Christian RICORDEAU

 

9e période de l'histoire de l'art

- artistes né(e)s entre 1942 et 1979 -

 

 

retour à la 8e période ou retour à la liste des périodes

 

Pour régler leur relation pendant la 9e période, les notions de matière et d'esprit héritent de la situation émergeant à la dernière étape de la 8e période et qui peut se schématiser de la façon suivante comme indiqué alors :

 


 

 

On a vu aussi que ce schéma résume deux aspects de cette relation : d'une part les deux notions sont reliées l'une à l'autre à l'intérieur d'une entité plus grande qui n'est autre que leur couple tout en étant complètement coupées, détachées l'une de l'autre, et d'autre part elles sont lovées l'une contre l'autre de manière à constituer un couple de notions parfaitement complémentaires, ce qui implique qu'elles sont à la fois extérieures l'une de l'autre et à l'intérieur l'une de l'autre. Enfin, on a vu que leur aspect relié/détaché, qui est la forme la plus énergétique que peut prendre la topologie de leur relation, impliquait qu'un point extrême de leur relation avait été atteint, mais que, en la regardant depuis un autre angle, celui qui la montre intérieure/extérieure, il lui manquait encore quelques étapes pour atteindre, depuis cet angle aussi, la maturité signalée par une relation reliée/détachée, ce qui sera l'objet de cette 9e période.

Mais dira-t-on, pendant ce dernier temps de maturation, que deviendra son aspect qui était déjà relié/détaché à la fin de la 8e période ? Tout comme un arbre génère des feuilles qui sauront capter l'énergie solaire utile à sa croissance tout en faisant naître les fleurs ou les graines qui porteront sa descendance, en même temps que la relation matière/esprit termine sa maturité elle provoque la naissance des nouvelles notions qui vont lui succéder lorsque elle-même ne pourra pas aller plus loin, lorsqu'il ne restera plus aucun contraste à accuser entre elles, et plus rien à ajuster entre elles qui pourrait les rendre davantage complémentaires l'une de l'autre.

Bien entendu, ces nouvelles notions devront parcourir à leur tour la même succession de périodes que celle que nous avons envisagée pour la relation matière/esprit afin de générer à leur tour un couple mature de notions complémentaires, et dans les 3 périodes qui vont suivre nous observerons les premiers pas de cette évolution. Nécessairement, lors de ces premières périodes il ne s'agira pas encore de notions générales mais seulement de rencontres au cas par cas des deux nouvelles notions. Bien entendu aussi, ces nouvelles notions ne vont pas tomber du ciel. Lavoisier l'avait déjà dit, paraphrasant le philosophe grec antique Anaxagore : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Même chose ici : les deux nouvelles notions sont nécessairement déjà dans les notions de matière et d'esprit, et ce que l'on doit observer lors de la 9e période est donc la transformation de ces notions pour qu'en émergent celles qui prévaudront dans le cycle d'affrontement suivant. Ce qui va se produire de deux façons :

 - d'une part, les notions de matière et d'esprit vont fusionner. Il en résultera la notion de matière transformée par l'esprit, c'est-à-dire de produit fabriqué grâce l'ingéniosité de l'esprit, une notion que l'on résumera en « produit-fabriqué » ;

 - d'autre part, il va y avoir l'apparition explicite d'une nouvelle notion, celle d'intention. Comme les artistes des époques précédentes avaient nécessairement une intention précise en mettant en scène la confrontation des notions de matière et d'esprit, une intention était déjà implicitement incluse dans leurs œuvres, mais il faudra expulser cette notion d'intention des notions de matière et d'esprit, la rendre incompatible avec elles et l'obliger à apparaître isolément.

Dans les faits, comme on va le voir, ce dernier processus suffira pour atteindre les deux transformations que l'on vient de décrire : il suffira que la notion d'intention apparaisse incompatible avec le couple matière/esprit pour qu'elle en soit expulsée et pour que ce couple apparaisse comme le rival désigné de la notion d'intention, comme son contraire évident. Et comme les deux aspects du couple matière/esprit ont suffisamment muri leur différence radicale et leur complémentarité parfaite, rien ne s'oppose à ce qu'ils se mélangent dans la notion de produit-fabriqué car un tel mélange ne pourra pas masquer leur différence désormais irréversiblement établie dans les consciences humaines. Et comment faire pour que la notion d'intention apparaisse incompatible avec le couple matière/esprit ? : tout simplement en faisant apparaître une anomalie lorsque l'intention est mise en présence de ce couple.

 

 


Urs Fischer : Homme-bougie partiellement fondu à la biennale de Venise de 2011

 

Source de l'image :

http://nezumi.dumousseaux.free.fr/wiki/index.php?title=Urs_Fischer

 

 

Pour aider à saisir ce principe d'incompatibilité entre matière et esprit lorsqu'elle est impliquée par une intention générant une anomalie, on donne tout de suite un exemple d'installation plastique correspondant à la dernière étape de la 9e période, celle où la notion d'intention a suffisamment fait valoir sa spécificité, et avec suffisamment de force, pour qu'on bascule immédiatement après dans le cycle produit-fabriqué/intention. Considérons en effet les personnages en cire ou les copies de statues antiques en cire conçues par l'artiste suisse Urs Fischer (né en 1973), tel qu'il en va de cet « homme-bougie » qu'il a présenté à la Biennale de Venise de 2011.

Qu'il s'agisse de la représentation de personnages (implicitement supposés dotés d'un esprit) ou qu'il s'agisse de copie de statues antiques (des œuvres de l'esprit), ces sculptures correspondent toujours à l'intention de représenter une manifestation de l'esprit. En tant qu'elles sont réalisées en bougie, elles correspondent aussi à l'intention de mettre en œuvre un matériau spécifique, en l’occurrence, de la bougie et des mèches enfoncées à son intérieur. On a donc bien ici un fait d'esprit et un fait de matière, mais l'intention qui se porte sur ces deux notions pose problème : on ne peut pas satisfaire simultanément l'intention concernant le fait de l'esprit et l'intention concernant le fait de matière. Si l'on tient à conserver intacte la représentation humaine, alors il faut oublier que l'oeuvre est réalisée en bougie et s'abstenir d'en allumer les mèches, et si à l'inverse on tient à utiliser le matériau conformément à sa destination, alors il faut renoncer à conserver la représentation humaine et l'oeuvre de l'esprit qu'elle manifeste en la laisser fondre.

L'intention apparaît bien, ici, comme quelque chose en trop, quelque chose qui est certainement distinct du couple matériau/esprit puisque sa présence n'est pas compatible avec la survie de ce couple.

 

Pour aller à l'essentiel, on n'évoquera pas tous les effets plastiques présents dans les œuvres retenues, mais vous pourrez prendre connaissance d'analyses plus complètes dans la présentation détaillée de l'évolution de cette 9e période dans le chapitre 11 du tome 2 de l'Essai sur l'art.

Il doit être entendu que les fourchettes mentionnées pour les dates de naissance des artistes ne sont pas à prendre comme des limites strictes, mais seulement comme des approximations, d'autant que le chevauchement de ces fourchettes devient de plus en plus important au fil des étapes.

 

Justification de l'absence d'images : certaines images sont remplacées par un lien permettant d'y accéder à l'extérieur du site, cela afin de ne pas avoir à régler de droits d'auteur qui me seraient réclamés par l'adagp malgré le caractère non commercial de ce site et le fait que ces images correspondent, à mon avis, au caractère de courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique et scientifique du texte auquel elles sont ici incorporées, tel que prévu par l'article 41 de la loi du 11 mars 1957 sur le droit d'auteurs.

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1- L’embryogenèse de l'intention dans les arts plastiques

 

On parle d'embryogenèse car ce n'est que dans la période suivante que les nouvelles notions vont véritablement émerger, et donc véritablement naître, en faisant éclore avec elles un nouveau cycle de notions confrontées. Toutefois, elles sont dès maintenant en gestation, développant progressivement leurs caractéristiques propres comme un embryon se développe et se prépare au sein de l'organisme qui lui donnera naissance le moment venu.

On va se consacrer exclusivement aux effets qui rendent compte de l'émergence de la notion d'intention, mais si cette période prépare la naissance du cycle produit-fabriqué/intention, il n'empêche que l'on y est toujours dans le cycle basé sur la relation entre matière et esprit, ce qui implique deux options doivent toujours être envisagées, selon que l'on se place du point de vue de l'esprit pour envisager sa relation avec la matière, ou selon que l'on se place du point de vue de la matière pour envisager sa relation avec l'esprit :

         dans le cadre de la première option, que l'on appellera e, il s'agira de confronter l'intention de l'esprit de l'artiste avec sa mise en œuvre matérielle, c'est-à-dire avec le produit qu'il a fabriqué pour correspondre à son intention ;

         dans le cadre de l'autre option, que l'on appellera M, il s'agira de confronter l'intention correspondant à la mise en œuvre matérielle de l'œuvre, c'est-à-dire correspondant au produit fabriqué par l'artiste, avec l'effet qu'elle produit sur l'esprit du spectateur, en premier lieu bien sûr sur l'esprit de l'artiste.

En somme, lors de cette période, la notion d'intention s'embarque en tant que partenaire, soit de la notion d'esprit, soit de la notion de matière, tandis que la notion de produit-fabriqué s'identifie chaque fois à la mise en œuvre de l'oeuvre « fabriquée » par l'artiste. Parfois la différence entre ces deux options paraîtra peut-être difficile à saisir, mais il est seulement utile de retenir que l'existence de ces deux options rappelle que l'on est toujours pleinement dans le cycle matière/esprit, et que c'est donc encore lui qui dicte le cadre indépassable de l'expression des œuvres.

 

L'effet qui résume l'état de la confrontation des deux notions permet de repérer que cette confrontation devient de plus en plus énergique au fur et à mesure des étapes. Si, par exemple, on considère l'option e, à la première étape c'est l'un/multiple qui domine, ce qui implique que l'intention de l'esprit de l'artiste et la mise en œuvre qu'il a utilisée sont alors à la fois une même chose et deux choses distinctes. À la deuxième étape, comme c'est le regroupement réussi/raté qui domine, l'intention de l'esprit de l'artiste et la mise en œuvre qu'il a utilisée sont alors à la fois regroupées et non regroupées. À la troisième étape, c'est le fait/défait qui domine et l'on devine que ses deux aspects sont à la fois faits et défaits, tout comme, dans les deux étapes suivantes où le relié/détaché domine, on devine qu'ils seront à la fois reliés l'un à l'autre et détachés l'un de l'autre.

À chaque étape, l'effet qui résume l'état de la confrontation s'associe à l'un ou l'autre des effets que l'on vient de citer, sauf à la toute dernière étape où s'introduit un effet qui rend spécialement compte de l'apparition du nouveau cycle, signe que l'on est alors arrivé à un point de bascule et que dès l'étape suivante on sera pleinement et uniquement dans l'aventure de la confrontation des notions de produit-fabriqué et d'intention.

 

 

Étape D0-41 – Artistes né(e)s entre 1942 et 1957 :

 

À la 1re étape l'effet dominant est l'un/multiple et il pourra s'associer avec l'un de ses trois effets secondaires : le regroupement réussi/raté, le fait/défait et le relié/détaché, tous effets que nous avons déjà rencontré lors de la 8e période. Nous envisagerons toujours les effets secondaires dans cet ordre. Comme expliqué précédemment, l'effet dominant rend compte de la façon dont la notion d'intention commence à émerger, soit en s'embarquant comme partenaire de la notion d'esprit (option e), soit comme partenaire de la notion de matière (option M).

 

Option e : confrontation en un/multiple de l'intention que comprend notre esprit avec la mise en œuvre que l'artiste a fabriquée, afin de révéler l'autonomie des intentions liées à la volonté de l'esprit par rapport à leur mise en œuvre matérielle :

 

 


Cai Guo-Qiang : tigre ciblé de flèches

 

Source de l'image : https://evasion-online.com/les-arts/sculpture/cai-guo-qiang

 

 

On commence par l'association du un/multiple et du regroupement réussi/raté, cela avec l'artiste chinois Cai Guo-Qiang (né en 1957), dans une œuvre qu'il a répétée en plusieurs occasions et avec diverses attitudes pour le fauve. Ici, ce qui nous est donné à voir est un tigre abondamment transpercé de flèches. Comme on l'a annoncé en préambule, dans cette analyse comme dans les suivantes, on écarte un certain nombre d'effets pour se concentrer sur la façon dont interviennent les notions d'intention et de produit-fabriqué.

Bien évidemment, notre esprit comprend que l'intention de l'artiste a été de montrer un tigre en plein bond criblé de flèches, cette compréhension impliquant donc un partenariat entre la volonté de l'esprit (l'une des deux notions maintenant presque matures) et la notion d'intention (l'une des deux notions embryonnaires lors de cette période). Si l'oeuvre avait été un film montrant le bond du fauve percé de flèches, cette œuvre en tant qu'intention et en tant que produit fabriqué auraient été parfaitement raccords, mais ce qu'a fabriqué ici Cai Guo-Qiang n'est pas un film mais un tigre empaillé, suspendu par des câbles, et donc parfaitement immobile. Le bond du tigre, qui est l'intention de l'artiste que saisit notre esprit, n'est donc pas correctement traduit par sa mise en œuvre puisque ce n'est pas un bond qui est montré mais un animal figé dans l'immobilité. Et puisque l'essence intrinsèque d'un bond est d'être un mouvement, alors l'intention et le produit fabriqué pour répondre de cette intention sont deux choses différentes. L'intention comprise par notre esprit et le produit-fabriqué pour correspondre à cette intention sont donc à la fois une seule chose (la mise en spectacle d'un bond) et deux choses différentes (l'intention de figurer le bond d'un animal et la mise en œuvre d'un animal immobile), et donc à la fois unes et multiples.

On peut aussi considérer que l'intention et le produit-fabriqué qui lui correspond sont correctement regroupés dans l'œuvre si l'on y voit un bond arrêté en plein vol, ou que ce regroupement est raté si l'on y voit seulement un fauve empaillé totalement immobile en excluant toute notion de mouvement. C'est donc le regroupement réussi/raté qui est ici associé à l'un/multiple.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Felice VARINI, Rouge Jaune Noir Bleu entre les disques et les trapèzes (2015)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://www.varini.org/varini/02indc/38indce15.html

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Felice VARINI Rouge Jaune Noir Bleu entre les disques et les trapèzes 2015

 

On envisage maintenant l'un/multiple combiné avec le fait/défait. Cette installation in situ a été réalisée en 2015 par l'artiste suisse Felice Varini (né en 1952) à l'intérieur du pavillon Paul-Delouvrier dans le parc de La Villette à Paris. Il l'a intitulée : « Rouge Jaune Noir Bleu entre les disques et les trapèzes ». Comme dans toutes ses œuvres, Felice Varini utilise ici le principe de l'anamorphose, c'est-à-dire qu'il met en place un dessin qui n'est correctement visible que depuis un point de vue unique et qui se déforme dès que l'on s'en écarte. Ce dessin est apposé sur les parois de la pièce, le sol, les murs, le plafond, les vitrages, les poteaux et les retombées de poutres, de telle sorte qu'il doit épouser la forme de ces différentes parties de la pièce, ce qui le rend complètement éclaté, déformé, en un mot méconnaissable, dès que l'on s'éloigne du seul endroit où il est correctement visible.

Il est clair pour notre esprit que l'intention de l'artiste est de nous permettre d'observer une figure continue utilisant quatre couleurs et faite de disques et de trapèzes parfaitement formés. Mais il est clair aussi que ce qu'il a fabriqué n'est pas cette figure continue bien formée, mais un assemblage de morceaux colorés dispersés, et pour la plupart n'ayant même aucune ressemblance avec les morceaux de la figure que l'artiste nous propose d'observer. Puisqu'il n'y a qu'un seul jeu de surfaces colorées qui construit la figure bien formée vue depuis le point anamorphose, mais qu'il y a de multiples jeux de formes faits de morceaux dispersés que l'on peut observer depuis tous les autres endroits de la pièce, on peut dire de ce jeu de surfaces colorées qu'il est à la fois unique et multiple. De façon évidente, c'est le fait/défait qui s'associe à l'effet d'un/multiple : depuis le point anamorphose la figure est bien faite, dès que l'on s'en écarte, elle est défaite.

 

 

 


James Turrell : Gard Pale Blue (1968)

 

Source de l'image : https://spencerart.ku.edu/exhibition/james-turrell-gard-blue

 

 

Deuxième exemple dans lequel l'un/multiple s'associe au fait/défait, un hologramme réalisé par projection d'une lumière fluorescente : « Gard Pale Blue » de 1968 de l'artiste américain James Turrell (né en 1943). Cet hologramme est obtenu par la projection d'un triangle de lumière colorée dans le coin d'une pièce tenue dans l'obscurité, de telle sorte que la combinaison des côtés du triangle avec les lignes du sol et avec l'arête de la pièce forme à un tétraèdre bleu pâle.

Quelle était l'intention de l'artiste ? Donner à notre esprit l'illusion qu'il y a un tétraèdre bleu pâle translucide dans le coin de la pièce. Dans la réalité, qu'a-t-il réalisé ? Une projection de lumière bleutée en forme de surface triangulaire. Cette projection triangulaire de lumière est une chose, mais la forme de tétraèdre qui en résulte en est une autre, tout aussi réelle, et l'on a donc là à la fois une chose (la projection de lumière) et deux choses (la forme triangulaire de cette projection et la forme de tétraèdre perçue qui en résulte) : c'est un effet d'un/multiple.

Le tétraèdre est certainement fait, mais il est défait si l'on considère qu'il ne s'agit que d'une illusion d'optique, une illusion qui nous fait croire à des limites de volumes qui ne sont en fait que des limites de lumière, et qui nous fait croire à la présence d'une face triangulaire à l'avant qui n'existe pas dans la réalité : l'effet de fait/défait est associé à celui d'un/multiple.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Daniel Dezeuze, Châssis avec feuille de plastique tendue (1967)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/c6rXbB9

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Autre association de l'un/multiple et du fait/défait. Daniel Dezeuze (né en 1942) est un artiste français, l'un des fondateurs du groupe « supports/surfaces » qui s'est beaucoup interrogé sur la relation entre l'œuvre d'art et les matériaux utilisés pour la produire. C'est dire que la préoccupation de ce groupe concernait précisément la relation produit-fabriqué/intention dont on envisage ici l'embryogenèse. Son œuvre de 1967, « Châssis avec feuille de plastique tendue », a été reçue à l'époque comme un manifeste radical de cette préoccupation.

Daniel Dezeuze, qu'avait-il l'intention de faire comprendre à notre esprit ? Qu'il y a là un châssis et une toile tendue sur ce châssis, donc les matériaux qu'il faut pour faire un tableau, et l'ensemble est installé dans une exposition artistique ou bien dans un musée consacré aux expressions artistiques, son intention était par conséquent de faire comprendre à notre esprit qu'il y avait là une œuvre d'art. Dans la réalité, qu'a-t-il toutefois fabriqué ? Un tableau absent, puisque la peinture que l'on s'attend à voir pour recouvrir la toile n'est pas là. Il a fabriqué une œuvre qui est bien « faite » puisque notre esprit admet que cette toile plastique tendue sur un châssis en bois correspond à une expression artistique, mais cette œuvre est en même temps « défaite », puisqu'elle déçoit notre attente de voir quelque chose de peint sur la toile. On a donc un même objet, comprenant un châssis en bois et une feuille de plastique transparente tendue sur lui, qui est à la fois une œuvre faite et une œuvre inexistante, et donc deux choses à la fois, elle est donc une et multiple : on a là une combinaison de l'effet de fait/défait et de celui d'un/multiple.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : François Rouan, Jardin taboué IV (Peinture à la cire sur toiles tressées - vers 2015)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://museefabre-old.montpellier3m.fr/EXPOSITIONS
/FRANCOIS_ROUAN_Tressages_1966_-_2016

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Dernière association de l'un/multiple et du fait/défait. François Rouan (né en 1943) est un artiste français qui, bien que n'y ayant jamais participé en tant que tel, fut un moment assez proche du mouvement Supports/Surfaces. Ce compagnonnage était parfaitement justifié puisque son procédé de tressage remettait aussi en question la logique d'une peinture mise en forme sur un support en toile. L'œuvre de 2015 donnée en exemple, « Jardin taboué IV », est réalisée à partir d'une ou de plusieurs peintures qui ont été découpées en lanières puis tressées l'une dans l'autre, de telle façon qu'il n'est plus possible de reconnaître ce qui y était peint. Sauf qu'il s'agissait probablement de plantes, de feuillages, de fleurs et peut-être de fruits, d'où le titre du tableau.

François Rouan a fait en sorte que notre esprit comprenne qu'il nous montrait un jardin très coloré mélangeant des feuillages verts et des feuillages bleu foncé, des fleurs jaunes et des fleurs ou des fruits rouges, mais ce qu'il a agencé est très différent de cette intention puisque le tressage a complètement « cassé » la ou les peintures initiales qui représentaient ce jardin, il les a émiettés et mélangés en un « jardin taboulé » comme l'indique le titre qu'il a donné à son tableau. Un seul tressage correspond donc ici à deux aspects différents du même jardin, le jardin initial que l'on suppose bien fait et le jardin tout cassé, défait, qui nous est montré : c'est un mariage de l'un/multiple et du fait/défait.

 

 

 


Anish Kapoor : Cloud Gate Millennium Park, Chicago (2004)

 

Source de l'image : http://anishkapoor.com/110/cloud-gate-2

 

 

On passe à l'association de l'un/multiple et du relié/détaché avec l'artiste britannique d'origine indienne, Anish Kapoor (né en 1954) : « Cloud Gate », un miroir déformant en acier inoxydable installé en 2004 dans le Parc du Millénaire à Chicago. Anish Kapoor a voulu que notre esprit comprenne qu'il avait l'intention de faire de ce volume un miroir reflétant toute la ville alentour et le ciel au-dessus, mais ce n'est pas réellement ce qu'il a réalisé, puisque l'espèce de haricot qu'il a fabriqué tord les perspectives en courbant les lignes horizontales du sol et l'élan vertical des gratte-ciels. Certes, ce que l'on voit dans ce miroir déformant est entièrement lié à l'apparence du paysage alentour, mais il le déforme tellement que l'image restituée est complètement détachée de l'aspect réel du paysage reflété, et d'ailleurs cette image est réellement physiquement détachée du paysage réel : elle est posée en hauteur, détachée au-dessus du sol, et enfermée à la surface d'une forme en haricot étrangère à son environnement du fait de sa forme et de son aspect métallique très brillant. Finalement, l'effet de relié/détaché que produit ce miroir déformant se marie avec l'effet d'un/multiple : il y a à la fois un seul paysage et deux aspects à ce paysage, le réel et celui qui est déformé dans le miroir.

 

 

 

Option M : confrontation en un/multiple de l'intention de produire un effet matériel et de son effet sur notre esprit, afin de révéler l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la notion d'esprit :

 

Dans l'option e précédente, on relevait l'intention qui s'adressait à notre esprit, l'intention que devait comprendre notre esprit. Dans cette seconde option, l'intention va cette fois se faire remarquer en ayant partie liée avec la fabrication matérielle de l'œuvre.

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Anish Kapoor, Descension (2015 – jardins du Château de Versailles)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://larepubliquedelart.com/wp-content/uploads/2015/06/002.jpg

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Anish Kapoor Descension 2015 jardins du Château de Versailles

 

On commence avec l'association de l'un/multiple avec le regroupement réussi/raté, encore une fois avec une œuvre d'Anish Kapoor. Cette fois, il s'agit d'un tourbillon permanent d'eau noire, se mouvant apparemment sans cause et disparaissant dans le sol. Kapoor lui a donné le nom de « Descension » et la photographie correspond à l'installation qu'il a faite de ce dispositif dans les jardins du Château de Versailles en 2015. Quelle a été l'intention d'Anish Kapoor ? Par différence aux exemples que l'on a donnés concernant l'option e, on est dans le cas d'une option M et son intention correspond désormais exactement à ce que l'on voit : mettre en forme un interminable tourbillon d'eau noire. C'est ce que l'artiste a fabriqué et c'est ce que l'on comprend de son intention. Reste à se poser la question de savoir ce que cela fait à notre esprit de contempler ce tourbillon qui n'en finit pas de tourbillonner à l'intérieur de son bassin rond ? Deux choses nous viennent à l'esprit. D'une part, en le contemplant on n'arrête pas de voir des formes d'écume différentes se propager, se combiner de façons complexes et chaque fois différente, puis disparaître dans le trou noir central de façons tout aussi constamment différentes. D'autre part, on doit bien constater que c'est toujours la même chose : un tourbillon qui n'arrête pas de tourner en rond sur place avec de l'eau qui s'engouffre toujours dans son trou noir central. Puisqu'un seul et même dispositif fabriqué par l'artiste peut être pensé de deux façons différentes, on peut en dire qu'il est simultanément un et deux, et donc simultanément un et multiple. Par ailleurs, si ces deux constatations de notre esprit sont rassemblées sur la même forme en mouvement, elles peuvent être pensées séparément, ce qui implique donc que leur regroupement sur le même dispositif est à la fois réussi et raté.

 

Pour bien comprendre la différence entre l'option e et l'option M, on peut comparer ce tourbillon interminable d'eau noire au tigre bondissant percé de flèches de Cai Guo-Qiang. Dans le cas du tigre, c'était l'intention de montrer un tigre bondissant qui était univoque tandis que sa mise en œuvre matérielle pouvait être vue de deux façons différentes : l'une considérait qu'il s'agissait de la mise en forme d'un bond dont le mouvement était seulement interrompu, l'autre constatait que malgré cette mise en forme de son mouvement le tigre était parfaitement statique. Dans le cas du tourbillon d'Anish Kapoor c'est maintenant le dispositif qu'il a fabriqué qui est univoque, car il ne peut pas s'interpréter autrement que comme un tourbillon d'eau noire qui tourne sans arrêt au même endroit et qui s'engouffre sans arrêt au même endroit. Cette fois, c'est l'effet que cette disposition provoque sur notre esprit qui a deux aspects différents, d'une part notre esprit observe que le tourbillon est toujours différent, d'autre part il doit conclure que c'est toujours le même type de tourbillon.

 

 

 


Cai Guo-Qiang : Arbre avec floraisons jaunes (2009)

 

Source de l'image : https://nl.pinterest.com/pin/348958671098530999/

 

 

De même que nous revenons à plusieurs reprises sur les productions d'Anish Kapoor afin de montrer que les diverses expressions peuvent relever d'un même artiste, et donc d'une même étape, nous revenons à Cai Guo-Qiang avec deux exemples correspondant cette fois à l'association de l'un/multiple avec le fait/défait.

Outre ses installations d'animaux sauvages empaillés, Cai Guo-Qiang est célèbre pour son utilisation d'explosifs sous diverses formes. Dans ce premier exemple, daté de 2009, de la poudre explosive a été répandue sur des feuilles de papier de telle sorte que, après sa mise à feu et les explosions qui ont suivi, les brûlures du papier et les résidus laissés sur lui dessinent un arbre se dressant sur le sol et s'épanouissant vers le ciel en floraisons jaunes. Quelle a été l'intention de Cai Guo-Qiang ? Certainement, son intention a été de fabriquer un dispositif pyrotechnique étalé sur des feuilles de papier de telle façon que, en explosant, la poudre y laisse des brûlures et des résidus évoquant l'aspect d'un arbre en fleurs. Et que voit notre esprit après cette explosion ? Il voit les deux aspects permis par le choix d'un tel dispositif matériel, puisque nous pouvons aussi bien considérer qu'il y a là une représentation d'un arbre en fleurs que considérer qu'il s'agit de résidus d'explosions. Autrement dit, soit nous considérons que le dessin d'un arbre est fait, soit nous considérons que des explosions ont défait des tracés de poudre. Comme notre esprit peut considérer ce seul et même dispositif de deux façons différentes, il est aussi à la fois un et multiple.

 

 


Cai Guo-Qiang : feu d'artifice en triangle tiré au Qatar pour célébrer la fin de 2011

 

Source de l'image : https://dianeart.wordpress.com/2013/11/17/les-oeuvres-explosives-de-cai-guo-qiang/

 

 

Ce triangle dessiné en plein ciel a été produit par la mise à feu simultanée d'explosifs éclatant en petites formes noires, un feu d'artifice qui a été tiré par Cai Guo-Qiang au Qatar pour célébrer la fin de l'année 2011. Quelle a été l'intention de Cai Guo-Qiang ? Indiscutablement, elle a été de fabriquer un feu d'artifice éclatant dans le ciel en forme de triangle. Et que lit notre esprit ? D'une part, il constate la formation d'une forme de triangle, d'autre part, et quasiment en même temps, il constate que ce triangle se défait, qu'il se disperse à mesure que les mouvements de l'air diffusent les éclats de poudre qui partent rapidement en lambeaux. Et comme ce seul et même dispositif pyrotechnique peut être pensé par notre esprit de deux façons différentes, fait et en train de se défaire, c'est avec l'un/multiple que le fait/défait est combiné.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Anish Kapoor, Svayambh (2007 - Musée des Beaux-Arts de Nantes)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://anishkapoor.com/580/musee-des-beaux-arts-de-nantes-2007 (3e image)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Anish Kapoor Svayambh 2007 Musée des Beaux-Arts de Nantes

 

On passe à l'association de l'un/multiple avec le relié/détaché. Anish Kapoor a souvent répété cette installation à laquelle il a donné le nom générique de « Svayambh », ce qui veut dire « quelque chose qui se crée tout seul » ou qui « s'autoproduit ». Elle sera considérée dans sa version de 2007 au Musée des Beaux-Arts de Nantes. Anish Kapoor y utilise un mélange de cire et de Vaseline colorée par des pigments de peinture à l'huile rouge. L'énorme bloc qu'il en a fabriqué, pesant une dizaine de tonnes et monté sur une estrade de 1,5 m de hauteur, se déplace très lentement sur des rails, mû par un moteur caché à son intérieur. Au fur et à mesure de son déplacement, il racle les arcades de l'architecture qu'il traverse, un peu trop étroites pour lui, et de la graisse rouge bave alors tout autour de ces arcades.

Quelle a été l'intention d'Anish Kapoor ? Fabriquer une espèce de wagon en cire et Vaseline rouge circulant avec une extrême lenteur sur des rails et se frottant aux arcades successives du bâtiment qu'il traverse et sur lesquelles il dépose de sa matière excédentaire. Qu'est-ce qui, dans cette installation, fait effet sur notre esprit ? Deux choses fondamentalement. D'une part, il y a l'effet que l'on peut dire « tripal » produit par la présence de cette énorme masse graisseuse rouge en lent mouvement, longue de 7 m et aussi haute que les arcades monumentales du musée. D'autre part, il y a les bavures rouges et graisseuses laissées sur ces arcades à son passage, et l'on est bien obligé de penser que la seule raison d'être de cet énorme bloc graisseux circulant est de produire des salissures baveuses sur l'architecture à son passage. Pour notre esprit, le bloc et ses bavures sont évidemment reliés puisque l'un est la cause des autres, et d'autant plus reliés que les rails et leur podium, lui aussi graisseux et de plus en plus baveux au fil du temps, relient en permanence le bloc aux arcades. Mais notre esprit est aussi sensible au fait que le bloc ne fait que passer à travers chaque arcade, qu'il s'en détache ensuite et qu'il en est détaché la plupart du temps. Pour notre esprit, tout ce qu'il y a là est donc un dispositif constitué de deux parties, le bloc circulant et les bavures qui sont sa raison d'être, deux parties qui sont pour lui bien distinctes mais évidemment reliées l'une à l'autre par leur lien de causalité, et donc un dispositif qui est à la fois un et multiple et qui est fait de parties qui sont à la fois reliées et détachées l'une de l'autre.

 

 

On en restera là pour la première étape de la 9e période.

Très normalement, les notions d'intention et de produit-fabriqué ne sont pas encore clairement et facilement distinguables des notions d'esprit et de matière : elles n'en sont qu'à l'étape initiale de leur émergence en tant que notions distinctes de celles d'esprit et de matière.

Il semble toutefois que le type d'œuvres que l'on vient d'analyser est déjà assez différent de celles analysées dans les chapitres antérieurs, et l'on devine que ce qu'on désigne habituellement sous le terme « d'installation » deviendra de plus en plus courant dans les étapes suivantes. En fait, par « installation », il faudra comprendre « installation fabriquée par l'artiste pour correspondre à son intention ». Dans les chapitres précédents il n'y avait jamais eu besoin de préciser que telle ou telle peinture ou sculpture avait été « fabriquée » par l'artiste tellement cela allait de soi, mais il est nécessaire maintenant de s'interroger sur la relation qu'il y a entre ce qu'il a fabriqué et son intention, car les deux ne correspondent pas toujours.

 

 

Étape D0-42 – Artistes né(e)s entre 1947 et 1966 :

 

À cette deuxième étape la notion d'intention va désormais manifester plus clairement son autonomie, cela au moyen de propositions spécialement inhabituelles ou bizarres.

Lorsqu'elle sera considérée du point de vue de l'esprit, l'intention concernera une situation inhabituelle imaginée par l'esprit, tandis que le produit fabriqué sera tout simplement la mise en œuvre, par l'artiste, de cette intention. L'intention de l'esprit et le produit fabriqué correspondant seront alors parfaitement regroupés dans l'œuvre, mais cette mise en oeuvre de l'intention impliquera un impossible fonctionnement de la matière qui fera rater la validité de ce regroupement.

Lorsqu'elle sera considérée du point de vue de la matière, l'intention concernera un agencement matériel inconnu dans la vie courante. Là encore, l'intention et le produit fabriqué seront parfaitement regroupés dans l'œuvre, mais c'est l'esprit qui, cette fois, n'admettra pas que ce produit fabriqué puisse être viable ou fonctionnel et qui fera rater la validité de ce regroupement.

Comme on l'aura compris, c'est l'effet de regroupement réussi/raté qui régentera le fonctionnement des deux options e et M lors de cette étape, en remplacement de l'effet d'un/multiple de l'étape précédente. Finie, donc, l'ambiguïté que nous rencontrions systématiquement à l'étape précédente et qui était liée à ce que chaque situation devait avoir plusieurs lectures ou plusieurs aspects possibles. Ce que l'on verra maintenant sera sans ambiguïté, mais chaque fois qu'une intention sera associée à la notion d'esprit on verra les aspects matériels qu'elle implique faire rater sa proposition, et chaque fois qu'une intention sera associée à la notion de matière, pour l'esprit cette proposition sera ratée. Associés au regroupement réussi/raté, on pourra cette fois trouver l'un/multiple, le fait/défait et le relié/détaché. On les envisagera systématiquement dans cet ordre.

 

 

Option e : regroupement réussi de l'intention de l'esprit de proposer une situation inédite avec sa mise en œuvre fabriquée par l'artiste, mais raté à cause du fonctionnement impossible qu'elle implique pour la matière, révélant ainsi l'autonomie des intentions liées à la volonté de l'esprit par rapport à leur mise en œuvre matérielle :

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Philippe Ramette, Contemplation irrationnelle (2003)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://artshebdomedias.com/article/080811-philippe-ramette-poete-en-apesanteur/ (cliquez sur l'image pour la développer)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Philippe Ramette Contemplation irrationnelle 2003

 

Pour l'association du regroupement réussi/raté et de l'un/multiple, l'artiste français Philippe Ramette (né en 1961) et son œuvre de 2003 : « Contemplation irrationnelle ». Un homme est tranquillement assis au bord du vide tandis que sous ses pieds la falaise avec une route qui serpente n'est autre qu'un paysage dont l'horizon est à la verticale.

L'intention de Philippe Ramette est de proposer une situation dans laquelle nous pourrions être stablement à l'aise et sans risque de chute malgré une orientation à 90° du sens normal du paysage, et donc malgré la pesanteur qui s'applique sur notre corps. En association avec cette intention de son esprit, Philippe Ramette a fabriqué un objet qui permet de la mettre en œuvre, car il ne s'agit pas là d'un simple montage photographique truquant la réalité : pour apparaître dans la posture que l'on voit sur la photographie sans tomber sur le dos, il a en effet fabriqué une attelle spéciale, fixée perpendiculairement au banc rocheux qui est, dans la réalité, orienté verticalement, et il s'est accroché avec des sangles à cette attelle. Voilà pour ce qui concerne le regroupement réussi de l'intention de son esprit et de l'objet qu'il a fabriqué pour y correspondre, mais l'on sait que la matière ne peut pas fonctionner comme le montre la photographie, que l'horizon est horizontal et non vertical, et qu'un corps qui n'est pas soutenu tombe à cause de la gravité : le fonctionnement de la matière fait donc ici rater la plausibilité du regroupement de l'intention et du produit-fabriqué. La compréhension de l'image et de son incohérence suppose que l'on alterne sans cesse entre deux sens de lecture de la photographie, perpendiculaires l'un par rapport à l'autre, ce qui implique que c'est l'effet d'un/multiple qui est ici associé au regroupement réussi/raté.

 

 

 


Charles Ray : Romance familiale (1993)

 

Source de l'image :
https://media.newyorker.com
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limit/150511_tomkins_10.jpg

 

 

Une autre combinaison du regroupement réussi/raté et de l'un/multiple : « Romance familiale (Family romance) » réalisée en 1993 par l'artiste américain Charles Ray (né en 1953). Deux parents et leurs deux enfants, tous entièrement nus, sont alignés se tenant par la main. L'anomalie qui saute aux yeux est que tous sont de la même taille. La corpulence comparée de l'homme et de la femme laisse penser que cette dernière a été anormalement agrandie, mais c'est surtout les enfants qui sont très anormalement agrandis, spécialement la fille, à l'aspect très juvénile, qui devrait être un peu plus petite que son frère et beaucoup plus petite que ses parents.

L'intention de Charles Ray était de mettre les quatre membres d'une famille en situation d'avoir la même hauteur. Pour cela, il a fabriqué des personnages réalistes quant à leur anatomie, mais incompatibles entre eux du fait de leurs tailles. L'intention de l'esprit de l'artiste et l'installation matérielle qu'il a fabriquée pour lui correspondre sont donc plastiquement regroupées dans l'œuvre qui nous est présentée, mais la matérialité de la croissance du corps humain n'est pas compatible avec cette présentation, ce qui fait échouer sa plausibilité. Bien qu'elle soit unique, cette scène correspond en réalité à quatre échelles de lecture, une pour chacun des personnages, ce qui implique que c'est l'effet d'un/multiple qui est ici associé au regroupement réussi/raté.

 

 

 


Maurizio Cattelan : Frank et Jamie (2002)

 

Source de l'image : http://www.artnet.com/artists/maurizio-cattelan/frank-and-jamie-srClDVJ_t8b9mrEAhXA1Mg2

 

 

Maintenant une association du regroupement réussi/raté avec le fait/défait. Encore deux faux personnages réalisés en résine polyester et en cire, mais cette fois-ci habillés avec de vrais habits : « Frank et Jamie », deux policiers têtes en bas réalisés en 2002 par l'artiste italien Maurizio Cattelan (né en 1960).

L'intention de Maurizio Cattelan était de mettre ses personnages en situation de se tenir tête en bas de façon permanente. Pour cela, il a fabriqué des personnages en résine, il les a habillés avec de vrais habits, et il les a renversés en faisant en sorte qu'ils ne s'appuient que sur le bout de leur casquette. Le regroupement de l'intention de son esprit avec les mannequins qu'il a fabriqués est réussi, mais la rigidité matérielle limitée d'une casquette et les limites matérielles du corps humain qui ne peut se tenir indéfiniment dans une telle posture font rater la plausibilité de cette situation. Et puisque l'impossibilité physique de cette situation défait sa plausibilité, c'est le fait/défait qui est associé au regroupement réussi/raté.

 

 

 


Ron Mueck : Au lit (2005)

 

Source de l'image :
https://blocs.xtec.cat
/comentaris4art/files
/2011/11/In-Bed.
-Poli%c3%a9ster-
resines-i-silicona-.
-Ron-Mueck.20051.jpg

 

 

Deux exemples de la dernière possibilité de l'option e, celle qui combine le regroupement réussi/raté avec le relié/détaché. D'abord une œuvre de 2005 du sculpteur australien dit « hyperréaliste » Ron Mueck (né en 1958) : « Au lit ». La gardienne de musée assise à côté souligne à quel point la femme au lit est gigantesque, bien que parfaitement réaliste si l'on néglige l'anomalie de sa taille.

L'intention de Ron Mueck était de mettre un personnage féminin en situation d'avoir une taille gigantesque, hors de proportion avec la taille d'une personne réelle. Le personnage à base de résine qu'il a fabriqué est bien regroupé avec l'intention de son esprit, mais l'impossibilité matérielle de trouver sur terre une femme aussi gigantesque fait rater la plausibilité d'une telle situation. L'hyperréalisme très méticuleux de son aspect peut faire croire qu'il s'agit d'une femme réelle, ce qui la relie au monde réel, mais elle s'en détache complètement du fait de sa taille gigantesque incompatible avec le monde réel. Le relié/détaché est donc associé ici au regroupement réussi/raté.

 

 

 


Maurizio Cattelan : La Neuvième Heure (1999)

 

Source de l'image : https://www.numero.com/fr/art/scandale-censure-mapplethorpe-domestikator-paul-fryer-maurizio-cattelan-waterhouse-balthus

 

 

Pour deuxième exemple, nous retrouvons Maurizio Cattelan avec une œuvre de 1999 qui représente le pape Jean-Paul II écrasé par une météorite. Il l'a intitulée « La Neuvième Heure », faisant ainsi référence à l’heure de la mort du Christ.

L'intention de Maurizio Cattelan était de mettre le pape Jean-Paul II en situation d'être écrasé par une météorite, elle est parfaitement regroupée avec le personnage en résine qu'il a fabriqué pour y correspondre. Matériellement toutefois, nous doutons complètement de la plausibilité d'une telle scène car nous savons que le risque statistique pour le pape d'être écrasé par une météorite est quasi nul, ce qui fait rater la possibilité de cette situation. C'est le réalisme du personnage, de ses habits et de ses accessoires qui relie le faux pape au monde réel, et c'est l'absurdité de la chute invraisemblable d'une météorite sur lui qui détache cette scène du monde réel : encore donc le relié/détaché associé au regroupement réussi/raté.

 

 

Option M : regroupement réussi de l'intention de proposer un agencement matériel inusuel avec sa fabrication par l'artiste, mais raté à cause de l'incrédulité qu'un tel agencement engendre pour l'esprit, révélant ainsi l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la notion d'esprit :

 

 


Jake & Dinos Chapman : Zygotic acceleration, biogenetic, de-sublimated libidinal model (enlarge x 1000) – 1996

 

Source de l'image : https://republic.ru/fast/russia/ermitazh-proveryayut-na-ekstremizm-861846.xhtml

 

 

Pour l'association du regroupement réussi/raté avec l'un/multiple, une œuvre de deux frères, artistes plasticiens britanniques, Jake & Dinos Chapman (nés en 1962 et 1966). Cette œuvre de 1996 a un titre qui défie la traduction : « Zygotic acceleration, biogenetic, de-sublimated libidinal model (enlarge x 1000) ». Une douzaine d'enfants réalisés en résine et fibre de verre y sont regroupés, soudés ensemble par leur tronc, parfois tête à l'envers, parfois deux têtes pour un même tronc, parfois sans bras, parfois un phallus à la place du nez. Ils sont complètement dénudés, sauf leurs pieds.

On comprend que l'intention des frères Chapman était d'imaginer un être monstrueux fusionnant plusieurs corps d'enfants et comportant quelques autres aberrations anatomiques, et si nous le comprenons c'est parce que le regroupement de cette intention avec l'œuvre qu'ils ont fabriquée pour y correspondre est matériellement réussi. Toutefois, notre esprit qui n'admet pas la plausibilité d'une telle créature fait rater la pertinence d'un tel assemblage de corps humains. Puisque le principe de cette œuvre consiste à regrouper de multiples personnages en un seul, c'est l'un/multiple qui est ici associé au regroupement réussi/raté.

 

 


 

Robert Gober : Sans titre (Jambe) - 1989-1990

 

Source de l'image :
http://histoiredartslecolededesign.eklablog.com
/robert-gober-c17507898/2

Maurizio Cattelan :

Sans titre

(Chevaux empaillés)

- 2007

 

Source de l'image :
https://www.perrotin.com
/fr/artists/
Maurizio_Cattelan/2/vue
-de-lexposition-kaputt-
a-foundation-beyeler-
riehen-basel-switzerland
-2013/1000007942


 

 

Pour l'association du regroupement réussi/raté avec le fait/défait, simultanément une œuvre de 1989-1990 du sculpteur américain Robert Gober (né en 1954), « Sans titre (Jambe) », et une œuvre de 2007 de Maurizio Cattelan, « Sans titre (Chevaux empaillés) ». On mènera l'analyse à partir de l'œuvre de Robert Gober qui a le mérite de l'antériorité, le raisonnement étant similaire pour les chevaux de Cattelan. Ce qui nous est donné à voir est le bas d'une jambe, très probablement masculine, habillée d'un pantalon, d'une chaussette et d'une chaussure, son réalisme étant poussé jusqu'à faire apparaître ses poils. Elle semble sortir très anormalement du mur, comme si le personnage à qui appartient cette jambe était prisonnier dans le mur.

On comprend que l'intention de Robert Gober était de nous proposer la vision d'une jambe humaine sortant d'un mur. L'œuvre matérielle qu'il a fabriquée s'identifie bien à cette intention, elle se regroupe bien avec elle, mais elle échoue à convaincre notre esprit de la plausibilité d'un tel regroupement et fait rater sa validité. Si le morceau de jambe que l'on voit a son réalisme qui est bien fait, il ne s'agit pas moins d'une jambe coupée, donc défaite, et la même chose vaut pour les chevaux de Cattelan qui semblent décapités. C'est par conséquent le fait/défait qui est associé ici au regroupement réussi/raté.

 

 

 


Charles Ray : Camion de pompiers (1993)

 

Source de l'image : https://www.charlessaatchi.com/artworks/firetruck/

 

 

Pour finir, deux exemples de l'association du regroupement réussi/raté avec le relié/détaché. Ce « Camion de pompiers » a été réalisé en 1993 par Charles Ray dont on a déjà analysé la « romance familiale ». Il a la taille d'un véritable camion de pompiers mais sa réalisation a visiblement l'aspect d'un jouet en plastique. L'apparence du pare-choc, notamment, le manque de réalisme des phares et l'anormale continuité bien visible de leur matériau avec celui du pare-choc, l'épaisseur de la fausse tôle de la carlingue, l'aspect trop raide et la couleur trop uniforme des sièges, tout cela montre qu'il ne s'agit pas d'un véritable véhicule. C'est comme s'il s'agissait d'un camion miniature agrandi à l'échelle d'un véritable camion.

L'intention de Charles Ray était de montrer un jouet à l'échelle d'un véritable véhicule, et l'aspect du camion de pompiers qu'il a fabriqué se regroupe bien avec cette intention. Le mélange d'aspects matériels conformes à l'apparence d'un véritable camion avec des aspects qui sont ceux d'un jouet miniature manque toutefois de cohérence pour notre esprit, ce qui fait rater la pertinence de ce regroupement. Puisqu'il a la taille et l'apparence globale d'un véritable camion de pompiers, le camion fabriqué par Charles Ray nous apparaît complètement relié à notre monde réel dont il semble faire partie. Toutefois, par ses détails qui diffèrent de ceux d'un véritable camion il se sépare des objets que l'on rencontre dans le monde réel, il s'en détache : c'est le relié/détaché qui est ici associé au regroupement réussi/raté.

 

 

 


Berlinde de Bruyckere

 

Source de l'image : https://www.boumbang.com/berlinde-de-bruyckere/

 

 

Le dernier exemple que l'on donnera est plutôt pénible à regarder. Il s'agit d'une œuvre de la plasticienne belge Berlinde de Bruyckere (née en 1964) : un être nu à l'apparence humaine, mais qui n'a pas de tête et dont les bras semblent des moignons d'ailes de poulet.

L'intention de Berlinde de Bruyckere était de montrer un être malformé en souffrance. L'œuvre qu'elle a fabriquée se regroupe bien avec une telle intention, mais notre esprit ne se laisse pas convaincre de la possibilité d'un tel assemblage d'un corps humain sans tête avec des moignons d'ailes de poulet, il en fait rater la plausibilité. Du fait de l'aspect humain réaliste de la plupart de ce corps celui-ci semble appartenir à notre monde réel, y être relié. Mais il s'en détache par l'impossibilité d'y trouver un être sans tête ayant pu croître jusqu'à atteindre la taille adulte : l'effet de relié/détaché est ici associé au regroupement réussi/raté.

 

 

Étape D0-43 – Artistes né(e)s entre 1947 et 1973 :

 

À cette nouvelle étape la notion d'intention commence à s'affirmer de façon assez radicale puisque c'est l'effet de fait/défait qui dominera la situation : lorsque l'intention correspondra à une volonté de l'esprit de l'artiste, son objectif sera complètement défait par la réalité du produit fabriqué à cette occasion, et lorsque l'intention sera celle d'un agencement matériel particulier, sa pertinence sera complètement défaite par l'opinion que s'en fera notre esprit. Là encore, on voit que ce sont fondamentalement les notions de matière et d'esprit qui s'affrontent, celles d'intention et de produit-fabriqué intervenant un peu comme des mercenaires associés à l'une ou à l'autre : on est bien toujours dans le cycle matière/esprit, il ne s'agit que de préparer l'émergence des notions d'intention et de produit-fabriqué qui n'apparaitront vraiment qu'au cycle suivant.

Au fait/défait va s'associer l'un/multiple, ou le regroupement réussi/raté, ou le relié/détaché.

 

 

Option e : l'intention de l'esprit pour laquelle l'œuvre est fabriquée, c'est-à-dire faite, est complètement défaite par sa mise en œuvre matérielle, révélant ainsi l'autonomie des intentions liées à la volonté de l'esprit par rapport à leur mise en œuvre matérielle :

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Thomas Hirschhorn, Too Too-Much Much (2010), au Musée Dhondt-Dhaenens à Deurle, Belgique

Elle est en principe accessible à l'adresse http://www.artworksforchange.org/portfolio/thomas-hirschhorn/ (2e image)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Thomas Hirschhorn Too Too-Much Much 2010 Musée Dhondt-Dhaenens Deurle Belgique

 

On commence par une œuvre de l'artiste suisse Thomas Hirschhorn (né en 1957) qui correspond à l'association du fait/défait avec l'un/multiple. Il s'agit d'une installation réalisée en 2010 à l'intérieur du musée Dhondt-Dhaenens à Deurle, en Belgique, musée qu'il avait complètement rempli de canettes en métal écrasées. On n'en montre qu'une petite partie, laquelle fait apparaître des meubles de salon et de bureau, ainsi que des vitrines occupées par des mannequins, l'ensemble étant à moitié submergé par une mer de canettes usagées. Toutefois, si le sol et les coussins des fauteuils sont recouverts par des débris de canettes en désordre, en contraste, la table basse, le dessus des vitrines et les meubles adossés aux murs sont recouverts de canettes non déformées, posées bien debout et strictement alignées.

Aucune intention ne peut être relevée quant à l'organisation interne de la mer de canettes, mais notre esprit peut relever une intention précise dans la façon dont ont été placés et recouverts de canettes les meubles et les vitrines : agencement d'un salon avec une table basse entourée d'un fauteuil et de canapés, contre le mur agencement de bureaux avec ordinateur et sièges, mise en place de mannequins dans les vitrines, enfin, mise en place d'alignements de canettes sur toutes les surfaces horizontales concernées. En cohérence avec cette intention, l'artiste a effectivement agencé tous ces éléments, mais la clarté de son agencement matériel a été complètement défaite par l'envahissement d'une mer des canettes cabossées complétant son installation. Bien qu'il s'agisse d'une seule installation, celle-ci comporte en effet deux parties distinctes, d'une part la partie « bien faite » qui comprend les meubles, les vitrines et les alignements de canettes bien rangées, d'autre part le fouillis « complètement défait » des canettes cabossées et mélangées pêle-mêle, ce qui implique que c'est l'un/multiple qui s'associe ici au fait/défait.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Katharina Grosse, Infinite Logic Conference (2003), et The Horse Trotted Another Couple of Metres, Then It Stopped (2018)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://archivodenuevosartistas.blogspot.fr/2012/01/katharina-grosse.html (2e image) et http://carriageworks.com.au/events/katharina-grosse/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec les requêtes :

Katharina Grosse Infinite Logic Conference 2003  et

Katharina Grosse The Horse Trotted Another Couple of Metres, Then It Stopped 2018 Carriageworks Sydney

 

Pour son installation de 2003 intitulée « Infinite Logic Conference », l'artiste allemande Katharina Grosse (née en 1961) a répandu de grandes surfaces de peinture sur les murs et le plafond d'une galerie d'art.

Notre esprit comprend que l'intention de l'artiste était de colorer les parois de la galerie, mais la mise en couleur qu'elle a fabriquée (qu'elle a faite) dégrade complètement (défait) la bonne apparence de ces parois. Comme dans le cas de l'œuvre précédente de Thomas Hirschhorn, la même installation peut se diviser en deux parties, celle qui correspond aux surfaces restées propres et bien blanches, et celle qui correspond aux surfaces maculées par de grands barbouillages de peinture.  Puisque l'on peut considérer séparément les parois laissées blanches et les surfaces colorées de barbouillages, c'est là encore l'un/multiple qui est associé au fait/défait. Il faut bien sûr comprendre que le terme « barbouillage » ne correspond ici à aucune intention péjorative.

 

Son œuvre intitulée « Le Cheval Trotta Un Autre Couple De Mètres, Puis Il Stoppa » (The Horse Trotted Another Couple of Metres, Then It Stopped), réalisée en 2018 au Carriageworks de Sydney correspond à la même association du fait/défait et de l'un/multiple. Les barbouillages de peinture sont réalisés cette fois sur de grands voiles mis en œuvre par Katharina Grosse et, bien que certaines parties de ces voiles soient laissées blanches, exemptes de peinture, ces surfaces sont trop rares pour que l'on puisse considérer un aspect laissé « bien fait » de ces voiles par contraste à l'aspect « défait » impliqué par les barbouillages qui les recouvrent. Ici, ce qui est fait ce sont les graphismes peints sur les voiles, et s'ils sont également défaits c'est qu'ils ont l'aspect de barbouillages sans régularité repérable. L'effet d'un/multiple qui se lit ici : un même principe généralisé de barbouillage réalisé d'une multitude de manières différentes et avec une multitude de couleurs.

 

 

 


Cecily Brown : Justify my Love (2003)

 

Source de l'image : https://artthief.quora.com/Cecily-Brown-http-en-wikipedia-org-wiki-Cecily_Brown-b-1969?ch=1&share=c03f7d9e

 

 

C'est aussi à une association du fait/défait avec l'un/multiple que correspond l'œuvre de 2003 de la peintre britannique Cecily Brown (née en 1969) intitulée « Justify my Love ». Dans la moitié inférieure du tableau on distingue la présence d'un corps de femme allongé sur un lit dont les draps blancs sont en désordre, mais la partie haute du tableau est complètement brouillée et rien ne peut s'y reconnaître clairement. Toutefois, même si l'on peut dire que ce tableau se décompose en deux parties (un/multiple), l'une à peu près bien faite et l'autre complètement défaite (fait/défait), les parties reconnaissables sont tellement elles-mêmes brouillées que l'on ne peut pas reconnaître qu'un corps féminin allongé sur des draps est « fait » sans échapper à l'impression que ce corps est mal discernable, donc lui-même « défait ».

Notre esprit discerne bien que l'intention de l'artiste était de représenter un corps féminin allongé sur le dos, mais la réalisation matérielle du tableau qu'elle a fabriqué (qu'elle a fait) est tellement brouillée, « mal faite », que l'on est incapable de voir ce qui s'y passe réellement, ce qui ruine l'efficacité de cette intention. Il est bien entendu que si l'on dit que le tableau est « mal fait » cela ne veut pas dire que l'artiste a manqué d'habileté, car c'est de façon très intentionnelle, et même avec beaucoup d'habileté, que Cecily Brown a brouillé sa représentation sans toutefois la brouiller suffisamment pour que rien ne soit reconnaissable.

 

 


Glenn Ligon 

 

Source des images :

https://www.moma.org/collection/works/153232  et

http://observer.com/2011/09/jennifer-aniston

-sets-record-price-for-glenn-ligon-at-13-7-m

-artists-for-haiti-auction-at-christies/


 

 

Avec le peintre américain Glenn Ligon (né en 1960), deux exemples dans lesquels le fait/défait s'associe au regroupement réussi/raté.

Dans l'œuvre de gauche la partie supérieure du texte est clairement lisible, tandis qu'il est parfois illisible dans la partie inférieure maculée par des bavures. Notre esprit comprend que l'intention de Glenn Ligon était de nous donner un texte à lire, toutefois, l'œuvre qu'il a fabriquée est tellement maculée de taches d'encre que cette intention est ruinée. L'ensemble des lignes imprimées est regroupé en continu dans un même texte, mais ce regroupement est raté car par définition les parties illisibles – défaites – ne font pas partie de la partie lisible – bien faite –, et elles ne sont donc pas regroupées avec elle sous cet aspect. C'est donc avec le regroupement réussi/raté que le fait/défait s'est ici associé.

Dans l'œuvre de droite, l'existence de quelques parties lisibles ne peut être ignorée, ni le fait qu'il s'agit là d'un texte qui est écrit et qui se poursuit sur toute sa surface, mais les taches qui maculent le texte l'ont tellement envahi que l'on ne peut pas considérer la présence de ce texte sans considérer sa dégradation par les bavures : ce texte est à la fois fait et défait. L'effet de regroupement réussi/raté se lit cette fois : les taches d'encre regroupent matériellement l'ensemble de la surface, y empêchant la lecture du texte, mais quelques mots à peu près lisibles – suffisamment bien faits – font rater la complétude de ce regroupement de texte illisible – complètement défait.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Ghada Amer, A Black Garden (2007)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://ghadaamer.com/paintings/ (tout en bas de la 2e colonne) ou https://www.artsy.net/artwork/ghada-amer-black-garden-rfga-1 (avec possibilité de zoomer)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Ghada Amer A Black Garden 2007

 

Pour en finir avec l'option e de cette étape, une œuvre de l'artiste égyptienne Ghada Amer (née en 1963) dans laquelle le fait/défait s'associe au relié/détaché. Dans cette œuvre de 2007 intitulée « Un Jardin Noir » (A Black Garden), plusieurs procédés sont utilisés : une frise florale colorée dont les motifs alternent de façon régulière, des dessins brodés qui apparaissent sous forme de tracés en pointillés, et des fils de couture continus qui recouvrent l'ensemble.

Notre esprit comprend que l'intention de Ghada Amer était de montrer des personnages nus dessinés en pointillés. Toutefois, la réalisation matérielle qu'elle en a fait dégrade cette intention, la défait, d'abord parce que la présence de motifs colorés brouille la lecture des personnages, mais surtout parce que la lecture de ces corps dessinés en broderies pointillées est fortement gênée par la superposition du dessin des corps à plus grande échelle qui sont esquissés par les fils continus. Toutefois, si ces deux types de dessins sont détachés l'un de l'autre par leur appartenance à des échelles de lecture différentes, ils n'en sont pas moins reliés l'un à l'autre par les fils de couture puisque les fils continus des figures de grande échelle sortent de la toile à l'endroit des pointillés qui dessinent les figures de petite échelle. C'est donc le relié/détaché qui est ici associé au fait/défait.

 

 

Option M : l'intention que manifeste l'aspect matériel de l'œuvre fabriquée, et donc faite, est complètement défaite par l'opinion que s'en fait l'esprit, révélant ainsi l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la notion d'esprit  :

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Ghada Amer Tombe de l'Amour (Love Grave, 2003)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://ghadaamer.com/gardens/gardens-with-a-political-socially-conscious-message/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Ghada Amer Tombe de l'Amour Love Grave 2003 Indianapolis Museum of Art

 

C'est avec une nouvelle œuvre de Ghada Amer que l'on entame l'option M, avec une association du fait/défait avec l'un/multiple. Il s'agit d'une installation réalisée en 2003 lors d'une exposition à l'Indianapolis Museum of Art, aux États-Unis. Elle est intitulée « Tombe de l'Amour » (Love grave) et consiste en un terrassement ayant dégagé en creux sur une pelouse les lettres du mot LOVE, les terres extraites ayant été laissées en tas juste à côté.

Ici, en quelque sorte, c'est la matière de la terre creusée qui nous parle en nous adressant le message LOVE, ce qui est visiblement l'intention qui a conduit à la réalisation matérielle de cette œuvre. Toutefois, notre esprit n'est pas dupe, il comprend bien que la terre ne parle pas et qu'il ne s'agit que de trous qui ont été creusés, qui ont été matériellement faits. En niant que la terre puisse émettre un message notre esprit défait la réalité de celui-ci, la présence des tas de terre à toute proximité étant essentielle pour rappeler à notre esprit qu'on est seulement en présence d'un terrassement. Un message est donc fait, émis, et simultanément défait, réduit à sa réalité de terrassement. Ces deux aspects peuvent être considérés séparément, celui du message qui dit LOVE et celui de la réalité d'un terrassement, et puisqu'on a là deux aspects différents pour une même réalité c'est l'un/multiple qui est associé au fait/défait.

 

 

 


Michael Wesley : exposition photographique d'un bulbe (2007)

 

Source de l'image : https://jasminedavies.wordpress.com/2011/12/04/michael-wesely/

 

 

Deux exemples, maintenant, où c'est le regroupement réussi/raté qui est associé au fait/défait.

D'abord une photographie datant de 2007 de l'allemand Michael Wesley (né en 1963) : « bulb exposure ». Comme à son habitude, Michael Wesley a photographié son sujet avec un temps de pose très très long, de plusieurs jours en fait. Au fur et à mesure de ce délai, les tulipes se sont fanées, elles se sont inclinées et ont perdu leurs pétales, la photographie gardant trace de ces divers moments et les rassemblant dans une même image.

L'intention de Michael Wesley était de faire la photographie d'un vase de tulipes, et c'est ce qu'il a réellement fait. Toutefois, la réalisation matérielle de cette intention conduit notre esprit à considérer qu'il n'y a pas là véritablement la photographie d'un vase de tulipes, mais plutôt une sorte de film qui a enregistré toutes les étapes successives de la dégradation des tulipes. Notre esprit défait donc la réalité de la matérialisation, dans cette photographie, de l'intention de prendre la photographie d'un vase de tulipes, mais même si nous ne considérons pas qu'il s'agit d'une vraie photographie car elle ne correspond pas à une vue instantanée, sa matérialité n'en est pas moins regroupée avec celle d'une véritable photographie : le regroupement réussi/raté est ici associé au fait/défait.

 

 

 



Marlène Dumas : extraits de la série Modèles de 1994

 

Source de l'image : https://www.pinterest.fr/pin/308918855669358968/

 

 

Ces portraits sont extraits d'une série de portraits réalisés en 1994 par l'artiste d'Afrique du Sud Marlène Dumas (née en 1953). Ils ont été réalisés à l'aquarelle et au lavis d'après des photographies. Les détails de ces portraits ont été dégradés et rendus flous par l'humidité qui imprégnait la feuille, mais cette dégradation des contours a évidemment été voulue par l'artiste.

L'intention de l'artiste était de faire des portraits, et c'est bien ce qu'elle a fait car l'expression individuelle et le caractère propre de chacun des personnages sont particulièrement lisibles, mais la matérialité floue et délavée de ces portraits conduit notre esprit à considérer que ce sont des portraits volontairement ratés, et donc à défaire la valeur du résultat de l'intention de l'artiste. Les aspects « faits » et « défaits » de ces portraits sont chaque fois rassemblés sur une même image, mais ils restent distincts pour notre esprit, et donc non regroupés, ce qui implique que c'est l'effet de regroupement réussi/raté qui est associé au fait/défait.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Thomas Hirschhorn, Break-Through (2013)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.contemporaryartdaily.com/2013/05/thomas-hirschhorn-at-alfonso-artiaco/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Thomas Hirschhorn Break-Through 2013 Alfonso Artiaco Naples

 

Dernier exemple pour la troisième étape, correspondant cette fois à l'association du fait/défait avec le relié/détaché. On retrouve Thomas Hirschhorn dans une œuvre de 2013 qui l'a amené à dégrader franchement le plafond de la galerie Alfonso Artiaco de Naples. De ce plafond éventré pendent de grandes plaques blanches sommairement collées entre elles avec des bandes adhésives brunes, ainsi que diverses coulures de matériau effiloché.

L'intention de Thomas Hirschhorn était certainement de montrer un plafond en train de s'effondrer et réparé par ses soins à l'aide de bandes adhésives. Par un aspect, ce plafond est nécessairement défait puisqu'il est en train de s'effondrer, mais la réparation des parties effondrées est simultanément faite puisque ces diverses parties sont tenues ensemble par des bandes adhésives brunes bien visibles. Toutefois, notre esprit n'est pas dupe de la solidité de ce type de réparation, ni même de son utilité puisque le plafond reste effondré. Malgré ce qu'a fabriqué – ce qu'a fait – Thomas Hirschhorn pour correspondre à l'intention de montrer une réparation du plafond effondré, l'efficacité matérielle de ce qu'il a fabriqué est défaite dans notre esprit : c'est un effet de fait/défait. Puisque des matériaux sont détachés du plafond tout en y restant reliés de quelque façon puisqu'ils ne s'effondrent pas complètement, c'est le relié/détaché qui est ici associé au fait/défait.

 

 

Étape D0-44 – Artistes né(e)s entre 1953 et 1974 :

 

À l'étape précédente, l'alliance de la notion d'intention avec celle de matière ou avec celle de l'esprit amenait ces deux dernières à se combattre, chacune défaisant alors ce que faisait l'autre. Elles se combattaient, certes, mais au moins elles étaient toutes les deux présentes pour engager ce combat. À la prochaine étape, comme on l'a vu avec l'Homme-bougie d'Urs Fischer envisagé en introduction, l'alliance de l'intention avec la notion de matière, sous la forme d'une bougie matériellement fabriquée, rendra impossible de conserver ce qui relevait de la notion d'esprit, en l’occurrence la forme humaine de cette bougie. La quatrième étape est donc encadrée par deux étapes remarquables : dans la précédente, les notions de matière et d'esprit se détruisaient mutuellement mais elles étaient encore simultanément présentes, et dans la suivante cette coprésence ne sera même plus possible.

Que doit-on attendre de cette étape située entre le moment où la cohabitation des notions de matière et d'esprit est encore possible et le moment où cette cohabitation ne l'est plus ? On doit bien sûr penser que le conflit entre les deux notions sera plus intense qu'à l'étape précédente tout en restant en deçà de ce qui oblige les deux notions à ne plus se supporter du tout, ce qui revient à dire que l'on est au moment où la goutte n'a pas encore fait déborder le vase mais où il ne faut désormais plus grand-chose pour qu'elle le fasse car celui-ci est déjà « plus que plein ». En pratique, pour correspondre à cette situation, on verra que chacune des deux notions cherchera à saturer la situation, de telle sorte que la notion complémentaire ne sera pas encore évacuée mais complètement envahie par l'autre, complètement noyée, transfigurée par l'autre. Envahir complètement est en effet un moyen de vaincre l'autre notion, de la dominer de façon absolue, mais sans toutefois l'éliminer.

Naturellement, comme on est toujours dans le cycle matière/esprit, deux situations pourront toujours se présenter selon que l'artiste aura choisi de rendre dominante la notion d'esprit (option e) ou la notion de matière (option M) :

 - dans l'option e, l'intention de l'esprit de l'artiste saturera l'expression matérielle par un procédé systématique ou par un procédé engageant simultanément l'ensemble de la matérialité de l'œuvre fabriquée par l'artiste ;

 - dans l'option M, l'intention matérielle saturera la lecture que fera notre esprit de l'œuvre fabriquée par l'artiste en l'obligeant à y lire systématiquement le même type de chose ou le même type de procédé plastique.

À l'étape précédente, c'était le fait/défait qui résumait la situation, ce sera maintenant l'effet un cran plus intense, et il se trouve qu'il s'agit de l'effet qui a la plus forte énergie, le relié/détaché : puisque l'une des notions saturera l'autre, elles seront nécessairement toujours en relation l'une avec l'autre, toujours reliées l'une à l'autre, mais comme cette saturation rendra omniprésente la notion dominante, il faudra nécessairement s'abstraire de ce que l'on voit pour saisir la présence sous-jacente de la notion dominée, et donc toujours se détacher de ce que l'on voit. Une situation qui justifie par conséquent la fonction du relié/détaché à cette étape. L'association du relié/détaché se fera cette fois avec l'un/multiple, ou avec le regroupement réussi/raté, ou avec le fait/défait.

À la fin de la 8e période, on avait dit que, d'un point de vue, la relation entre les notions de matière et d'esprit était parvenue à son cran d'intensité maximum, celle du relié/détaché, mais que, d'un autre point de vue, en l'occurrence depuis son intérieur, elle était seulement au cran de relation intérieur/extérieur et qu'il faudrait encore quatre étapes pour que, de ce point de vue aussi, elle atteigne la maturité impliquée par une relation reliée/détachée. On y est donc. Toutefois, avant d'en finir complètement avec la relation matière/esprit et de passer complètement à une relation produit-fabriqué/intention, il faudra encore franchir une cinquième étape, une étape que l'on peut dire de transition dans laquelle il y aura une sorte de piétinement sur la relation du type relié/détaché.

 

 

Option e : l'intention de l'esprit sature l'expression matérielle de l'œuvre par un procédé systématique ou qui engage simultanément l'ensemble de sa matérialité de telle sorte que celle-ci, entièrement reliée à l'intention de l'esprit, ne peut apparaître distinctement qu'en se détachant de l'intention de l'esprit, révélant ainsi l'autonomie des intentions liées à l'esprit par rapport à leur mise en œuvre matérielle :

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Damien Hirst, requin préservé dans le formol

Elle est en principe accessible à l'adresse https://hypebeast.com/2017/11/damien-hirst-visual-candy-and-natural-history-gagosian-gallery-hong-kong

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Damien Hirst shark preserved in formaldehyde in 3 separated vitrines

 

Pour illustrer l'option e dans le cas où le relié/détaché s'allie avec l'un/multiple, ce requin coupé en trois morceaux et conservé dans le formol par l'artiste britannique Damien Hirst (né en 1965).

L'intention de Damien Hirst a été de fabriquer la mise en scène spectaculaire d'un requin en situation figée et plus ou moins pérenne. Dans le but de satisfaire cette intention, toute la matérialité de l'animal a été transformée par son immersion dans le formol et par la saturation de formol qu'elle implique, ce qui est une façon très littérale de saturer la matérialité de l'œuvre par la volonté intentionnelle de l'esprit. S'il s'agit d'un animal non sectionné plongé dans le formol, l'effet de relié/détaché provient de la séparation/détachement de sa situation ainsi immergée avec l'animal réel auquel son apparence physique le relie encore. Dans le cas de ce requin coupé en trois, s'y ajoute le fait que les trois cuves de formol sont bien détachées les unes des autres tout en étant reliées ensemble par leur alignement, et parce que chacune contient un morceau de l'animal entier. De multiples cuves dans un même alignement et pour donner à voir un seul et même animal, c'est l'un/multiple qui est associé au relié/détaché.

 

 

 


Damián Ortega : Cosmic Thing (2002)

 

Source de l'image : https://www.sortiraparis.com/arts-culture/exposition/agenda/30628-gabriel-orozco

 

 

 

Pour l'association du relié/détaché avec l'un/multiple dans l'option e, cet exemple dû à l'artiste mexicain Damián Ortega (né en 1967) qui consiste en une reconstitution des divers éléments d'une automobile Coccinelle, ceux-ci étant laissés écartés les uns des autres.

Cette intention de l'esprit de l'artiste est omniprésente car elle conditionne l'ensemble de la disposition de son œuvre, aussi bien la décision de morceler la voiture que la position relative de ses diverses parties pour faire en sorte d'évoquer au mieux la forme de la voiture entière. Les multiples morceaux détachés sont liés entre eux par le fait qu'ils appartiennent à une seule et même voiture, mais pour avoir à l'esprit la voiture entière que l'on pourrait reconstituer en les assemblant il faut se détacher complètement de son aspect présent de voiture fragmentée.

 

 

 


Gabriel Orozco : La DS 1993 (DS Citroën modifiée)

 

Source de l'image : https://blog-espritdesign.com/actus/reportage/reportage-exposition-lart-et-la-machine-36529

 

 

Association du relié/détaché avec le regroupement réussi/raté, la DS 1993 du mexicain Gabriel Orozco (né en 1962). Il s'agit d'une version extrêmement étroite de la DS Citroën puisqu'il y a la place pour un conducteur mais pas pour un passager. Gabriel Orozco n'a pas cherché à masquer que sa DS a été fabriquée à l'aide de morceaux d'une vraie DS, la trace du sciage du pare-choc étant bien visible en son milieu ainsi qu'un trait de coupure au milieu du pare-brise et dans la partie haute de son encadrement.

Il ne fait pas de doute que l'intention de Gabriel Orozco a été de fabriquer une DS étroite, cette intention saturant cette réalisation au point qu'elle transparaît à la fois dans ses aspects « normaux » (apparence normale des vrais morceaux de DS utilisés) et dans ses aspects bizarres liés à son apparence spécialement étroite (pare-brise fortement ceintré, angle entre phares devenu très aigu, capot étonnamment triangulaire, etc.). Toutefois, si toute la matière que l'on voit est reliée à l'apparence matérielle d'une véritable DS, il faut se détacher de ce qui nous est montré pour faire le lien entre la voiture qui nous est montrée et l'apparence d'une véritable DS. Le regroupement de l'œuvre fabriquée par Gabriel Orozco avec une DS est réussi puisque l'on pense à la DS lorsqu'on voit cette fabrication, mais il est en même temps raté puisqu'on voit bien qu'il ne s'agit pas d'une vraie DS, laquelle est beaucoup plus large : c'est le regroupement réussi/raté qui est associé au relié/détaché.

 

 

 


Bharti Kher : Muffins au chocolat (2004)

 

Source de l'image : https://cgdartist.wordpress.com/2015/05/04/p-ic-artist-research/

 

 

AUTRES IMAGES ÉVOQUÉES : Thomas Grünfeld, cochon/oiseau et Stephan Balkenhol, trois hybrides (2014 – Lion, Vache, Rhinocéros)

Elles sont en principe accessible aux adresses https://www.designboom.com/art/misfits-by-thomas-grunfeld/

et https://chimerism.wordpress.com/2016/03/31/introduction/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec les requêtes :

Thomas Grünfeld misfit pig/bird 2001 cochon/oiseau

Stephan Balkenhol trois hybrides Lion Vache Rhinocéros 2014

 

Pour illustrer le cas où le relié/détaché s'allie avec le regroupement réussi/raté, on donne l'exemple de trois oeuvres d'artistes qui ont fait usage, occasionnellement ou plus systématiquement, de la représentation de chimères : Bharti Kher, une artiste indienne (née en 1969) avec ses Muffins au chocolat de 2004, Thomas Grünfeld, un artiste allemand (né en 1956) avec son cochon/oiseau de 2001, extrait de l'une de ses séries de chimères dans lesquelles il s'est plus ou moins spécialisé, et enfin un autre artiste allemand, Stephan Balkenhol (né en 1957) avec son groupe de trois hybrides de 2014, Lion, Vache, Rhinocéros. On se concentrera sur l'analyse de l'œuvre de Bharti Kher qui semble la plus forte. Elle rassemble une partie de corps de femme, une jambe de cheval et un visage de singe. L'un de ses seins est poilu, peut-être une extension du métissage avec le singe.

L'intention de l'esprit de Bharti Kher était de fabriquer un hybride. Cette intention a été pleinement réalisée et elle sature l'œuvre puisque tous ses aspects y contribuent. Comme c'est grâce à la matérialité de ses différents morceaux (un grand morceau de femme, une jambe de cheval, un visage de singe) que l'intention se manifeste, la matérialité de ces morceaux est complètement reliée à l'intention de son esprit. Toutefois, comme nous n'avons en face de nous ni une femme complète, ni un cheval complet, ni un singe complet, nous devons nous détacher de ce qui nous est montré pour imaginer l'aspect réel d'une femme, d'un cheval et d'un singe, afin de reconnaître que les morceaux de l'être hybride fabriqué par l'artiste sont des morceaux de ces espèces-là. Cet être hybride réussit à regrouper en lui trois espèces différentes, mais comme l'hétérogénéité de ces trois espèces n'est pas gommée, la perfection de ce regroupement s'en trouve ratée.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Marc Desgrandchamps, Sans titre (2001)

Elle est en principe accessible aux adresses https://www.pinterest.ch/pin/395331673514086896/  ou http://www.graphiste-webdesigner.fr/blog/2015/10/marc-desgrandchamps/

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Marc Desgrandchamps Sans titre 2001

 

Avec le peintre français Marc Desgrandchamps (né en 1960), un exemple d'association du relié/détaché avec le fait/défait. Le personnage et le paysage semblent, dans cette peinture « Sans titre » de 2001, deux réalités distinctes qui n'interagissent pas l'une sur l'autre, dès lors que la vue du paysage n'est pas masquée par le personnage et qu'elle passe à travers lui.

L'intention de Marc Desgrandchamp était de fabriquer un tableau dont le paysage représenté et le personnage qui s'y trouve seraient mutuellement indépendants, et toute la matérialité suggérée dans ce tableau répond à cette intention qui sature sa mise en œuvre au point que la matière du personnage a été rendue partiellement transparente. L'apparence de ce que l'on voit est bien reliée à l'apparence qu'aurait une véritable femme sur une plage, mais il faut se détacher de ce qui est montré pour envisager qu'il s'agisse d'une femme car une véritable femme n'est pas ainsi transparente.  Cet effet de relié/détaché est associé au fait/défait, puisqu'on voit bien qu'il y a une femme qui est faite, mais son apparence est défaite par cette transparence. À cela s'ajoutent les coulures de peinture, bleues, rouges et blanches qui se détachent de la surface de ses pieds et de sa jupe tout en y étant reliées, et qui contribuent aussi à défaire son apparence.

 

 

Option M : l'intention matérielle qui relie toutes les parties de l'œuvre fabriquée sature la lecture qu'en fait notre esprit en l'obligeant à y lire systématiquement le même type de chose ou le même type de procédé plastique, de telle sorte que pour que notre esprit en fasse une lecture indépendante il devra se détacher de la lecture imposée par la disposition matérielle, révélant ainsi l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la volonté ou l'activité de l'esprit :

 

 


Jean-Michel Othoniel : Kiosque des Noctambules, entrée de la station de métro Palais Royal - Musée du Louvre à Paris (2000)

 

Source de l'image : https://www.parisladouce.com/2013/03/paris-le-kiosque-des-noctambules-de.html

 

 

Comme exemple d'association de l'effet de relié/détaché avec l'un/multiple dans l'option M, l'entrée de métro de la station Palais Royal-Musée du Louvre à Paris, une œuvre de 2000 de l'artiste français Jean-Michel Othoniel (né en 1964), aussi appelée « Kiosque des Noctambules ».

L'intention de Jean-Michel Othoniel a été de saturer la mise en œuvre matérielle par des formes rondes, que ce soient les ronds qui s'assemblent en surfaces de garde-corps, que ce soient les boules métalliques des poteaux, que ce soient les boules en verre de la couverture, que ce soient les formes en arceaux sur lesquelles s'assemblent ces boules en verre, ou que ce soient les grandes et petites armatures sur lesquelles sont fixés ces arceaux. Notre lecture de l'édifice est nécessairement conditionnée par cette omniprésence de formes rondes reliées les unes aux autres, de telle sorte que pour repérer la forme de cet édifice nous devons nous détacher de cette seule lecture « par ronds » pour décomposer sa forme d'ensemble et lire comment elle se divise en plusieurs registres, celui des surfaces en partie basse, celui des poteaux en boules de métal, celui des boules de verre en toiture, la division de celle-ci en une moitié à tonalité principale rouge et une autre moitié à tonalité principale bleue, et enfin celui des grandes bandes d'armatures qui soutiennent les arceaux de la toiture. L'effet d'un/multiple est évidemment associé avec celui de relié/détaché, puisqu'il y un seul type de formes, celui des formes en rond, et puisque celui-ci se divise en multiples registres de formes, de couleurs et de matériaux différents.

 

 

 


Shepard Fairey : le Poster « Hope » d'Obama

 

Source de l'image : https://hypebeast.com/2012/9/25000-fine-2-years-probation-for-shepard-faireys-hope-obama-posters

 

 

Le poster « HOPE » conçu pour la campagne présidentielle de 2008 de Barack Obama a rendu son auteur, l'artiste américain Shepard Fairey (né en 1970), immédiatement célèbre.

Son intention était de faire apparaître la matérialité du visage de Barack Obama sous l'aspect d'un mélange d'aplats de couleurs brutalement contrastées le long de lignes de démarcation bien nettes. Aucun aspect de la matérialité du visage n'échappe à cette intention, et notre esprit ne peut reconnaître le visage de Barack Obama sans s'affronter à la saturation de cette image par l'effet visuel produit par ces aplats de couleurs violemment contrastées. La matérialité du portrait proposé est évidemment reliée à celle du « vrai » Barack Obama, mais c'est seulement en se détachant globalement de sa lecture par aplats de couleurs que notre esprit peut reconstituer son apparence, car seul un coup d'œil global et synthétique permet de reconstituer visuellement les volumes de son visage, des volumes qui disparaissent dès qu'on ne regarde ces aplats que dans le détail de leurs séparations linéaires. Comme on ne peut lire la présence volumique unifiée de son visage qu'en s'affrontant à la division de la surface en multiples couleurs très contrastées, c'est l'effet d'un/multiple qui est ici associé au relié/détaché.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Stephan Balkenhol, Ballerine (bois peint de 2013 )

Elle est en principe accessible à l'adresse Source de l'image : https://www.boumbang.com/stephan-balkenhol/ (image de son détail)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Stephan Balkenhol Ballerine bois peint 2013

 

Nous retrouvons Stephan Balkenhol avec une ballerine en bois peint datant de 2013. Sa surface est systématiquement marquée par des coups de façonnage que l'artiste a volontairement laissés bien lisibles pour que l'on n'ignore pas, malgré son réalisme, qu'il ne s'agit pas d'un véritable personnage mais d'une sculpture en bois façonnée à la hachette ou au ciseau à bois.

L'intention de Stephan Balkenhol était de fabriquer une représentation de ballerine dont l'apparence matérielle serait entièrement conditionnée par des marques visuelles signalant qu'il s'agissait d'une statue réalisée en bois. De fait, notre esprit ne peut pas lire cette forme sans être constamment assailli par la perception des éclats qui ont été laissés dans le bois pour la façonner, et qui saturent l'œuvre au point que pas une de ses parties n'y échappe. La forme toute « hachée » que nous voyons nous apparaît certainement reliée à l'apparence qu'aurait une véritable ballerine, mais notre esprit doit se détacher de ce qui nous est montré pour imaginer quelle serait sa véritable forme, nécessairement exempte de ces entailles : effet de relié/détaché. Sur une seule et même forme se regroupent deux ballerines bien distinctes, celle en bois entaillé d'éclats qui nous est montrée et celle que nous imaginons lorsque nous essayons de neutraliser cet aspect « bois », c'est donc l'un/multiple qui est associé ici au relié/détaché.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Bernard Frize, Rassemblement, acrylique et résine sur toile (2003) ou Trapu (2001)

Elle est en principe accessible aux adresses https://www.tttmagazine.com/art-idee/dora-maar-et-bernard-frize-au-centre-georges-pompidou-pour-cet-ete-2019/ ou http://www.lacritique.org/article-frize-bernard-peintre-aux-procedures-paradoxales ou https://www.connaissancedesarts.com/musees/centre-pompidou/flash-expo-bernard-frize-sans-repentir-au-centre-pompidou-11122105/ ou https://www.invaluable.com/auction-lot/bernard-frize-ne-en-1949-trapu-acrylique-et-resin-102-c-3994919ba9 

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Bernard Frize rassemblement 2003

 

Pour un exemple de l'association entre le relié/détaché et le regroupement réussi/raté dans l'option M, une œuvre du peintre français Bernard Frize (né en 1954). Comme la plupart de ses œuvres, elle est réalisée en résine colorée à la peinture acrylique.

Un examen attentif montre que les barreaux n'ont pas été peints individuellement mais sous forme d'escaliers descendant vers la droite, chaque « hauteur de marche » correspondant à un écart de trois barreaux, la superposition des différentes couleurs se lisant d’ailleurs dans les barreaux verticaux. L'intention de Bernard Frize a donc été de mettre en œuvre de façon systématique un graphisme en escaliers avec changements de couleur. L'apparence du résultat est entièrement conditionnée par cette intention de mise en œuvre matérielle, au point qu'il n'y a rien d'autre à voir ici que des tracés en escalier obliques réalisés en résine colorée, et imbriqués les uns avec les autres de telle sorte qu'un changement de couleur intervient à chaque tiers de la hauteur des marches de chacun. La configuration de la grille implique par elle-même un effet de relié/détaché : chaque barreau d'une colonne est matériellement détaché des autres par un grand blanc, et il est aussi relié aux autres par le tracé des « contremarches » presque verticales qui permettent de passer d'une colonne à l'autre. Cet effet est cependant renforcé par l'attitude que nous devons adopter pour lire cette grille : si nous la lisons comme elle a été tracée, c'est-à-dire en suivant chaque trait de couleur, nous voyons que chacun relie en continu le haut et le bas du tableau, et aussi qu'il se relie à tous les autres tracés au moment où il passe sur les contremarches, mais, pour lire l'effet de détachement qui résulte des surfaces blanches laissées entre barreaux, il faut se détacher de la lecture de ces tracés qui ne font que des effets de relié et prendre du recul par rapport à leur dessin continu en escalier. Prenant ce recul qui permet de lire que les tracés reliés et qui relient sont aussi détachés les uns des autres, on remarque alors que tous les barreaux sont regroupés en une trame oblique régulière et que des différences de couleur font rater l'uniformité de ce regroupement : c'est le regroupement réussi/raté qui est associé au relié/détaché.

 

 

 


Keith Haring : All the World, Pise, Italie (1989)

 

Source de l'image : https://foundationblog.haring.com/topics/tuttomondo

 

 

Autre exemple de l'association entre le relié/détaché et le regroupement réussi/raté dans l'option M, la fresque murale réalisée en 1989 sur un mur de l'église Sant'Antonio Abate de Pise par l'artiste américain Keith Haring (1958-1990). Elle est intitulée « All the World » et, du fait de sa mort précoce, ce fut sa dernière œuvre réalisée dans un espace public.

L'intention de mise en œuvre plastique sature l'œuvre par son systématisme : toutes les figures sont réalisées de façon schématique, remplies par un aplat de couleur uniforme que cerne un tracé noir d'épaisseur uniforme, toutes ces figures sont écartées les unes des autres par un écart régulier et l'espace blanc qui les sépare est rempli de hachures réalisées en un même tracé noir de même épaisseur et écartées d'une même distance. L'effet de relié/détaché est très présent dans ce graphisme : toutes les figures sont réalisées au moyen d'un tracé noir qui fait un effet de relié tout en se détachant visuellement sur les surfaces blanches ou colorées, et elles sont toutes reliées dans la trame de densité régulière qu'elles génèrent ensemble, cela tout en étant bien détachées les unes des autres par les surfaces blanches qui les séparent. Comme pour la grille de Bernard Frize, pour percevoir ce relié/détaché intrinsèque au style graphique il faut se détacher de la lecture du détail des formes : certes, à petite échelle, l'effet produit par les tracés noirs qui relient tout en se détachant visuellement sur leur fond peut être perçu sans les quitter des yeux, mais il faut s'en détacher et prendre du recul pour lire la façon dont les traits de contour relient chaque figure à l'extérieur de son aplat coloré et la détache du fond blanc du mur, et surtout pour lire la façon dont toutes ces figures sont à la fois bien détachées les unes des autres et reliées les unes aux autres dans une trame de densité uniforme. C'est ce recul qui permet de voir que toutes les figures colorées et toutes les hachures noires isolées se regroupent dans une trame de densité uniforme occupant toute la surface du mur, et c'est également ce recul qui permet de lire que l'uniformité de ce regroupement est ratée puisque chaque figure se singularise par une forme, une attitude et une couleur différentes, et aussi parce que les hachures noires se refusent absolument à fusionner avec les surfaces en aplats colorés. C'est donc encore un effet de regroupement réussi/raté qui est ici associé au relié/détaché.

 

 

 


Guy Limone installant ses figurines sur une table

 

Source de l'image : https://www.facebook.com/GuyLimone/

 

 

Pour un autre exemple de l'association entre le relié/détaché et le regroupement réussi/raté dans l'option M, on envisage l'un des procédés récurrents de l'artiste français Guy Limone (né en 1958) qui consiste à installer des groupes de tout petits personnages en plastique coloré, ainsi qu'on le voit faire ici sur une table.

L'intention de Guy Limone consiste à fabriquer un groupe de personnages dont la matérialité est inévitablement perçue comme monocolore et de taille infiniment petite. Dans ces conditions, notre esprit ne peut pas lire ces figures et y reconnaître une femme faisant un grand geste, ou un enfant portant un cartable, etc., sans être confronté à la fois à la particularité de leur taille si petite qu'elle rend difficile leur examen et à l'uniformité de leur couleur qui rend leurs détails difficilement cernables. L'intention de matérialiser des personnages monocolores et minuscules est donc omniprésente et elle conditionne totalement leur perception. Étant des reproductions miniatures de personnages qui pourraient être réels, la matérialité de ces figurines est entièrement reliée à celle qu'auraient des personnages de taille réelle et d'aspect normal, mais il faut complètement se détacher de leur échelle miniature et de leur couleur uniforme pour penser à ce que seraient ces personnages réels : c'est un effet de relié/détaché. Leur forme se regroupe parfaitement avec celle de personnages de grandeur réelle, mais leur taille miniature et leur couleur criarde font échouer ce regroupement : association du regroupement réussi/raté et du relié/détaché.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Stephan Balkenhol, Homme à la chemise verte (2013 - bois peint)

Elle est en principe accessible à l'adresse https://www.boumbang.com/stephan-balkenhol/ (2e image)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Stephan Balkenhol Homme à la chemise verte bois peint 2013

 

Pour une association du relié/détaché au fait/défait dans le cadre de l'option M, nous retrouvons Stephan Balkenhol, cette fois pour son « Homme à chemise verte » de 2013. À de multiples occasions il a utilisé ce principe qui consiste à tailler son personnage dans une poutre en bois dont une partie est laissée intacte afin de lui servir de socle, un socle tellement haut qu'il fait visiblement partie de la statue qui se lit alors comme un homme en bois juché en haut d'un parallélépipède en bois.

L'intention de Stephan Balkenhol était de fabriquer une statue dont on n'ignore pas qu'elle était matériellement extraite d'une poutre en bois. Cette intention sature l'apparence matérielle de son oeuvre : la surface du personnage est marquée par des coups de hachette ou de ciseau à bois, tout comme celle de la ballerine précédemment analysée, et surtout elle reste solidaire d'une partie de la poutre en bois dans laquelle elle a été taillée. Cette partie non taillée de la poutre est d'ailleurs tellement plus haute que le personnage que nous ne pouvons l'ignorer. Ainsi juché sur son socle, le personnage en chemise verte est entièrement relié à lui, relié parce qu'il est dans son prolongement, mais aussi physiquement relié puisque le bois utilisé est continu lorsqu'on passe du socle au personnage. Toutefois, le personnage se détache visuellement de son socle du fait de son aspect modelé et coloré très différent de celui-ci du socle laissé brut : c'est un effet de relié/détaché. Comme il en allait pour la ballerine, il faut aussi se détacher complètement de l'apparence tailladée du personnage pour imaginer à sa place une personne réelle, et accepter que le personnage juché sur le socle soit relié à l'apparence d'une personne réelle implique également de se détacher de sa situation très haut perchée totalement incompatible avec celle d'une personne réelle dont on se demande bien, d'ailleurs, comment elle aurait pu monter là-haut. Pour finir, on remarquera qu'autant la forme de la partie haute peut être considérée comme bien faite puisqu'elle est sculptée de façon détaillée et colorée, autant on peut dire que toute sculpture et couleur sont défaites dans le socle puisqu'il est laissé brut : c'est le fait/défait qui est ici associé au relié/détaché.

 

 

IMAGE ÉVOQUÉE : Xavier Veilhan, Le Carrosse au château de Versailles, France (2009 - photomontage avant installation de la sculpture en tôle pliée et soudée dans la cour d'honneur)

Elle est en principe accessible à l'adresse http://palagret.eklablog.com/xavier-veilhan-bientot-un-carrosse-d-acier-plie-a-versailles-dans-la-c-a114822520 (1re image)

Sinon, faites une recherche sur un moteur de recherche de votre choix avec la requête : Xavier Veilhan Le Carrosse au château de Versailles 2009 sculpture en tôle pliée et soudée dans la cour d'honneur

 

Pour un autre exemple de relié/détaché associé au fait/défait dans le cadre de l'option M, le « Carrosse » en tôle de 2009 du sculpteur français Xavier Veilhan (né en 1963), tel qu'il était initialement installé dans la cour du château de Versailles. Davantage que le carrosse, ce sont les chevaux qui retiendront notre attention. D'une uniforme couleur violette et décomposés en facettes agencées de façon à suggérer la dynamique de la course, ils font certainement penser à des chevaux, mais ils s'éloignent cependant très fortement de l'apparence de véritables chevaux. En particulier, le cou en zigzag des chevaux de l'arrière fait davantage penser à un diable à ressort sortant d'une boîte qu'à l'apparence d'un cheval.

L'intention de Xavier Veilhan a été de fabriquer une œuvre dont la matérialité est entièrement conditionnée par une décomposition en facettes monocolores. Il en résulte que notre esprit ne peut y reconnaître des chevaux et un carrosse sans être entièrement soumis à cet effet matériel de décomposition en facettes qui sature leur apparence, l'uniformité de la couleur nous empêchant en outre de nous en laisser divertir. Les chevaux que nous avons à l'esprit lorsque nous examinons cette œuvre sont nécessairement reliés à l'apparence de ce jeu de facettes, mais nous devons nous en détacher pour penser à ce que serait l'aspect réel de ces animaux : c'est un effet de relié/détaché. Par un aspect, il y a là des chevaux qui sont faits puisque nous y reconnaissons vaguement leur forme, mais cette forme est tellement éloignée de celle de véritables chevaux que nous pouvons tout aussi bien dire que leur forme est défaite, « massacrée » même pour certains. C'est donc encore le fait/défait qui est associé au relié/détaché.

 

 


Kara Walker : Slavery! Slavery! (1997, papier découpé sur mur)

 

Source de l'image :
https://awarewomen
artists.com/artiste
/kara-walker/

 

 

Pour finir cette étape, un autre exemple très similaire dans lequel la saturation par un effet de décomposition en facettes monocolores est remplacée par la saturation par un effet d'aplat noir sans aucun relief. Il s'agit d'une fresque en papier découpé réalisée par l'artiste afro-américaine Kara Walker (née en 1997). Comme beaucoup de ses œuvres, celle-ci traite de l'esclavage des noirs aux États-Unis et s'appelle d'ailleurs « Slavery! Slavery! ». On ne répètera pas l'analyse du Carrosse de Xavier Veilhan car elle vaut ici de la même façon.

 

De façon générale, il y a lieu de ne pas confondre l'effet de saturation correspondant à cette option M et l'effet lié au style personnel de chaque artiste qui existe depuis longtemps dans l'art.

Certes, il est difficile de distinguer ces deux effets dans la mesure où le choix d'un système de saturation particulier est un moyen pour un artiste de forger son style propre et que, à l'inverse, tout style personnel, de quelque époque qu'il relève, implique une façon systématique de s'exprimer. Pour toutefois les différencier, on peut souligner que l'effet de saturation tue presque complètement le sujet représenté en ne permettant pas de le percevoir sans passer par son prisme visuel, tandis que la notion de style implique plutôt que l'on a affaire à une interprétation du sujet de l'œuvre à travers le filtre du style de l'artiste, et aussi qu'il y a dans ce cas un dialogue entre le sujet qui garde une part d'existence autonome et les modifications de son apparence qui lui sont apportées par l'artiste.

 

 

Étape A1-10 – Artistes né(e)s entre 1954 et 1979 :

 

On est arrivé à la dernière étape de la maturation par l'humanité de la relation en la notion de matière et celle d'esprit. La fin de cette maturation n'implique pas que ces notions vont disparaître, mais au contraire que leur pérennité est désormais acquise et que l'on va pouvoir passer à autre chose. Autre chose, c'est-à-dire commencer l'édification d'un nouveau couple de notions contraires.

On a déjà dit que l'une de ces nouvelles notions serait celle de produit-fabriqué qui résulte très simplement de la combinaison des deux notions acquises au cycle précédent, dès lors qu'un produit fabriqué est inévitablement une matière qui a été transformée avec l'intervention de l'esprit qui l'a conçu. De l'autre notion, celle d'intention, les quatre étapes précédentes ont vu l'apparition et l'embryogenèse, il reste cette dernière étape pour la voire naître pleinement.

Dans la réalité, il est certain que les notions de produit-fabriqué et d'intention ont toujours été présentes : depuis les grottes préhistoriques et dans toutes les périodes de l'art qui ont suivi, les artistes ont toujours eu des intentions et leurs œuvres ont toujours été des produits qu'ils ont fabriqués pour correspondre à ces intentions. Toutefois, si les artistes ont toujours eu des intentions et fabriqué des œuvres pour y correspondre, c'était de façon seulement implicite, désormais les notions de produit-fabriqué et d'intention vont devenir le sujet même de leurs œuvres, le thème de leurs recherches.

 

La notion de produit-fabriqué étant déjà contenue dans le couple matière/esprit, sa cristallisation n'a pas donné lieu à des effets spécifiques lors des quatre dernières étapes, ce qui ne sera pas davantage le cas dans la dernière. Il n'en va pas même pour la notion d'intention que l'on a vue handicaper de plus en plus violemment, soit la notion de matière, soit la notion d'esprit, et dont le « pouvoir de nuisance » va atteindre son maximum lors de cette dernière étape puisqu'elle ira jusqu'à interdire la cohabitation des notions de matière et d'esprit. La raison du développement de ce pouvoir de nuisance ? Elle est toute simple : si la notion de matière ou celle d'esprit est expulsée en présence de la notion d'intention, cela prouve que la notion d'intention a une réalité autonome et distincte des notions de matière et d'esprit puisqu'elle apparaît capable de les influencer. C'est tout, mais c'est suffisant, puisque la 9e période du cycle matière/esprit, outre son rôle de soudage définitif de ce couple, avait seulement pour but de faire émerger l'existence propre de la notion d'intention.

Signe que le changement de cycle implique un effort particulier, l'effet de relié/détaché ne pourra pas être dépassé et c'est encore lui qui va servir à confronter la notion d'intention embryonnaire avec les notions de matière ou d'esprit. S'il faudra encore se détacher de l'œuvre pour saisir les relations qu'elle implique, cet effet ne sera toutefois pas vraiment le même qu'à l'étape précédente car les trois effets auxquels il sera associé se seront décalés d'un cran : l'un/multiple disparaît, il est remplacé par le centre/à la périphérie qui, étant le moins énergétique de tous les effets, doit être considéré comme représentant le nouveau cycle produit-fabriqué/intention en préparation dans son état énergétique minimal. Énergie minimale veut dire que son objet essentiel est de déstabiliser, et si le centre de quelque chose, au lieu d'être normalement à son centre, est réparti simultanément sur tous les endroits de sa périphérie, il y a bien de quoi être déstabilisé par une telle situation. Quant aux autres effets, ils resteront le regroupement réussi/raté et le fait/défait.

Comme on est toujours dans le cycle matière/esprit, le fonctionnement des étapes précédentes va perdurer, ce qui implique qu'il y aura deux grandes options selon que, dans le cadre d'une relation de type relié/détaché, l'intention va s'associer à la notion d'esprit ou à la notion de matière :

         dans l'option e, l'association de l'intention avec la notion d'esprit ne permettra plus un fonctionnement normal de la matière qu'en se détachant complètement de la situation mise en scène par l'œuvre ;

         dans l'option M, l'association de l'intention avec la notion de matière ne permettra plus une présence normale de ce qui relève de la notion d'esprit qu'en se détachant complètement de la mise en œuvre matérielle de l'œuvre.

 

 

Option e : l'association de l'intention avec l'esprit ne permet plus un fonctionnement normal de la matière qu'en se détachant de la situation que nous propose l'œuvre fabriquée par l'artiste, révélant ainsi l'autonomie des intentions liées à l'esprit par rapport au résultat de leur mise en œuvre matérielle :

 

 


Urs Fischer : Téodor (2013)

 

Source de l'image : http://www.ursfischer.com/images/191411

 

 

On commence par l'association du relié/détaché avec le regroupement réussi/raté. L'artiste suisse Urs Fischer (né en 1973), que l'on retrouvera plusieurs fois pour illustrer cette étape, a réalisé une série d'œuvres dans lesquelles un même objet est photographié sous toutes ses faces (avant, arrière, dessus, gauche, droite), ces photographies étant ensuite reportées sur les faces d'un parallélépipède recouvert de miroirs. Ainsi en va-t-il de cet ensemble de photographies d'une banane qui date de 2013 et que Fischer a baptisé « Théodore ». Les surfaces en miroir laissent juste apparaître les surfaces occupées par la banane photographiée, et comme elles renvoient l'image de ce qui les environne, la banane semble flotter dans son environnement sans que les parois du parallélépipède qui reçoit les miroirs ne soient visibles. Grâce à ce procédé la banane fait seule ombre sur le sol, et elle peut être observée en entier en tournant tout autour du parallélépipède. Si elle peut donc être observée en entier, c'est toutefois au prix de son éclatement en différentes vues qui ne sont pas continues les unes avec les autres.

Il ne fait pas de doute que l'intention d'Urs Fischer a été de photographier une banane sous toutes ses faces et de reporter les photographies sur un parallélépipède recouvert de miroirs. Son intention et son esprit sont donc parfaitement satisfaits de l'œuvre qu'il a fabriquée, mais cela provoque un malaise du côté de la matérialité de la banane dont tous les aspects de l'apparence ne peuvent plus être perçus en continuité alors que, pourtant, elle est représentée dans sa totalité. Toutes les vues de la banane sont reliées à sa matérialité puisqu'il s'agit de photographies de son aspect réel, mais ce n'est qu'en se détachant de ce qui nous est montré que l'on peut reconstituer mentalement la banane qui a servi aux prises de vues : c'est un effet de relié/détaché. Par ailleurs, l'ensemble de l'apparence de la banane est bien regroupé dans l'œuvre, mais ce regroupement est raté puisque nous ne pouvons pas la voir de façon globale, seulement de façon discontinue, ce qui implique que c'est l'effet de regroupement réussi/raté qui est associé au relié/détaché.

 

 



 

Jeff Koons : à gauche, Rabbit (1986)

à droite, Puppy (1992) au Arolsen Castle de Bad Arolsen en Allemagne

Source des images : https://www.pinterest.fr/pin/514325219919695499/  et https://www.pinterest.fr/pin/496592296388545477/

 

 

De l'artiste américain Jeff Koons (né en 1955), deux œuvres emblématiques qu'il a répétées et déclinées à l'envi : un lapin gigantesque en acier inoxydable imitant dans tous ses détails un lapin gonflable en baudruche, datant de 1986, et un chiot encore plus gigantesque fabriqué au moyen d'innombrables pots de fleurs, dans sa version installée devant le château d'Arolsen en 1992.

L'artiste a certainement eu l'intention de fabriquer un lapin gonflable en acier inoxydable et un chiot en pots de fleurs, mais on voit bien que la réalisation de cette intention de son esprit a impliqué des anomalies matérielles « colossales ». Outre l'anomalie de la dimension, c'est surtout le matériau qui pose problème : quoi de plus anormal pour un lapin en baudruche censé être souple et très léger que d'être fabriqué en acier inoxydable rigide et très pesant ? Et quoi de plus anormal pour un chiot que d'être fabriqué en pots de fleurs ? L'apparence de ces deux réalisations est complètement reliée à l'apparence réelle de ce qu'elles évoquent, mais il faut se détacher complètement de ce qui nous est présenté pour se mettre à l'esprit l'apparence réelle du jouet et de l'animal qui leur ont servi de prétexte. D'un certain point de vue, on peut dire que la présence d'un ballon en baudruche et celle d'un petit chiot sont bien rassemblées dans ces œuvres mais, du fait de l'anomalie de leurs matériaux, on peut tout aussi bien dire que ces rassemblements sont ratés. C'est donc le rassemblement réussi/raté qui est associé ici au relié/détaché.

 


 

Doris Salcedo : Shibboleth dans le Hall des Turbines du Tate Modern de Londres (2007)

 

Source des images : https://www.flickr.com/photos/blahflowers/1554257290 auteur Loz Pycock et https://dailydesignidea.wordpress.com/tag/void/

 


 

 

Doris Salcedo est une artiste colombienne (née en 1958) qui a obtenu en 2007 de fracturer fortement la dalle en béton du Hall des Turbines de la Tate Modern de Londres.

L'intention de l'esprit de Doris Salcedo était de fabriquer une large et profonde fracture dans ce sol, ce qui a compromis la perception de sa solidité matérielle. Pour ne pas en être effrayé au point de craindre que cette fracture ne s'étende ou ne s'élargisse en nous mettant en péril, il faut se détacher de sa perception « brute » et prendre en compte le fait qu'il ne s'agit que d'une installation artistique volontaire, non le résultat de quelque séisme naturel bien que son apparence soit liée à ce que serait le résultat d'un tel séisme. Cet effet de relié/détaché s'associe évidemment à celui de fait/défait puisque la crevasse défait la solidité apparente du sol.

 

 

 


Jeff Koons : Trois Ballons en Équilibre Total (1985)

 

Source de l'image : http://www.tate.org.uk/art/artworks/koons-three-ball-total-equilibrium-tank-two-dr-j-silver-series-spalding-nba-tip-off-t06991

 

 

Jeff Koons raconte que c'est le Dr. Richard Feynman, prix Nobel de physique, qui lui a donné la solution technique permettant de faire tenir ces trois ballons de basket fixement en suspension dans de l'eau déminéralisée et à peu près régulièrement écartés les uns des autres (Three Ball Total Equilibrium, 1985).

L'intention de Jeff Koons, assisté donc de l'esprit scientifique du Dr. Richard Feynman, était de faire flotter trois ballons de basket dans de l'eau sans qu'ils ne coulent jusqu'à toucher le fond, et sans qu'ils ne remontent pour émerger de l'eau. Défi apparent au comportement normal de ballons supposés gonflés à l'air : soit le poids de leur enveloppe est trop lourd et ils coulent, soit ils remontent à la surface et ils sortent alors partiellement de l'eau. Encore une fois l'intention de l'esprit débouche donc sur une anomalie du comportement de la matière. Nous sommes déstabilisés par son comportement apparemment anormal, et comme on l'a annoncé dans l'introduction à cette étape, la déstabilisation est le propre de l'effet du centre/à la périphérie. C'est donc l'effet du centre/à la périphérie qui est ici associé au relié/détaché : par leur apparence, les trois ballons sont parfaitement reliés à la réalité de ce que sont des ballons de basket, mais il faut se détacher de cette réalité pour admettre la matérialité de leur comportement apparemment incompréhensible.

 

 

Option M : l'association de l'intention avec la matière ne permet à l'esprit de s'adapter à l'œuvre fabriquée par l'artiste ou de la comprendre qu'en se détachant complètement de sa mise en œuvre matérielle, révélant ainsi l'autonomie des intentions matérielles par rapport à la notion d'esprit :

 

 


Simon Schubert : Sans titre (grand escalier du Château municipal de Berlin, 2010)

 

Source de l'image : https://creativesafari.com/creased-art/

 

 

La spécialité de l'artiste allemand Simon Schubert (né en 1976) consiste à représenter des architectures sans laisser la moindre trace d'encre, de crayon ou de peinture sur la feuille. Son procédé consiste à la plier de telle façon que l'architecture représentée apparaît grâce aux ombres de ses plis lorsqu'on les éclaire en lumière rasante. Hors ces conditions d'éclairage, il n'y a apparemment rien. Ainsi en va-t-il de cette représentation du grand escalier du Château municipal de Berlin dont il a donné diverses vues entre 2010 et 2012.

L'intention de Simon Schubert a été d'utiliser la matérialité de la feuille froissée pour fabriquer une représentation qui est à la fois là et pas là. Pour celui qui cherche à la regarder, cette circonstance est quelque peu anormale car notre esprit s'attend, soit à ce que quelque chose soit montré, soit à ce qu'il n'y ait rien à voir. La vue fantomatique qui nous est montrée est certainement reliée à la vue véritable que l'on pourrait avoir de l'architecture représentée, mais il faut se détacher de cet aspect blanc et évanescent pour se faire une idée de l'architecture stable et solide qui en est à l'origine : c'est là un effet de relié/détaché. L'artiste a réussi à rassembler l'apparence de cette architecture sur la feuille de papier, mais ce rassemblement est raté puisqu'il suffit que les conditions d'éclairage se modifient pour qu'elle tende à disparaître : le regroupement réussi/raté est associé au relié/détaché.

 

 

 


Rachel Whiteread : négatif en béton d'une maison victorienne au 193  Grove Road à Londres (1993-1994)

 

Source de l'image : http://www.atelierone.com/house-rachel-whiteread/ Photograph ©Edward Woodman

 

 

Autant Simon Schubert est le spécialiste des représentations évanescentes en papier plié, autant l'artiste anglaise Rachel Whiteread (née en 1963) est la spécialiste de l'inversion des volumes. Au 193 Grove Road à Londres, en 1993, alors qu'une maison victorienne allait être démolie elle a projeté 12 cm de béton sur l'ensemble de ses surfaces intérieures, de telle sorte que l'ancien volume creux de cette maison est apparu sous la forme d'une massive construction en béton lorsque son ancienne enveloppe a été démolie. Ce qui était creux est devenu plein, et les pleins du volume des châssis des fenêtres et des planchers sont devenus des creux à la surface du volume plein ainsi généré.

L'intention de Rachel Whiteread était de révéler le volume intérieur de cette maison avant qu'elle ne soit démolie, mais le procédé matériel qu'elle a utilisé détruit complètement l'aspect creux qui lui correspondait, et elle détruit également toute possibilité, pour un humain doté d'un esprit, de circuler à l'intérieur de son volume. Ce volume en béton est relié à l'aspect du volume de l'ancienne maison, mais il faut se détacher complètement de ce qui nous est montré pour reconstituer mentalement ce qu'était ce volume : effet de relié/détaché. Le volume creux de l'ancienne maison est regroupé devant nous, mais ce regroupement est raté puisque ce n'est pas lui qui est là mais son négatif : c'est le regroupement réussi/raté qui est ici associé au relié/détaché.

 

 

 


Urs Fischer : Homme-bougie partiellement fondu à la biennale de Venise de 2011

 

Source de l'image :

http://nezumi.dumousseaux.free.fr/wiki/index.php?title=Urs_Fischer

 

 

En introduction à cette 9e période, on a déjà envisagé cet Homme-bougie d'Urs Fisher. Un peu trop rapidement on a dit que l'on ne pouvait pas avoir la représentation d'un homme lue par l'esprit si l'on prenait au sérieux sa matérialité de bougie prête à fondre, et inversement que l'on ne pouvait pas profiter de sa matérialité de bougie si l'on voulait conserver cette représentation destinée à l'esprit. En réalité, ces deux options ne sont pas vraiment symétriques et équivalentes, car c'est en tant que bougie que l'artiste l'a utilisé, faisant progressivement disparaître l'image du personnage que notre esprit perd ainsi progressivement la capacité de contempler. L'intention s'est donc faite ici la complice de la matérialité au détriment de l'esprit et de sa capacité à examiner le personnage.

L'apparence de cette bougie est liée à l'apparence d'un homme réel. Toutefois, dès que la bougie a commencé à fondre, il faut se détacher de ce qui nous est montré pour imaginer l'apparence du personnage qui a servi de modèle – en l'occurrence, il s'agissait d'Urs Fisher lui-même. L'apparence humaine était bien faite au départ mais la fonte de la bougie la défait : c'est le fait/défait qui est associé au relié/détaché.

 

 

 


Yukinori Yanagi : Ferme de fourmis au BankART Studio NYK (2016)

 

Source de l'image : https://tokyocheapo.com/events/exhibition-yukinori-yanagi-wandering-position/

 

 

L'exemple que l'on examine maintenant relève du même principe. Il s'agit de boîtes en plastique transparent à l'intérieur desquelles l'artiste japonais Yukinori Yanagi (né en 1959) a dessiné des drapeaux à l'aide de sables colorés. Il a relié ces différentes boîtes par de petits tubes et installé une colonie de fourmis à l'intérieur de ce dispositif. Les drapeaux se sont défaits à mesure que les fourmis ont créé des galeries dans le sable, devenant progressivement méconnaissables.

L'intention de Yukinori Yanagi était d'installer des fourmis dans un dispositif matériel ayant l'apparence matérielle de divers drapeaux nationaux, et la conséquence de cette fabrication a été que l'esprit est devenu progressivement incapable de percevoir ces drapeaux. Ils sont reliés entre eux et détachés les uns des autres, mais on peut surtout en dire que leur apparence est reliée à celle de véritables drapeaux et qu'elle s'en détache lorsque les fourmis ont suffisamment avancé dans leur travail de sape. Comme l'image des drapeaux était faite au départ mais qu'elle s'est progressivement défaite, c'est encore le fait/défait qui est associé au relié/détaché.

 

 

 


Per Barclay : Chambre d'huile Visconti 13 (2010)

 

Source de l'image :
https://www.pinterest
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488429522075615539/

 

 

L'artiste norvégien Per Barclay (né en 1955) dénomme « Chambre d'Huile » les cuves qu'il installe dans divers lieux et qu'il remplit d'huile de vidange, le plus souvent colorée en noir, de telle sorte que sa surface génère un effet de miroir dans lequel on peut voir l'image inversée du volume situé au-dessus. L'exemple donné ici date de 2010 et concerne une pièce de la librairie Flammarion, rue Visconti à Paris. Comme la plupart de ses Chambres d'huile, celle-ci occupe l'ensemble du sol de la pièce de telle sorte qu'il n'est plus possible d'y pénétrer et de l'utiliser. Impossible, par exemple, de descendre au-delà des marches que l'on voit sur la photographie pour aller atteindre les livres qui sont stockées en périphérie de la pièce.

L'intention de Per Barclay était d'utiliser la matérialité d'une cuve remplie d'huile noire de telle sorte que, complètement noyée dans l'huile, cette bibliothèque nous apparaît inutile puisque sans raison d'être pour les humains dotés d'un esprit qui ne peuvent plus accéder aux rayonnages. La pièce que l'on voit est complètement reliée à l'aspect et à l'usage de la bibliothèque telle qu'elle était avant l'installation de la cuve, mais il faut se détacher complètement de son aspect actuel pour imaginer ce qu'elle était auparavant : effet de relié/détaché. Puisque la présence de la cuve d'huile défait complètement l'usage de la bibliothèque, c'est le fait/défait qui est associé au relié/détaché.

 

 

 


Urs Fischer : trou dans la galerie d'art Gavin Brown's Entreprise de NY (2007)

 

Source de l'image : http://search.it.online.fr/covers/?m=1969

 

 

On retrouve le même principe d'une pièce rendue inutilisable, cette fois, en y créant un trou gigantesque qui fait disparaître la quasi-totalité de son sol horizontal. Il s'agit d'une installation d'Urs Fischer, réalisée en 2007 dans la galerie d'art Gavin Brown's Entreprise de New York.

L'intention d'Urs Fischer était de creuser un trou profond au centre de cette pièce, ce qui a eu pour conséquence de rendre son usage matériellement impossible pour une quelconque activité liée à l'esprit. Son trou a été fait, mais l'usage de la pièce est complètement défait (effet de fait/défait). L'aspect actuel de la pièce est lié à son aspect normal, tel du moins qu'il subsiste dans ses parties hautes, mais il faut se détacher complètement de son apparence actuelle pour imaginer cet aspect normal (effet de relié/détaché associé au fait/défait).

 

 

 


Jeppe Heine : Labyrinthe installé au Brooklyn Bridge Park de New-York (2015)

 

Source de l'image : https://www.archdaily.com/634327/please-touch-the-art-jeppe-heine-s-labyrinth-ny-installed-in-brooklyn

 

 

On en vient à ce qui sera le dernier exemple du cycle matière/esprit. Son occasion est un labyrinthe de miroirs réalisé en 2015 par l'artiste danois Jeppe Heine (né en 1974) au Brooklyn Bridge Park de New York. Comme tout labyrinthe, celui-ci est fait pour que le promeneur se perde à l'intérieur, mais l'utilisation de miroirs le rend encore plus déroutant, même pour une personne qui n'y pénètre pas car elle ne sait pas comment lire ce qu'elle a en face d'elle, notamment parce que les miroirs lui renvoient l'image de la végétation derrière elle.

L'intention de Jeppe Heine était de créer un labyrinthe en utilisant des miroirs pour en matérialiser les parois. La conséquence de cette intention est que l'esprit de qui s'y aventure est complètement désorienté du fait de la multiplicité des images renvoyées et de leurs orientations variables rendant impossible de s'y retrouver. Une telle déstabilisation, liée ici à la dérobade constante du paysage en face de soi, est la signature de l'effet de centre/à la périphérie qui est ici associé au relié/détaché : tous les morceaux de paysages que l'on a face à soi sont reliés à la réalité qui nous entoure et qui est renvoyée par les miroirs, mais ces miroirs nous renvoient cette réalité sous forme de tranches verticales détachées les unes des autres et que l'on ne parvient pas à relier dans une vision continue.

 

(dernière version de ce texte : 1er février 2023) - Suite : l'architecture de la 9e période