formes indépendantes qui recoupent d'autres formes indépendantes ou qui sont recoupées par elles.

On en vient aux dégoulinures. Elles correspondent à de la peinture qui était trop liquide pour rester à l'intérieur du tracé des ovales et des ondulations et s'en est écoulée, et pour les tracés qui sont faits c'est une façon de se défaire, de perdre de sa substance. C'est la matérialité de la peinture qui fait la continuité de ces deux graphismes, et c'est notre esprit qui est capable de repérer leurs différences de statut, l'un correspondant à des tracés réalisés par l'artiste, l'autre à des bavures qui se sont écoulées toutes seules depuis ces tracés. Si l'on ne s'attache pas seulement à la continuité matérielle de la peinture mais que l'on considère plus globalement la continuité de la couleur rouge, alors on peut amplifier la portée de cet effet en prenant en compte les taches isolées générées par les dégoulinures du pinceau en bas de la toile, et aussi en prenant en compte les dégoulinures verticales isolées générées par des gouttes de peinture tombées du pinceau sur la partie verticale de la toile et qui ont ensuite coulé verticalement.

Les tracés arrondis forment des dessins qui se continuent en passant d'un ovale ou d'une ondulation à l'autre, et les dégoulinures qui s'en détachent sont brutalement coupées par leur interruption au niveau du sol où elles s'étalent en flaques. Les dégoulinures verticales isolées sont, par nature, coupées à leurs deux extrémités tandis que les taches isolées du bas de la toile sont détachées les unes des autres, et donc coupées les unes des autres comme elles sont coupées de toutes les autres surfaces rouges. On peut donc dire que la continuité des tracés arrondis est faite mais que la notion de continuité est défaite dans les dégoulinures isolées et dans les taches isolées. C'est la matérialité des tracés qui les rendent continus ou discontinus, c'est notre esprit qui est capable de discriminer entre ces deux types de tracés ou de taches.

 

 


 

Lucian Freud : Reflet (autoportrait - détail - 1985) et photographie vers 1990

 

Source des images : http://www.independent.co.uk/news/people/news/lucian-freuds-gamble-a-portrait-of-the-artist-as-a-betting-man-8831790.html et https://arthive.com/fr/lucianfreud/works/288463~Reflection


 

Comme pour l'œuvre de Cy Twombly, cet autoportrait de Lucian Freud (1922-2011), aussi dénommé « Reflet », combine directement devant nous des aspects « faits » et des aspects défaits, mais cette fois il s'agit d'une œuvre figurative. Cet autoportrait pourrait faire croire que Freud s'est peint le visage façon camouflage de guerre, ce qui n'était pas pour déprécier spécialement sa propre image puisqu'il a utilisé le même procédé dans son portrait officiel de la reine d'Angleterre, et ce n'était pas non plus lié à des problèmes de peau comme le montre sa photographie prise vers la même époque. On peut supposer que les vifs reflets de lumière qui marquent le haut de son front et l'arête de son nez sont à l'origine du titre « Reflet » du tableau, mais les circonvolutions rosées qui tranchent sur la surface brune du reste du visage ne semblent pas toutes correspondre à des effets de la lumière, même si, probablement, la plupart ont comme point de départ des nuances lumineuses réelles que l'artiste a exacerbées pour donner naissance à ce camouflage de guerre qui le défigure. Quoi qu'il en soit, c'est un portrait de Lucian Freud que nous avons devant nous, qui est fait devant nous, et cet espèce de camouflage de guerre en défait le réalisme. On peut comprendre ici qu'une part importante de l'habileté du peintre, de sa maîtrise, est la façon dont il parvient à donner l'impression que les surfaces rosées poursuivent les surfaces brunes, ou quelles sont dans un même plan, cela malgré la brutalité du contraste de couleur qui existe entre elles et qui pourrait donner l'impression, si n'était cette maîtrise, de se détacher visuellement en avant. C'est matériellement que la surface du visage est découpée en circonvolutions bicolores irréalistes, et c'est notre esprit qui peut négliger cette découpe pour ne considérer que la volumétrie du visage correctement faite et disposant d'une surface continue.

Si l'on regarde le visage globalement, on ne peut s'empêcher de voir toutes les surfaces rosées se rassembler dans notre perception. La perception de ce groupe de formes rosées, qui ne regroupe qu'une partie des surfaces du visage, et qui plus est en prélevant des surfaces écartées les unes des autres, a pour conséquence de défaire la perception globale du visage. C'est la matérialité de ces surfaces que d'être écartées les unes des autres, et c'est notre esprit qui est capable de surmonter cette séparation pour les regrouper visuellement en un ensemble de même couleur qui va défaire la perception globale du visage.

 

 

Maintenant des exemples de la filière qui verra les deux notions simultanément à l'intérieur et à l'extérieur l'une de l'autre à la dernière étape et qui, à la quatrième, les met dans une relation qui les fait à la fois mêmes et différentes.

 

À cette étape les deux notions se sont à nouveau accolées l'une à l'autre de façon compacte pour former ensemble une plus grande unité, mais elles ne se mélangent pas à l'intérieur de cette unité car chacune conserve une dynamique propre qui prépare leur invagination mutuelle de la prochaine étape. L'effet de même/différent que l'on va observer correspond donc au fait que les deux notions sont regroupées dans une même unité globale dans laquelle elles font énergiquement valoir leurs différences.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Gérard Titus-Carmel, La Grande Jungle (2004)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://ericlinardeditions.com/gerard-titus-carmel-09-07-2005-30-09-2005/ (œuvre du haut à gauche), ou https://www.amazon.fr/Titus-Carmel-All%C3%A9e-contre-all%C3%A9e-Marik-Froidefond/dp/2711855473 (couverture du livre Allée, contre-allées)  

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Gérard Titus-Carmel La Grande Jungle 2004

 

On commence par une œuvre qui « transpire » littéralement le même/différent : « La Grande Jungle » de 2004 du peintre français Gérard Titus-Carmel (né en 1942). C'est un même motif qui est utilisé sur toute la toile, un motif qui est fait de feuillages répartis symétriquement autour d'une tige verticale, et ces feuillages sont toujours différents les uns des autres, soit par leur type, soit par leurs dimensions, soit par leur couleur. En effet, les feuilles sont parfois très souples et très courbées, comme s'il s'agissait de grandes plantes luxuriantes aux feuilles entraînées par leur poids, et parfois elles sont très fermes et très raides, comme des sortes de feuilles de laurier. Certaines sont blanches sur fond noir, certaines sont grises sur fond blanc, ou inversement, d'autres sont vertes sur fond blanc, ou inversement, et le vert tourne parfois sur l'émeraude, parfois sur le kaki, parfois sur le brun, tandis que quelques-unes se distinguent par la couleur rouge de leur fond. C'est la matérialité des feuillages qui fait qu'ils ont des aspects différents les uns des autres, et c'est notre esprit qui, malgré ces différences, est capable de reconnaître ce qu'ils ont en commun pour les regrouper dans un même type de réalité.

On peut aussi considérer qu'on a ici une seule et même trame continue de plantes qui rassemble différentes plantes côte à côte, chacune étant repérable grâce à sa tige propre.  Cette fois, on ne s'intéresse pas aux différences qui existent entre les feuillages des plantes, seulement au fait qu'il y en a plusieurs côte à côte. Dans cette autre expression de même/différent c'est la matérialité de la représentation qui fait que tous ces feuillages forment une trame continue, et c'est notre esprit qui est capable de décomposer cette surface pour ne pas y lire un simple tapis de feuilles mais différentes plantes, chacune repérable par une tige qui lui est propre.

Les différents feuillages forment de bas en haut un jaillissement continu de feuillages, ou plutôt un jaillissement presque continu car, par tronçons, les tiges se décalent horizontalement quelque peu, parfois elles changent même un peu d'orientation, et d'un tronçon à l'autre les couleurs et les formes des feuillages sont très souvent différentes. Bref, les différents alignements verticaux de feuillages sont presque regroupés comme s'il s'agissait de bas en haut d'une même plante continue, mais ce regroupement est raté puisque l'on voit bien que ces différentes parties n'ont pas le même aspect ou qu'elles ne sont pas bien continues entre elles. C'est la matérialité de ces différents tronçons qui les fait non continus ou non homogènes les uns avec les autres, et c'est notre esprit qui, malgré cela, est tenté de les regrouper dans une même plante continue sur toute la hauteur de la peinture.

En cherchant à lire les continuités dont on vient de parler, on aura pu constater que certains tronçons de feuillages semblent tellement indépendants et irréductiblement solitaires qu'ils restent rebelles au rassemblement continu vertical des feuillages que l'on vient de décrire. Les feuillages rouges se distinguent spécialement de cette manière, rétifs à se mélanger à la continuité plutôt noire et verte du tableau. Mais les motifs à feuilles de laurier refusent également de se fondre dans l'ensemble, car ils sont de taille beaucoup plus petite que celle des feuillages principaux, et l'axe de leurs tiges est trop décalé par rapport à celui des plantes principales. Au-dessus de leur colonne de droite, la bande de dessins rouges, presque horizontaux, tranche non seulement par sa couleur mais aussi parce qu'elle ne reprend pas le principe du dessin en feuillages adopté par tout le reste du tableau. Quant au motif en croix verticale qui l'accompagne à sa gauche, bien qu'il puisse être un détail de plante, il est trop décalé verticalement des motifs de son voisinage et leur reste donc étranger. Par ailleurs, les deux colonnes de petites feuilles de laurier et les deux motifs qui les surmontent ont à leur base un ou deux traits horizontaux, vert ou rouge, et cela s'ajoutant à la taille spécialement petite de ces feuillages et au fort décalage horizontal de leurs tiges, on a globalement l'impression qu'il s'agit de petits tableaux qui ont été rapportés par-dessus la toile et qui cachent en partie les feuillages de plus grande taille que l'on devine en dessous. Toutes ces observations peuvent se regrouper dans une nouvelle expression de même/différent : une même toile regroupe donc différentes parties, certaines correspondant à la partie principale du tableau faite des plantes sur fond vert ou noir à grands feuillages, et celles qui semblent comme étrangères aux précédentes du fait de la couleur rouge de leur fond ou de la taille spécialement petite de leur feuillage. C'est la matérialité du tableau qui fait que toutes ses parties lui sont intégrées, et c'est notre esprit qui trouve que l'hétérogénéité de certaines donne l'impression qu'elles lui sont étrangères, qu'elles ne sont pas visuellement fondues à sa partie principale.

 

 


Gérard Fromanger : En Chine, à Hu-Xian (1974)

Source de l'image :
https://powerofh.net/
2017/06/17/gerard-fromanger
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La toile de 1974 du peintre français Gérard Fromanger (1939-2021) intitulée « En Chine, à Hu-Xian » représente une foule multicolore de Chinois, chacun teint avec une couleur dominante particulière et rassemblés de façon compacte devant un bâtiment représenté en noir et blanc, principalement d'ailleurs en noir et gris foncé. Ce contraste entre l'arrière-plan et l'avant-plan crée un premier effet de même/différent : une seule et même image réunit un bâtiment à dominante noire et une foule de personnages très colorée d'aspect très différent. C'est la matérialité de l'usage de la couleur qui fait qu'il n'est pas le même sur tout le tableau, et c'est notre esprit qui estime que cela n'empêche pas de considérer que ce tableau représente une scène plausible de personnages rassemblés devant un bâtiment.

Chaque personnage dispose d'une couleur dominante qui le distingue bien de ses voisins, ce qui provoque un autre effet de même/différent : une seule et même foule regroupe de façon compacte des personnages qui se démarquent les uns des autres du fait de leurs différences de couleur. C'est la matérialité du regroupement compact des personnages qui fait la réalité de leur groupe, et c'est notre esprit qui estime que la différence de couleur d'une personne à l'autre est suffisamment affirmée pour qu'il y ait un sens à distinguer chacune séparément.

Cette coloration des personnages nous pose toutefois problème, car il n'est pas normal que chacun soit systématiquement traité avec une seule couleur, fût-elle de luminosité variée pour en distinguer les zones éclairées et les zones dans l'ombre ou les diverses parties de son habillement. Telles qu'elles sont peintes, les différentes personnes ont la même apparence que leur apparence réelle pour ce qui concerne les détails de leur forme, de leur habit et de l'effet de la lumière, mais, du fait de l'utilisation d'une seule couleur par personne accompagnée de ses dégradés, leur apparence est manifestement différente de leur apparence réelle. C'est la matérialité de ce qui est représenté sur le tableau qui est anormale, et c'est notre esprit qui, malgré l'anomalie de l'uniformité de la couleur de chaque personnage, considère qu'il s'agit malgré tout de la représentation d'un personnage réel.

Certaines personnes ne sont pas traitées d'une couleur uniforme et elles tranchent en cela avec la façon dont sont traitées les autres. Ainsi par exemple, alors que l'adulte traité en rouge vers le centre de l'image a ses parties ombrées dans lesquelles un rouge qui reste assez lumineux est largement dominant, l'ombre d'autres personnes est nettement moins colorée, presque noire. Cela vaut pour son voisin plus petit coloré en vert et dont le visage, les mains et une partie du pantalon sont en vert très sombre. Il en va de même pour le personnage bleu situé à l'extrémité droite du premier rang : son pantalon est presque noir et seuls quelques reflets bleu sombre y rappellent sa teinte dominante. D'autres personnes sont traitées de façon intermédiaire entre la teinte très claire et très uniforme des personnages couleur jaune paille et les personnages que l'on vient de citer dont les teintes très contrastées sont dues à des ombres très sombres. Ces personnages au traitement « intermédiaire » concernent notamment les enfants situés dans la moitié gauche du tableau, leur coloris n'est ni aussi uniforme que celui personnes peintes en jaune, ni aussi contrasté que les personnes aux ombres presque noires. En somme, tous les personnages sont traités d'une même façon, c'est-à-dire avec une seule couleur pour chacun d'entre eux, mais ce traitement est différent d'un endroit à l'autre de la scène, certains ayant une couleur très uniforme, d'autres une couleur très contrastée, et d'autres une couleur plus moyennement contrastée. Les différences d'une personne à l'autre dans leur traitement monochrome font partie de la matérialité du tableau, et c'est notre esprit qui, malgré ces différences, y reconnaît un principe unique, celui d'un traitement monochrome.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Christo et Jeanne-Claude, Côte Empaquetée (Little Bay, Sydney, Australie, 1968-1969)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://christojeanneclaude.net/artworks/wrapped-coast/ (2e photographie en couleur de l'installation réalisée)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Christo et Jeanne-Claude Côte Empaquetée Little Bay Sydney 1968-1969

 

L'artiste d'origine bulgare Christo Vladimiroff Javacheff, dit Christo (1935-2020) est célèbre pour les empaquetages qu'il a réalisés avec la française Jeanne-Claude Denat de Guillebon, dite Jeanne-Claude (1935-2009). Ensemble ils ont emballé des bâtiments, mais aussi des éléments naturels tels que des arbres et des mètres cubes d'air, et c'est l'emballage de 100 000 m² de côte rocheuse à Little Bay près de Sydney, pendant 10 semaines en 1968 et 1969, qui nous servira d'exemple. Son tissu synthétique dissimulait les rochers mais épousait grossièrement la découpe de leurs formes, si bien que l'empaquetage avait la même forme que celle de la côte rocheuse dissimulée tout en ayant une forme différente puisque ses détails étaient gommés et que sa couleur était changée. C'est matériellement que la forme de l'empaquetage ressemble à celle de la côte en dessous, et c'est notre esprit qui devine l'existence de cette côte en dessous et qui devine qu'elle est de couleur différente à celle de la bâche, et que le détail de ses volumes sont également différents.

Prenant du recul, le visiteur du site constate que l'empaquetage ne concerne qu'une fraction de la côte, et il constate surtout qu'il ne concerne pas la mer qui fait autant partie du paysage que les rochers contre lesquels elle vient s'étaler. Si l'on prend en compte l'ensemble du paysage maritime, on doit donc convenir que ce n'est que localement qu'il est rendu différent par la présence de la toile alors qu'il est resté le même sur la plupart du panorama. C'est la matérialité de la présence de la toile qui fait qu'elle modifie localement l'aspect du paysage maritime, et c'est notre esprit qui estime que cette présence n'est pas suffisante pour transformer complètement le paysage.

C'est la même toile synthétique qui est utilisée pour l'ensemble de l'empaquetage, elle a donc toujours le même aspect de surface et la même couleur. Toutefois, plaquée contre les rochers par des cordages, sa façon de les suivre ainsi au plus près lui procure des formes qui sont partout très différentes : parfois elle est disposée selon une grande surface lisse, parfois son volume est très déchiqueté, tandis que certaines parties sont très variées alors que d'autres répètent plusieurs fois le même type de déformations. C'est la matérialité de la toile qui fait quelle est partout la même, et c'est notre esprit qui la décompose en multiples parties sous prétexte que sa forme se modifie d'un endroit à l'autre.

La toile ne tient pas toute seule sur les rochers. Elle est plaquée sur eux par 56 km de grosse corde en polypropylène. Outre leur utilité pour l'adhérence physique de la toile, cette corde a aussi un impact visuel du fait des tensions locales qu'elle occasionne sur la surface de la toile, générant des plis bien marqués à certains endroits et laissant de grandes surfaces régulières à d'autres endroits. Un même dispositif d'empaquetage est donc composé de trois différents éléments : la côte rocheuse qui est l'objet de l'empaquetage, une toile répandue sur elle, et un réseau de cordes entrecroisées ficelées aux rochers. C'est la matérialité de l'assemblage de ses trois composantes qui réalise l'unité de l'empaquetage, et c'est notre esprit qui considère que ces composantes ont des statuts distincts et qu'elles peuvent donc être envisagées séparément.

 

Dans tous les exemples donnés pour la 8e période, on a systématiquement opté pour les ranger, soit dans la filière où la relation entre les deux notions est comme vue de l'extérieur, soit dans la filière où elle est comme perçue depuis son intérieur. En fait, chaque œuvre relève des deux filières car l'artiste doit simultanément prendre en compte ces deux aspects, mais l'une ou l'autre des deux filières est généralement plus présente que l'autre, ce qui justifie cette simplification que l'on dira « pédagogique ». Toutefois, on aurait pu facilement montrer la présence d'une double filière dans les œuvres analysées, telle que dans l'autoportrait de Lucian Freud dont on a examiné le versant fait/défait mais que l'on aurait tout aussi bien pu examiner sous son versant même/différent, car il est évidemment ressemblant à l'aspect réel de Freud tout en étant différent de lui, et parce que la même surface de sa peau comporte des parties aux coloris bien différenciés. Dans le tableau de Fromanger, à l'inverse, que l'on a examiné sous le versant même/différent, l'aspect fait/défait aurait pu tout aussi bien être examiné puisque la couleur qui est faite dans sa moitié basse est défaite dans sa partie haute, et puisque les volumes des personnages qui sont faits par l'utilisation de leurs ombres propres sont défaits par l'utilisation d'une couleur trop uniforme, insensible aux modifications de tonalité que devrait impliquer leur orientation différente à la lumière selon l'emplacement sur le volume du personnage. Et aussi puisque si les ombres propres des personnages sont parfois bien faites, les ombres qu'ils portent normalement les uns sur les autres sont par contre systématiquement défaites.

L'empaquetage de Christo et Jeanne-Claude relève donc aussi de la filière qui voit la relation entre les deux notions à la fois faite et défaite, ce que l'on envisage maintenant. Regardant la côte empaquetée, on devine qu'elle est toujours présente sous la toile, et donc toujours parfaitement faite sous la toile, mais l'on comprend aussi que la toile n'en épouse pas tous les détails et qu'elle défait donc son apparence réelle, aussi bien pour ce qui concerne le détail de ses formes que leur coloris. C'est la matérialité de la toile qui défait la vision du rocher qu'elle cache, et c'est notre esprit qui devine que, sous cette toile, le rocher est toujours bien fait, bien présent.

Comme on l'a fait pour le même/différent, si l'on prend maintenant du recul pour envisager l'ensemble du paysage maritime, on constate que celui-ci reste parfaitement fait sur la surface de la mer et sur la partie des rochers qui n'est pas recouverte par la toile, tandis que son aspect normal est évidemment défait aux endroits qui sont recouverts. La matérialité de l'apparence de la côte rocheuse est donc localement défaite, cela parce que la toile synthétique est un produit de l'esprit humain qui ne peut manifestement pas se fondre dans le paysage maritime naturel, et aussi parce qu'elle a été visiblement installée là par la volonté d'un esprit humain.

 

 

 


Barbara Kruger : Votre corps est un champ de bataille (1989)

Source de l'image : http://erickimphotography.com/blog/2017/08/13/learn-from-the-masters-barbara-kruger/

 

 

Avec l'artiste américaine Barbara Kruger (née en 1945), on reprend la filière qui a comme effet principal le même/différent. Sa sérigraphie intitulée « Sans Titre - Votre corps est un champ de bataille » (Untitled - Your body is a battleground) a été conçue en 1989 pour la « Marche des Femmes » qui a eu lieu cette année-là à Washington D.C. afin de soutenir leur droit à l'avortement, circonstance qui explique le titre donné à l'œuvre. Celle-ci utilise des principes que l'on retrouve très fréquemment chez Barbara Kruger : une photographie en noir et blanc accompagnée de la seule couleur rouge, et la combinaison de cette photographie avec un texte sommaire. La photographie est toujours en rapport avec ce texte, soit pour l'illustrer, soit pour l'expliquer, soit pour jouer de façon ironique avec lui. Ici, elle l'explique en montrant un visage de femme qui signifie que c'est le corps des femmes, et seulement lui, qu'il faut comprendre dans l'expression « votre corps ». La coupure en deux de la photographie, moitié en positif, moitié en négatif, peut aussi évoquer un combat entre deux aspects opposés et ainsi souligner l'aspect « champ de bataille ». La même œuvre utilise donc deux procédés différents qui se complètent : une photographie en noir et blanc et un texte écrit en blanc sur fond rouge. La photographie et le texte correspondent à des matérialités très différentes, c'est notre esprit qui comprend qu'il s'agit de deux aspects complémentaires d'un même message.

On ne peut manquer d'être frappé par le contraste entre les multiples nuances du blanc au noir de la photographie et l'uniformité rouge très plate du fond sur lequel se détache le texte, lui aussi écrit uniformément en blanc. Le texte est donc fait de bandeaux traités d'une même façon uniforme alors que la photographie propose des surfaces et des effets très variés, et donc très différents. Matériellement les deux procédés se combinent et s'intercalent pour générer une image au traitement graphique unitaire, c'est notre esprit qui considère que l'on peut considérer séparément les parties traitées de façon uniforme et celles qui disposent d'un traitement nuancé.

Une moitié du visage de la femme est une photographie « normale », tandis que l'autre moitié est en négatif : un seul et même visage est donc divisé en deux parties traitées différemment. Matériellement les deux moitiés du visage ont des aspects très différents, c'est notre esprit qui, malgré ces différences, sait reconnaître que leur réunion forme un visage complet.

Malgré l'imbrication des surfaces rouges dans la photographie celle-ci reste compacte et continue alors que les surfaces rouges s'en trouvent morcelées en parties disjointes, ce qui correspond à une différence de compacité entre les deux composantes qui forment ensemble une même image. Matériellement, la photographie et les surfaces rouges forment une unité continue, c'est notre esprit qui sépare visuellement la photographie des différents bandeaux rouges écartés les uns des autres.

 

 

 

Étape D0-40 – Artistes né(e)s entre 1930 et 1957 :

 

On commence par des exemples de la filière où les deux notions sont envisagées depuis leur extérieur et qui, comme annoncé, les voit se relier/détacher à la dernière étape.

 

À la première étape, on avait schématisé l'effet de relié/détaché en représentant les notions de matière et d'esprit détachées l'une à l'autre mais reliées par des liens les empêchant de se séparer. À la dernière étape, il faut maintenant considérer qu'elles sont reliées ensemble par leur commune appartenance à une unité globale qui les rassemble, mais que, simultanément, elles sont cette fois franchement coupées l'une de l'autre, et donc véritablement détachées l'une de l'autre. En être arrivées à tenir reliées l'une à l'autre tout en étant complètement détachées l'une de l'autre, c'est cela la forme la plus mûre possible de situation reliée/détachée, sa configuration la plus énergétique, et l'ajout d'une cinquième étape, par différence avec les deux périodes précédentes qui n'en comportaient que quatre, est précisément le moyen de permettre au relié/détaché de se hisser à son énergie maximale.


La relation entre matière et esprit n'a toutefois pas encore atteint son point culminant, car pour sa part l'autre filière n'a pas encore atteint le même optimum d'énergie. En fait, elle est quatre crans en retard puisque, comme le verra, sa topologie relève seulement d'une relation du type intérieur/extérieur, laquelle est juste un cran d'énergie en dessous de l'un/multiple que l'on a vu à l'occasion de la deuxième étape de la filière qui a conduit au relié/détaché. La prochaine période, la 9e donc, servira précisément à hisser la filière retardataire à son niveau d'énergie le plus haut possible avec, à son tour, une relation du type relié/détaché.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Richard Long, Une Ligne Faite en Marchant (1967)

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Premier exemple de dernière étape de la 8e période : la « Ligne Faite En Marchant » de 1967 de l'artiste américain Richard Long (né en 1945). Il est difficile d'imaginer une intervention plus minimale dans le paysage : l'artiste a piétiné en ligne droite l'herbe d'un champ jusqu'à ce que son pas ait suffisamment écrasé l'herbe et les fleurs qui y poussaient pour que la trace de son passage se détache visuellement, puis il a gardé le souvenir de son intervention par le moyen d'une photographie. Cette ligne droite faite en marchant n'est faite que d'herbe, ni plus ni moins que tout le champ alentour. Elle est complètement reliée au paysage alentour puisque sa matière en fait partie, mais simultanément son aspect piétiné lui permet de se détacher visuellement de l'herbe alentour. C'est la matérialité commune de l'herbe piétinée et de l'herbe non piétinée qui relie la ligne faite en marchant au reste du paysage, et c'est notre esprit qui comprend que la rectitude de cette trace ne peut pas être un effet du hasard, qu'elle résulte certainement de la volonté de l'esprit de l'artiste de faire une trace dans le paysage.

Si l'on change de focale, que l'on ne considère plus l'impact visuel de la ligne dans l'ensemble du paysage mais seulement la modification qu'elle y introduit localement, alors on peut observer qu'en reliant deux endroits par un tracé piétiné continu ce piétinement a séparé, et donc détaché l'une de l'autre, deux surfaces de types différents, l'une qui correspond à de l'herbe normale, l'autre à de l'herbe écrasée. C'est la continuité de la matérialité piétinée qui permet de relier les deux extrémités de la ligne, et c'est notre esprit qui estime qu'une différence doit être faite entre l'herbe piétinée et l'herbe non piétinée, car l'une a un aspect « naturel » tandis que l'autre a un aspect visiblement transformé par une intervention humaine.

 

 

 


Andy Goldsworthy : Fleurs de pissenlit jaunes (Neat West Bretton, Yorkshire - 28 Avril 1987)

 

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/345369865144397526/

 

 

Encore une intervention dans le paysage herbeux, cette fois une figure éphémère formée le 28 avril 1987 avec des fleurs de pissenlit, à Neat West Bretton dans le Yorkshire, par l'artiste britannique Andy Goldsworthy (né en 1956). Comme Richard Long dans l'exemple précédent, il a pris une photographie de son intervention afin d'en garder trace. Des fleurs de pissenlit jaunes se relient dans une trame continue à l'intérieur de laquelle un trou rond se détache visuellement. C'est la matérialité de la disposition des fleurs qui les relie dans une trame continue, et c'est notre esprit qui lit qu'une figure géométrique se détache visuellement à l'intérieur de cette trame.

Les fleurs proches du trou central sont toutes reliées entre elles et forment autour de lui une continuité de « matière fleur ». Par contraste, plus on s'éloigne de cette continuité centrale et plus les fleurs sont détachées les unes des autres. C'est la matérialité du positionnement des fleurs qui les fait plus ou moins densément regroupées, et c'est notre esprit qui constate que les fleurs densément regroupées sont reliées ensemble et que les autres sont détachées les unes des autres.

Les fleurs de pissenlit sont reliées à l'étendue herbeuse puisque, comme les herbes alentour, elles poussent là et ont des tiges vertes verticales, mais elles s'en détachent visuellement par leur large couronne jaune qui tranche avec le vert de l'herbe. Elles sont matériellement reliées à l'étendue herbeuse, c'est notre esprit qui perçoit l'effet de détachement visuel produit par leur couleur et par l'étalement horizontal de leur couronne.

C'est du fait de leur simple présence dans le champ que nous pouvons rassembler visuellement le jaune de toutes les fleurs périphériques isolées et donc détachées les unes des autres, tandis que nous comprenons bien que c'est de façon complètement artificielle que les fleurs groupées autour du trou central ont été disposées par l'artiste jusqu'à se toucher et donc à se relier. C'est matériellement que les fleurs sont reliées ou détachées selon les endroits, et c'est notre esprit qui décèle le caractère naturel de la disposition en périphérie et le caractère artificiel de la disposition en partie centrale.

 

 

 


Andy Goldsworthy : reconstruction du mur de clôture d'un parc à moutons (Tilberthwaite - Cumbria, Royaume-Uni)

 

Source de l'image : http://www.lakelandwalkingtales.co.uk/wetherlam-swirl-how-great-carrs/

 

 

Pour un autre exemple d'Andy Goldsworthy, un ensemble d'enclos pour moutons qu'il a réparés et complétés dans la région du Cumbria, au Royaume-Uni, et plus particulièrement l'un des côtés de l'enclos carré qu'il a reconstruit à Tilberthwaite. La partie principale du mur de l'enclos a été reconstruite « à l'ancienne », c'est-à-dire en pierres de teinte beige à grise, de tailles diverses, le dessus du mur étant garni d'une rangée de pierres plates montées verticalement. Au milieu de chacun de ses quatre côtés, la face intérieure du mur a été reconstruite au moyen d'ardoises épaisses au format très plat et d'une teinte grise très foncée qui tranche sur la teinte beige clair du mur courant, et en outre le dessus de ces habillages n'a pas reçu de rangée de pierres verticales. Les ardoises ont toutes été posées en lits horizontaux très serrés, mais à l'intérieur d'un rond occupant le centre de chaque panneau les lits d'ardoises ont reçu des inclinaisons différentes pour chacun des quatre panneaux. Celui qui est reproduit sur la photographie est vertical, les autres sont obliques. Le tronçon réalisé en ardoises foncées est parfaitement relié au mur courant puisque leurs faces sont dans la continuité les unes des autres, mais il en tranche visuellement à cause de sa texture différente et de sa couleur différente. C'est matériellement que les différentes parties du mur sont reliées l'une à l'autre, et c'est notre esprit qui repère son changement de texture et de couleur.

Les ardoises au centre du panneau sont verticales, les autres horizontales, et la limite entre les deux a la forme d'un cercle. Le parement des deux parties de ce panneau en ardoise est continu, aucun vide ni décalage ne s'observant, ce qui implique que les deux parties réalisées en ardoises ont des surfaces qui sont parfaitement reliées l'une à l'autre. Toutefois, le changement d'orientation des lits d'ardoises est bien repérable à cause de leur différence de luminosité et il détache visuellement le rond interne du reste du panneau. Matériellement, les deux parties de ce panneau en ardoises sont parfaitement continues et adhérentes l'une à l'autre, c'est notre esprit qui relève que les deux parties ne réagissent pas de la même façon aux réflections de la lumière.

Rapidement, deux autres effets de relié/détaché : le cercle forme une figure géométrique qui se détache visuellement dans la continuité en ardoise (la continuité est matérielle, c'est l'esprit qui repère la forme de cercle qui se détache visuellement), et les ardoises sont individuellement liées les unes aux autres mais visuellement distinguables les unes des autres (leurs liens sont matériels, c'est notre esprit qui peut les distinguer individuellement).

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Giuseppe Penone, Spine d’acacia - 2014

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Le dernier exemple de cette filière nous ramène dans une salle de musée avec une œuvre de l'artiste italien Giuseppe Penone (né en 1947) intitulée : « Spine d’acacia ». Celle-ci date de 2014 mais il en a réalisé de similaires à différentes dates. Suivant les détails d'une empreinte de bouche et de menton énormément agrandie sur un tissu de soie blanche, des épines d'acacia sont collées plus ou moins densément. À grande échelle, on constate d'abord que les épines sont reliées les unes aux autres dans une trame faite de bandes continues et de regroupements plus ou moins denses. De cette texture d'épines, se détache visuellement le dessin des lèvres, du menton, et de toute la peau du visage avec le détail de ses rides et de ses plis. C'est matériellement qu'une texture d'épines est créée, et c'est notre esprit qui, dans cette texture, parvient à lire une partie de visage, qui plus est le visage d'une personne nécessairement dotée d'un esprit.

Toujours à grande échelle, on peut percevoir un effet de relié/détaché en sens inverse : toutes les épines sont détachées les unes des autres puisqu'elles sont écartées les unes des autres, mais dans le même temps elles se relient visuellement puisque toutes ensemble elles forment l'image d'une bouche et d'un menton. C'est la matérialité de la position relative des épines qui fait qu'elles sont détachées les unes des autres, et c'est notre esprit qui relie visuellement toutes ces épines dans une même image de bouche et de menton.

Oublions le visage et considérons la pure matérialité de l'œuvre pour constater que les épines sont parfois très proches les unes des autres, formant alors des zones très denses, et que parfois elles laissent entre elles de grandes surfaces blanches ou ne sont rassemblées que de façon lâche. Les épines densément groupées forment des paquets ou des bandes continues dans lesquelles on peut ressentir qu'elles sont mutuellement reliées bien qu'elles soient écartées les unes des autres, tandis que de celles situées de part et d'autre d'une surface à dominante blanche ou situées dans des zones à densité intermédiaire on peut dire qu'elles sont plus nettement détachées les unes des autres. C'est la matérialité du positionnement des épines qui les fait plus ou moins physiquement reliées les unes aux autres, et c'est notre esprit qui perçoit la différence d'effet visuel qu'engendrent leurs différences de densité.

Pour finir, un autre aspect de la pure matérialité de l'œuvre : les épines sont toutes détachées les unes des autres puisque séparées les unes des autres, mais elles sont aussi reliées les unes aux autres du fait de leur collage sur un tissu de soie blanche qui leur permet de tenir ensemble. C'est la matérialité de leur fixation sur un même tissu qui permet aux épines d'être reliées ensemble et à l'oeuvre d'exister, mais lorsqu'il y lit une figure, notre esprit néglige cet aspect technique et ne prend en compte que la présence d'une trame d'épines plus ou moins détachées les unes des autres.

 

 

Maintenant des exemples de la filière qui, comme annoncé, voit les deux notions simultanément à l'intérieur et à l'extérieur l'une de l'autre à la dernière étape afin de faire valoir la complémentarité mutuelle qu'elles ont réussi à construire.

 

Le schéma qui caractérise la cinquième et dernière étape de cette filière suggère une invagination mutuelle des notions de matière et d'esprit, de telle sorte que de chacune on puisse dire qu'elle est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'autre, ce qui correspond bien sûr à un effet d'intérieur/extérieur.


On peut maintenant remarquer que la combinaison des schémas que l'on a donnés pour les deux filières à cette dernière étape permet de retrouver le schéma résumant la situation à la fin de la 8e période et qui correspondra à la relation entre la matière et l'esprit pendant toute la durée de la période suivante. L'invagination réciproque des deux notions va se retrouver dans leur enroulement pour former ensemble une unité globale de notions exactement complémentaires, et leur détachement complet dans le cadre d'une unité globale va se retrouver dans le détachement complet de ces deux notions enroulées l'une dans l'autre :

 


 

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Charles Simonds, habitation pour « le Petit Peuple » (New York – 1971)

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L'artiste américain Charles Simonds (né en 1945) a commencé par construire des bâtiments miniatures sur son propre corps. Dans cette situation, l'extérieur des bâtiments était à l'intérieur de l'étendue de son corps, ce qui une situation inverse à celle que procure n'importe quelle architecture usuelle où c'est l'extérieur de notre corps qui est à l'intérieur du bâtiment. À partir de 1970, Charles Simonds a créé des habitations destinées à une civilisation imaginaire qu'il a qualifiée de « Petit Peuple », répandant ces habitations en divers endroits de différents pays, généralement dans des délaissés de la civilisation « des grandes personnes » : appuis de fenêtre, pieds de mur, crevasses et autres anfractuosités de murs. Il a réalisé la petite architecture que nous examinons à New York en 1971, en profitant d'un creux laissé dans un mur en briques délabré. Elle comprend un bâtiment principal à terrasse, installé comme à flanc de colline, et avec des emmarchements permettant d'accéder jusqu'à sa porte située en position médiane. Ce bâtiment est accompagné de deux petites annexes coniques au sommet arrondi. Puisqu'elle est nichée dans le creux du mur, l'extérieur de cette architecture est nécessairement à l'intérieur de ce mur. C'est la matière de l'œuvre qui est à l'intérieur du trou du mur, et c'est notre esprit qui y reconnaît une mini-architecture et estime que celle-ci forme une unité logique dont on perçoit donc l'extérieur.

Ce sont les murs extérieurs de la mini-architecture que nous observons, et ceux-ci sont à l'intérieur d'un mur. Il n'est pas sans conséquence qu'il s'agisse les deux fois de murs, car cela implique que l'on est toujours à l'intérieur de cette notion de mur. Toutefois, bien qu'il soit les deux fois question de mur, celui de grande échelle et celui de petite échelle se réfèrent à des réalités complètement différentes puisque l'un est un véritable mur quand l'autre n'est qu'une maquette de bâtiment. Du fait de leur différence de nature ils sont comme étrangers l'un pour l'autre, et donc extérieurs l'un pour l'autre. C'est leur matérialité qui fait qu'il s'agit les deux fois de murs, et c'est notre esprit qui est capable de discriminer entre un vrai mur et un mur qui n'est que celui d'une maquette.

C'est la présence de la mini-construction qui donne un intérêt spécial à ce trou dans le mur en briques. Si elle a pu être édifiée, c'est en effet parce que le mur était dégradé et affecté d'un large trou mettant l'intérieur du mur en situation extérieure. C'est la matérialité du contexte qui fait que les parois du trou sont en situation extérieure, et c'est notre esprit qui estime que la visibilité de l'intérieur du mur n'est pas normale et ne résulte que de sa dégradation.

Nous ne percevons pas les petites formes édifiées par Charles Simonds comme de simples formes, c'est-à-dire comme un cube avec des percements accompagné de cônes arrondis, mais nous y lisons une mini-architecture puisque nous y reconnaissons des emmarchements, une porte, des fenêtres, et que l'ensemble a l'aspect et les proportions d'une construction faite pour abriter des humains. De ce fait, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous projeter imaginairement à l'intérieur de ce paysage miniature que pourraient habiter de petits personnages, similaires à des êtres humains mais à plus petite échelle. Toutefois, dès que notre esprit cesse de se projeter ainsi, le même paysage redevient un trou dans un mur matériellement situé à l'extérieur de nous.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Giuseppe Penone, Répéter la forêt (2014 au Musée de Grenoble)

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Une seconde œuvre de Giuseppe Penone démontrera à nouveau que chacun des artistes peut produire des œuvres qui relèvent principalement de l'une ou de l'autre des deux filières. Selon un procédé qu'il a employé à maintes reprises, Giuseppe Penone a dégagé les couches externes de troncs d'arbres pour en retrouver un état antérieur, c'est-à-dire avant que ne s'édifient leurs couches de croissance successives. Cet état antérieur est celui du tronc et de la naissance de ses branches. Dans l'installation de 2014 qu'il a faite au musée de Grenoble, une dizaine d'arbres sont ainsi dénudés tout en conservant, en partie basse, l'aspect manufacturé des poutres dans lesquelles cet enlèvement des couches de croissance a été réalisé. Le rassemblement de ces poutres partiellement dénudées permet de donner l'impression que l'aspect initial d'une forêt d'arbres a été restauré, d'où le titre donné à l'œuvre : « Répéter la forêt ». La comparaison avec la partie de l'arbre encore sous la forme de poutre permet de constater que c'est bien le noyau interne d'un arbre qui a été mis à nu, et donc qu'une partie intérieure de cet arbre se retrouve maintenant en situation extérieure. C'est la matérialité de l'arbre qui fait que ses états antérieurs demeurent à l'intérieur de ses cernes de croissance successifs, et c'est l'esprit du sculpteur qui a entrepris de mettre à jour l'un de ces états antérieurs.

Le sciage industriel qui a donné forme parallélépipédique à la partie de poutre conservée en socle l'a débarrassée de l'écorce de l'arbre, il montre donc une partie de l'intérieur de son tronc. Par différence, l'enlèvement par le sculpteur des cernes de croissance de la partie haute a redonné à l'arbre un aspect qui est celui de l'extérieur d'un arbre. C'est la réalité matérielle de la croissance par couches successives de l'arbre qui fait que son noyau intérieur a le même aspect que celui de l'extérieur d'un arbre, tandis que c'est manifestement un esprit humain qui est à l'origine du sciage mécanique qui a dégagé l'intérieur de l'arbre dans sa partie mise en forme de poutre.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Carl Andre, 4 x 4 Carrés en Acier (2008)

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Le sculpteur américain Carl Andre (né en 1935) est souvent qualifié de « minimaliste ». Une partie de son œuvre consiste à étaler sur le sol des carrés de tôles métalliques, adjacentes les unes aux autres et sur lesquelles les spectateurs sont invités à marcher. Nous allons examiner l'une de ses œuvres de 2008, faites de 16 carrés en acier brut de laminage, de 50 cm de côté chacun et assemblés dans la forme d'un grand carré de quatre plaques de côté. Les lignes de séparation entre les différents carrés sont bien visibles, et l'état de surface est différent d'un carré à l'autre, soit du fait de leur couleur, soit du fait de l'orientation des marques de laminage. Il en résulte que l'on a clairement conscience qu'il s'agit de différents carrés de métal posés les uns à côté des autres pour faire ensemble un plus grand carré. Autrement dit, on comprend bien que le périmètre extérieur de chaque carré de métal est à l'intérieur de la grande forme carrée qui les réunit. C'est sa matérialité homogène sur toute la surface qui fait que le grand carré apparaît comme une forme continue en acier, et c'est notre esprit qui considère que les traces de découpes et la légère différence d'aspect des différents carrés ne permettent pas de lire qu'il s'agit d'un grand carré en acier continu, mais d'un assemblage de multiples carrés placés côte à côte.

Ce grand pavé en tôle d'acier est posé sur le sol, mais il est lui-même un sol sur lequel on peut marcher, et il est donc un sol dont le périmètre extérieur est à l'intérieur d'un sol plus grand, en l’occurrence celui de la galerie qui abrite l'œuvre. C'est la matérialité des deux sols qui fait que celui du dessous est plus grand que celui posé sur lui, et c'est notre esprit qui considère qu'il ne s'agit pas d'un sol continu avec une très petite marche mais qu'il s'agit de deux sols distincts, l'un correspondant au sol normal de la galerie, l'autre une œuvre qui y est exposée.

Comme on vient de l'envisager, ce pavage en acier ne constitue pas le sol normal de la galerie, on voit bien qu'il a été rajouté par-dessus son sol en béton. Sous cet aspect, il a un caractère d'extériorité par rapport au lieu, dans le sens où il est un sol qui a visiblement été apporté à l'intérieur du bâtiment depuis l'extérieur. C'est la matérialité du pavage en acier qui fait qu'il est à l'intérieur du bâtiment, et c'est notre esprit qui trouve que sa présence n'est pas inhérente à la construction du bâtiment et qu'il lui est donc extérieur, au sens d'un « corps étranger » qui ne lui est pas intégré.

Marchons maintenant sur cette œuvre en acier : lorsqu'on la regarde, on perçoit bien que l'extérieur de notre corps est à l'intérieur de son périmètre. C'est du fait de sa matérialité physique que l'extérieur de notre corps est à l'extérieur du pavage en acier, et c'est notre esprit qui ressent se trouver à l'intérieur de son périmètre.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Joseph Kosuth, Cinq Mots en Néon Orange (1965)

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L'artiste américain Joseph Kosuth (né en 1945) est souvent considéré comme l'un des chefs de file du mouvement dit de « l'art conceptuel ». On peut convenir que son œuvre de 1965 engendre une sorte de court-circuit intellectuel puisqu'elle fait dire par un néon orange mis en forme pour dessiner cinq mots qu'il est fait de cinq mots en néon orange. On peut toutefois s'étonner que ce type d'œuvre soit qualifié d'art conceptuel, car son effet est complètement enraciné dans sa matérialité et non dans son concept, puisque cette œuvre n'aurait aucun sens si elle était matériellement réalisée, par exemple, à l'aide d'un néon vert. Par différence, les sols en pavés de Carles Andre pouvaient être réalisés indifféremment en un matériau ou en un autre, et mériteraient donc davantage d'être considérés comme autant de manifestations d'un même concept, celui d'un sol artificiel formé par l'assemblage de multiples morceaux semblables. Le fait qu'il s'agisse d'un néon orange mis en forme pour dessiner cinq mots est une propriété qui est intrinsèque à ce néon, c'est-à-dire une propriété interne à sa matérialité. Et que fait ce néon orange mis en forme pour dessiner cinq mots ? Il annonce à ceux qui sont en face de lui, et donc à son extérieur, qu'il est un néon orange mis en forme pour dessiner cinq mots. Cette propriété d'être un néon orange contenant cinq mots est donc à la fois une propriété interne à ce néon et une propriété qu'il annonce à son extérieur. Ce sont les propriétés matérielles du néon qui font qu'il est un néon orange en forme de cinq mots, et c'est à l'esprit de celui qui le regarde que s'adresse son message.

Si le fait de délivrer un message fait partie des caractéristiques de ce néon, et donc de ses propriétés internes, il n'empêche que cette propriété de délivrer un message a été obtenue ici par la mise en forme de son extérieur. C'est la matérialité du néon qui fait que le message est délivré par sa mise en forme extérieure, et c'est notre esprit qui reconnaît qu'il y a là un message que l'on peut lire et non une simple mise en forme de méandres sans signification.

 

(dernière version de ce texte : 1er février 2023) - Suite : l'architecture de la 8e période