Christian RICORDEAU

 

8e période de l'histoire de l'art

- artistes né(e)s entre 1866 et 1957 -

 

 

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2- Le bouclage du cycle matière/esprit,

en architecture

 

 

Avec la peinture et la sculpture on a pu distinguer deux filières, même s'il y avait quelque arbitraire à répartir ainsi les œuvres puisque chacune les combinait. Indépendamment de la volonté de séparer les deux filières pour mieux faire ressortir la spécificité de chacune, il y avait toutefois matière à les séparer car elles sont bien souvent déséquilibrées, penchant davantage vers une forte expression de l'une filière plutôt que de l'autre. Ainsi, les voitures compressées de César font plus fortement penser à des voitures « bousillées » (effet de fait/défait) qu'à des objets qui sont seulement différents des voitures (effet de même/différent), de même que les vues impossibles d'Escher, malgré leur apparent réalisme, transpirent davantage l'incommensurable que le relié ou le détaché.

Avec l'architecture il va falloir renoncer à cette décomposition en deux filières, et au contraire observer leur combinaison dans chaque œuvre. Cette différence d'expression entre les arts plastiques et l'architecte s'enracine probablement dans leur différence de nature. En effet, puisque dans la peinture et la sculpture notre esprit est toujours à l'extérieur de la matière représentée, c'est librement qu'il peut y choisir, soit principalement de se projeter imaginairement à l'intérieur de cette matière, et donc depuis l'intérieur de la relation matière/esprit, soit principalement de conserver à la matière son caractère extérieur, et donc de la considérer depuis l'extérieur de la relation matière/esprit. Par différence, l'esprit d'un architecte est toujours à l'intérieur de la matière de son architecture, et il doit nécessairement s'affronter à elle dans une relation qui exprimera comment il se sent pris à l'intérieur de cette matière. Ce qui a une importance toute particulière pendant cette période qui voit les notions de matière et d'esprit se refermer en un couple de notions complémentaires, ce qui impliquera même à la dernière étape que les deux notions s’invaginent l'une à l'intérieur de l'autre, et cela avec un risque important de fusion entre elles. On peut penser que c'est pour neutraliser ce risque que, pendant cette 8e période, puisqu'il est fondamentalement obligé d'établir une relation depuis l'intérieur avec la matière, l'architecte éprouve le besoin d'exprimer simultanément comment il se ressent malgré tout bien distinct de la matière, distinct et clairement à son extérieur, et l'on se souvient que l'une des filières ira même jusqu'à la séparation complète des deux notions à sa dernière étape.

Par commodité, on appellera 1re filière celle qui considère la relation entre la matière et l'esprit depuis l'extérieur, et 2d filière celle qui la considère depuis l'intérieur. À chaque étape les effets principaux concernés par chacune des deux filières sont les mêmes que pour la peinture et la sculpture, et comme pour la peinture et la sculpture nous n'envisageons qu'un effet par filière, bien que d'autres effets plastiques y soient à chaque fois associés. Pour des analyses qui rendent davantage compte de la complexité de chaque architecture analysée, on pourra se reporter au texte complet de l'essai à son chapitre 9.2 du Tome 2.

 

De façon générale, la représentation des architectures placées dans l'espace public est autorisée par article L.122-5 (11°) du Code de la propriété intellectuelle dès lors que, comme ici, je suis une personne physique et que mon site internet n'a pas de but commercial : « Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire les reproductions et représentations d’œuvres architecturales et de sculptures, placées en permanence sur la voie publique, réalisées par des personnes physiques, à l’exclusion de tout usage à caractère commercial ». C'est en se fondant sur le même principe que deux œuvres de David Buren et une sculpture d'Arman situées en permanence sur une voie publique ont été reproduites dans les pages précédentes.

 

 

 


Richard Meier : The Atheneum à New Harmony dans l'Indiana (1975-1979)

 

Source de l'image : https://meierpartners.com/project/the-atheneum

 

 

Avant d'aller plus loin, on illustre par des exemples ce principe de la complémentarité des deux filières, et pour ces premiers exemples on va considérer des architectures relevant de filières différentes qui ont pareillement recours à l'uniformisation de la peau extérieure du bâtiment.

Un architecte qui est bien connu pour cela, au point qu'il en a presque fait une signature, est l'américain Richard Meier (né en 1934) qui relève de la troisième étape. L'effet dominant de la 1re filière est alors le regroupement réussi/raté, et l'effet principal de la 2d filière le lié/indépendant. Le procédé qu'il utilise presque systématiquement pour réussir le regroupement de toutes les parties de son bâtiment dans un même effet visuel consiste à le revêtir d'un même matériau blanc. Souvent, il s'agit de grands carrés de mosaïque blanche, ainsi qu'il en va pour le centre d'information touristique de la ville de New Harmony dans l'Indiana, dénommé « The Atheneum » et construit de 1975 à 1979. Si l'on voulait caricaturer le procédé par lequel Richard Meier a créé cette architecture on pourrait dire que, colleté à la matière avec laquelle il était tenu de s'associer pour former le couple complémentaire voulu par la période dont il relève, son esprit a d'abord ressenti le besoin que celle-ci fasse du lié/indépendant, ce qu'il a obtenu en liant par agrégation des formes très autonomes les unes des autres : des ondulations pleines et des ondulations vitrées, des surfaces pleines anguleuses et de profondes loggias vitrées, des baraudages fins pour l'escalier et les terrasses et de larges échelles pour l'arrière-plan, des parties sur pilotis, d'autres parties bien fichées au sol, et d'autres encore en porte-à-faux. Et par ailleurs, comme il a eu aussi besoin de prendre quelque recul par rapport à la matière pour rester bien détaché d'elle comme l'exige aussi la période dont il relève, il a simultanément souhaité que toutes ces formes très indépendantes les unes des autres puissent réussir à se regrouper, ce qu'il a obtenu en les recouvrant uniformément de blanc, l'indépendance de ces formes suffisant alors pour que ce regroupement réussi soit simultanément raté.

 

 


Frank Gehry : Lou Ruvo Center for Brain Health à Las Vegas, Nevada (2009)

 

Source de l'image : http://www.travelgumbo.com/blog/where-gumbo-was-16-0-cleveland-clinic-las-vegas-nevada

 

 

L'architecte américano-canadien Frank Gehry (né en 1929) relève de l'étape suivante. L'effet principal de la 1re filière y est le fait/défait et celui de l'autre filière le même/différent. Son Lou Ruvo Center for Brain Health, ouvert à Las Vegas en 2010, correspond clairement à un effet de fait/défait : le bâtiment est tout de guingois et ses façades semblent se tordre et s'effondrer. À la différence de l'Atheneum de New Harmony, ce n'est pas un carrelage blanc qui est utilisé pour unifier les surfaces, c'est de l'acier inox gris. Un même matériau, mais dans des configurations différentes qui réfléchissent différemment la lumière et la couleur du ciel ou celle du sol environnant, cela correspond à un effet de même/différent. Comme on l'a fait pour Richard Meier, on peut imaginer le processus créatif qui a pu conduire Frank Gehry à ce type de formes : colleté à la matière à laquelle il était tenu de s'associer pour former le couple complémentaire voulu par la période dont il relève, son esprit a amené la matière de son bâtiment à être systématiquement à la fois même et différente, mais le recul relatif qu'il était également tenu de prendre par rapport à la matière pour rester bien détaché d'elle l'a conduit à souhaiter la voir simultanément faite et défaite.

 

 

Étape D0-31 – Artistes né(e)s entre 1866 et 1915 :

 

Les deux notions sont dans une relation reliée/détachée de faible intensité pour rendre compte de la 1re filière, elles sont simultanément synchronisées/incommensurables pour rendre compte de la 2d.

 

 

 


Oscar Niemeyer : Copan à São Paulo (1951-1966)

 

Source de l'image : https://www.ronenbekerman.com/challenge-entries/converted/challenge-entry-by-user-22431378/

 

 

L'architecte brésilien Oscar Niemeyer (1907-2012) nous suffira pour illustrer cette première étape. Son bâtiment Copan revendique d'être le bâtiment d'habitation qui regroupe la plus grande surface habitable au monde en un seul tenant. Il a été édifié à São Paulo au Brésil, entre 1951 et 1966. Il va de soi que toutes les larges lames horizontales brise-soleil sont détachées les unes des autres, mais elles sont aussi reliées les unes aux autres par le trajet commun qu'elles accomplissent les unes sur les autres, et elles sont même reliées physiquement par des lames verticales en béton que l'on voit spécialement bien à la traversée des deux niveaux formant des saignées horizontales.

L'effet d'incommensurabilité provient ici des courbes inverses qui se succèdent et qui ne peuvent pas être perçues en même temps car notre perception ne permet pas de lire en même temps une courbe concave et une courbe convexe : nous devons défaire en nous l'impression d'enveloppement produit par un creux concave pour lire le gonflement d'une forme convexe. Mais si la partie concave et la partie convexe de la surface sont impossibles à relier dans notre perception, nous voyons bien que toutes les lames horizontales se synchronisent entre elles pour effectuer les mêmes virages, au même moment et avec la même ampleur.

 

 

 


Oscar Niemeyer : Congrès national du Brésil à Brasilia (1958-1960)

 

Source de l'image : http://www.globevision.org/features/brasilia/ (auteur :Stephane Herbert)

 

 

Le bâtiment du Congrès national du Brésil, construit par Oscar Niemeyer à Brasilia entre 1958 et 1960, a la particularité de ne pas apparaître comme un bâtiment dont le volume se dresse au-dessus du sol. Fondamentalement, il n'est pas en effet un volume, mais une surface, un vaste plateau qui se raccorde par ses quatre coins à deux voiries, et qui se raccorde par une rampe au sol situé en décaissé entre ces voiries.

 

 


 

Oscar Niemeyer : Congrès national du Brésil à Brasilia (1958-1960)   source : https://www.margemliteraria.com.br/2019/09/poesia-do-congresso-nacional-samuel.html

 

 

C'est sous ce plateau que se dissimule le volume du bâtiment, tandis que deux coupoles aux courbures inversées émergent au-dessus de lui, et tandis que les tranches de deux tours administratives se dressent à son arrière. Détaché du sol auquel il se relie par une large rampe, également détaché par un retrait du haut des talus auxquels il ne se relie que par des pointes qui prolongent ses quatre angles, ce plateau est l'expression la plus limpide que l'on puisse envisager pour un effet de relié/détaché concernant un bâtiment. À son dessus, la surface de la coupole de gauche est reliée en continu avec le sol du plateau et s'en détache par une cassure de surface qui la fait émerger. La même chose vaut pour la coupole de droite dont la surface est presque tangente à celle du plateau et qui se détache de lui à la façon d'un bol qui repose sur une table. Les deux bâtiments administratifs, parallèles entre eux et très proches l'un de l'autre, sont détachés l'un de l'autre et simultanément reliés l'un à l'autre par ce parallélisme qui leur fait suivre le même trajet.

Ces formes reliées/détachées se devaient aussi d'apparaître synchronisées/incommensurables. C'est effectivement ce qui arrive aux surfaces des coupoles dont les courbes sont inverses : elles sont incommensurables puisque notre perception ne nous permet pas de traiter simultanément des formes concaves et des formes convexes, mais l'équilibre de leurs apparitions permet de ressentir que leurs deux émergences sont synchronisées. C'est aussi ce qui arrive à la relation entre le grand trait horizontal de la tranche du plateau et les deux traits verticaux des immeubles puisque notre perception ne nous permet pas non plus de saisir l'évolution relative de trajets qui sont orthogonaux. Mais si ce trajet horizontal et ces trajets verticaux nous apparaissent incommensurables, nous percevons bien aussi qu'ils s'équilibrent, notamment parce qu'ils sont chaque fois très longs.

 

 

 


Oscar Niemeyer : Cathédrale de Brasilia (1959-1970)

 

Source de l'image :
https://www.mapsofworld.com
/travel/destinations/brazil
/cathedral-of-brasilia

 

 

Autre bâtiment de Niemeyer à Brasilia, sa cathédrale conçue en 1959 et dont l'édification s'étira jusqu'en 1970. Il saute aux yeux que les arcs en béton qui forment sa structure sont détachés les uns des autres au niveau du sol, puis qu'ils se relient en se rapprochant jusqu'à venir se toucher, puis qu'ils se détachent à nouveau les uns des autres en s'écartant en partie haute de leurs courbes.

Impossible pour notre perception de saisir comment tous ces trajets parviennent de façon parfaitement synchronisée à s'élancer obliquement, à s'épaissir avec régularité tout en commençant à se courber, à se rencontrer à l'instant même de leur largeur maximale et de leur courbure maximale, à commencer à s'écarter à l'instant même où ils ont commencé à se toucher, puis enfin à réduire de façon synchronisée leur largeur en même temps que leur courbure. Des évolutions si complexes et s'effectuant simultanément selon des directions si multiples nous apparaissent nécessairement incommensurables malgré leur parfaite synchronisation.

 

 

Étape D0-32 – Artistes né(e)s entre 1901 et 1938 :

 

Les deux notions sont dans une relation de type un/multiple pour rendre compte de la 1re filière, elles sont simultanément de type continu/coupé pour rendre compte de la 2d.

 

 


 

Jørn Utzon : Opéra de Sydney (1957-1973)
source de l'image : https://www.wikiwand.com/fr/Op%C3%A9ra_de_Sydney

 

S'il est un bâtiment qui fait de l'un/multiple et du continu/coupé c'est bien le célèbre Opéra de Sydney, conçu par l'architecte Danois Jørn Utzon (1918-2008) et construit entre 1957 et 1973. Nous envisageons en premier son aspect un/multiple. On peut remarquer tout d'abord que le bâtiment est nettement coupé en deux parties, l'une étant son socle horizontal de couleur brune et l'autre sa toiture aux multiples coques blanches. Ce sont elles qui forment l'intérêt principal du bâtiment et notre analyse s'y concentrera. Elles se divisent en deux séries côte à côte et sont accompagnées par une plus petite coque isolée à l'arrière. La forme de ces coques, emboîtées l'une dans l'autre, est répétée à de multiples reprises, et chaque unité de coque est elle-même divisée en plusieurs parties : une portion de coque ouverte vers l'avant de l'édifice, une autre qui s'ouvre du côté opposé, et un volume en ressaut qui relie ces deux portions sur toute la longueur de leur rencontre. Sans oublier que chaque portion de coque est elle-même formée de deux moitiés symétriques qui se rejoignent au faîtage et qui sont nettement coupées l'une de l'autre par l'angle aigu de leur rencontre. En résumé : une même forme de coque en plusieurs parties et répétée à de multiples reprises.

Il est évident que toutes ces portions de coque forment une suite qui est à fois continue et coupée à de multiples reprises : elle est d'abord coupée par le volume en ressaut qui sépare deux portions de coque associées dos à dos, puis par l'inversion de la courbure qui va générer la portion de coque en sens inverse, puis par un brusque changement de taille qui va faire démarrer la portion de coque suivante plus haut que la précédente, puis par un nouveau volume en ressaut séparant deux portions de coque associées dos à dos, etc.

 

 

 


Moshe Safdie : Habitat 67 de l'Expo 67 à Montréal

 

Source des images : http://dzinetrip.com/habitat-67-montreal-prefabricated-city-by-moshe-safdie/

 

 

L'immeuble Habitat 67 a été conçu par l'architecte canadien Moshe Safdie (né en 1938) à l'occasion de l'exposition internationale de Montréal qui s'est tenue en 1967. Cet immeuble est formé par l'assemblage de multiples « boîtes » préfabriquées. Ce qui en a fait à l'époque une icône de l'architecture du logement est le principe du décrochement de ses volumes qui permettait à chaque logement ou à chaque partie de logement de former une excroissance et de se distinguer ainsi visuellement. Cela permettait aussi à chaque boîte de disposer d'une terrasse individuelle qui la distinguait par un espace vert extérieur qui lui était propre. L'ensemble a un caractère très unitaire puisqu'il est généré par la répétition d'une même forme de boîte parallélépipédique surmontée d'une terrasse ceinturée de gardes corps et disposant en façade de plusieurs portes-fenêtres. Il s'ensuit donc un effet d'un/multiple, effet auquel participent également les différences dans la façon d'opérer les divers décrochements : on ne peut considérer les multiples façons pour les volumes de se décrocher, selon des directions différentes, selon des ampleurs différentes et selon des configurations différentes dans le détail, sans constater qu'il s'agit toujours d'un même principe de décrochement.

 


 

On considère maintenant la 2d filière et son effet de continu/coupé : cette construction se présente à l'évidence comme un bâti continu constamment coupé par les excroissances et les décrochements des différentes boîtes qui le composent.

 

 

 


Roger Anger, Mario Heymann et Pierre Puccinnelli : 283-285 rue des Pyrénées, Paris 20e (1959-1962)

 

Source de l'image : https://www.jerevedunemaison.com/blog-immobilier/architecture-paris

 

 

Dans le même esprit que celui d'Habitat 67, mais à partir de formes en triangle plutôt que de formes cubiques, on aurait pu donner l'exemple des divers programmes dit « en étoile » conçus en France par Jean Renaudie (1925-1981) et par Renée Gailhoustet (1929-2023). C'est toutefois une solution plus répétitive et s'en tenant à l'orthogonalité que nous allons maintenant examiner, utilisée dans l'immeuble d'habitation construit entre 1959 et 1962 au 283-285 rue des Pyrénées à Paris (20e), conçu par un groupe d'architectes qui a plusieurs bâtiments semblables à son actif : Roger Anger (1923-2008), Mario Heymann (né en 1930) et Pierre Puccinnelli (1929-1999). Au premier coup d'œil on saisit que la surface plissée de la façade a le caractère d'une trame obtenue par les multiples répétitions d'un même motif, lequel motif est d'ailleurs difficile à cerner car il n'arrête pas de se retourner pour repartir vers une autre direction après un décalage en hauteur. Nécessairement, cette répétition d'un même motif suffit pour que la façade soit à la fois « une et multiple ».

Dans son déroulé horizontal la façade forme un plissement continu de tranches verticales, un plissement qui est nécessairement coupé par un brutal changement de direction à l'endroit de chacun de ses plis. Verticalement, la trame est formée par deux unités qui sont perpendiculaires l'une par rapport à l'autre et qui se décalent en hauteur de telle façon que le tenon du haut de l'une se prolonge, par un pli, dans le tenon bas de celle du dessus, une disposition qui permet de suivre en continuité la surface pleine depuis le bas de la façade jusqu'en haut, mais selon une lecture qui ménage la coupure d'un trou de loggia entre chaque étage. Horizontalement comme verticalement, on a donc constamment à faire à du continu/coupé.

 

 



 

Louis Kahn : Assemblée nationale du Bangladesh à Dhaka (1962-83)

 

Sources des images : https://martinyordanov1221889.wordpress.com/2014/11/22/exhibitions-louis-kahn-the-power-of-architecture/ et https://www.archdaily.com/877738/louis-kahn-the-power-of-architecture/599216edb22e38d048000779-louis-kahn-the-power-of-architecture-photo

 

 

 

Toujours pour la deuxième étape, retour aux formes monumentales et aux bâtiments publics avec le bâtiment de l'Assemblée nationale du Bangladesh, conçu par l'architecte américain Louis Kahn (1901-1974) et construit à Dhaka entre 1962 et 1983. Nous considérerons d'abord sa forme d'ensemble, puis les percements qui creusent sa surface maçonnée. La vue aérienne rend bien compte de l'aspect un et multiple du bâtiment : sa forme est très compacte dans sa partie centrale et regroupe de multiples parties bien séparées les unes des autres qui s'égrènent à sa périphérie.

C'est la vue à hauteur d'homme qui rend le mieux compte de l'effet continu/coupé : le périmètre du bâtiment forme une bande continue, toujours de même hauteur et toujours dans le même matériau, mais cette bande est constamment coupée par les étranglements verticaux qui séparent les différents corps de bâtiments et par des rainures verticales qui tronçonnent toute la hauteur du bâtiment.

On envisage maintenant les grandes trouées qui échancrent les façades et correspondent à des loggias, car la façade vitrée qui clôture l'espace intérieur du bâtiment se trouve au fond de ces grands percements. L'uniformité de la maçonnerie et la régularité du rythme alterné des percements font un effet d'unité globale qui est contrebalancé par l'effet de multiple produit par la répétition de ces trouées sombres, la relation visuelle entre chaque percement et le groupe qu'ils forment globalement étant permis par leur taille gigantesque et par leur nombre restreint. Dans le cas du grand rond au centre de la photographie, celui-ci se lit à la fois comme « un » rond et comme fait de multiples secteurs de rond séparés les uns des autres par les continuités horizontales de la maçonnerie.

C'est de façon globale que la continuité de la maçonnerie tout autour du bâtiment se confronte aux coupures qu'y génèrent ces grandes trouées, de telle sorte que l'on peut considérer séparément la continuité de la maçonnerie dans ses parties inentamées et la présence des percements qui l'affectent localement, qui la coupent localement.

 

 

Étape D0-33 – Artistes né(e)s entre 1917 et 1949 :

 

Les deux notions sont dans une relation en regroupement réussi/raté pour rendre compte de la 1re filière, elles sont simultanément liées/indépendantes pour rendre compte de la 2d.

 

Avec l'Atheneum de Richard Meier, nous avons déjà vu un exemple d'architecture qui relève de cette étape. Les deux effets que l'on y a considérés y étaient bien distincts puisque le regroupement réussi/raté correspondait à la couleur blanche uniforme du bâtiment tandis que le lié/indépendant correspondait à la grande diversité formelle des masses assemblées. Pour cette étape, par commodité nous commencerons par l'effet correspondant à la 2d filière, le lié/indépendant.

 

 

 



 

 

Charles Moore : Moore House, New Haven, Connecticut (1966/1967)

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/550705860658992126/

 

Charles Moore : Jones Laboratory au Cold Spring Harbor Laboratory, Huntington, Long Island Sound, New York (1974)

Source de l'image : https://centerbrook.com/project/cold_spring_harbor_laboratory_jones_laboratory

 

 

Les deux premiers exemples ont été conçus par l'architecte américain Charles Moore (1925-1993). Ils relèvent tous les deux d'un principe que l'on peut définir comme : « la maison dans la maison », c'est-à-dire un espace visiblement autonome dont l'extérieur apparaît distinctement à l'intérieur d'un plus grand volume. Le premier est illustré par une axonométrie de la maison que s'est fait construire Charles Moore en 1966, à New Haven dans le Connecticut, le second est illustré par une photographie du laboratoire Jones au Cold Spring Harbor Laboratory de Huntington, à Long Island Sound, New York (1974). Dans le premier cas, le volume de chacun des deux étages comporte à son intérieur de petites constructions, comme des alvéoles, lesquelles sont à la fois très ouvertes sur le volume général qui les entoure et bien identifiables en tant que « sous-espaces » clos sur eux-mêmes, de telle sorte que le caractère autonome de chacune de ces alvéoles et leur inclusion à l'intérieur d'un volume bien plus vaste sont ainsi simultanément perceptibles. La même chose vaut pour les laboratoires, chacun correspondant à une cabine en aluminium brillant posé sur le plancher d'un ancien bâtiment réutilisé pour l'occasion. Son très vaste volume englobe cinq cabines similaires tout en laissant entre elles des espaces permettant aux savants de se rencontrer pour discuter ou pour se détendre. De telles alvéoles ou cabines fermées, bien affirmées en tant que telles et dont l'extérieur est visible à l'intérieur d'un plus grand volume, génèrent un effet de lié/indépendant puisque leurs volumes indépendants sont nécessairement liés au plus grand volume qui les regroupe.

Ces alvéoles et ces cabines sont regroupées de façon réussie à l'intérieur d'un volume plus grand, mais, parce qu'elles n'occupent pas tout ce volume et parce qu'on peut les distinguer individuellement, elles ne sont pas « fusionnées » avec lui comme il en irait s'il s'agissait de simples cloisonnements internes. Puisqu'elles ne sont pas des parties du grand volume qui les regroupe mais quelles sont distinctes de lui, ce grand volume n'a pas réussi à les regrouper.

 

 


 


 

Renzo Piano et Richard Rogers : Centre Pompidou à Paris 4e (1971/1977)

Ci-dessus, la toiture et la façade côté rue Beaubourg - ci-contre, la façade côté piazza

 

 

Source des images : http://giornodopog.blogspot.fr/2014/01/31-gennaio-1977-inaugurato-il-beaubourg.html et Source de l'image : https://www.wsj.com/articles/the-pompidou-centers-inside-out-architecture-turns-40-1485540495

 

 

Le Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou de Paris, inauguré en janvier 1977, a été conçu par deux architectes italiens, Renzo Piano (né en 1937) et Gianfranco Franchini (1938-2009), ainsi que par l'architecte italo/britannique Richard Rogers (1933-2021). Seuls Renzo Piano et Richard Rogers assurèrent la mise au point du bâtiment après le concours de 1971. Par différence avec l'exemple précédent et avec les exemples qui suivront, les effets de lié/indépendant ne s'appuient pas ici sur la forme des lieux mais engagent la technique même de construction du bâtiment ainsi que les divers organes nécessaires à son fonctionnement, il s'agit donc là d'une façon radicale pour l'esprit de s'imposer à la matière qui sert à construire l'édifice et à la matérialité de son fonctionnement. Ainsi en va-t-il d'abord pour la structure porteuse en métal, décomposée en immenses poutres, poteaux, gerberettes et tirants, une structure qui porte de larges plateaux complètement libres de tout point porteur et dont tous les organes sont séparément visibles, y compris ses croix de contreventements. Toutes ces parties de la structure, visuellement distinctes et donc visuellement indépendantes, sont évidemment toutes liées ensemble pour assurer globalement leur fonction porteuse. La même chose vaut pour les circulations obliques et horizontales qui se font dans des tunnels en verre indépendants, accrochés, et donc liés, à la structure côté piazza. Il en va enfin de même pour toutes les tuyauteries, canalisations et gaines utiles au fonctionnement du bâtiment et qui, au lieu d'être dissimulées à l'intérieur de murs ou de cloisonnements, sont ici exhibées séparément, et donc indépendamment les unes des autres, aussi bien en façade qu'en toiture. Chaque type de tuyauterie ou de gaine reçoit par ailleurs une couleur indépendante, le bleu pour l'air de ventilation, le vert pour les conduites d'eau, le jaune pour l’électricité, et le rouge pour les circulations du public, ce code de couleurs permettant de lier visuellement les organes qui ont la même fonction. On peut aussi considérer que les canalisations d'une même couleur mais séparées les unes des autres sont liées ensemble par le parallélisme de leur parcours, et que les canalisations de ventilation bleues sont également liées les unes aux autres par la façon dont elles sont toutes enserrées à l'intérieur de la structure porteuse, prises entre la paroi qui clôt le bâtiment et la trame croisée des contreventements métalliques.

L'indépendance donnée à toutes les parties du bâtiment ne conduit pas pour autant à le disloquer. Il reste compact, puisque toutes ses tuyauteries, ses gaines, ses coursives et son escalator sont étroitement regroupés sur les faces externes du volume utile qu'elles enveloppent, et souvent à l'intérieur même des contreventements de la structure. Si les organes utiles au fonctionnement sont ainsi bien regroupés avec les lieux qu'ils desservent, leur indépendance visuelle, qui distingue bien les espaces du musée et de la bibliothèque des organes qui les desservent, fait simultanément rater la fusion des espaces desservis avec les organes qui les desservent. Exceptionnellement, du fait de son importance, on signale l'effet plastique associé à celui de regroupement réussi/raté, en l’occurrence ici celui d'intérieur/extérieur, puisque toutes les canalisations et tous les organes utiles au fonctionnement intérieur du bâtiment, et pour cette raison habituellement camouflés à son intérieur, sont ici projetés à son extérieur. Par ailleurs, c'est le volume extérieur de ces organes et canalisations qui définissent la limite du volume intérieur du bâtiment qu'ils enveloppent.

 

 

 


Norman Foster: Siège social de la Commerzbank à Francfort-sur-le-Main, Allemagne (1994-1997)

 

Source de l'image : http://www.aq.upm.es
/Departamentos/Estructuras/epa/clases
/foster/edificios_en_altura/
commerzbank_frankfurt/Vistaext.jpg

 

 

Le siège social de la Commerzbank, à Francfort-sur-le-Main en Allemagne, a été conçu par l'architecte britannique Norman Foster (né en 1935), et édifié de 1994 à 1997. Derrière chaque creux en retrait des façades se trouve une terrasse jardin, et les espaces techniques sont logés dans les angles qui montent sur toute la hauteur sans aucun retrait. Les blocs de bureaux, parce qu'ils sont séparés par les terrasses jardin et décalés en hauteur d'une rangée à l'autre, paraissent visiblement indépendants les uns des autres tout en étant évidemment tous liés aux trois piliers d'angle qui les portent.

Le plan triangulaire du bâtiment est très compact et les angles porteurs sont parfaitement regroupés avec les volumes qu'ils portent. Malgré la réussite du regroupement compact de toutes ces formes, il n'en demeure pas moins que la séparation entre parties porteuses et volumes portés est bien visible, ce qui fait rater leur fusion dans un bâtiment aux formes parfaitement regroupées. Le vide situé en partie haute, là où les angles porteurs dépassent largement le volume des bureaux, participe d'ailleurs fortement à la perception de l'autonomie entre les parties portantes et les parties portées.

 

 


 

Christian de Portzamparc : Cité des Arts à Rio de Janeiro, Brésil (2002-2013)   Source de l'image : http://www.christiandeportzamparc.com/fr/projects/cidade-das-artes/

 

Christian de Portzamparc (né en 1944) est l'auteur du monumental bâtiment de la Cité des Arts construit à Rio de Janeiro entre 2002 et 2013. À proprement parler ce bâtiment n'a pas de façade : ses salles sont dissimulées derrière d'énormes voiles courbes en béton, vaguement triangulaires et liés à la dalle du plancher surélevé et à celle qui sert de plafond. De façon évidente, ces grands voiles sont autant de formes indépendantes, bien distinctes et bien détachées les unes des autres, et de façon tout aussi évidente ils sont reliés entre eux par les deux dalles horizontales qui recouvrent en continu toute la surface du bâtiment. En matière de lié/indépendant, on peut aussi évoquer les petites boîtes vitrées accrochées aux voiles, liées donc à ces voiles et indépendantes les unes des autres, et évoquer également les poteaux plus ou moins verticaux qui relient çà et là les deux dalles bien indépendantes l'une de l'autre. Globalement, le bâtiment forme d'ailleurs par lui-même une entité indépendante qui est reliée au sol par diverses rampes.

Parce qu'ils sont bien enserrés entre les planchers et bien reliés entre eux par ces planchers, le regroupement des différents voiles dans un même bâtiment est visiblement réussi. Pourtant, parce qu'ils sont bien indépendants les uns des autres et parce qu'ils ne génèrent pas un volume fermé en se combinant avec le plancher bas et le plafond, ces voiles, ces planchers, ces quelques poteaux et ces quelques boîtes vitrées accrochées aux voiles restent des organes autonomes qui ne fusionnent pas ensemble dans un même volume ou dans une forme globalement lisible, si bien que se trouve raté le regroupement de toutes ces formes dans un bâtiment au volume clos et continu.

 

 

 

Étape D0-34 – Artistes né(e)s entre 1921 et 1955 :

 

Les deux notions sont dans une relation de type fait/défait pour rendre compte de la 1re filière, elles sont simultanément de type même/différent pour rendre compte de la 2d.

 

Nous en avons déjà vu un exemple avec le bâtiment que Franck Guéry a construit à Las Vegas pour le Lou Ruvo Center. Pour cette étape, nous commencerons par l'effet de la 1re filière car le caractère « défait » qu'il impose aux bâtiments saute évidemment aux yeux.

 

 

 


Franck Guéry : Disney Concert Hall à Los Angeles, Californie (1991-2003)

 

Source de l'image :
https://fr.wikipedia.org/wiki/
Walt_Disney_Concert_Hall

 

 

D'abord, un nouvel exemple de Franck Guéry : le Disney Concert Hall de Los Angeles, conçu en 1991 mais seulement inauguré en 2003. Par différence avec le bâtiment du Lou Ruvo Center, celui-ci ne semble pas s'effondrer sur lui-même, il semble plutôt désarticulé, disloqué, comme déliquescent. Malgré cet aspect « défait », on constate qu'il ne s'éparpille pas en morceaux, que ces diverses parties ne se dispersent pas en s'écartant les unes des autres, bref, qu'il reste parfaitement fait.

Un même matériau, l'acier inoxydable, recouvre l'ensemble des surfaces extérieures. Toutefois, les surfaces ainsi recouvertes ont des courbures très différentes, de telle sorte que leur luminosité et leurs reflets varient sans cesse d'un endroit à l'autre. Ainsi, dans le cas de deux zones très proches, l'une peut être très lumineuse et l'autre très sombre selon leurs orientations à la lumière et selon la teinte de la paroi voisine qu'elles reflètent. Il s'agit d'un effet de même/différent, car le matériau utilisé en façade est toujours le même et toujours de même couleur, mais ses aspects sont différents selon les endroits.

 

 

 


Michael Graves : Services Municipaux de Portland, Oregon (1982)

 

Source de l'image :
https://www.alstonarchitects.com/blognews
/2017/7/10/graves-portland-public-service-
building-embroiled-in-preservation-controversy

 

 

Le bâtiment des Services Municipaux de Portland (Oregon, USA), inauguré en 1982, est fréquemment considéré comme l'un des premiers exemples importants d'architecture « post-moderniste », c'est-à-dire rompant avec l'architecture aux formes nettes et lisses des Gropius, Le Corbusier, etc. Il a été conçu par l'architecte américain Michael Graves (1934-2015) qui, par ailleurs, a beaucoup construit pour la société Walt Disney. De fait, c'est un peu une architecture « à la Disney » que ce bâtiment qui semble fait en carton et ressemble à une maquette qui aurait été agrandie à une échelle colossale. Son socle est fait de niveaux en retrait d'un bleu-vert criard, les motifs principaux des façades semblent de faux pilastres rouges ayant perdu leur relief, sauf à l'endroit des chapiteaux trapézoïdaux de la façade principale, ceux des façades latérales ayant pour leur part la forme de rubans décoratifs schématiques. Ces chapiteaux trapézoïdaux semblent porter une forme également trapézoïdale, mais on voit bien que cette forme est factice et correspond seulement à un changement du matériau apparent en façade. Tout paraît d'ailleurs factice dans l'apparence de ce bâtiment : les gradins du socle ressemblent à une maquette, les pilastres n'en sont pas et ne correspondent qu'à une alternance de bandes verticales plates diversement colorées, les chapiteaux ne portent rien et l'on se demande ce qu'ils font à cet endroit-là, les rubans des façades latérales ne sont que des ersatz de rubans et l'on se demande aussi ce que font de tels rubans sur une façade d'immeuble.

Bien qu'il soit réellement fait puisqu'il est là, son aspect factice donne l'impression que le bâtiment n'est pas fait de façon sérieuse, qu'il est seulement une caricature de bâtiment ou, comme on l'a déjà dit, seulement une maquette simplifiée mais de taille colossale. En somme, il ne semble pas vraiment fait bien qu'il soit réellement fait. Une autre expression de fait/défait peut se lire dans le contraste entre la diversité des formes « en rouge » qui est faite alors que toute variété ou diversité est défaite sur la surface beige qui ne montre que des alignements monotones de fenêtres carrées accompagnés de la répétition monotone de traits horizontaux.

L'effet de même/différent apparaît ici dans son aspect « un seul et même bâtiment fait de différentes parties ». En effet, assemblés dans le même bâtiment, on a là un socle bleu/vert en gradins, un corps principal beige régulièrement percé de fenêtres carrées, des pilastres rouges séparés par des bandes de vitrages verticaux, de faux chapiteaux en relief et de faux rubans en léger relief, une bizarre forme pyramidale inversée rouge échancrée dans le centre de sa partie haute, et, pour finir, un couronnement bleu clair en léger recul. Cet effet se retrouve aussi dans le contraste entre la surface beige qui est toujours la même et le reste des surfaces qui sont très différentes d'un endroit à l'autre et d'une façade à l'autre.

 

 

 


Rem Koolhaas : immeuble « De Rotterdam » à Rotterdam, Pays-Bas (2013)

 

Source de l'image : https://www.archdaily.com/774864/20-of-the-worlds-best-building-images-shortlisted-for-arcaid-awards-2015/5613e453e58ece449e0000b3-20-of-the-worlds-best-building-images-shortlisted-for-arcaid-awards-2015-image

 

 

« De Rotterdam » est un immeuble gigantesque conçu par le cabinet OMA de l'architecte néerlandais Rem Koolhaas (né en 1944). Il est une sorte de ville verticale qui a été construite dans le port de Rotterdam entre 2009 et 2013. L'effet qui domine au premier abord est celui d'une masse à la fois compacte et disloquée, disloquée par les jours qui s'ouvrent entre ses divers parallélépipèdes, par les décalages qui rompent leurs alignements, et aussi par les porte-à-faux qui donnent l'impression que certains volumes menacent de basculer. Cette compacité de l'immeuble ne semble toutefois défaite qu'en partie haute, le socle horizontal apparaissant quant à lui parfaitement stable.

Comme avec le bâtiment de Portland, l'effet de même/différent implique qu'un seul et même bâtiment comprend différentes parties, ici un socle horizontal et différentes tours parallélépipédiques entassées au-dessus de ce socle, et le socle horizontal lui-même comporte dans un même volume des étages différents, un auvent profond au niveau bas, un niveau intermédiaire alternant les épaisses horizontales pleines et les épaisses horizontales vitrées, et un volume supérieur très vitré, cette fois rythmé par de fines verticales très serrées. On peut y ajouter le fait que les différentes tours ont un même aspect de façade mais des proportions différentes et qu'elles sont dans des situations différentes par rapport à leurs voisines : parfois en porte-à-faux, parfois bien callées, parfois à distance, parfois accolées.

 

 



 

 



Thom Mayne : Hypo Alpe- siège social Adria Bank à Udine, Italie (2004-2006)

 

Source des images : https://www.flickr.com/photos
/98022925@N00/1350015786
/in/gallery-43355952@
N06-72157622980777633/
  auteur : duineser ,
https://www.morphosis.com/architecture/8/

et : https://community.simtropolis.com/forums
/topic/64240-buildings-many-people-
didnt-even-know-they-were-existing/?page=32

 

 

Pour finir cette étape, le siège social de l'Adria Bank à Udine en Italie, édifié entre 2004 et 2006 par l'architecte américain Thom Mayne (né en 1944), habituellement qualifié de « déconstructiviste » et plus connu sous le nom de son agence, Morphosis. Il s'agit d'un bâtiment qui semble clairement s'effondrer, et donc se défaire, s'inclinant et se chiffonnant du côté de son effondrement apparent. De ce côté-là s'ouvre même une large faille verticale qui le brise en deux. Malgré son effondrement apparent, le bâtiment reste bien en place, et donc bien fait.

Pour l'expression de la 2d filière il faut prendre en compte qu'il y a des parties du bâtiment qui sont brisées, pliées, chiffonnées par l'effondrement, et d'autres parties dont la surface est normalement plate et régulière, comme il en va pour la façade opposée au côté de l'effondrement, même si elle est en pente, car ce n'est pas inhabituel pour des façades vitrées. Dans un même bâtiment il y a donc des parties différentes puisque certaines sont normales et que d'autres semblent effondrées, et il y a aussi des parties qui semblent rester les mêmes malgré l'inclinaison et d'autres qui deviennent différentes car cette inclinaison semble les briser.

 

 

Étape D0-40 – Artistes né(e)s entre 1930 et 1957 :

 

Nous arrivons à la cinquième et dernière étape. Comme pour la peinture et la sculpture, les deux notions y sont dans une relation reliée/détachée pour rendre compte de la 1re filière, et simultanément selon une topologie intérieure/extérieure pour rendre compte de la 2d.

 

 




 

 

James Wines : deux exemples de supermarchés Best, à Sacramento, Californie (à gauche - 1977) et à Richmond, Virginie (1972), USA

Source des images : https://www.archdaily.com/783491/interview-with-james-wines-the-point-is-to-attack-architecture/56e02e2ce58ece865a0000dc-interview-with-james-wines-the-point-is-to-attack-architecture-photo et http://www.laboiteverte.fr/larchitecte-james-wines/  y compris pour les images du bâtiment/forêt plus loin

 

C'est de façon humoristique que l'architecte américain James Wines (né en 1932 et fondateur du groupe Site) a traité les bâtiments de la chaîne de supermarchés Best. Dans le magasin de Sacramento, la façade est complètement aveugle pendant les heures de fermeture et un coin se déplace sur des rails pour donner accès aux clients. Une fois ouvert ce coin est nécessairement détaché du bâtiment, mais il y reste visuellement relié puisqu'il est évident que sa forme est ce qui manque au bâtiment principal pour être complet.

Quand il est écarté du bâtiment, ce coin forme un creux intérieur en situation extérieure, et l'on peut aussi en dire qu'il fait partie du bâtiment, donc de son intérieur, mais qu'il en est à distance, et donc extérieur à lui. Enfin, on peut considérer que le détachement du coin permet à l'espace extérieur de pénétrer dans le volume intérieur du bâtiment, et que l'ouverture ainsi pratiquée dans son angle y crée une zone qui est à la fois à l'intérieur de son volume et en situation extérieure.

Dans le bâtiment de Richmond, la surface en briques semble se décoller et s'enrouler comme le fait un papier peint mal adhérent. Du côté gauche, c'est tout un rouleau vertical qui est en train de se détacher, dans le coin du haut à droite c'est juste l'angle qui semble peler. La surface en briques est bien reliée à son support sur la partie principale de la façade alors qu'elle s'en détache à ses extrémités.

Dans les parties décollées, la surface qui reçoit l'habillage en briques est apparente à l'extérieur alors qu'elle est normalement cachée à l'intérieur de cet habillage, ce qui vaut aussi pour l'arrière de l'habillage qui devrait normalement être dissimulé à son intérieur et qui se retrouve ainsi exposé à l'extérieur.

 



 

 

James Wines : bâtiment/forêt à Richmond pour la chaîne de magasins Best

 

À gauche, le bâtiment réel, à droite, une vue de la maquette (1979)

 

 

On donne un dernier exemple de magasin Best, une fois encore à Richmond en Virginie, construit en 1979 à l'emplacement d'une ancienne forêt. Une rangée d'arbres a été laissée en place, elle semble maintenant couper le bâtiment principal de sa façade. Les effets de relié/détaché et d'intérieur/extérieur y sont évidents : l'effet de relié/détaché parce que la façade n'est pas un bâtiment autonome détaché mais une partie fonctionnellement et plastiquement reliée au bâtiment principal, l'effet d'intérieur/extérieur parce que la haie d'arbres est située à l'intérieur du bâtiment alors que les arbres sont normalement des éléments de l'espace extérieur, d'autant plus qu'ici leur haie est prolongée par des arbres qui sont tout à fait extérieurs au bâtiment.

 

 

 


Mario Botta : bâtiment de la banque BRI à Bâle (1986-1995)

 

Source de l'image:
https://www.mimoa.eu/projects/
Switzerland/Basel/Bank%20BIS/

 

 

Construit de 1986 à 1995 à Bâle, en Suisse, ce bâtiment était initialement destiné à la banque UBS, laquelle est maintenant remplacée par la BRI (Banque des Règlements Internationaux). Il est très caractéristique de la production de son architecte, le Suisse Mario Botta (né en 1943). Comme souvent chez Mario Botta, l'épiderme du bâtiment est strié de rayures bicolores parallèles qui font évidemment un effet de relié/détaché : les rayures relient un point à l'autre de la surface en étant d'ailleurs reliées les unes aux autres par le trajet commun qu'elles effectuent, et du fait du contraste de leurs couleurs elles sont visuellement bien détachées les unes des autres. On peut dire que ce système de rayures bicolores permet à Mario Botta de faire systématiquement du relié/détaché tout comme la couleur blanche uniforme permet à Richard Meier de faire systématiquement du regroupement réussi/raté. Ce motif de bandes alternées a aussi l'avantage de faire systématiquement de l'intérieur/extérieur, puisque l'extérieur de chaque bande grise est à l'intérieur d'une surface blanche, et inversement.

Les bandes d'étroites fenêtres très resserrées font aussi partie du vocabulaire architectural habituel de Mario Botta : ces fentes verticales sont bien entendu reliées ensemble sur des alignements continus tout en étant clairement détachées les unes des autres. Du fait de leur étroitesse, on est aussi très sensible au creux qui est ouvert dans la maçonnerie à l'endroit de chacune, ce creux étant ainsi perçu comme une fraction d'extérieur introduite à l'intérieur de la paroi. Les mêmes raisonnements valent pour les percements ronds qui forment des alignements en plusieurs endroits de la façade.

Intéressons-nous à la forme d'ensemble cylindrique du bâtiment. On a déjà envisagé les rayures blanches et grises, mais c'était en tant que thème plastique valant aussi bien pour la surface extérieure courbe que pour les surfaces planes. Cette fois on ne considère pas seulement qu'il s'agit de rayures, on prend aussi en compte le fait qu'il s'agit de rayures courbes, c'est-à-dire d'anneaux superposés dont la couleur alterne régulièrement et qui génèrent ensemble une forme cylindrique qui se détache visuellement. Comme toute forme cylindrique, depuis son extérieur concave on peut ressentir le volume creux situé à son intérieur.

Pour finir, les deux grandes failles symétriques qui s'ouvrent de chaque côté de l'axe du bâtiment. Tandis que la surface cylindrique extérieure se relie en continuité dans le haut du bâtiment, la présence de ces failles a pour conséquence de détacher l'une de l'autre les surfaces qu'elles séparent. Les failles génèrent évidemment des volumes en creux qui sont à la fois en situation extérieure et à l'intérieur du volume cylindrique du bâtiment, mais l'effet d'intérieur/extérieur provoqué par la forme même de leur découpe est plus intéressant à observer : ces failles n'ont pas une forme de creux commodément lisible comme il en irait d'une saignée verticale ou horizontale, et de plus leur contour ne forme pas une figure continue que l'on pourrait lire par elle-même, si bien que l'on ne peut lire le creux de ces failles que depuis les formes qui sont à leur extérieur. Ainsi, en plafond d'un creux, on a une forme « en dessous d'escalier » qui vaut à la fois pour le volume cylindrique rayé et pour l'avancée de la façade vitrée située au fond des failles : on lit nécessairement ces plafonds « par en-dessous », c'est-à-dire comme étant la limite inférieure du volume plein situé au-dessus du creux des failles, et donc seulement incidemment comme la limite supérieure de ce creux. La même chose vaut pour la forme en marche d'escalier que génère la grande surface en équerre qui ferme le dessous de la faille : son profil en escalier ne permet pas de lire commodément le creux qu'elle referme, on le lit plutôt en tant que périmètre de la surface cylindrique de la partie centrale du bâtiment. En résumé donc, le creux intérieur des failles, parce qu'il n'est pas commodément lisible à cause des découpes en escalier de son périmètre, est lu depuis les surfaces qui lui sont extérieures et qui viennent s'arrêter sur ces découpes : il s'agit par conséquent d'une lecture de l'intérieur des failles depuis leur extérieur.

 

 



 

Santiago Calatrava : gare TGV à Lyon (1989-1994)

Source des images : https://thefullcalatrava.wordpress.com/2013/09/04/gare-tgv-saint-exupery-lyon-fr/ et http://www.bridgeofweek.com/2017/04/bridges-of-lyon-france-ponts-du-gare-du.html

 

Encore plus fréquemment que l'usage d'une surface en maçonnerie rayée par Mario Botta pour faire du relié/détaché, pour le même effet l'architecte espagnol Santiago Calatrava (né en 1951) utilise des trames métalliques très ajourées. Ces trames génèrent en même temps un effet d'intérieur/extérieur, puisque leur transparence met en communication l'intérieur avec l'extérieur tout en générant entre eux une frontière suffisamment présente pour que l'espace intérieur garde son autonomie. On trouve notamment une telle trame en parois du hall principal de la gare TGV de Lyon Saint-Exupéry, en France, gare qui a été construite entre 1989 et 1994. La couverture opaque de ce hall a la forme d'une grande aile deux fois plissée, attachée au sol par l'une de ses extrémités, et donc reliée au sol à cet endroit tandis que le reste de sa surface qui s'élargit progressivement semble flotter en l'air, complètement détachée du sol et des bâtiments adjacents. Dans la pratique, on peut supposer que c'est la résille métallique qui porte la couverture en béton du hall, mais cela n'est pas affirmé ni même suggéré visuellement, d'autant que cette résille semble plutôt se dérober en se poursuivant au-delà des rives de la couverture.

La couverture bombée des quais, perpendiculaire au hall, s'interrompt à son endroit. La couverture du hall est reliée à la couverture voutée des quais par une résille métallique noire en forme d'éventail, et elle est simultanément très détachée de cette couverture des quais puisqu'elle est projetée très loin au-dessus d'elle. Au-delà de sa partie verticale, la résille se retourne brutalement en sous-face du débord de la couverture du hall, épousant alors la dissymétrie de ce débord qui s'élargit vers le côté opposé à l'entrée. Puisqu'elles sont collées l'une à l'autre, cette partie de la voûte en béton et la résille en métal sont nécessairement liées l'une à l'autre, mais dans sa partie terminale la résille se détache de la voûte en béton pour se prolonger plus longuement. Depuis l'intérieur du hall, les parois vitrées qui le cernent apparaissent tenues en place par une série ininterrompue de poteaux métalliques noirs, alignés en éventail vertical du côté des quais et penchés vers l'extérieur sur les deux autres côtés. Par elle-même cette résille de poteaux fait un effet de relié puisqu'elle relie ses appuis bas au plafond, mais par ailleurs elle se détache visuellement du fait de sa couleur noire qui tranche fortement sur la transparence des vitrages qui l'accompagnent.

 

 


Santiago Calatrava : intérieur du hall de la gare TGV à Lyon

 

Source de l'image : https://www.pinterest.com.au/pin/116108496619740374/

 

 

On a vu successivement plusieurs effets de relié/détaché, on envisage maintenant plusieurs expressions d'intérieur/extérieur. Pendant son parcours en arcade, le large débord latéral oblique de la couverture génère un espace creux qui est à la fois intérieur, puisque sous la couverture, et extérieur, puisque complètement à l'air libre et « happé » par l'espace extérieur au hall, largement envahi par lui. À l'intérieur du hall, le plafond forme deux plis convexes qui contrarient l'effet d'enveloppement creux que l'on attend normalement d'un plafond, d'autant que le pli concave central qu'ils forment entre eux est largement vitré et donc peu enveloppant. La prolongation de ces plis dans les larges débords latéraux extérieurs de la couverture et leur longue prolongation au-dessus du vide du côté de l'entrée conduisent à repérer que cette couverture ne retombe pas latéralement et ne génère donc pas, avec les parois latérales, un volume creux intérieur. L'impression qui domine est que cette couverture est une paroi principalement destinée à abriter un vaste volume extérieur qui se retrouve localement, et comme incidemment, à recouvrir le volume intérieur du hall auquel elle reste fondamentalement étrangère. Par ailleurs, la finesse de l'ossature métallique des vitrages permet à la lumière extérieure de pénétrer abondamment à l'intérieur du hall, de telle sorte que, à son intérieur, on peut se ressentir comme si on était à l'extérieur.

 

 



 

 

Tadao Ando : maison Koshino à Kobe, Japon (1981 et 1984)

 

Source des images : http://arqusach1-2011.blogspot.fr/2011/05/   et http://arquiscopio.com/archivo/2012/10/03/casa-koshino/?lang=fr

 

 

Dernier exemple d'architecture pour la dernière étape de la 8e période, un exemple qui montrera comment un effet d'intérieur/extérieur peut être procuré en ne considérant que l'intérieur d'une pièce, sans même que l'extérieur n'y soit directement visible. Les photographies que je donne font probablement partie de celles qui ont fait le plus pour la réputation de l'architecte japonais Tadao Ando (né en 1941). Elles montrent des vues intérieures du séjour et de la chambre principale de la maison Koshino, construite à Kobe au Japon, en 1981 pour ce qui concerne le séjour et en 1984 pour ce qui concerne la chambre à la paroi courbe. Si j'en crois des photographies plus récentes disponibles sur Internet, les murs du séjour ont depuis été rénovés pour être égalisés, mais je préfère cette vieille photographie ou les irrégularités de surface du béton lui donnent bien plus de chaleur. Le procédé est simple : en rive haute du mur, le plafond en est légèrement détaché pour laisser place à une faille par laquelle pénètre la lumière du ciel. Cette rive du plafond est détachée du mur, mais elle y est aussi reliée par une poutraison dont la présence est d'autant plus sensible qu'elle génère sur le mur une ombre qui suit la course du soleil. La lumière rasante sur les murs et la lumière directe sur le bord du plancher et sur les parois latérales met en relation l'intérieur de la pièce avec son extérieur, notamment en permettant que l'espace intérieur soit animé par les variations lumineuses de l'espace extérieur. D'une certaine façon, l'extérieur pénètre donc à l'intérieur de la pièce qui se trouve ainsi dotée, inséparablement, de qualités intérieures et de qualités extérieures.

Comme souvent chez Tadao Ando, les murs sont en béton banché brut de coffrage et les lignes horizontales et verticales correspondant à la limite des panneaux de coffrage sont laissées apparentes, tout comme les trous des cales du coffrage. La trame croisée des tracés horizontaux et verticaux relie toute la surface en y détachant visuellement des rectangles, elle fait donc du relié/détaché. Cette trame fait aussi de l'intérieur/extérieur puisque le périmètre extérieur de chacun des rectangles est à l'intérieur de la trame. Les petits trous se relient aussi selon des trames horizontales et verticales tout en se détachant visuellement de la surface des murs, et ce faisant ils constituent autant de petits creux intérieurs qui affectent la surface extérieure des murs.

 

(dernière version de ce texte : 1er février 2023) - Suite : 9e période